HISTOIRE DES GRECS

TROISIÈME PÉRIODE — LES GUERRES MÉDIQUES (492-479) — UNION ET VICTOIRES.

Chapitre XVI — Première guerre médique (492-490).

 

 

I. Révolte de l’Ionie

Hérodote, qui naquit au milieu des guerres Médiques, en 484, étonné de ce grand choc du monde grec et du monde barbare, en chercha les causes par delà la guerre de Troie, jusqu’aux temps mythologiques. Il n’est pas nécessaire de remonter si haut, ni de rappeler Io et Hélène ravies par des Asiatiques, Europe et Médée enlevées par des Grecs, pour expliquer la haine de deus mondes. La fuite du médecin Démocédès, qui trompa Darius afin de revoir Crotone sa patrie, et le désir de la reine Atossa d’avoir parmi ses esclaves des femmes de Sparte et d’Athènes ne sont que de puérils incidents. Ires instances d’Hippias pour être rétabli dans Athènes, celles des Aleuades de Thessalie pour être délivrés d’adversaires qui les gênaient, eurent une influence plus sérieuse. Niais la vraie cause fut la puissance même de la Perse. Cet empire avait alors atteint ses limites naturelles. Partout il était enveloppé par des déserts, la mer, de grands fleuves ou de hautes montagnes. Il ne pouvait plus s’étendre que d’un seul côté, au nord-ouest, et de ce côté était un pays renommé, la Grèce, dont l’indépendance irritait l’orgueil du grand roi. Cyrus avait conquis l’Asile, Cambyse une partie de l’Afrique ; Darius, pour ne pas rester au-dessous de ses prédécesseurs, attaqua l’Europe. Déjà le satrape de Sardes, Artaphernès, avait répondu aux ouvertures de Clisthénès en demandant qu’Athènes se soumit au grand roi. Darius avait réorganisé son empire et rétabli, dans ses provinces, l’ordre si profondément ébranlé par l’usurpation du mage et les efforts des nations soumises pour recouvrer leur liberté; il fallait, de plus, occuper l’ardeur belliqueuse que les Perses conservaient encore : il prépara donc une grande expédition. Les Scythes avaient autrefois envahi l’Asie; le souvenir de cette injure et le désir de soumettre la Thrace qui touchait à son empire décidèrent Darius sur la route à suivre. Il partit de Suse avec une nombreuse armée, franchit le Bosphore sur un pont de bateaux que le Samien Mandroclès avait construit, et il entra en Europe traînant à sa suite sept ou huit cent mille hommes ; parmi eux se trouvaient des Grecs asiatiques commandés par les tyrans de chaque ville. Il traversa la Thrace, passa le Danube ou Ister sur un pont de bateaux, dont il laissa la garde aux Grecs, et s’enfonça dans la Scythie à la poursuite d’un ennemi insaisissable. Darius avait dit aux Grecs qu’après soixante jours ils ne l’attendissent plus; ce temps passé et aucune nouvelle de lui n’arrivant, l’Athénien Miltiade, tyran de la Chersonèse, proposa de rompre le pont pour ne point laisser la Thrace ouverte aux Scythes sans doute victorieux, ou pour leur livrer l’armée persique, si elle existait encore. Histiée de Milet s’y opposa ; il représenta aux chefs, tous tyrans de villes grecques, qu’ils seraient renversés le jour où ils auraient perdu l’appui de l’étranger. Cet avis sauva Darius qui, revenu de sa vaine poursuite, laissa quatre-vingt mille hommes à Mégabaze, pour achever la conquête de la Thrace et faire celle de la Macédoine (508 ?).

Mégabaze soumit Périnthe, les Thraces qui résistaient encore, la Péonie, et demanda au roi de Macédoine l’hommage de la terre et de l’eau qu’Amyntas accorda. Mégabaze pouvait dire maintenant à sort maître que l’empire des Perses touchait à la Grèce d’Europe. Pourtant l’expédition s’arrêta là. Les services d’Histiée furent récompensés par le don d’un vaste territoire aux bords du Strymon. Le site avait été choisi d’un œil intelligent, au voisinage des mines d’or et d’argent du mont Pangée, au pied de montagnes riches en bois de construction et près de l’embouchure du fleuve qui offrait un port excellent sur la mer Égée : Myrcine, qu’Histiée y fonda, aurait eu en peu de temps la fortune qu’Àmphipolis trouva plus tard en ces lieux. Mégabaze, alarmé, avertit le roi qu’il était urgent d’enlever ce Grec aux entreprises qu’il méditait, et Histiée fut mandé à Sardes sous prétexte d’être consulte, sur d’importants projets ; et quand il fut arrivé, Darius se contenta de lui déclarer qu’il ne pouvait se passer de son amitié ni de ses avis. Il fallut accepter ces chaînes dorées.

Quelques années s’étaient écoulées dans une paix profonde, quand une petite affaire et un homme obscur mirent tout en feu. Naxos la plus grande des Cyclades, était alors puissante; elle commandait à plusieurs îles, possédait une marine considérable et pouvait mettre sur pied huit mille hoplites. Malheureusement Naxos avait, comme tout État grec, deux partis, celui du peuple et celui des riches. Ceux-ci se perdirent par un de ces attentats qu’on ne pardonne point, comme celui dont Lucrèce fut victime à Rome, vers le même temps. Chassés de l’île, ils proposèrent à Aristagoras, gendre d’Histiée, et en son absence tyran de Milet, de les ramener à Naxos. Il accueillit avec ardeur ce projet, et déjà il voyait les Cyclades, peut-être l’Eubée soumises à son autorité. Mais il ne pouvait accomplir seul une telle entreprise ; il sut y intéresser le satrape de Sardes, Artaphernès, qui mit à sa disposition une flotte de deus cents voiles, commandée par le Perse Mégabaze. Celui-ci s’indigna bientôt d’être sous les ordres d’un Grec : une querelle s’éleva entre eux, et Mégabaze, pour se venger d’une humiliation, avertit les Naxiens. Le succès de l’expédition dépendait du secret : une fois éventé, elle échouait. Aristagoras s’y opiniâtra quatre mois, y dépensa tous ses trésors et ceux que le roi avait donnés pour l’entreprise. Il craignit d’être obligé d’en rembourser les frais. Les chances d’une révolte lui parurent meilleures et de secrets encouragements d’Histiée le décidèrent. L’armée qu’il avait conduite devant Naxos était encore réunie, tous les tyrans des villes de la côte asiatique s’y trouvaient ; il se saisit d’eux, les rendit aux cités qu’ils gouvernaient et qui les bannirent ou les tuèrent, et rétablit partout la démocratie (499). Mais, après ce coup, il fallait s’attacher quelque allié puissant. Aristagoras se rendit à Lacédémone. Le roi Cléomène lui demanda combien il y avait de chemin entre la mer et la capitale des Perses : Trois mois de marche, répondit-il. — Alors, répliqua le Spartiate, vous sortirez dès demain de cette ville. Il est insensé de proposer aux Lacédémoniens de s’éloignera trois mois de marche de la mer. Aristagoras essaya d’acheter son consentement. Cette fois la vertu spartiate fut incorruptible, et l’Ionien passa à Athènes. Introduit dans l’assemblée, il parla des richesses de la Perse, de l’avantage qu’auraient les Grecs sur des hommes qui ne connaissaient ni la pique ni le bouclier, enfin il rappela que Milet était une colonie d’Athènes. Les Athéniens avaient plus d’un grief contre les Perses. La demande de la terre et de l’eau faite naguère a leurs ambassadeurs, l’asile donné à Hippias, et, quand leurs députés s’en plaignirent, l’ordre qu’ils reçurent de rappeler le tyran, avaient profondément blessé leur orgueil. Aristagoras eut peu de peine à leur persuader d’éloigner, en la portant chez l’ennemi, une guerre dont ils étaient menacés sur leur territoire ; sans doute aussi crurent-ils qu’il ne s’agissait que d’une querelle privée entre le satrape et Aristagoras. Ils décrétèrent l’envoi de vingt vaisseaux, auxquels se joignirent cinq trirèmes d’Érétrie, qui, jadis aidée par Milet dans une guerre contre Chalcis, lui rendait le secours qu’elle en avait reçu. Les alliés gagnèrent Éphèse et de là Sardes, qu’ils prirent et pillèrent. Les toits des maisons étaient couverts de roseaux, un soldat y mit le feu par hasard ; toute la ville, moins la citadelle où Artaphernès s’était retiré, fut consumée avec un temple de Cybèle, vénéré des Perses autant que des Lydiens (498). Cependant Artaphernès avait rappelé l’armée qui assiégeait Milet, et les troupes de la province se rassemblaient de toutes parts ; les Athéniens songèrent à la retraite. Une défaite qu’ils éprouvèrent sur le territoire d’Éphèse et peut-être quelque trahison achevèrent de les dégoûter de cette guerre. Ils remontèrent sur leurs vaisseaux et retournèrent à Athènes, laissant leurs alliés se tirer comme ils le pourraient du mauvais pas où ils s’étaient mis.

Les Ioniens continuèrent la lutte ; ils entraînèrent dans leur mouvement toutes les villes de l’Hellespont et de la Propontide avec Chalcédoine et Byzance, les Cariens et l’île de Cypre. Les Perses réunirent plusieurs armées ; l’une, dirigée d’abord vers le nord contre les villes de l’Hellespont, y prit plusieurs places, puis se rabattit au sud contre les Cariens, qui perdirent deux batailles et se soumirent. Une autre attaqua Cypre avec la flotte phénicienne, que les Ioniens battirent, mais la trahison d’un chef cypriote livra l’île à l’ennemi. Au centre opéraient Artaphernès et Otanès, qui enlevèrent Clazomène et Cyme, et s’avancèrent avec des forces considérables contre Milet, le dernier boulevard de l’Ionie. Elle n’avait plus pour chef Aristagoras ; il avait fui lâchement pour se retirer à Myrcine, et peu de temps après il fut tué dans une attaque contre une ville de la Thrace. Quant à Histiée, Darius, trompé par ses promesses, venait de lui rendre la liberté ; mais les Milésiens ne voulaient plus de tyran et refusèrent de le recevoir. II parvint à rassembler quelques Mytiléniens, fit avec eux le métier de pirate, et périt dans une descente sur la côte d’Asie. Les Ioniens, rassemblés au Paniônion, délibérèrent sur les moyens de sauver Milet. On se décida à risquer une bataille navale ; Chios fournit cent vaisseaux, Lesbos soixante-dix, Samos soixante, Milet elle-même quatre-vingts ; la flotte monta à trois cent cinquante-trois navires. Les Perses en avaient six cents.

Il y avait sur la flotte grecque un homme habile, qui eût sauvé l’Ionie si elle eût voulu l’être. C’était un Phocéen nommé Dionysios : il fit comprendre aux alliés qu’une discipline rigoureuse et une grande habitude des manoeuvres leur assureraient le succès, et pendant sept jours il exerça les équipages à tous les mouvements d’un combat naval : mais, au bout de ce temps, les Ioniens efféminés se lassèrent : ils descendirent à terre, y dressèrent des tentes et oublièrent l’ennemi. Comme, à ce régime, les âmes se relâchent, la trahison bientôt se glissa parmi eux. Quand le jour de la bataille arriva, les Samiens au fort de l’action quittèrent leur poste et firent route pour leur île. Les Ioniens furent vaincus, malgré le courage héroïque des marins de Chios, malgré celui de Dionysios, qui prit trois galères ennemies. Quand il vit la bataille perdue, il se porta audacieusement jusqu’en face de Tyr, coula à fond plusieurs vaisseaux marchands et se retira avec son butin en Sicile; il passa le reste de sa vie à poursuivre sur mer les navires phéniciens, carthaginois et tyrrhéniens.

Tout espoir était perdu pour Milet : elle fut prise, et ses habitants transportés à Ampée, à l’embouchure du Tigre (494). Chios, Lesbos, Ténédos, eurent le sort de Milet. Plusieurs villes de l’Hellespont périrent dans les flammes. Les habitants de Chalcédoine et de Byzance quittèrent leur cité, pour chercher un asile sur la côte nord-ouest du Pont-Euxin, à Mésembrie. Miltiade aussi jugea prudent de quitter la Chersonèse ; il retourna à Athènes, où il allait bientôt se retrouver en face de ces Perses qu’il fuyait. La ruine de l’Ionie retentit douloureusement dans la Grèce ; Athènes surtout la pleura. Phrynichos ayant fait représenter au théâtre la Prise de Milet, toute l’assemblée éclata en sanglots, et le poète fut condamné à une amende de mille drachmes, pour avoir ravivé ce triste souvenir des malheurs domestiques. Ces larmes expient bien des fautes.

 

II. Expéditions de Mardonius et d’Artaphernès ; Marathon (490)

Cependant Darius n’avait pas oublié qu’après l’incendie de Sardes il avait juré de se venger des Athéniens. Il donna à son gendre Mardonius le commandement d’une nouvelle armée, qui devait pénétrer en Europe par la Thrace, tandis que la flotte suivrait les rivages. Mardonius, pour se concilier les Grecs d’Asie, leur rendit le gouvernement démocratique; il se souvenait que les auteurs de la récente révolte avaient été deux de ces tyrans que la Perse soutenait[1].

Déjà toutes les nations comprises entre l’Hellespont et la Macédoine avaient été soumises par Mégabaze. Mardonius passa le Strymon et donna rendez-vous à sa flotte sur le golf Thermaïque. Celle-ci s’empara de Thaos, et longeait la Chalcidique, lorsqu’en doublant le promontoire du mont Athos, qui s’élève comme un roc gigantesque à 1950 mètres au-dessus de la mer, elle fut assaillie par un vent furieux, qui jeta à la côte et brisa 300 vaisseaux : 20.000 hommes périrent. Dans le même temps, Mardonius, attaqué de nuit par les Thraces Bryges, perdit beaucoup de monde et fut lui-même blessé. Il n’en continua pas moins l’expédition, mais, lorsqu’il eut subjugué les Bryges, il se trouva si affaibli, qu’il dut retourner en Asie (492).

Un armement plus formidable fut aussitôt préparé. Avant de le faire partir, Darius envoya en Grèce des hérauts qui demandèrent en son nom l’hommage de la terre et de l’eau, et, de plus, aux villes maritimes, un contingent de galères. La plupart des îles et plusieurs cités du continent firent cet hommage. Égine alla au-devant des désirs du grand roi. Pour Athènes et Sparte, leur indignation fut telle, qu’elles en oublièrent le droit des gens : Vous demandez la terre et l’eau ? dirent les Spartiates aux envoyés ; vous aurez l’une et l’autre ; et ils les jetèrent dans un puits. Les Athéniens les précipitèrent dans le barathron, et, s’il faut en croire un douteux récit, condamnèrent à mort l’interprète qui avait souillé la langue grecque en traduisant les ordres d’un barbare.

Athènes était toujours en guerre avec les Éginétes. Elle profita de leur conduite pour les accuser à Lacédémone de trahir la cause commune. Cet appel aux Spartiates équivalait à une reconnaissance de leurs prétentions à la suprématie, comme chefs avoués de l’Hellade ; la difficulté des circonstances avait fait taire l’orgueil. Cléomène partageait le ressentiment des Athéniens, il accourut à Égine pour saisir les coupables. Mais son collègue Démarate, qui l’avait déjà trahi dans une expédition en Attique, avertit les insulaires, et l’entreprise échoua.

Pour mettre un terme à cette opposition tracassière de son collègue, Cléomène fit déclarer parla Pythie, qu’il avait gagnée, que Démarate n’était pas de race royale, et il obtint qu’il fût déposé. Léotychidas s’était concerté avec lui dans cette intrigue; il succéda au roi déclin, dont il était le plus proche héritier, et, par ses outrages, le força de quitter Sparte. Démarate alla rejoindre Hippias dans l’exil, et mendier comme lui l’hospitalité du protecteur des rois.

Cléomène se rendit alors à Ugine et y prit dix otages, qu’il remit aux Athéniens. Cet acte fut le dernier de la vie publique de ce chef turbulent, qui, devenu fou, périt misérablement de ses propres mains. Léotychidas, convaincu plus tard d’avoir reçu de l’argent d’un ennemi qu’il devait combattre, alla mourir en exil. Les dieux, dit Hérodote, punirent ainsi le parjure des deux princes. Cependant les Éginètes réclamèrent leurs otages ; et Athènes refusant de les rendre, ils surprirent la galère sacrée qui portait au cap Sunion plusieurs des principaux citoyens. La guerre éclata aussitôt. Un Éginète essaya de renverser dans son île, le gouvernement oligarchique ; il s’empara de la citadelle, mais ne put être secouru à temps, et laissa aux mains de l’ennemi sept cents des siens, qui furent froidement égorgés. Un de ces malheureux réussit à s’échapper et à atteindre le temple de Cérès où il croyait trouver un asile et le salut. La porte était fermée ; il saisit fortement un anneau de la serrure, et tous les efforts pour lui faire lâcher prise étant inutiles, les bourreaux lui coupèrent les mains, qui, crispées par la mort, restèrent attachées à la poignée de la porte. Hérodote, habitué à ces guerres civiles, n’a pas un mot d’horreur pour cette boucherie de sept cents citoyens; il ne remarque que le sacrilège commis au sujet d’un d’entre eux. Aucun sacrifice, dit-il pieusement, ne put apaiser la colère de la déesse, et les nobles furent chassés de l’île avant d’avoir expié le sacrilège[2]. Cette guerre ne se termina, en effet, que neuf ans après la seconde expédition des Perses.

La nouvelle armée, 100.000 fantassins et 10.000 cavaliers portés par 600 galères, s’avançait sous les ordres du Mède Datis et d’Artaphernès, neveu du roi. Darius leur avait commandé de se rendra maîtres d’Érétrie et d’Athènes, d’en faire les habitants captifs, et de lui envoyer ceux qu’il appelait ses esclaves. Il voulait voir de ses yeux des hommes assez audacieux pour le braver. Cette fois la flotte, pour éviter le mont Athos, prit route à travers la nier Égée. Elle soumit, en chemin, Naxos, dont la capitale fut brûlée avec tous ses temples respecta les sanctuaires de Délos, qu’on disait aux Peau, consacrés aux dieux qu’eux-mêmes adoraient, le soleil et la lune, et arriva enfin en Eubée où elle prit Carystos et assiégea Érétrie. Cette ville songea d’abord à se défendre, et les Athéniens offraient, pour la soutenir, leurs quatre mille citoyens établis dans l’île ; mais les grands ouvrirent les portes à l’ennemi, qui saccagea la ville et la brûla avec ses temples, en représailles de l’incendie de Sardes. Tous les habitants, amis ou ennemis, furent réduits en esclavage et conduits à Darius, qui leur assigna pour demeure un de ses domaines non loin du golfe Persique. Cent soixante ans après, Alexandre les y retrouva fidèles à la langue et aux meurs de leur première patrie. Platon composa une épitaphe pour ces enfants que la Grèce avait perdus : Nés en Eubée et fils d’Érétrie, nous reposons près de Suse ; à quelle distance, hélas ! de notre patrie ! Cette transplantation de peuples entiers était une des habitudes des gouvernements asiatiques. Les Assyriens avaient appliqué ce système aux Juifs, les Perses aux gens de Milet, et Darius le trouvait bon pour ceux d’Athènes. Les emmener loin des tombeaux de leurs aïeux et des temples de leurs divinités, c’était moins qu’un égorgement général, mais plus que la servitude personnelle. On comprendra que les Grecs aient répondu à une pareille menace par une lutte désespérée.

D’Érétrie, les Perses vinrent jeter l’ancre dans la baie de Marathon. La plaine de ce nom, bordée par la mer, des marais et les dernières collines du Pentélique et du Parnès, à de 9 à 10 kilomètres de long sur 3 de large ; c’était de toute l’Attique le terrain le plus favorable aux évolutions de la cavalerie ; Hippias, le roi banni, ne l’avait que trop habilement choisi. Les Athéniens coururent au-devant des barbares. Chaque tribu fournit près de 1000 soldats et quelques esclaves. A cette armée d’environ 10.000 hommes se joignirent 1000 Platéens ; se souvenant qu’Athènes les avait autrefois secourus, ils venaient volontairement braver un péril dont le reste des Grecs s’épouvanta. Ce fut la seule assistance qu’Athènes reçut du dehors. Elle avait cependant envoyé le coureur Phidippide avertir Sparte de l’arrivée des Perses, et, en moins de deux jours, il avait franchi les 240 kilomètres qui séparaient Athènes de Lacédémone. Les Spartiates, unanimes pour répondre à ce patriotique appel, avaient été retenus par une loi religieuse qui leur défendait de se mettre en marche avant que la lune fût dans son plein ; elle n’était encore qu’à son neuvième jour. Mais, en traversant les montagnes d’Arcadie, Phidippide avait entendu le dieu Pan promettre son secours aux Athéniens.

Une armée de 11.000 hommes s’avança donc contre 110.000 ennemis[3]. Elle était sous les ordres de dix généraux ou stratèges, élus un par tribu et qui devaient commander pendant un jour, chacun à son tour. Un d’eux était Miltiade, fils de Cimon. Il s’était rendu célèbre comme tyran de la Chersonèse, principauté dont il avait hérité de son oncle; et les Athéniens lui devaient la conquête de Lemnos, où il avait vengé sur les habitants de longs ressentiments[4]. C’était lui qui, dans l’expédition de Darius en Scythie, avait proposé de rompre le pont jeté sur le Danube. Lorsque, après la prise de Milet, les Perses s’étaient répandus sur les côtes de l’Hellespont, il avait quitté précipitamment la Chersonèse, et, traversant avec les plus grands dangers la flotte ennemie, il avait amené à sa patrie quatre trirèmes chargées de richesses. Une accusation de tyrannie l’attendait ; mais il avait été honorablement acquitté, et peu après élu un des dix généraux.

Les avis étaient partagés : cinq généraux voulaient qu’on attendît des renforts, les quatre autres qu’on livrât bataille sur-le-champ, parce qu’ils redoutaient les intrigues d’Hippias et l’or des Perses plus encore que leur nombre. Le sort d’Érétrie montrait le danger de donner le temps à la trahison de se glisser dans le camp ou dans la ville : tel était l’avis de Miltiade. Il réussit à mettre dans son opinion le polémarque Callimachos, dont la voix était prépondérante, et il fut décidé que l’on combattrait. Aristide, un des généraux, reconnaissant la supériorité de Miltiade, engagea ses collègues à lui céder leur tour de commandement; il n’accepta pas et attendit que son jour fût venu. Callimachos se plaça, selon l’usage, à l’aile droite ; les Platéens formaient la gauche. Les Athéniens, afin de n’être pas tournés, dégarnirent leur centre et étendirent leur ligne jusqu’à ce qu’elle présentât un front égal à celui des Perses. Ils mirent leurs principales forces aux ailes, qu’un abatis d’arbres protégea contre la cavalerie ennemie, de sorte que celle-ci ne pouvait plus les tourner qu’en gravissant les pentes de la montagne, manœuvre difficile à exécuter et qui aurait rompu leur ordonnance. Aussi, après avoir reconnu cette plaine entourée de montagnes et marécageuse sur ses bords, Datis et Artaphernès renoncèrent à y lancer leur cavalerie. Dans la position qu’il avait prise, Miltiade couvrait les deux routes qui menaient à Athènes par Cephisia et Aphidna ; il laissait ouverte aux Perses celle de Pallène, entre le Pentélique et l’Hymette, mais les Perses n’auraient pu s’y engager que par une marche de flanc, dangereuse en présence d’une armée ennemie. Dès que le signal fut donné, dit Hérodote, les Athéniens descendirent en courant de la hauteur sur laquelle ils étaient postés, au grand étonnement des Perses, qui ne comprenaient pas cette folie d’une attaque faite à la course par un si petit nombre d’hommes, sans cavalerie ni archers. La bataille dura longtemps les barbares furent vainqueurs au centre ; les Perses et les Saces qui s’y trouvaient percèrent la ligne des Grecs et les poursuivirent dans les terres : les Athéniens furent, au contraire, vainqueurs aux ailes ; mais, laissant fuir l’ennemi, ils se replièrent des deux côtés sur ceux qui avaient forcé le centre, les défirent complètement et les suivirent de si prés l’épée dans les reins, qu’arrivés en même temps qu’eux sur le rivage, ils attaquèrent les vaisseaux en demandant du feu à grands cris pour les incendier.

Le polémarque fut tué, ainsi qu’un des dix généraux, Stésiléos : Cynégire, frère d’Eschyle, se jeta à la mer pour arrêter un vaisseau qui fuyait ; il le saisit à la poupe, mais un coup de hache lui trancha la main[5]. Sept vaisseaux seulement furent pris, le reste se sauva en forçant de rames, sans même prendre le temps de virer de bord; ils s’empressèrent de doubler le cap Sunion, avertis, par un bouclier élevé en l’air, que la ville était sans défense. Mais les vainqueurs revinrent à marche forcée ; ils étaient campés dans le Gynosarge, quand les vaisseaux des barbares se montrèrent en face de Phalère. Le coup était planqué, la flotte retourna en Asie[6] (12 sept. 490). Aristide laissé avec sa tribu à Marathon, avait enseveli les morts et recueilli le riche butin dont on fit la statue colossale d’Athéna Promachos, la vierge guerrière qui, neuf siècles plus tard, fera reculer, assure-t-on, une autre et plus terrible invasion.

A cette bataille, la première, dit Hérodote, où des Grecs osèrent regarder en face ces Aèdes dont le nom seul était un objet de terreur, les barbares perdirent environ 6400 hommes, les Athéniens seulement 192. Hippias était probablement resté parmi les morts, Eschyle fut blessé. Hérodote ne parle pas de ce soldat qui vola d’un trait de Marathon à Athènes et expira en annonçant aux magistrats la victoire. Mais il ignorait bien d’autres choses que le peuple savait sur cette étonnante victoire : les uns avaient vu Thésée, d’autres le héros Échetlos, combattant dans les rangs des Athéniens.

La dîme du butin fut consacrée aux divinités protectrices, Athéna, Apollon, Artémis, et, en souvenir de la promesse de victoire entendue par le coureur Phidippide, on fit d’une grotte ouverte au flanc de l’Acropole, un sanctuaire de Pan.

Les Platéens tombés dans le combat furent réunis sous un tertre à côté de celui des Athéniens; la généreuse cité n’oublia pas les esclaves qui l’avaient aidée à vaincre : eux aussi eurent, sur ce glorieux champ de bataille, leur stèle funéraire.

Pour tout honneur, Miltiade se vit représenter, ainsi que Callimaque, sur les murs du Poecile, au milieu d’un groupe de demi-dieux et de héros. C’était beaucoup; Athènes en faisait moins d’habitude, sans qu’on ait le droit d’incriminer, à ce sujet, sa jalousie envieuse. N’était-ce pas le peuple qui avait voulu combattre et qui avait vaincu ?

L’histoire ne répondra pourtant pas aux accusations de l’injustice populaire, comme ce citoyen d’Athènes qui disait à Miltiade : Quand vous vaincrez seul les barbares, Miltiade, vous aurez seul l’honneur de la victoire[7] ; parce qu’elle sait tout ce que l’habileté d’un chef peut ajouter à la force d’une armée. Plus tard, on éleva à Miltiade un tombeau à part dans la plaine de Marathon, à côté de celui qui renfermait les restes des citoyens. Prés de celui-ci étaient dix colonnes, une pour chaque tribu, et sur elles furent gravés les noms des 192 héros. On dit que les Perses avaient, pour en raire un trophée, apporté à Marathon un bloc de marbre de Paros d’où Phidias aurait fait sortir Némésis; c’est une légende. On consacra bien, dans cette plaine, un édicule à la déesse des justes vengeances ; mais la Némésis de Rhamnonte fut l’œuvre d’Agoracrite, l’élève de prédilection du grand sculpteur athénien[8].

Les Platéens furent associés aux honneurs comme ils s’étaient associés au péril : chaque fois que le héraut, dans les sacrifices, implora les dieux pour Athènes, il dut prier aussi pour les Platéens.

Deux jours après le combat, les Spartiates arrivèrent; ils n’avaient mis que trois jours à faire le chemin. Ils félicitèrent les Athéniens de leur triomphe, et se rendirent sur le champ de bataille encore jonché de morts. Mais, en -voyant les trophées et l’enthousiasme des vainqueurs, ils durent comprendre que le jour où l’immense empire des Perses avilit reçu ce sanglant affront, un grand peuple était né à la Grèce.

 

III. Miltiade, Thémistocle et Aristide

La guerre était repoussée de l’Attique ; il fallait l’en éloigner à jamais, en formant autour de la Grèce un rempart qui arrêtât une nouvelle invasion. Si on pouvait fermer la mer Égée aux Perses en s’emparant des Cyclades, il ne. leur resterait, pour atteindre l’Hellade, que la longue et dangereuse route de la Thrace. Ce fut le plan de Miltiade. Il demanda aux Athéniens soixante-dix vaisseaux, promettant de les mener en des pays d’où ils rapporteraient beaucoup d’or. Il n’en disait pas davantage ; sur la foi de son nom, les pauvres accoururent autour de lui. Il alla mettre le siège devant Paros, où il avait une injure personnelle à venger. Les Pariens résistèrent avec vigueur ; Miltiade fut blessé grièvement, et, le vingt-sixième jour, contraint de lever le siège. Les Athéniens n’avaient jamais eu une entière confiance dans l’ancien tyran de la Chersonèse ; cette expédition, entreprise à sa demande et salis qu’il en eût précisé le but, réveilla les soupçons. Le père de Périclès, Xanthippe, un des premiers personnages de la ville, lui reprocha d’avoir ruiné le trésor publie et causé la mort de beaucoup de citoyens.

Diodore, Cornélius Népos et Plutarque ont accumulé ici les circonstances les plus défavorables aux Athéniens. Hérodote, qui put converser avec des hommes témoins de l’évènement, le raconte plus simplement. Xanthippe, dit-il, intenta au général une affaire capitale et l’accusa d’avoir mal conseillé le peuple. Miltiade ne comparut pas. La gangrène, qui s’était mise à sa cuisse, le retenait au lit ; mais ses amis présentèrent sa défense, et, en rappelant la gloire dont il s’était couvert à Marathon et à la prise de Lemnos, ils mirent le peuple dans ses intérêts. Il fut déchargé de la peine de mort, mais condamné pour sa faute à une amende de 50 talents (295.000 francs). La gangrène ayant fait des progrès, il mourut quelque temps après ; Cimon, son fils, paya les 50 talents. On ne voit là ni la prison où gémit le libérateur d’Athènes, ni le corps du héros pieusement racheté par son fils au bourreau qui garde le cadavre encore chargé de ses liens, ni la belle Elpinice, donnée au riche Callias par Cimon son frère en échange des 50 talents[9] que le fisc impitoyable exige. L’intérêt dramatique y perd ; mais la vérité y gagne, et aussi l’honneur de ce peuple athénien tant calomnié par les rhéteurs de tous les âges. Toutefois, si dans ce procès la loi avait été rigoureusement suivie, la justice, suivant nos idées modernes[10], qui veulent que le crime non l’erreur, la trahison non la défaite, soient punis, avait été violée, et cette fin du vainqueur de Marathon est restée une tache pour Athènes. Du moins, quand il eut expiré, ni les éloges ni les honneurs éternels ne manquèrent à sa mémoire. Quand les Athéniens envoyèrent à Delphes, en souvenir de Marathon, treize statues de dieux et de héros sculptées par Phidias, le seul Miltiade fut admis dans la troupe divine.

Trois hommes le remplacèrent : un neveu de Clisthénès, Xanthippe, qui n’est célèbre que par sa victoire de Mycale et par son fils Périclès ; Aristide et Thémistocle, qui le sont, l’un par sa vertu, l’autre par ses services.

Thémistocle était né vers l’an 535. Son père était un homme obscur, mais riche, et sa mère une femme étrangère. Dans la commerçante Athènes, les préjugés de naissance étaient faibles, il les diminua encore. Les enfants de race mêlée ne pouvaient se livrer aux exercices du gymnase que dans le Cynosarge ; Thémistocle parvint à y attirer les enfants des eupatrides, et fit tomber par là cette distinction injurieuse. Pour lui, au jeu il préférait le travail; mais il négligeait les études de spéculation ou de plaisir, auxquelles les Grecs attachaient tant d’importance, pour suivre les leçons d’un de ces hommes qu’on appelait Sages, et qui s’occupaient surtout de l’art de gouverner les États. On le raillait un jour de ce qu’il ne savait pas jouer de la lyre. Chants ni jeux ne me conviennent, répondit-il ; mais qu’on me donne une ville petite et faible, et je la rendrai bientôt grande et forte. En voyant cette ambition et cette ardeur, un de ses maîtres prédit qu’il ferait beaucoup de bien ou beaucoup de anal. S’il tâcha de briller aux jeux olympiques, c’était pour le bruit qui se faisait autour des vainqueurs. II voulait qu’Athènes crût que son nom était dans toutes les bouches. Aussi attirait-il dans sa maison les artistes étrangers et les personnages de distinction qui venaient clans la ville. Son père cherchait a le détourner des affaires publiques. Un jour il lui montra de vieilles galères brisées qu’on laissait pourrir sur la grève : C’est ainsi, lui disait-il, que le peuple traite ses chefs et qu’il oublie leurs services. Mais ces conseils de l’égoïste expérience sont heureusement mal écoutés. Thémistocle étudia l’art de la parole, sachant bien que l’éloquence, dans une république, est l’arme la plus redoutable. Si prodigieuse mémoire lui permettait de retenir les noms de tous les citoyens; et pour gagner leur confiance, il plaidait leur cause et accommodait leurs différends. Il se donnait ainsi doucement un grand crédit, quand la guerre Médique vint déranger ses calculs. Pour résister aux Perses de Datis et d’Artaphernès, il fallait un général et non un orateur : Miltiade eut tous les honneurs de la première guerre. Thémistocle, interrogé par ses amis, qu’il fuyait sur son air sombre, agité et pensif, répondait que les trophées de Miltiade l’empêchaient de dormir. Mais bientôt il allait en dresser lui-même ; car, dans l’effroyable crise où Athènes va se trouver, il lui faudra un homme qui ne donne rien à la peur ni à l’audace imprudente, que jamais rien d’imprévu ne surprenne et qui juge sainement les choses, voie les conséquences et trouve immédiatement le remède. Cet homme sera Thémistocle.

À Marathon, il avait combattu à côté de celui qui devait être son rival. Aristide se distingua de bonne heure par une probité sévère et acquit, sans la chercher, l’influence que Thémistocle eut tant de peine à conquérir. À la mort de Miltiade, ils se trouvèrent les premiers dans la cité; mais leurs vues différaient comme leurs caractères. Thémistocle cherchait plutôt son appui dans le peuple ; Aristide ambitionnait davantage la faveur de la classe élevée. L’un était tout-puissant dans l’assemblée générale, l’autre dans les cours de justice. Personne n’osait contester les lumières de Thémistocle ; mais on savait qu’il avait peu de scrupule quand le succès était au bout d’une injustice; l’équité d’Aristide était, au contraire, devenue proverbiale. Ami de Clisthénès et sans engagements avec les partis, il était l’homme de la loi et de la justice Il aurait voulu conserver les anciennes mœurs, la vie rustique, le travail des champs ; son rival, en portant l’activité des Athéniens vers la ruer et le commerce, allait faire passer la prépondérance des classes rurales aux classes marchandes, des propriétaires fonciers aux capitalistes nomades, du laboureur attaché à sa terre et à ses dieux, au marin qui les oublie en courant les mers. L’un tenait à conserver les éléments aristocratiques de la constitution, l’autre ne redoutait pas un nouveau progrès de la démocratie. De cette opposition naissaient des luttes continuelles qui troublaient la ville. Athènes ne sera tranquille, disait Aristide, que quand on nous aura jetés l’un et l’autre dans le barathron.

Thémistocle parvint à réaliser la moitié de cette parole, aux dépens du seul Aristide. II répandit sourdement le bruit qu Aristide s’arrogeait une espèce de royauté, en attirant à lui tous les procès, pour les accommoder, ce qui laissait les tribunaux dans l’inaction. Ces insinuations produisirent leur effet. On oublia les services du bon citoyen, car la reconnaissance sommeille, dit Pindare, et l’Envie, qu’on avait mise au ciel, était restée sur la terre, au cœur de la démocratie : Aristide fut exilé par l’ostracisme (483). On raconte qu’un citoyen obscur, qui se trouvait à côté de lui dans l’assemblée, s’adressa à lui-même pour faire écrire son nom sur la coquille du vote. Aristide vous aurait-il offensé ? demanda celui-ci. — Non, répondit l’homme du peuple, je ne le connais pas ; mais je suis las de l’entendre toujours nommer le Juste. En quittant Athènes, le Juste pria les dieux qu’il n’arrivât rien à sa patrie qui pût faire regretter son exil.

N’oublions pas qu’un siècle plus tôt cette rivalité se fût décidée par les armes et eut ensanglanté la ville, au lieu de se décider paisiblement par un vote. Il a injustice, sans doute ; mais l’Athènes de Thémistocle vaut mieux que celle de Pisistrate ; c’étaient ses libres institutions qui la sauvaient de la guerre civile. Au reste, Thémistocle effaça cette mauvaise action par ses services. Après Marathon, le peuple croyait la guerre finie ; seul il comprit qu’elle était à peine commencée ; que le maître de l’Asie, de la Thrace et des îles ne laisserait pas impuni l’affront que lui avaient infligé les habitants de ce petit coin de terre. Il sut aussi reconnaître, et c’est là son principal mérite, qu’il n’y aurait de salut pour les Grecs que dans leur marine. Il fit valoir ce plan auprès du peuple, heureusement engagé alors dans la guerre navale contre Égine, dont nous parlions plus haut, et lui persuada d’appliquer le produit des ratines du Laurion, que jusqu’alors on partageait entre les citoyens, à la construction de cent galères[11]. En attendant de les faire servir au salut de sa patrie, il les employa à assurer sa prépondérance dans les mers de la Grèce. Les Éginètes disputaient aux Athéniens cet empire. Thémistocle humilia leur marine, et voyant Athènes désormais sans rivale sur les flots, favorisa de toute son influence l’extension de son commerce, qui était encore celle de sa puissance navale. Au moment où l’on apprit la marche de Xerxès, Athènes avait deux cents galères, habituées aux manoeuvres navales, et pour les abriter un port magnifique, le Pirée, que Thémistocle avait en quelque sorte découvert. Dès l’année 493, il avait, comme archonte, fait abandonner la rade ouverte de Phalère et décidé le peuple à commencer les travaux qui firent, autour du port, une nouvelle Athènes.

 

 

 



[1] La domination des Perses était fort douce : ils laissèrent aux villes leur administration intérieure, n’exigèrent pas de plus lourds tributs qu’auparavant ; seulement ils les obligèrent à soumettre leurs différends à des juges, au lieu de recourir à la force (Hérodote, VI, 41).

[2] VI, 90-91. Hérodote parle de deux Artaphernès, l’un frère, l’autre, neveu du roi.

[3] Hérodote n’indiquant aucun chiffre, il y a sur ceux-ci incertitude ; mais il donne ce renseignement que l’armée athénienne n’avait point de cavalerie Elle n’en eut pas davantage à Platée (IX, 27). Ce n’est que plus tard que la cavalerie d’Athènes prit une certaine importance.

[4] Les Pélasges de Lemnos avaient enlevé, dans une de leurs courses, des femmes de l’Attique réunies pour une fête religieuse ; puis, sur un soupçon de trahison, ils avaient tué ces femmes et les enfants qu’ils en avaient eus. Sommés par Athènes de donner satisfaction, ils avaient répondu qu’ils se soumettraient quand une flotte, partie de la terre athénienne, viendrait en un jour, poussée par le vent du nord, aborder à leur île. Ces conditions étaient impossibles à remplir; mais, de la Chersonèse, devenue la propriété d’un Athénien, Miltiade avait pu, en quelques heures, arriver par un vent du nord à Lemnos, et il avait été assez fort pour contraindre les habitants à reconnaître que les conditions étaient remplies.

[5] Justin (II, 9) a enjolivé cette histoire, qui ne méritait pas d’être rendue suspecte par ce qu’il y ajoute : le second bras coupé, puis la tête, quand Cynégire eut saisi le navire avec ses dents.

[6] Curtius pense, avec raison, qu’une partie de l’armée persique, notamment la cavalerie, était déjà embarquée pour aller surprendre Athènes, vide de ses défenseurs, quand Miltiade précipita l’attaque, afin de profiter de ce désordre. On ne voit pas, en effet, que la nombreuse cavalerie des Perses ait été engagée. Le signal élevé sur le Pentélique prouve qu’un complot avait été formé pour ouvrir à Hippias les portes d’Athènes.

[7] Les honneurs en usage à Athènes pour les citoyens étaient une couronne d’or, l’exemption d’impôt (άτελεια), le droit d’être nourri dans le Prytanée aux frais de l’État et un siège particulier au théâtre : aux étrangers on donnait le droit de cité. Cf. Démosthène, Contré Aristocr., §§ 196-200. Du reste, les Grecs n’aimaient point que la personnalité des chefs s’accusât trop. Eh quoi ! dit Pélée dans l’Andromaque d’Euripide, le trophée que l’armée élève des dépouilles ennemies ne serait pas l’ouvrage de l’armée tout entière ? Un seul voudrait ravir la gloire que tous ont gagnée ? Il n’a pourtant, comme mille autres, lancé qu’un javelot ; il n’a fait rien de plus qu’un chacun. Eschine dira encore plus tard, sans plus de justice : Le nom du peuple se trouve toujours sur les monuments qui rappellent les victoires d’Athènes, et non celui des généraux (Disc. Contre Ctésiphon, 195 et suiv.). Après Marathon, les dieux eurent aussi à se plaindre. Les Athéniens avaient promis à Diane de lui sacrifier autant de chèvres qu’ils tueraient d’ennemis : c’eût été le massacre de toutes les chèvres de l’Attique. Diane capitula : elle se contenta de 500.

[8] On voit encore dans la plaine de Marathon un tumulus, qu’on croit être celui des héros athéniens. Il a 9 mètres de hauteur et 185 de circonférence.

[9] L’amende de 50 talents était la peine ordinaire pour ceux qui avaient mal conduit les affaires de la république. Quant à Elpinice, il paraît qu’elle épousa Callias, mais Hérodote ne le dit pas (Plutarque, Cimon, 4).

[10] Nos idées, mais non pas nos lois. Le général Ramorino a été fusillé en 1849, par jugement d’un conseil de guerre, pour un ordre mal compris ou mal exécuté. Dupont fut emprisonné pour sa capitulation de Baylen ; l’amiral Bing, exécuté pour une défaite. Tout capitaine de vaisseau qui perd son navire passe devant un conseil de guerre, et est condamné s’il y a eu de sa part seulement négligence. Dans les hautes fonctions, l’impéritie portée à un certain degré peut équivaloir à un crime contre la patrie.

[11] La distribution était de 10 drachmes par citoyen (Hérodote, VII, 144). — L’argent se trouve quelquefois comme l’or à l’état de pureté complète, et sa couleur, sa dureté, son inaltérabilité ont dû attirer de bonne heure l’attention. Au Laurion, de Sunion à Thorikos, sur plusieurs kilomètres de largeur, il existait des gîtes de galènes argentifères d’où les Athéniens savaient tirer, de la teneur totale, 70 pour 100 de plomb. Dans les scories qu’ils ont rejetées, nos ingénieurs trouvent encore de 6 à 14 pour 100 de plomb. Mais l’argent que donnaient ces galènes n’allait, paraît-il, qu’à 0,005, qui pouvaient représenter, d’après la valeur de l’argent aujourd’hui, une centaine de francs par tonne de minerai. Voyez Gorceix, Mines du Laurium, et Huet, Mémoire sur le Laurium, dans les Mémoires de la Société des Ingénieurs civils, juillet-août 1879, p. 731 et suivantes.