HISTOIRE DES GRECS

DEUXIÈME PÉRIODE — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (1104-490) — ISOLEMENT DES ÉTATS - RÉVOLUTIONS INTÉRIEURES - COLONIES.

Chapitre XV — Institutions générales.

 

 

I. Le corps hellénique et les Amphictyonies

Nous venons de parcourir toute la Méditerranée, de la Lycie à Marseille, et de Cyrène à la Macédoine. Ce qui nous a frappés, c’est un double mouvement d’expansion au dehors et d’isolement à l’intérieur. Les Grecs peuplent tous les rivages et se divisent en autant d’États qu’ils ont bâti de hameaux. La souveraineté, à leurs yeux, est essentiellement municipale[1]. Pour former un État, il leur suffit, d’une enceinte fortifiée où serrer la récolte et trouver au besoin un abri ; même de moins encore. Un rocher stérile est trop vaste pour une seule république. L’île des Phéaciens avait douze chefs et Alcinoos s’élevait à peine au-dessus d’eux. C’est un roi de l’âge homérique, mais la Grèce de l’histoire garda ces habitudes. Des îlots comme Péparéthos et Amorgos ont chacun deux ou trois villes indépendantes. Les Mégariens se vantaient, en offrant leur droit de cité à Alexandre, de ne l’avoir donné à personne depuis Hercule, et quand, après Ægos-Potanros, Sparte leur demanda ce titre pour un des chefs qui venaient de vaincre leur odieuse rivale : Faites-le Spartiate d’abord, répondirent-ils, ensuite nous le ferons Mégarien.

Les dieux sont aussi des divinités locales. Quand on interrogeait la Pythie sur les sacrifices à faire, sur les rites à accomplir pour les morts, elle répondait : Conformez-vous aux lois de votre pays. Cependant il avait une religion hellénique et il existait un peuple grec, car tous, de l’Olympe au cap Ténare, regardaient comme des étrangers, des ennemis, les peuples qui ne parlaient pas leur langue[2] et qui n’avaient pas leurs dieux. Tu n’es qu’un barbare, dit le Pélasgos d’Eschyle au héraut égyptien, et tu oses insulter des Hellènes ? Une telle audace prouve que ton esprit est bien troublé[3].

Sans doute, entre le pâtre, adorateur grossier du Pan d’Arcadie, et l’élégant citoyen d’Athènes ou de Milet, les différences sont grandes ; mais plus grandes encore les ressemblances. Outre qu’ils ont même langue et mérite culte, il y a entre eux communauté morale. L’horizon de l’un est immense, celui de l’autre borné ; mais tous deux y voient des choses semblables, et ils repoussent, ce qu’on trouve chez les nations contemporaines : les sacrifices humains, les mutilations, la polygamie, la vente des enfants par le père, compte en Thrace et à Rome même, et la servile obéissance d’un Asiatique pour son Grand Roi. Tous deux vont combattre nus aux jeux publics, ce qui serait une honte, disent Hérodote et Platon, chez presque tous les barbares; et, dans un autre ordre de faits, tous deux, avec le sentiment d’une commune origine, se refusent à l’idée que leur ville ira se perdre dans un de ces vastes États, comme l’Asie en voit si facilement s’élever. Enfin les poèmes d’Homère, que l’on chante d’un bout à l’autre de l’Hellade, leur servent de livre sacré et font la même patrie idéale, celle que protège le Jupiter panhellénique.

Il y a donc un peuple grec distinct des barbares, mais il y a aussi, comme dit Hérodote[4], un corps hellénique, τό Ελληνιxόν ; et ce mot, qui signifie alors la race grecque, signifiera plus tard la civilisation[5].

Cette commune manière de vivre et de sentir devait en effet conduire les Grecs, en dépit d’eux-mêmes, à reconnaître quelques institutions générales, qui eurent moins, il est vrai, une puissance coercitive qu’une certaine force d’attraction et de cohésion ; je veux parler des amphictyonies, des jeux publics et des oracles.

Les amphictyonies étaient des associations à la fois politiques et religieuses, que formaient, comme le nom l’indique, un certain nombre d’États limitrophes, dans le but de régler à l’amiable leurs mutuelles relations[6]. Jamais, si ce n’est à leur dernier jour, les Grecs ne s’élevèrent à la pensée de se donner une constitution fédérale qui doublât leurs forces en rassemblant comme en un faisceau celles de toutes les cités. Mais l’idée d’une union fraternelle régna toujours parmi eux, malgré les guerres qui ne cessèrent de les déchirer. C’est à cet esprit qu’est dû l’établissement des amphictyonies. Dans les anciens temps, ces ligues furent nombreuses. Il y en avait une pour la Béotie à Oncheste ; une autre à l’isthme de Corinthe pour Athènes, Sicyone, Argos et Mégare ; une troisième dans l’île de Calaurie, en face de Trézène, pour Hermione, Épidaure, Égine, Athènes, Orchomène et deux villes, Prasies et Nauplie, que Sparte et Argos, dans la suite, remplacèrent ; d’autres encore, au temple de Junon, entre Argos et Mycènes, au promontoire Samicon dans la Triphylie, à Amarynthe, près d’Érétrie en Eubée, à Délos, dans l’Ionie, la Doride, etc. Le vieil auteur de l’hymne homérique à Apollon décrit ainsi la fête de Délos. Là, les Ioniens vêtus de longues tuniques se rassemblent avec leurs enfants et leurs chastes épouses. Pour te plaire, ô dieu au plectre d’or, ils ont institué des concours de pugilat, de danse et de chant. Celui qui surviendrait au milieu de la foule pressée des Ioniens, les croirait à l’abri de la vieillesse, car il verrait leur grâce et il se réjouirait dans son coeur, en regardant les hommes et les femmes aux belles ceintures, leurs navires rapides et leurs immenses richesses[7]. Et quel spectacle que les vierges de Délos, servantes du dieu qui lance au loin ses traits ; elles célèbrent d’abord Apollon, puis Latone et Diane, qui aime son arc d’argent et ses flèches ; elles chantent les héros et les femmes des anciens jours, et elles charment la foule, des mortels[8].

Un temple était toujours le centre de ces confédérations, et une fête religieuse l’époque de la réunion des députés ou des peuples, car le culte commun d’une divinité et la participation aux mêmes sacrifices furent le seul lien que les anciens Grecs voulurent accepter. Jamais ces ligues n’eurent la plus importante des attributions souveraines, le droit d’administration.

La plus célèbre de ces amphictyonies fut celle qui avait lieu le printemps à Delphes, l’automne aux Thermopyles, dans la plaine d’Anthéla, avant et après les travaux des champs[9]. La tradition attribuait à Amphictyon, fils de Deucalion, l’établissement de ce conseil, dont Strabon rapportait la fondation à Acrisios, roi d’Argos. Quelle que soit son origine, cette institution est certainement ancienne, comme le prouvent les noms des peuples qui en faisaient partie. Ils sont au nombre de douze : Thessaliens, Béotiens, Doriens, Ioniens. Perrhæbes et Dolopes, Magnètes, Locriens, Ænianes, Achéens-Phthiotes, Maliens, Œtéens, Phocidiens[10]. Sur douze, sept de ces peuples habitent au delà du mont Œta, preuve que l’époque où se forma la ligue fut celle de la puissance de la Thessalie, c’est-à-dire le temps de la première civilisation grecque.

Chacun de ces peuples avait deux voix; en tout vingt-quatre suffrages’. Ce nombre resta le même jusqu’à Auguste; seulement, le droit de voter fut quelquefois transmis d’un peuple à un autre, ou divisé entre deux parties d’un même peuple. Ainsi, Sparte n’eut qu’une des deux voix doriennes; Athènes, une des deux voix ioniennes; les deux autres appartenaient aux montagnards de la Doride et aux Eubéens. Les Locriens Ozoles (Amphissa) et les Épicnémidiens (Oponte) se partagèrent aussi les deux voix de leur peuple. Les Dolopes ayant été, à cause de leurs brigandages, privés du droit d’amphictyonie, leurs voix passèrent aux Perrhæbes. Enfin, après la troisième guerre Sacrée, les Macédoniens furent admis à la place des Phocidiens. Dans l’institution amphictyonique, comme dans toutes les institutions primitives, la politique est placée sous l’invocation de la religion. Chez les anciens d’ailleurs, et surtout dans la Grèce, il n’était point d’acte un peu solennel qui ne s’accomplît au pied des autels et qui ne fût précédé ou suivi d’un sacrifice. Aussi aurons-nous de la peine à distinguer le caractère religieux du caractère politique dans les attributions du conseil des amphictyons. Il est même possible que cette réunion, n’ait été dans le principe, qu’une fête religieuse en l’honneur de Déméter, la déesse nourricière, dont le temple s’élevait dans le voisinage des Thermopyles. Là avait lieu un grand concours d’hommes, de femmes, d’enfants, de familles entières, qui, délivrées des travaux de l’agriculture, venaient se réjouir en commun et consacrer, sur les autels de la déesse, quelque léger tribut prélevé sur leurs moissons. D’autres y venaient attirés par la dévotion, la curiosité ou les affaires ; et, tandis que la foule se livrait aux plaisirs ou échangeait ses denrées[11], les députés des douze tribus unies délibéraient sur les affaires communes. Car il faut distinguer ces deux éléments : l’assemblée générale de tous les membres présents de la confédération, ou, comme Eschine l’appelle, la commune des amphictyons ; qui n’était consultée que pour des cas très rares; et le conseil même formé des députés représentant les États confédérés et qu’on appelait Hiéromnémons et Pylagores.

Les premiers semblent avoir été revêtus, comme leur nom l’indique, d’une sorte de caractère religieux; on croit qu’il leur appartenait de convoquer et de présider le conseil, de sauvegarder la fortune mobilière et immobilière d’Apollon[12], de réprimer les usurpations faites aux dépens des domaines du dieu, d’infliger des amendes à ceux qui les commettaient et de veiller à l’entretien des ponts et des routes qui menaient au sanctuaire[13].

Les pylagores ou orateurs étaient chargés de défendre, dans l’assemblée, les intérêts de leur peuple et d’éclairer de leurs conseils les hiéromnémons ; ceux-ci avaient voix délibérative et paraissent avoir été en nombre égal au chiffre des suffrages ; les pylagores n’avaient que voix consultative, aussi leur nombre était indéterminé : les uns et les autres prenaient le nom de synèdres, ceux qui siègent ensemble. A Athènes, les premiers étaient désignés par le sort, les seconds étaient élus.

En entendant parler d’un conseil de la Grèce entière, on pourrait croire qu’à Delphes siégeait un véritable gouvernement des affaires générales du pays. Il n’en est rien. Dans tous les temps, chaque État grec eut son entière liberté; et quand deux millions d’Asiatiques se précipitèrent sur l’Hellade, on ne vit pas les amphictyons prendre la direction de la défense. Ce n’est qu’après la victoire qu’ils reparaissent et agissent. Alors ils mettent à prix et dévouent aux dieux la tête du traître qui avait ouvert à l’ennemi la porte de la Grèce; ils élèvent aux héros des Thermopyles un monument funèbre avec une immortelle inscription, et ils font dresser à Delphes les statues de Scyllis et de sa fille Cyané, habiles plongeurs qui avaient causé la perte de nombreux navires de Xerxès, en allant, à l’approche d’une tempête, couper sous les flots les câbles de leurs ancres[14].

Par ces faits, nous rentrons dans le véritable caractère des amphictyons. Décerner des récompenses nationales, ériger des statues, des tombeaux à ceux qui avaient bien servi la patrie commune, ou jeter la malédiction sur la tête coupable, voilà des actes véritablement amphictyoniques, soit par le genre même des châtiments et des récompenses, qui portaient l’empreinte de la religion, soit parce que cette haute dispensation des peines et des honneurs était le véritable apanage du tribunal suprême de la race hellénique, image du conseil des douze grands dieux.

A ce même titre de tribunal religieux, le conseil des amphictyons exerçait, dans l’intérieur de la Grèce, une sorte de suprême justice de paix et de conciliation. De même qu’au moyen âge le clergé s’efforça par l’institution de la trêve de Dieu de mettre quelque frein aux passions violentes, les amphictyons imposèrent aux guerres entre les membres de la confédération certaines limites et certains tempéraments. II était interdit à toute armée assiégeant une ville amphictyonique de couper les conduits ou de détourner les fleuves qui lui apportaient l’eau; la ville prise, défense aux vainqueurs de la détruire; dans le cours de la guerre, on devait s’accorder des trêves pour ensevelir les morts, car les sacrilèges seuls restaient sans sépulture; après la victoire, n’élever aucun trophée durable, pour ne pas éterniser les haines, à moins que ces trophées, comme ceux de Salamine et de Marathon, ne rappelassent un triomphe sur les barbares ; respect à ceux qui se réfugiaient dans les temples ; enfin liberté entière pour tous d’assister aux jeux publics, d’aller consulter les oracles, de se rendre au temple commun et d’y sacrifier. Apollon refusait de répondre à ceux, États ou individus, qui consultaient son oracle sur des moyens de nuire à des Hellènes. Tel était parmi les Grecs le droit des gens, dont les amphictyons étaient les gardiens et dont Platon sera le théorien, au cinquième livre de sa République.

Ces règlements étaient mis sous la sanction de véritables anathèmes : Si quelques particuliers, ou ville, ou nation, commettent un attentat, qu’ils soient dévoués à Apollon, à Diane, à Latone, à Minerve-Pronæa. Puisse la terre ne porter pour eux aucun fruit; que de leurs femmes naissent des monstres affreux; que leurs troupeaux n’engendrent point suivant l’ordre de la nature; qu’ils soient malheureux à la guerre et dans toutes leurs affaires; qu’ils périssent misérablement, eux, leurs maisons et toute leur race ; enfin que leurs sacrifices à Apollon Pythien, à Diane, à Latone, à Minerve-Pronæa, offerts d’une manière illégale, soient toujours rejetés par ces divinités. Ces imprécations prononcées, l’amphictyon jurait d’employer sa voix, ses pieds, ses mains, à dénoncer, à poursuivre, à frapper le coupable. Malheur donc à qui violait les règlements amphictyoniques ! Pour le punir, le tribunal suspendait ses propres lois de clémence. Dans la première guerre Sacrée, au siège de Cirrha, les amphictyons, d’après le conseil de Solon, détournèrent la source dont la ville buvait les eaux, puis la lui renvoyèrent empoisonnée d’ellébore. Quand Cirrha fut prise, au bout de dix années (595), ils la rasèrent jusqu’au sol et, défendirent avec imprécations d’en cultiver jamais le territoire. Tout Grec était tenu de répondre au premier appel des amphictyons et de prêter ses mains à l’exécution de leurs décrets. Clisthénès de Sicyone, qui les seconda énergiquement devant Cirrha, reçut d’eux en retour un appui efficace dans ses projets contre la liberté de sa patrie.

Quel était donc le crime de Cirrha ? Elle avait offensé Apollon Delphien par les exactions exercées sur les pèlerins qui venaient sacrifier à ses autels. La protection du temple, de son territoire et de ceux qui y apportaient des offrandes, appartenait en effet aux amphictyons. Quelques théores[15] du Péloponnèse traversant le pays de Mégare, pour se rendre à Delphes, avaient été renversés de leur chariot par des gens de la contrée et jetés dans un marais, où plusieurs avaient péri. Le tribunal amphictyonique exigea aussitôt la mort des plus coupables et le bannissement des autres. Quand le temple de Delphes fut consumé par les flammes, en 548, les amphictyons firent marché avec les Alcméonides pour sa reconstruction. C’étaient eux qui administraient les trésors du dieu et qui les prêtaient à intérêts aux villes ou aux particuliers[16]. Ils avaient nécessairement de l’influence sur l’oracle : souvent les débats concernant les autres temples leur furent soumis. Ainsi ils décidèrent entre Athènes et Délos, au sujet de la préséance dans le sanctuaire d’Apollon ; et les Samiens, pour conserver sous les Romains le droit d’asile dans le temple de Junon, s’appuyèrent d’un décret des amphictyons. Après la victoire de Platée, ils contraignirent Lacédémone à effacer l’orgueilleuse et mensongère inscription qu’elle avait gravée sur une offrande.

Pourquoi, malgré ces prérogatives, l’influence de ce conseil fut-elle si bornée ? C’est que toute autorité centrale s’exerçant sur autre chose que les affaires religieuses effrayait les cités helléniques; c’est aussi que, en conséquence de l’antique répartition des voix, Sparte et Athènes, se trouvant. dans cette assemblée les égales de petites peuplades des environs du Pinde, n’avaient nulle affection pour une institution qui les mettait à un tel niveau. Il y eut un moment ou cette organisation faillit être réformée, quand Lacédémone, après Platée, proposa d’exclure de l’union les peuples qui n’avaient pas combattu contre les Perses. Thémistocle fit prudemment rejeter cette mesure qui eût fait du conseil amphictyonique, placé dans les mains de Sparte et relevé, agrandi par elle, un moyen puissant de domination.

Pendant les guerres Médiques et dans les quatre-vingts années que dure la prépondérance d’Athènes et de Lacédémone, l’assemblée de Delphes reste inactive et obscure. Après Leuctres, quand le premier rôle passe à une ville du nord de la Grèce, on la voit s’essayer à agir. Thèbes trouve utile de s’appuyer sur elle et en obtient une sentence contre les Spartiates. A cette époque, elle devient peu à peu. un instrument politique dont Philippe saura se servir.

 

II. Les oracles et les fêtes

D’autres institutions, qui tendaient moins manifestement à maintenir l’unité de la race hellénique, y contribuèrent certainement davantage : je veux parler des oracles, des fêtes et des jeux publics. Ce n’est pas aux Grecs qu’il fallait présenter ces liens fédératifs, tolérables seulement aux peuples dociles et disciplinés. Mais que grandisse la réputation d’un oracle, qu’un temple magnifique s’élève, que la pompe des cérémonies religieuses se déploie, que les jeux et les fêtes, que des concours et des luttes soient annoncés, et ces hommes crédules, curieux, amis des arts, des spectacles et de la gloire, pris à l’amorce de leurs goûts et de leurs plaisirs, quitteront ces petites cités qu’ils aiment tant pour accourir et s’asseoir à côté de ceux qu’ils combattaient hier, qu’ils combattront demain, et qui ne leur paraissent pour l’heure que des membres de la commune famille.

Aux temps anciens, quand les phénomènes de la nature frappaient vivement l’imagination des hommes, l’art de lire dans les entrailles des victimes et d’interpréter les songes, le vol des oiseaux, les éclats de la foudre faisait partie de la religion et de la politique : Tirésias et Calchas étaient alors en grand crédit auprès des rois. Avec les progrès de la sagesse laïque, on s’occupa plus des affaires de la terre que de celles du ciel. C’est une loi de l’histoire que le surnaturel perde en proportion de ce que la raison gagne.

Périclès et Épaminondas, Thucydide et Lysandre, Euripide et Aristophane, qui sentaient la puissance de leur esprit, croyaient à leur raison bien plus qu’aux paroles obscures d’un devin ou d’un prêtre ; mais, pour la multitude, la foi à la divination était encore si grande, que Plutarque la met au nombre des opinions qui tiennent du consentement universel un caractère d’absolue vérité ; et Platon disait (Timée, 47) : Dieu a donné la divination à l’homme pour suppléer à son défaut d’intelligence. Aussi n’était-ce pas à l’esprit le plus cultivé qu’on reconnaissait le privilège de lever les voiles de l’avenir. La manifestation de la volonté divine semblait d’autant plus éclatante que l’instrument était plus imparfait. L’aveugle, l’insensé, devenaient pour la foule des prophètes infaillibles avec lesquels devaient compter la sagesse de l’homme d’État et l’expérience du général. Les fontaines dont l’eau troublait l’économie du corps ou celle de l’esprit, les grottes d’où s’échappaient des gaz qui produisaient le délire et les hallucinations, furent regardées comme des lieux où la divinité était toujours présente.

La source de Castalie, tombant limpide et pure des roches Phédriades était l’eau sainte où tous ceux qui venaient consulter l’oracle devaient se purifier[17].

Si l’on excepte les chênes prophétiques de Dodone en Épire, dont les prêtresses interrogeaient les bruits au milieu des vents et de la tempête[18], il n’y avait pas en Grèce d’oracles plus fameux que ceux de l’antre de Trophonios en Béotie, et du temple de Delphes en Phocide ; tous deux provenaient d’une même cause, l’exhalaison gazeuse reçue ici par une prêtresse, là par le consultant. Plutarque et surtout Pausanias[19] nous ont laissé le récit des scènes étranges dont le sanctuaire de Trophonios était le théâtre.

La bouche de l’antre, souvenir de celui où Apollon avait tué le serpent Python, se trouvait dans une grotte haute de moins de trois mètres et qui n’en avait pas deux de large. Après de longues préparations et un examen rigoureux, on y descendait la nuit, à l’aide d’une échelle. A une certaine profondeur, il n’y avait plus qu’une ouverture extrêmement étroite par où l’on passait les pieds; alors on était entraîné avec une rapidité extrême jusqu’au rond du gouffre, au bord d’un abîme. Pris de vertige par la rapidité du mouvement, la peur et l’influence des gaz, on entendait des sons effrayants, des mugissements confus et des voix qui, du milieu de ces bruits, répondaient aux questions; ou bien l’on voyait des apparitions étranges, des lueurs traversant les ténèbres, des images qui, elles aussi, étaient une réponse. C’était l’imagination troublée par ces prestiges, qu’on remontait, relancé la tête en bas, avec la même force et la même vitesse qu’en descendant. Il fallait tenir dans chaque main des gâteaux de miel qui avaient la vertu, disaient les prêtres, de garantir de la morsure des serpents dont l’antre était rempli ; en réalité, pour empêcher le consultant de reconnaître avec ses mains les ressorts de toutes ces machines. Un des gardes du roi Démétrius, envoyé pour pénétrer ce mystère, entra dans la caverne, mais n’en sortit pas. On retrouva, quelques jours après, son corps rejeté par une issue secrète. Les prêtres l’avaient deviné et immolé. L’impression produite par ces apparitions, ou par l’effet de narcotiques puissants, était parfois telle, que la terreur éprouvée ne s’effanait pas complètement. Aussi, disait-on, des gens atteints d’une mélancolie incurable : Il a consulté l’oracle de Trophonios.

Apollon était moins terrible. Pour ce dieu de la lumière, interprète des volontés de Zeus, le souverain maître des hommes et des immortels, tout se passait au grand jour : la prêtresse seule souffrait de la présence du dieu. L’autorité de ses oracles s’étendait au delà des bornes du monde hellénique, jusqu’en Lydie jusque chez les Etrusques et à Rome, où les livres de la Sibylle apollinienne de Cumes eurent tant de crédit. Cicéron l’appelait l’oracle de la terre, et Delphes fut vraiment le centre de la religion hellénique, par le concours des pèlerins et l’importance des consultations demandées au dieu qui semblait être présent en ce lieu plus qu’en aucun autre de ses sanctuaires[20].

Pour que l’action divine parût. plus manifeste, les réponses d’Apollon étaient rendues, dans l’origine, par une jeune fille simple et ignorante, presque toujours atteinte de quelqu’une de ces affections nerveuses qui semblent communes dans certaines parties de la Grèce[21], plus tard par une femme âgée au moins de cinquante ans; enfin, une seule Pythie ne suffisant plus à l’immense affluence des pèlerins, on en établit trois. Ces malheureuses étaient traînées languissantes, éperdues, vers une ouverture de la terre d’où s’échappaient certaines vapeurs[22]. Là, assises sur un trépied où des prêtres les retenaient de force, elles recevaient l’exhalaison prophétique. On voyait leur visage pâlir, leurs membres s’agiter de mouvements convulsifs. D’abord, elles ne laissaient échapper que des plaintes et de longs gémissements; bientôt, les yeux étincelants, la bouche écumante, les cheveux hérissés, elles faisaient entendre, au milieu

des hurlements de la douleur, des paroles entrecoupées, incohérentes, que l’on recueillait avec soin et où le prêtre chargé de mettre cette réponse en vers s’ingéniait, dupe lui-même de sa foi dans l’oracle, à trouver la révélation de l’avenir que le dieu y avait cachée. Grâce à l’immense concours des pèlerins, les prêtres pouvaient se tenir au courant de toutes les affaires des États, même des particuliers. Ce qu’ils avaient appris de cette façon leur permettait de donner à des sons inarticulés une signification que la crainte ou l’espérance acceptait, et que la foi réalisait souvent ; car cette foi des Grecs n’était pas inerte comme le fatalisme des Orientaux, et on est bien près du succès, alors qu’on croit avoir les dieux pour complices. Ils furent aussi fréquemment les instruments volontaires ou intéressés des chefs des États. Si Démosthène put accuser la Pythie de philippiser, bien plus souvent elle hellénisa. Dans les grands dangers de la Grèce, ses réponses furent toujours patriotiques, malgré leur ambiguïté, et plus propres à porter l’espoir que le découragement dans l’âme des Grecs. A Olympie, les devins n’avaient pas la liberté de prononcer une prophétie contraire aux Hellènes.

Les oracles furent encore, bien souvent, les gardiens de la morale privée. Glaucos veut conserver un dépôt qui lui a été confié, la Pythie lui montre les malheurs réservés au parjure. Les Sybarites tuent un joueur de flûte réfugié au pied des autels, elle leur annonce la vengeance des dieux, qui arrive et va détruire leur cité. Un homme abandonne lâchement son compagnon aux attaques des bandits, elle refuse de lui répondre. On lui demande : Quel est le plus heureux des hommes ?Phédios, qui vient de mourir pour sa patrie. A Gygès, maître d’un puissant royaume, elle préfère un pauvre vieillard qui cultive en paix un petit champ au fond de l’Arcadie. Elle corrige jusqu’aux travers de la vanité. Anacharsis prétend être le plus sage des mortels, et Mégare la première des cités grecques; l’oracle, en leur répondant, attribue la suprême sagesse à un obscur montagnard de l’Œta, et ne donne pas même à Mégare le dixième rang dans l’Hellade. Au fronton du temple, on avait gravé en lettres d’or ce mot, source de toute morale : Γνώθι σεαυτόν, et cet autre : Μηδέν άγαν[23]. En tout la mesure, ou la modération dans les désirs, l’équilibre entre les facultés, la vie de l’esprit bien ordonnée. Le dieu de Delphes, qui éclaire les âmes en même temps que le monde, méritera de finir par être, pour les païens, le dieu universel, celui qu’Aurélien appellera le deus certes et qui sera adoré par Julien. Mais, à se mêler ainsi aux affaires humaines, le dieu, de quelque obscurité qu’il enveloppât le plus souvent ses réponses, courait le risque de compromettre son autorité, quand l’événement était en contradiction manifeste avec l’oracle; et, en révélant l’avenir, il donnait la tentation d’employer tous les moyens pour détourner les menaces ou réaliser les espérances. De là quelquefois des crimes comme en montrent les légendes d’Œdipe, d’Oreste et de Cypsélos.

Remarquons cependant que les oracles supposaient la croyance à l’intervention directe des dieux dans les affaires humaines, par conséquent à une action de la Providence contraire à la fatalité. Pour les anciens Grecs, la prière et les sacrifices servaient à gagner la protection des immortels ; les Érinnyes, à punir les crimes des hommes ; et, avec cette double conviction, la morale était sauve. Ce sont les stoïciens qui ont établi le destin comme doctrine philosophique et, heureuse contradiction, le stoïcisme finit par être une grande école de moralité, ainsi qu’il est arrivé pour les calvinistes, malgré leur système de la prédestination, et pour les jansénistes, malgré leur doctrine de la grâce. Le coeur corrige souvent dans l’homme les erreurs de la logique.

 

Les Grecs aimaient les oracles. Peuple curieux et impatient, ils voulaient tout savoir, même l’avenir. L’énigme leur plaisait, elle exerçait la subtilité de leur esprit; mais ils aimaient aussi la pompe et l’éclat des fêtes, si brillantes sous leur beau ciel, et ils marquaient par des solennités religieuses les grandes phases de leur existence nationale, comme les phénomènes de la vie naturelle et morale qui leur semblaient un bienfait, un conseil ou une menace des dieux.

Platon trouvait, pour ces solennités, à côté de la raison religieuse, un motif social : Les dieux, dit-il (Lois, II, 1), touchés de compassion pour le genre humain, que la nature condamne au travail, lui ont ménagé des intervalles de repos par la succession régulière des fêtes instituées en leur honneur. Les Grecs goûtaient si bien cette raison, qu’ils multiplièrent les intervalles au point d’égaler presque le repos au labeur. On a compté qu’à Athènes plus de quatre-vingts jours de l’année étaient remplis par des fêtes et des spectacles.

Ces spectacles et ces jeux n’étaient pas l’inutile délassement d’une foule paresseuse comme la plèbe de Rome sous les Césars ; ils faisaient partie de la religion et du culte national[24] ; ils étaient la grande école du patriotisme et de l’art., même de la morale : Les Muses, dit Platon, et Apollon, leur chef, y président et les célèbrent avec nous. Le coupable en était banni ; mais le pauvre, même l’esclave, y assistaient. Aux grandes Dionysies d’Athènes, les fers des prisonniers tombaient pour qu’ils pussent, eux aussi, célébrer la fête joyeuse du dieu qui chasse les chagrins rongeurs et rend l’esprit libre comme la parole. Tant qu’elle durait, l’esclave n’avait pas de maître, ni le captif de gardiens. En Crète, le jour des Hermées, c’étaient les maîtres qui servaient à table leurs serviteurs.

Chaque ville avait ses fêtes particulières et réservait pour ces solennités des places aux habitants d’une ville alliée, d’une colonie ou de la métropole. Dès que le service du dieu commençait, les affaires de la cité étaient suspendues : les tribunaux se fermaient ; on ajournait les payements, les exécutions des débiteurs ou des coupables, même à Sparte, les décisions qui importaient le plus à la sûreté de l’État. On ne voulait pas servir à la fois deux maîtres, le peuple et les dieux. Démosthène cite une loi d’Athènes qui punissait la violation du repos des jours fériés[25] et transformait en crimes contre l’État les délits commis envers ceux qui, ayant un rôle officiel dans ces l’êtes, y portaient la couronne signe de l’autorité publique[26].

Comme durant notre moyen âge, les corporations, les métiers, même l’âge et le sexe, avaient leurs patrons et leurs fêtes. Ainsi, à Athènes, les matelots, les forgerons, et sans doute bien d’autres ; à Sparte, les nourrices ; en divers lieux, les esclaves. Il y avait pour les jeunes gens, les jeunes filles, les femmes mariées, des dévotions particulières, et les familles avaient leurs saints, qu’on appelait les héros ou les démons, ce qui n’empêchait pas d’accomplir aux autels des dieux communs les rites ordinaires pour les naissances, les mariages et la mort.

De même qu’au moyen âge encore, le clergé, pour amuser quelques instants le peuple des fidèles, ouvrait, à certains jours, les églises à des fêtes peu édifiantes. Délos avait des rites burlesques. Ses prières faites, le pèlerin devait tourner autour du grand autel d’Apollon, sous les coups de fouet des prêtres, et mordre à belles dents le tronc de l’olivier sacré, les mains derrière le dos. C’était, ajoute Callimaque[27], une nymphe de Délos qui avait imaginé ce jeu pour amuser l’enfance du jeune Apollon.

Je ne parlerai que de trois de ces fêtes : l’une qui montre le côté honteux, orgiastique de l’ancien naturalisme ; l’autre, la magnificence des pompes religieuses; la troisième, les idées morales qui se mêlaient si rarement au culte païen. Ce sont les fêtes de Dionysos ou Bacchus[28], les grandes Panathénées et les Thesmophories.

Autrefois, dit Plutarque[29], la fête de Dionysos avait une simplicité qui n’excluait pas la joie : en tête du cortège une cruche pleine de vin et, couronnée de pampres ; derrière, un bouc, puis un des assistants chargé d’un panier de figues ; enfin un autre portant le phallos, symbole de la fertilité. Dionysos présidait aux travaux champêtres, qui, dans un pays peu fertile en blé, étaient surtout les travaux des vignobles. Aussi était-il par excellence le dieu du raisin, et à chaque phase de la végétation de la vigne ou de la fabrication du vin répondait une Dionysie. L’approche des vendanges était annoncée par une procession et des jeux. Des jeunes gens, vêtus de la longue robe d’Ionie, portaient des ceps avec leurs grappes et des. branches d’olivier auxquelles étaient suspendus tous les fruits alors en maturité.    Et ils chantaient : Branches divines, de vos rameaux découlent le miel, l’huile et le pur nectar qui remplit la coupe où l’on trouve le sommeil. La fête se terminait par des courses à pied : le vainqueur recevait pour récompense un vase rempli jusqu’aux bords.

Autre fête quand le raisin était mis sous le pressoir. D’abord des libations de vin doux et le plus somptueux festin qu’on pût faire : on n’oubliait pas d’y honorer le dieu en usant largement de ses dons; ensuite une procession solennelle. On montait à demi aviné sur les chars qui avaient porté les vendanges, la tête cachée sous les pampres, le lierre ou le feuillage, le corps couvert de peaux de bêtes ou de vêtements bizarrement disposés, et l’on parcourait les bourgs en se lançant de gais propos, comme on faisait naguère encore durant nos jours de carnaval. Des femmes plus particulièrement dévotes au dieu de la fécondité et prenant son nom, les bacchantes ou ménades, formaient un groupe à part et tenaient à la main des thyrses ou des phallos. En de certains lieux, des tréteaux étaient dressés. Le cortège s’y arrêtait : un des assistants y montait pour réciter un dithyrambe qui célébrait les aventures du dieu du vin et de la joie. Des choeurs répondaient d’en bas, et les Pans, les sylvains, les satyres, dansaient à l’entour. Silène, sur son âne, lançait des brocards et buvait. Un bouc, l’animal lascif, était la récompense de celui qui avait composé les chants pour la fête, et il servait de victime sur l’autel du dieu[30].

De ces mascarades burlesques, de ces dialogues obscènes, de ces chants pieux et avinés, sortirent la comédie et la tragédie[31]. Thespis et Phrynichos confièrent le dithyrambe à un seul personnage et ajoutèrent à l’hymne saint des récits, Eschyle un dialogue et une action accomplie par plusieurs personnages : l’art dramatique était né ; Eschyle en est le père.

Les Anthestéries, ou fête des fleurs qui durait trois jours, avaient lieu au printemps, après la fermentation, quand on ouvrait pour la première fois les vases qui renfermaient le vin nouveau. On en offrait aux dieux quelques gouttes en libations : aux voisins, aux journaliers, aux esclaves, on en versait à pleins bords[32]. A Athènes, on célébrait un festin public que présidait l’archonte roi, dont la femme avait un rôle important dans la cérémonie. Personnifiant la cité et épouse mystique de Dionysos, elle conduisait sur un char, au temple de Limnae, une vieille idole du dieu. D’autres femmes, costumées en Nymphes, Heures et Bacchantes, formaient le cortège nuptial qui entourait les deux époux jusqu’au sanctuaire où se célébrait l’union sainte , l’ίερός γάμος. de Bacchus et d’Athènes[33].

Ces fêtes étaient celles de la joie ; les Bacchanales furent celles du regret et de la douleur. Elles avaient lieu la nuit, au solstice d’hiver, quand la vigne desséchée et comme morte montrait le dieu éloigné ou impuissant. Des femmes seules, les Ménades ou les Furieuses, accomplissaient ces rites farouches sur les flancs du Parnasse et les cimes du Taygète, ou dans les plaines de la Macédoine et de la Thrace. Chez les Doriens, ces femmes gardaient une certaine retenue ; mais en Béotie, échevelées, demi nues, elles couraient à la lueur des flambeaux au bruit des cymbales, avec des cris sauvages, des gestes et des transports violents. L’exaltation nerveuse amenait le désordre des sens, des idées, des paroles et des attitudes; l’obscénité devenait un acte pieux. Quand les ménades dansaient éperdues, avec des mouvements désordonnés, des serpents autour des bras, à la main un poignard ou le thyrse, dont elles frappaient tout autour d’elles ; quand l’ivresse et la vue du sang portaient jusqu’au délire la troupe furieuse, c’était le dieu qui agissait en elles et qui les sacrait prêtresses de son culte. Malheur à l’homme qui surprenait ces mystères : il était mis en pièces ; les animaux mêmes étaient déchirés ; elles mangeaient leur chair palpitante et buvaient leur sang[34].

Ce culte orgiastique n’eut jamais, à Athènes, de popularité. La solennité par excellence fut, dans cette ville, les grandes Panathénées, qui duraient quatre jours, dans la troisième année de chaque olympiade, du 25 au 28 du mois hécatombéon (juillet-août)[35]. C’était à la fois la fête d’Athéna et de toutes les tribus de l’Attique, qui, au pied de son autel, s’étaient unies en un seul peuple ; c’était aussi la fête de la guerre et de l’agriculture, de toutes les qualités du corps et de tous les doits de l’intelligence. En l’honneur de la déesse qui portait la lance, mais qui avait aussi créé l’olivier et enseigné les arts, on célébrait une danse armée, des courses de chars, des luttes gymniques, dont les récompenses étaient, pour les vainqueurs, des vases peints remplis de l’huile fournie par les oliviers sacrés ; des exercices équestres, où les cavaliers portaient des flambeaux allumés à l’autel d’Éros, symbole de l’amour éveillant l’intelligence rapide; ensuite la récitation de vers d’Homère ou de quelque poète héroïque et des concours de musique ; enfin, ce qui ajoutait une sainte et pure émotion à toutes celles qui naissaient de cette belle solennité, le citoyen qui avait bien mérité de la patrie recevait une couronne, aux yeux de la multitude accourue de la Grèce entière. Pour les grandes Panathénées, l’ίερουμηνία, ou temps consacré aux préparatifs de la fête et pendant lequel tout travail civil était interdit, durait au moins quinze jours.

La frise du Parthénon, le temple de la Vierge, montre encore, par des sculptures magnifiques, quoique mutilées, la cavalcade aux flambeaux, la course des chars et la procession du péplos ou voile dont était recouverte la statue en bois d’Athéna, que l’on croyait tombée du ciel. Ce voile, d’un tissu léger, parsemé de broderies d’or, avait été fait durant l’année précédente par des jeunes filles nées dans les plus nobles maisons, les έργαστϊναι. Pendant toute la durée du travail, elles étaient demeurées sur l’Acropole, dans l’Érechthéion, vêtues d’une robe blanche, sur laquelle était jetée une sorte de cape brochée d’or. Les plus riches citoyens se disputaient, comme une œuvre pie, le droit de fournir à leur subsistance.

Dans un passage de sa tragédie d’Ion[36], Euripide décrit la décoration intérieure du Parthénon, ce qu’on a appelé la chambre de la Vierge. Une tapisserie merveilleuse à voir s’étend au-dessous du toit entr’ouvert et voici ce que représente le précieux tissu : Ouranos rassemble les astres au milieu de la voûte céleste. Le Soleil dirige ses coursiers vers le couchant, où se voient les dernières lueurs du jour, et il traîne à sa suite l’étoile brillante d’Hespéros. La Nuit, couverte de voiles sombres, presse son attelage : les étoiles font cortège à la déesse. La Pléiade s’avance à travers l’éther avec Orion, le porte-glaive ; au-dessus d’eux, l’Ourse enroule sa queue lumineuse autour du pôle d’or. La lune, qui partage les mois, brille en son plein au haut du ciel ; les Hyades, qui ne trompent jamais le nautonier, annoncent l’orage, et l’Aurore, messagère du jour, chasse devant elle les astres de la nuit[37]. Sur les murs du temple, des tapisseries représentent des barbares sur leurs galères bien construites aux prises avec celles des Grecs ; puis des monstres, moitié hommes, moitié bêtes, des chasses à cheval, des poursuites de cerfs et de lions féroces. A l’entrée, Cécrops, près de ses filles, déroule ses replis tortueux : c’était l’offrande d’un citoyen d’Athènes[38].

Le jour de la fête de Minerve, les magistrats, gardiens des lois et des rites sacrés, ouvraient la marche; après eux venaient les vierges, chargées des vases nécessaires aux sacrifices, les jeunes filles portant les corbeilles sacrées, canéphores[39], puis les victimes aux cornes dorées, toujours nombreuses, car chaque colonie d’Athènes envoyait un boeuf, pour que ses concitoyens eussent le droit de s’associer à la fête et au festin sacré, suivaient des musiciens jouant de la flûte et de la lyre, un groupe de beaux vieillards ayant tous à la main une branche d’olivier; les cavaliers, les chars et la foule immense du peuple portant des rameaux de myrte. Ce jour-là, les captifs eux-mêmes étaient libres, afin qu’il n’y eût personne dans la cité qui ne pût fêter la déesse chaste et libre, puisqu’elle était restée vierge.

Les Thesmophories ou la fête des législatrices, avaient un autre caractère. L’idée de la cité particulière y cédait la place à celle de la commune société des hommes, la publicité au mystère, la foule à une troupe choisie d’officiants. Les Panathénées étaient la fête de Minerve et d’Athènes, les Thesmophories, celle de la famille et de la vie sociale, gouvernées par les saintes lois que les grandes déesses avaient fondées sur l’agriculture et la propriété. L’idée si complexe de la fécondité avait, chez les anciens, bien des représentants. Tandis que Vénus avait été peu à peu réduite à n’exprimer que le plaisir, et Bacchus l’orgie, Déméter était restée la chasteté féconde, la déesse qui rendait les familles prospères par les moeurs honnêtes, et les champs fertiles par un travail réglé. Au fond de son culte se trouvait bien l’idée de la génération, mais selon la nature et la loi morale, non pour le désordre et l’emportement des sens. Son surnom par excellence était celui de législatrice.

Les Thesmophories se célébraient en beaucoup de pays, nulle part avec autant d’éclat qu’à Athènes. Elles avaient lieu à l’époque des semailles d’automne; aussi les femmes mariées seules officiaient[40], après s’y être préparées, durant plusieurs jours, par le jeûne, l’abstinence et des purifications qui donnaient un caractère chaste et pieux à des rites qu’il eût été facile de faire dégénérer en licence[41] ; les hommes étaient rigoureusement exclus de certaines cérémonies qui s’accomplissaient la nuit.

La course des torches était une fête plus simple, mais d’un sens profond. Au feu de l’autel dressé à Prométhée dans l’Académie, on allumait des flambeaux, et la victoire restait à celui qui, après une course rapide, rapportait à l’autel sa torche enflammée. Cette fête rappelait que le Titan avait donné aux hommes le feu, principe de tous les arts, et qu’ils ne devaient pas le laisser s’éteindre. Il s’y mêlait un autre souvenir mythologique, la légende qui attribuait au Titan, comme à Vulcain, le coup de hache frappé sur la tête de Jupiter d’où était sortie Minerve ou l’Intelligence qui éclaire. La foule n’y voyait qu’un spectacle, tout au plus un témoignage de reconnaissance envers celui à qui l’humanité devait des dons plus précieux que ceux de Cérès et de Bacchus[42] ; mais, pour quelques-uns, c’était la lumière que la Grèce avait reçue, qu’elle devait répandre et qu’en effet elle a partout répandue.

 

III. Les mystères, l’orphisme

Certaines de ces fêtes ont eu une longue popularité et sont encore l’objet d’études persévérantes; je veux parler des mystères, surtout de ceux de Samothrace et d’Éleusis, renommés comme les plus anciens et les plus vénérables.

A Samothrace, on honorait les dieux Cabires, dont les vrais noms, cachés aux profanes, étaient révélés aux seuls initiés, pour que seuls ils pussent, dans le péril, invoquer ces divinités puissantes et secourables.

Un ancien nous les a pourtant livrés[43] : Axiéros, Axiokersos et Axiokersa, qui formaient une triade sainte, plus un quatrième dieu, Kasmilos, probablement leur fils. Les trois premiers noms renferment les racines éros, l’amour, et kersos, forme archaïque de xόρος et de xόρη, jeune garçon et jeune fille. Axiokersos et Axiokersa étaient donc le principe mâle et le principe femelle, attirés l’un vers l’autre par l’amour, et leur culte, un de ceux au fond desquels se retrouve l’idée de génération et de production, qui a tant préoccupé l’antiquité païenne. L’enseignement donné aux initiés paraît avoir roulé sur des notions cosmogoniques où l’on s’efforçait bien plus de pénétrer la nature des choses que celle des dieux. C’est du moins l’avis de Cicéron[44].

Tout le monde pouvait être initié aux mystères de Samothrace, mais après des purifications qui expiaient les crimes et passaient pour garantir dans cette vie contre le danger, et pour assurer, au delà du tombeau, une existence meilleure. Une des conditions nécessaires était la confession faite au prêtre par le récipiendaire. Lysandre et Antalcidas s’y refusèrent. Le prêtre les ayant sommés de confesser le plus grand crime qu’ils eussent commis : Les dieux le savent, dit le second, c’est assez. Est-ce toi ou les dieux qui l’exigent ? dit le premier. — Ce sont les dieux. — Alors retire-toi ; s’ils m’interrogent, je répondrai.

Les mystères d’Éleusis font involontairement penser à ces représentations théâtrales que le moyen âge appelait aussi, mais dans un tout autre sens, des mystères : car elles étaient la mise en scène de la belle et dramatique légende de Déméter et de Kora (Cérès et Proserpine) qu’un hymne homérique nous a conservée[45]. En voici le résumé :

Proserpine, brillante de jeunesse et de beauté, jouait dans le champ Nyséen[46] avec les Nymphes, filles de l’Océan, et cueillait les fleurs parfumées de la prairie, quand soudain la terre s’entrouvre, et le dieu des Enfers paraît monté sur un char étincelant d’or. Il saisit, malgré ses pleurs, la vierge immortelle, et ses coursiers fougueux l’emportent à travers l’immensité. Sous leurs pas rapides, la terre fuit, et le ciel étoilé, et la mer profonde, et la route embrasée du soleil. En vain Proserpine fait retentir de ses cris le sommet des montagnes et toute l’étendue de l’Océan, nul dieu, nul mortel n’entend sa voix. Cérès l’a reconnue ; son cœur maternel est saisi d’un violent désespoir ; elle arrache les bandelettes qui ceignaient sa belle chevelure; elle jette sur ses épaules divines un manteau d’azur et se met à la poursuite du ravisseur. Mais, parmi les dieux et les hommes, personne ne peut lui indiquer la route qu’il a suivie : Hécate seule et le Soleil avaient vu la violence, et ils n’osaient la révéler. La déesse interrogea le vol des oiseaux : l’augure resta sans réponse. Ainsi le voulait le maître des dieux, qui avait autorisé cet hymen de Pluton.

Durant neuf jours, la déesse vénérable parcourut la terre; durant neuf nuits, elle chercha sa fille, un flambeau à la main ; et ni le nectar ni l’ambroisie n’approchèrent de ses lèvres[47]. Cependant, lorsque brilla la dixième aurore, Hécate lui, dit enfin qu’elle avait vu passer Proserpine sur un char étincelant, mais sans pouvoir reconnaître le ravisseur. Le Soleil en savait davantage. C’est Pluton, dit-il à Cérès, qui, par la permission de Jupiter, a ravi votre fille. Mais le roi des Enfers n’est pas un gendre indigne de vous, car une des trois parties du monde obéit à ses lois.

A cette révélation d’un destin inexorable, Cérès est pénétrée de douleur. Elle quitte l’assemblée des dieux et l’Olympe ; elle échange les traits d’une déesse contre ceux d’une vieille femme et descend sur la terre pour y chercher encore sa fille. Après de longues courses inutiles, elle s’arrête à Éleusis et s’assoit, abîmée dans ses pensées, à l’ombre d’un olivier, sur la triste pierre, au bord du chemin qui menait au puits de Parthénios, que Callimaque a chanté. Kéléos régnait alors à Éleusis. Ses filles en allant puiser de l’eau à la fontaine dans des vases d’airain, voient et interrogent l’inconnue, dont la tête est voilée en signe de deuil. Mon nom est Déo[48], répond la déesse. Des pirates m’ont enlevée en Crète ; je leur ai échappé pendant que, débarqués non loin de ces rivages, ils préparaient leur repas du soir. J’ignore où je suis. Prenez pitié de moi, chères enfants, et trouvez pour moi quelque charge à remplir dans le palais de votre père. Kallidice, la plus belle, lui répond avec bonté et lui montre la demeure des héros du pays, du sage Triptolème, du juste Eumolpos et de Kéléos, son père. Les épouses de ces héros, lui dit-elle, veillent avec diligence sur leur demeure ; aucune ne vous repoussera avec mépris. Notre mère, Métanire, vous donnera sûrement asile dans son palais, et vous garderez notre jeune frère, que nos parents ont eu dans leurs vieux jours. Métanire y consent.

Quand, au seuil du palais, Cérès laisse enfin tomber son voile, un rayon divin brille à travers les traits que la vieillesse et la misère semblent avoir flétris. Métanire se lève instinctivement de son siège royal et veut y faire asseoir l’inconnue. Elle refuse et demeure triste, silencieuse, jusqu’à ce que la jeune Iambée lui ait présenté un siège couvert d’une blanche toison, et ait amené par de joyeux propos un sourire sur ses lèvres. Métanire lui offre alors une coupe de vin ; elle ne veut accepter que le breuvage consacré, le cycéon, mélange d’eau et d’un peu de farine, parfumé avec de la menthe.

La reine lui confie son fils Démophoon. Elle ne le nourrit d’aucun des aliments que prend une bouche mortelle, ni lait ni pain ; mais elle oint son corps d’ambroisie, répand dans sa poitrine un souffle divin et le berce sur le sein d’une immortelle. La nuit, elle le plaçait au milieu d’un foyer ardent, pour détruire ce qui restait en lui de corruptible.

Cependant Démophoon grandissait en force et en beauté. Sa mère veut surprendre le secret de cette éducation merveilleuse. Une nuit, elle voit son fils au milieu des flammes et jette un grand cri. La déesse aussitôt se révèle et punit le doute qu’elle inspire : Insensés et aveugles, qui ne connaissez ni les biens ni les maux que le destin vous réserve ! Je voulais affranchir Démophoon de la mort ; maintenant il mourra, et parce que vous n’avez pas eu confiance, la discorde et la guerre désoleront Éleusis. Je suis la glorieuse Déméter, la joie des dieux et des hommes. Qu’un temple s’élève ici pour moi, et j’y enseignerai les mystères qui permettront aux hommes de se racheter de la faute qui vient d’être commise.

Le temple s’éleva, et la déesse y fixa sa demeure ; mais, toujours inconsolable et irritée, elle refusa sa bénédiction à la terre. Les germes restaient sans vie, les plaines sans moissons. Le genre humain allait périr. Zeus envoya, pour fléchir la déesse, Iris aux ailes d’or, sa messagère, puis tous les dieux. Elle demeura implacable. Alors Hermès descendit aux Enfers, et, au nom de Jupiter, demanda au sombre monarque de laisser sa jeune épouse revenir au ciel embrasser sa mère. Pluton y consent, et Proserpine s’élance avec joie sur le char étincelant de son époux. Arrivée au temple d’Éleusis, elle se jette dans les bras de sa mère qui, de bonheur, pleure et ne peut parler. Cérès craint que sa fille, retrouvée, ne lui soit encore ravie, car elle sait le secret terrible, inviolable : si Proserpine n’a pris aucune nourriture auprès de son époux, elle ne lui reviendra jamais, mais si elle a goûté, aux Enfers, à quelque aliment, elle appartiendra à Pluton un tiers de l’année, et ne pourra passer que les deux autres sur la terre et aux cieux. Symbole charmant du germe qui doit s’unir à la terre durant les sombres mois, pour reparaître et s’épanouir à la douce lumière de la saison chaude et féconde, sa première mère.

Cérès interroge sa fille avec anxiété : Chère enfant, as-tu goûté à quelque nourriture ? Proserpine a mangé un pépin de grenade ; il faut donc que les destins s’accomplissent. Rhéa, l’antique déesse, descend, par l’ordre de Jupiter, à Rharios, champ autrefois fertile, où, par la colère de Cérès, le grain reste inerte dans les sillons, et elle annonce la volonté du dieu inexorable. La déesse se résigne. Elle rend aux campagnes leur fertilité ; elle enseigne à Triptolème et à Eumolpos les secrets de l’agriculture[49] et les rites sacrés par lesquels elle veut être honorée, puis remonte vers l’Olympe. Mais elle et sa fille veillent désormais sur la terre, et accordent une vie heureuse à ceux qui les invoquent après s’être fait initier à leurs mystères[50].

Les fêtes d’Éleusis étaient la mise en action de cette légende sous la direction des Eumolpides, à qui, dit le poète, était remise la clef d’or des mystères.

Le 15 du mois boédromion, le premier pontife d’Éleusis, l’hiérophante, toujours choisi dans cette famille, et dont le sacerdoce était à vie, à condition qu’il gardât le célibat, se rendait au Poecile d’Athènes, la tête couverte du diadème, et y proclamait l’ouverture de la solennité, ainsi que les obligations imposées aux initiés et aux mystes : ceux-ci étaient les novices qui s’étaient longuement préparés, sous la direction d’un Eumolpide, à recevoir l’initiation[51]. Les barbares et les meurtriers, même involontaires, étaient exclus ; mais tout homme de sang hellénique qui avait l’âme et les mains pures pouvait être admis. Le lendemain, les mystes allaient faire à la mer des purifications qui étaient renouvelées plus tard sur la route d’Éleusis. Le 17, le 18 et le 19, ils préludaient à l’initiation par des sacrifices, des cérémonies expiatoires et des prières, selon un rituel soigneusement caché aux profanes, et par un jeûne d’un jour, qui n’était rompu que le soir.

La plus touchante de ces cérémonies était celle où soit un jeune garçon, soit une jeune fille de pur sang athénien, et qu’on appelait l’enfant du foyer parce qu’il se tenait le plus près de l’autel et de la flamme du sacrifice, accomplissait certains rites d’expiation au nom de ceux qui demandaient à être admis aux mystères. Il semblait que ces supplications, passant par des lèvres innocentes, en seraient plus agréables aux dieux : c’était le rachat de tous par la prière d’un enfant.

Le 20, la partie de la fête qui se passait à Athènes était finie, et par la voie Sacrée partait la grande procession qui portait à Éleusis l’image d’Iacchos, qu’on donnait pour fils à Cérès, et dont le nom était le cri d’allégresse des initiés. La route n’était que de cent cinquante stades[52] environ, mais on y faisait de nombreuses stations pour les sacrifices, les ablutions et les chants. Au pont du Céphise, de gais propos, échangés entre les pèlerins allant au temple et la foule courant aux fêtes, rappelaient ceux d’Iambé qui avaient un moment distrait la déesse de ses tristes pensées[53]. On n’arrivait à Éleusis que le soir, aux flambeaux, et on y demeurait plusieurs jours : la foule livrée aux divertissements qu’elle cherche dans ces solennités, les initiés tout entiers aux actes religieux qui s’accomplissaient pour eux seuls. Le héraut, avant de leur ouvrir les portes saintes, s’écriait : Loin d’ici les profanes, les impies, les magiciens et les homicides. Un de ceux-là, trouvé dans le sanctuaire, au milieu des initiés et des mystes, eût été puni de mort. La même peine, avec la confiscation des biens, frappait ceux qui révélaient les mystères.

Le temple s’élevait au-dessus d’Éleusis, sur le penchant d’une colline. Un mur, qui renfermait un espace long de cent trente mètres et large de cent, interdisait aux profanes l’approche et la vue de l’enceinte sacrée[54]. Les initiés s’y rendaient vêtus de longues robes de lin, les cheveux relevés par des cigales d’or et ceints d’une couronne de myrte. Ils rappelaient, par des cérémonies symboliques, le rapt de Proserpine et son séjour aux Enfers, la douleur de Cérès et ses courses errantes. Les rites les plus saints se célébraient la nuit, temps propice aux choses mystérieuses et à cette ivresse de l’esprit qui naît de l’imagination surexcitée. Un des plus fameux était la course aux flambeaux. Ils sortaient de l’enceinte, marchant deux à deux sans bruit, avec une torche allumée, puis, rentrés dans le parvis sacré, couraient en tous sens, secouaient leurs torches pour en faire jaillir les étincelles qui purifiaient les âmes, et se les transmettaient de main en main, en signe de la lumière et de la science divines qui se communiquent et qui vivifient. Peu à peu les torches s’éteignaient ; alors du sein des ténèbres sortaient des voix mystérieuses et des images effrayantes, que montraient de rapides éclairs. La terre mugissait ; on entendait des bruits de chaînes et des hurlements de douleur. L’effroi descendait dans les cœurs.

Après ces épreuves, qui constataient et affermissaient la foi des fidèles, le poème sacré continuait à se dérouler : Proserpine était retrouvée, et aux scènes de deuil succédaient les scènes d’allégresse, aux terreurs du Tartare les joies de l’Empyrée : les ténèbres s’illuminaient de mille feux ; le sanctuaire s’emplissait de lumière et d’harmonie. Des apparitions merveilleuses, des chants sacrés, des danses rythmiques, annonçaient l’accomplissement des mystères. Enfin les voiles tombaient, et Cérès apparaissait dans sa majestueuse beauté.

Nous n’avons malheureusement que des révélations fort incomplètes, et nous ne pouvons suivre l’ordre des cérémonies, dont quelques-unes étaient comme des sacrements. Les purifications préliminaires, qui lavaient toute souillure, rappellent le baptême, et en buvant le cycéon ou breuvage sacré, l’initié communiait avec la nature et la vie. D’autres rites consistaient dans l’adoration de reliques et d’objets mystérieux qu’on prenait, en les baisant, et qu’on se passait de main en main ou que l’on replaçait dans la corbeille sacrée, kalathos. J’ai jeûné, disait la formule des mystères ; j’ai bu le cycéon ; j’ai pris de la ciste et, après avoir goûté, j’ai déposé dans la corbeille ; j’ai repris de la corbeille et j’ai mis dans la ciste.

Les fêtes se célébraient à deux époques différentes de l’année, parce qu’il y avait trois degrés d’initiation, comme trois ordres de cléricature, car les initiés formaient bien, dans le sens primitif du mot, un clergé[55]. Les petites Éleusinies, qui étaient une préparation aux grandes, avaient lieu au mois des premières fleurs, anthestérion (février), lorsque la vie, se réveillant au sein de la terre, annonçait le retour de Proserpine à Éleusis ; les Grands mystères, au mois des courses sacrées, boédromion (septembre), quand la nature allait s’endormir et la fiancée d’Hadès retourner vers son époux, dans le sombre séjour. On n’était admis qu’au bout d’une année à la dernière initiation l’époptie ou contemplation suprême.

L’homme a toujours fait cette offense au juge suprême de supposer qu’il réglerait sa sentence non sur les actes de la vie, mais. sur les dévotions du temple, et l’on s’est dit l’élu des dieux pour avoir rempli certaines pratiques que d’autres n’accomplissaient pas. Les initiés d’Éleusis comptaient résolument sur les béatitudes éternelles qu’Homère et Hésiode réservaient à quelques héros. Bienheureux, dit l’hymne homérique à Déméter, bienheureux les mortels qui ont vu ces choses ! Celui qui n’a pas reçu l’initiation n’aura pas, après la mort, une aussi belle destinée dans le royaume des ténèbres[56]. — Il y croupit, ajoute Pindare, dans le bourbier d’Hadès, tandis que l’homme purifié par l’initiation a connu avant d’être mis en terre le commencement et les fins de la vie ; après sa mort, il habite avec les dieux. Et Sophocle : Seuls, ils ont la vie éternelle. On croyait même que durant la célébration des mystères, l’âme des initiés participait à l’état des bienheureux[57]. Dans le tableau des Enfers peint à Delphes par Polygnote, deux femmes étaient représentées, qui, nouvelles Danaïdes, portaient des vases sans fond d’où l’eau s’échappait. Une inscription disait qu’elles n’avaient pas été initiées, ce qui signifiait que sans l’initiation la vie s’écoule et se perd.

Ces idées n’étaient point très anciennes, car la question de l’immortalité de l’âme était toujours restée obscure, et les conceptions d’Homère et d’Hésiode avaient suffi aux besoins religieux du génie grec jusqu’au sixième siècle. Alors la voie où l’hellénisme s’avançait fut élargie par trois puissances nouvelles : les philosophes, qui agitèrent déjà de bien téméraires questions ; les poètes dramatiques, dont la main hardie remua profondément le vieux monde des légendes héroïques ; enfin de pieuses confréries, qui prétendirent donner satisfaction à des curiosités plus exigeantes que celles des temps passés. Il a été question précédemment des premières écoles de philosophie, et il sera parlé plus loin du drame. Mais, à la suite des mystères, viennent naturellement se placer les associations qui s’aventuraient, par delà le culte officiel, en des régions ténébreuses où l’homme cherchait ce qui pouvait calmer ses inquiétudes.

Dans presque toutes les religions, en dehors du culte domestique, réglé par le père de famille, et du culte public, soumis à des rites traditionnels sous la surveillance des magistrats, il s’est pratiqué des dévotions particulières qui, croit-on, conduisent à une vie plus sainte et souvent mènent à de dangereux désordres. Dans la seconde moitié du sixième siècle, on commença à parler des livres d’Orphée contenant les révélations nécessaires pour arriver à la vie bienheureuse. Aristote, qui ne croit pas à l’existence de ce personnage mythique, attribue les vers qu’on faisait courir sous son nom à Cercops, un philosophe pythagoricien, et au poète Onomacritos, tous deux contemporains des Pisistratides[58]. Quelle qu’en fût l’origine, cette poésie qui répondait à certaines aspirations provoqua

la formation de sociétés au sein desquelles les idées religieuses plus étudiées, plus raffinées, se dégagèrent peu à peu des conceptions grossières du culte populaire. Secte moitié philosophique, moitié religieuse, l’orphisme, qui trouva dans Athènes un lieu d’élection, développa l’idée de l’harmonie du monde, garantie par l’observance des lois morales et, pour la rémission des fautes, par les actes expiatoires qui assuraient la jouissance, après la mort, des plaisirs élyséens. Dionysos Zagréus, le dragon né, dans la Crète ou la Thrace sauvages[59], de Zeus et de Perséphoné, la Junon infernale, et le Dionysos des monts béotiens que parcouraient les bacchantes furieuses[60], furent réunis par les Orphiques en une seule divinité khthonienne, qu’ils associèrent sous le nom d’Iacchos, à Déméter et à Kora. Ce rapprochement était naturel : Cérès, qui avait semé le blé, Bacchus, qui avait planté la vigne, se complétaient mutuellement comme étant la double expression d’une même force, l’énergie vitale de la nature. Mais le grain qui, enfoui dans le sol, se développe et, après la moisson, recommence une vie nouvelle ; le rameau qui, verdoyant au printemps, se charge de fruits à la maturité, puisse dessèche pour revivre au renouveau, étaient ainsi le symbole de l’existence humaine et des espérances d’outre-tombe[61], en même temps que l’image de la passion des deux divinités qui, tour à tour, semblaient mourir et ressusciter. Aux premières fleurs qui s’épanouissaient, on chantait la naissance de Dionysos ; l’hiver venu, lorsque la nature était en deuil et la terre inféconde, on pleurait sa mort. Dépouillé de son caractère bestial et orgiastique, il devint le représentant des forces productives, le principe de la vie universelle, le médiateur divin entre la terre et le ciel, le libérateur de nos maux, par l’ivresse bachique ou prophétique dans la vie ordinaire, par l’ivresse morale dans les mystères, enfin, par la félicité promise dans le royaume des ombres à celui qui aura su vaincre ses passions. La vertu, qui n’était comptée pour rien dans l’ancienne théologie, reprend ses droits. Le Destin n’est plus le seul maître de l’homme[62] ; celui-ci devient personnellement responsable, et l’Enfer se moralise, comme la vie s’est spiritualisée. Par toutes ces raisons, le Dionysos d’Éleusis présidait à la vie et à la mort, et son culte était tout à la fois joyeux et triste, joyeux jusqu’à la licence, triste jusqu’aux pensées sévères de purification et de perfectionnement moral. Aussi les artistes se plairont à représenter sur les sarcophages la renaissance du dieu sauveur.

Les mystères avaient d’abord parlé aux yeux ; ils étaient une draine religieuse bien plus qu’un enseignement philosophique ou moral[63]. Mais l’esprit ne pouvait demeurer inerte en face de ces cérémonies émouvantes. Les uns n’allaient pas au delà de ce qu’ils avaient vu et s’arrêtaient pieusement à la légende; d’autres, en petit nombre, s’élevaient du sentiment à l’idée, de l’imagination à la raison, et, grâce à l’élasticité du symbole, y firent entrer peu à peu des doctrines qui n’y étaient certainement pas à l’origine ou ne s’y trouvaient que d’une manière bien confuse. Démophoon au milieu des flammes fut l’âme qui se purifie au milieu des épreuves ; Proserpine et Dionysos aux Enfers, la mort apparente de la moisson humaine ; leur retour sur l’Olympe, la résurrection de la vie et l’immortalité. Plus tard encore, ces idées se précisèrent davantage et il s’élabora, au sein des mystères, un polythéisme épuré qui se rapprocha, par certaines de ses tendances, du spiritualisme chrétien.

Diodore de Sicile croit que l’initiation rendait les hommes meilleurs (V, 49, 6). N’était-ce pas un initié cet Athénien qui, en secret, dotait des filles pauvres, rachetait des prisonniers et enterrait des morts, sans demander à personne sa récompense[64]. Les héros d’Homère mettaient le bonheur dans la domination et la jouissance, les initiés devaient le chercher dans la modération et la piété. Voilà l’évolution morale qui s’était produite.

Mais si les nouvelles croyances pouvaient porter quelques âmes dans les hautes régions, elles ne détachaient pas tous les esprits du vieux naturalisme qui, dans l’Orient, avait provoqué le désordre en le sanctifiant; et comme elles parlaient surtout à l’imagination, elles produisaient, même parmi les initiés, une surexcitation nerveuse qui pouvait dégénérer en discours licencieux et en scènes immondes. En outre, d’habiles charlatans, magiciens et faiseurs de miracles, exploitèrent les espérances données aux adeptes. Un siècle n’était pas écoulé depuis l’apparition de l’orphisme, qu’Euripide se moquait des entrepreneurs en rites expiatoires, les όρφεοτελεσταί, qui prétendaient enseigner aux riches timorés les moyens de contraindre la volonté des dieux et qui vendaient par les rues des amulettes pour protéger contre tous les maux, des indulgences pour effacer jusqu’aux péchés des aïeux[65].

Cette exploitation, parfois inconsciente, de la sottise humaine est de tous les temps; on trouve des devins et des sorciers chez les nègres, les Indiens d’Amérique et les sauvages de l’Océanie, comme il y en eut dans les sociétés policées de l’ancien monde. Heureusement pour les Grecs,. mysticisme impur et mysticisme sincère n’ont été longtemps qu’un incident de peu d’importance dans la religion hellénique qui, avec beaucoup de défaillances morales, garda son caractère de culte né sous le soleil, en pleine lumière et au souffle de l’inspiration poétique.

 

V. Les jeux nationaux

Les dieux, dit Pindare, sont amis des jeux. La Grèce en avait quatre qui appartenaient à la nation tout entière : jeux isthmiques près de Corinthe, en l’honneur de Neptune[66] ; jeux de Némée, dans l’Argolide, qui avaient lieu tous les deux ans ; ceux de Delphes et d’Olympie qui éclipsaient tous les autres.

Plan de l’acropole des jeux isthmiques[67].

C’est dans la riante plaine de Cirrha que se célébraient les jeux pythiques en l’honneur d’Apollon, vainqueur du serpent Python. Plus haut, Delphes se déroulait en amphithéâtre, dominé par le Parnasse et son double sommet, que tant de poètes ont chanté; on voyait le temple environné d’un peuple de statues de bronze et de marbre, répandu dans la vaste enceinte qui contenait les offrandes des nations, des rois et des particuliers. Statues, trépieds, bassins, vases magnifiques, métaux précieux, formaient une richesse considérable qui dépassait de beaucoup la somme de 10.000 talents (plus de 56 millions de francs) que les Phocidiens enlevèrent lorsque, au quatrième         siècle, ils s’emparèrent du sanctuaire. Divers édifices appelés trésors recevaient ces richesses ; dans le trésor de Corinthe, on voyait les présents de Gygès et de Crésus, rois de Lydie.

Les jeux pythiques, organisés en 586, revenaient tous les quatre ans, la troisième année de chaque olympiade. Cette période semble avoir été consacrée chez les Grecs : car elle était la même pour les fêtes de Délos et d’Olympie; mais elle n’égala jamais en importance le retour périodique des jeux olympiques qui servit de règle à la chronologie. A partir de l’année 776 avant on inscrivit sur le registre public des Éléens le nom de celui qui remportait le prix à la course du stade. Cet usage continua jusqu’aux derniers temps, et les noms de tous ces vainqueurs indiquèrent les différentes olympiades. Ces jeux avaient aussi le privilège de suspendre les guerres et. d’être pour la Grèce une sorte de trêve de Dieu pendant tout le temps nécessaire pour aller à la solennité et en revenir[68], c’est-à-dire durant un mois ; et comme chaque année se célébrait un des quatre grands jeux, il se trouvait que la trêve était annuelle. Quelque courte qu’elle fût, elle introduisait cependant des sentiments de paix et d’humanité. Des hérauts couronnés de fleurs et de feuillage allaient proclamer à l’avance l’ouverture du mois sacré, et une lourde amende frappait le peuple qui l’osait violer. Une armée lacédémonienne, pour avoir envahi, en 420, le territoire de l’Élide, après la proclamation de la paix publique, fut condamnée à une amende de deux mines par soldat. Plus d’une fois les Argiens repoussèrent une invasion en déclarant l’ouverture des jeux néméens. A Sparte, pendant les fêtes d’Apollon Carnéen, aucune expédition ne pouvait être entreprise.

Ces jeux consistaient en divers exercices, tous estimés des Grecs, quoiqu’ils nous semblent, à nous modernes, de mérites fort différents : tous aussi sanctifiés par la religion qui faisait présider à chacun d’eux une divinité ou un héros. On observait dans les cinq combats, pentathlon, l’ordre suivant : Pour le saut, les concurrents étaient en nombre indéterminé. Ceux qui avaient franchi l’espace réglementaire entraient en lice pour le javelot. Les quatre meilleurs champions à cette épreuve se présentaient pour la course qui éliminait un concurrent. Il en restait donc trois pour le disque et les deux derniers pour la lutte[69]. On y ajoutait des courses de chevaux et de chars, des concours de musique et de poésie, et tous excitaient également l’enthousiasme. La musique n’avait cependant à son service qu’un très petit nombre et de bien pauvres instruments. Mais elle était regardée comme un puissant moyen de culture, et l’on verra plus loin qu’il lui était attribué une grande influence morale, même politique.

Ni l’or, ni l’argent, ni l’airain ne formaient le prix si vivement disputé ; une couronne de laurier ou d’olivier sauvage était la récompense du vainqueur. Le dieu, spectateur invisible de ces fêtes, ne voulait pas qu’une idée de lucre se mêlât à la joie d’une victoire gagnée en son nom. Mais à quelque jeu que ce fût, c’était un insigne honneur de vaincre, pour le vainqueur lui-même, et aussi pour la cité qui lui avait donné le jour. A son retour, il y rentrait porté sur un char magnifique ; on abattait des pans de murailles pour lui livrer passage ; on lui donnait l’immunité d’impôt et le droit de s’asseoir aux premières places dans les spectacles et les jeux ; son nom était dans toutes les bouches : les poètes les chantaient ; les peintres, les sculpteurs, reproduisaient son image pour orner les places publiques, les avenues ou les portiques des temples[70]. On vit des pères mourir de joie en embrassant leur fils victorieux. A Athènes, Solon avait établi qu’une somme de 500 drachmes serait donnée au vainqueur. De toutes les récompenses, il n’en était pas de plus héroïque que celle de Sparte : à la première bataille, on réservait au vainqueur d’Olympie le poste le plus périlleux, l’honneur de braver le plus de dangers pour la patrie.

Rendons cette justice aux Grecs, qu’ils accordaient quelque chose de plus aux poètes qu’aux athlètes. Aux jeux pythiques, on vit Pindare, forcé par l’assemblée de s’asseoir sur un siège élevé, la couronne sur la tête, la lyre à la main ; soulever par ses chants d’enthousiastes acclamations; une part lui était réservée dans les prémices offertes aux immortels; et après sa mort, le trône où le poète s’était assis fut placé parmi les statues des dieux, dans le temple d’Olympie. Archiloque, Simonide, reçurent des hommages semblables. Quelquefois aussi un illustre spectateur détournait de l’arène les yeux du public et devenait lui-même l’objet du spectacle. Thémistocle, Pythagore, Hérodote et Platon eurent cet honneur ; le premier avouait qu’il avait goûté là les plus douces jouissances de sa vie[71].

A ces jeux on accoterait de la Grèce, des colonies et des pays étrangers, mais les Grecs seuls étaient admis à concourir ; Alexandre de Macédoine n’en acquit le droit qu’en prouvant son origine hellénique. Ce ne fut pas le seul roi qui ambitionna la gloire d’une victoire olympique : sur la liste des vainqueurs on lisait les noms de Gélon et d’Hiéron, rois de Syracuse ; de Théron, roi d’Agrigente ; d’Archélaos, roi de Macédoine ; de Pausanias, roi de Lacédémone[72]. L’égalité la plus entière régnait dans ces jeux : la fortune, la naissance, n’y avaient point de place à part. Tous, pauvres ou riches, nobles ou obscurs, pouvaient y être admis, mais il fallait être de naissance libre et n’avoir point commis d’action déshonorante; le héraut s’assurait publiquement de ces conditions avant le combat. C’était l’égalité, à la condition de la vertu et de l’honneur. Plus l’affluence était nombreuse, plus on s’en réjouissait, par la pensée que la patrie avait un plus grand nombre de citoyens vertueux.

Si quelque désordre était causé, les hellanodices le réprimaient aussitôt; le bâton des serviteurs des jeux tombait sur les épaules du noble comme sur celles du pauvre. Lichas, un des principaux personnages de Sparte, fut ainsi frappé. Les femmes étaient rigoureusement exclues sous peine d’être précipitées du haut du rocher voisin, le mont Typæon.

Les fêtes olympiques commençaient avec la pleine lune. Les plaisirs pouvaient donc continuer durant ces nuits de la Grèce, plus lumineuses que bien des jours de nos climats.

Tels étaient ces jeux si fameux dans l’antiquité. Ils formaient un lien pour tous les peuples de la Grèce, en les forçant de déposer leurs haines au seuil du territoire sacré, et ils les invitaient à les oublier au retour. Plus d’une fois des villes se réconcilièrent ou firent alliance au milieu de ces solennités, le héraut lisait à haute voix leur traité qui était ensuite gravé sur une colonne dans le lieu même. Le sentiment de la grande patrie hellénique si souvent oublié s’y réveillait avec énergie, quand Hérodote racontait aux fils les exploits de leurs pères pour la commune liberté, ou que Lysias les appelait à s’armer pour la défendre contre les deux périls qui la menaçaient de l’Orient et de l’Occident, le roi de Perse et le tyran de Syracuse.

Les jeux entretenaient parmi les Grecs le goût de ces exercices salutaires au corps et à l’âme : au corps rendu souple et résistant par cette gymnastique prolongée qui, développant la force et l’adresse, préparait le soldat de Marathon et des Thermopyles ; à l’âme, qui est plus libre et plus active en un corps sain et dispos que lorsqu’elle traîne péniblement une enveloppe misérable et souffrante[73]. L’art aussi et la morale y gagnaient. Platon cite divers personnages que le désir de conserver leurs forces pour gagner ces couronnes préserva de tout excès, et qui s’astreignirent à une chasteté volontaire[74]. La sculpture et la peinture avaient là sous les yeux une race que cette vie avait faite la plus belle du monde, et des encouragements tels que nul peuple n’en a jamais donné : car on ne venait pas seulement pour assister aux luttes, mais aussi pour admirer les productions des artistes. Dans l’Altis, vaste enceinte autour du temple de Jupiter à Olympie[75], se dressaient mille statues dont un grand nombre étaient des chefs-d’œuvre et qui toutes réveillaient de glorieux souvenirs. Il n’y aurait pas trop d’exagération à dire qu’à ces jeux s’est formé le génie de la Grèce. Au milieu de l’immense concours d’hommes accourus de tous les pays, les uns pourvoir ou être vus et briller, les autres pour vendre toutes sortes de denrées, d’autres enfin pour attirer le public par leurs improvisations ou leurs ingénieux sophismes, les Grecs prenaient ce caractère éminemment sociable, cet esprit curieux de nouveautés, exempt de préjugés et ouvert à toutes les connaissances, qui fit d’eux le peuple novateur par excellence et, de la Grèce, la grande école de la politique et de la philosophie. Qu’il y a loin de ces choeurs, de ces théories arrivant aux bords de l’Alphée et au pied du Parnasse sur de riches chariots, ou à Délos sur des flottes dorées, aux voiles de pourpre, de ces courses de chevaux et de chars, de ces luttes de poésie, de musique et de danses sacrées, qu’il y a loin de ces belles solennités aux spectacles de Rome, pour qui toute fête était sans joie quand le sang n’y coulait pas sous l’épée des gladiateurs ou sous la dent des lions !

Une autre force de l’esprit, une autre gloire de la Grèce que Rome n’a pas connues et dont nous parlerons plus loin, est le drame né sur les marches des temples au milieu des fêtes religieuses. La scène tragique, où d’abord ne s’accomplit qu’un acte de foi, fut pour un temps, chez ce peuple, une école de moeurs. Dans les drames d’Eschyle et de Sophocle, la mythologie se dépouillera de ses formes impures, et la morale s’élèvera, même dans ceux d’Euripide, à une grande hauteur.

Ce siècle, qui nourrissait. les esprits de fortes et religieuses pensées, préparait dignement celui où le sentiment du devoir patriotique allait produire des miracles, et où les bras exercés aux luttes du stade frapperont de si grands coups.

Cependant la philosophie, commençant son œuvre de destruction, avait déjà dit, par la bouche de Xénophane[76] : Le plus glorieux vainqueur d’Olympie ne vaut pas un philosophe. Notre sagesse est plus précieuse que la vigueur des muscles, et celui qui aura gagné le prix au pentathle n’en saura pas mieux gouverner sa ville. C’est vrai ; mais, à Marathon et aux Thermopyles, les abstracteurs de quintessence de l’école d’Élée auraient-ils mieux fait que Miltiade et Léonidas ?

Arrivé au terme de cette étude sur les institutions générales de la Grèce, je suis obligé de reconnaître que si ces coutumes : amphictyonies, oracles, fêtes nationales, union de plusieurs villes, liens d’hospitalité entre les particuliers, proxénie ou droit d’hospitalité publique accordé par une ville à l’habitant d’une autre cité[77], eurent une grande influence sur les esprits, elles en eurent bien peu sur les intérêts. Dans le monde grec, il y eut unité morale, et jamais unité politique. A Olympie, à Delphes on était frères, on était Hellènes, on honorait les mêmes dieux, on aimait les arts, et l’on chantait le pæan d’Apollon ou le dithyrambe de Dionysos, les deux divinités qui donnaient l’inspiration poétique[78] ; hors du territoire sacré, on redevenait ennemis, Spartiates et Athéniens, Béotiens et Phocidiens. A quelques pas de sa ville natale, le citoyen trouvait la terre étrangère où, à moins de stipulations particulières[79], il ne pouvait acquérir un immeuble, ni contracter un mariage, ni poursuivre personnellement en justice ; et que de fois n’y trouvait-il pas la guerre et l’esclavage ! Que de fois n’a-t-on pas entendu les villes retentir des lamentations des captives mourantes, et vu les vierges, les mères, emmenées comme un troupeau de cavales… commencer l’odieux voyage de l’exil, etc.[80] De là l’éclat incomparable, dans la sphère de l’intelligence de ce monde grec à la fois si uni et si divisé ; mais aussi sa faiblesse politique. En face dé la formidable armée de Xerxès, les Grecs se réunirent et triomphèrent ; en face de la Macédoine et de Rome, ils restèrent divisés et furent vaincus. Leur union sous Alexandre leur vaudra pour un moment la domination du monde oriental.

 

 

 



[1] La cité est un produit, essentiellement grec (voyez Taine, Philosophie de l’art, t. I, ch. II, § 5).

[2] Il y avait en Grèce, trois dialectes principaux : l’ionien plus doux, le dorien plus rude, l’éolien qui tient. de tous les deux et que l’on est porté à regarder comme le fonds commun sur lequel les deux autres se sont formés. L’ionien préfère les voyelles molles ε, η, aux voyelles α et ο qui sont plus fermes.

[3] Les Suppliantes, 914-915.

[4] VIII, 144. Thucydide, dans son introduction, remarque que cette distinction était de date récente et que du temps d’Homère on n’opposait pas les Hellènes aux Barbares.

[5] Isocrate, Panégyr., 50.

[6] Les Voisins, selon Valois. M. Wescher (Étude sur le monument bilingue de Delphes) écrit toujours Amphictions pour l’amphictionie Delphique. L’amphictyonie Pylaïque se rattachant au héros Amphictyon, prenait l’y. Du reste, les deux orthographes se retrouvent dans les inscriptions de Delphes.

[7] On voit qu’aux fêtes de Délos le commerce n’était pas plus oublié qu’aux Thermopyles.

[8] Vers 143 et suiv.

[9] Dans les derniers temps, les deux assemblées se tenaient à Delphes (Cf. Wescher, Étude sur le monument bilingue, etc., p. 144). La grande fête d’Apollon, marquée par l’arrivée des théories que les villes envoyaient, par la représentation d’un drame sacré, par des chants, des danses et un concours de musique. se célébrait la neuvième année ; plus tard, le retour des jeux Pythiens eut lieu dans la cinquième ; la trêve sacrée durait un an. Cf. Foucart, Mémoire sur la ruines et l’histoire de Delphes, p. 124-230.

[10] Les Dolopes, les Perrhæbes, les Maliens, les Œtéens se partageaient six de ces vingt-quatre voix, sans qu’on ait pu déterminer quels étaient les deux peuples qui ne disposaient chacun que d’un seul suffrage.

[11] Ces marchés ou foires rappellent ceux qui s’établirent au moyen âge, par les mêmes raisons, auprès des lieux fameux de pèlerinage, et qui furent la continuation ou l’extension d’usages anciens. Les marchands y avaient franchise de droits, et devaient, disait-on, cette franchise à Acrisios (sur les pèlerinages des anciens, voyez Maury, Religions de la Grèce, t. II, p. 25 et sqq.).

[12] M. Wescher (Étude sur le monument bilingue, etc., p. 55) estime que le territoire sacré avait 11 kilomètres de large et 20 à 25 de long.

[13] C. I. G., n° 9608. Au théâtre de Bacchus à Athènes, on lit, sur un des sièges réservés, le mot ίερομνήμονις. C’était celui ou siégeait l’hiéromnémon d’Athènes.

[14] Pausanias, X, 9, 1.

[15] On appelait théories les députations envoyées par les villes dans un but religieux, et théores ceux qui les composaient.

[16] Tous les temples renommés de la Grèce étaient des banques de dépôt: on y mettait, sous la garde du dieu, de l’or, des objets précieux ou importants, des contrats et jusqu’i des testaments ; ils étaient aussi des banques de prêt qui faisaient valoir de leur mieux les capitaux sacrés.

[17] Devant la source où les pèlerins venaient se baigner se trouve maintenant une chapelle consacrée à saint Jean.

[18] Les trois prêtresses de Dodone lisaient l’avenir dans le murmure des feuilles et le gémissement des branches, dans le bouillonnement d’une source qui jaillissait au pied du chêne prophétique, dans les bruits rendus par les vases d’airain suspendus autour du temple. On y consultait aussi les sorts tirés d’une urne au hasard.

[19] Plutarque, Du génie de Socrate, 21 ; Pausanias, IX, 39, 4.

[20] Les temples où Apollon rendait des oracles étaient nombreux. Les plus fameux, après Delphes, étaient ceux de Patara en Lycie, de Claros près de Colophon, de Didyme, près de Milet, que Dioclétien consulta encore en l’année 303 de notre ère. L’ordre suivant lequel les consultants arrivaient devant la pythie était déterminé par le sort (Eschyle, Euménides, initio.).

[21] Pouqueville, Voyage de la Grèce, t. IV, p. 213.

[22] Il n’y a plus à Delphes aucune trace d’exhalaison de vapeurs ; mais la Grèce est sujette aux tremblements de terre, et ces phénomènes sont fréquemment accompagnés de dégagements de gaz. Ce que l’un fait, l’attire peut le défaire. Pour mieux préparer la Pythie au délire, on l’obligeait de jeûner, ce qui porte aux hallucinations, et on lui faisait mâcher des feuilles de laurier, à cause de leur vertu narcotique. Au temple de Cérès, à Patras, on soumettait le consultant à des fumigations de plantes narcotiques, le datura stramonium, la jusquiame, la belladone, la mandragore, le pavot, etc. Cf. Maury, t. II, p. 494.

[23] Pausanias, X, 24. Hésiode avait déjà dit (les Travaux et les Jours, I, 40) : Ils ne savent pas que souvent la moitié vaut mieux que le tout.

[24] Parfois même de la diplomatie. Téos, envoyant une députation aux habitants de Knosse, plaça parmi ses députés un habile musicien qui leur joua les airs des anciens poètes, et, dans une autre ville crétoise, apporta une compilation de tous les textes en vers ou en prose qui intéressaient l’histoire et les antiquités poétiques de la Crète (Corp. inscr. Græc., n° 3035 et 3057). Combien ce peuple était artiste et poète !

[25] Contre Timocrate, 29.

[26] C’est le fond du plaidoyer de Démosthène Contre Midias. La couronne était de myrte pour les magistrats et les orateurs officiels dans l’exercice de leurs fonctions. Durant les fêtes, les chorèges se paraient parfois d’une couronne d’or. (Ibid.)

[27] Hymne à Délos, 300.

[28] Sur un très beau vase découvert à Kertsch, l’artiste a représenté le retour d’Apollon à Delphes (έπιδημία) et sa rencontre avec Dionysos. Le dieu quittait pendant l’hiver ses sanctuaires de Delphes, de Délos, et gagnait la région sereine des Hyperboréens. Les sommets du Parnasse et l’Antre Corycien retentissaient alors des cris des bacchantes et des satyres, les joyeux compagnons de Dionysos. Le printemps ramenait le dieu de la lumière dans ses temples favoris, auprès de l’omphalos et du trépied de Delphes, auprès du palmier de Délos. A Delphes, Dionysos se portait à sa rencontre et renouvelait en quelque sorte avec le dieu brillant le traité d’alliance et d’amitié qui les unissait. Sur le vase de Kertsch, Dionysos, en vêtements de fête, la couronne de lierre en tête et le thyrse à la main, tend la main droite au dieu de Delphes ; celui-ci, vêtu d’un himation qui laisse toute une partie du torse à découvert, jeune et calme, presse la main de Dionysos. Il est couronné de laurier et tient une branche de laurier de la main gauche. L’omphalos au centre, et le trépied à gauche, servent à marquer le lieu de la scène ; le palmier, dans le fond, fait allusion au sanctuaire de Délos, qui retrouve aussi son maître. Bacchantes et satyres s’associent à la joie de leur dieu : tous sont couronnés de laurier, l’un joue de la cithare, l’autre de la double flûte, une autre frappe son tympanon. A droite, une bacchante pose un coussin sur le siège destiné à Apollon.

[29] Du désir des richesses, 9. Cf. Aristophane, Acharn., 242 et suiv.

[30] Une scène dionysiaque est représentée sur un sarcophage découvert, près de Rome, à la via Salaria, dans la chambre sépulcrale des Licinii Crassi, où l’on a trouvé six autres sarcophages. (Cf. Notizie degli scavi di antichità, 1885, p. 42 et 43). Il existe un moulage du relief à l’École des Beaux-Arts. — L’artiste a représenté des satyres et des ménades dansant aux sons du tympanon. On voit à gauche un satyre accompagné d’une panthère à laquelle il fait mordre le vêtement flottant d’une ménade ; celle-ci danse, la tête rejetée en arrière, s’appuyant sur son thyrse et tenant le tympanon de la main gauche. Vient la ciste mystique, d’où sort le serpent. Entre la ciste et l’autel enguirlandé où sont posés deux masques bachiques, danse un Satyre; de la main droite il tient le pedum, à son épaule gauche sont passés son vêtement et une peau de panthère : à ses pieds est la syrinx. Suit une Ménade à demi nue, de face, qui frappe son tympanon au-dessus d’un autel où brille la flamme. Puis, viennent Pan et Silène : le premier a son pedum dans la main gauche et de la droite élève une grappe à laquelle veut mordre une chèvre; une ménade le sépare de Silène. Celui-ci, alourdi par l’ivresse, s’appuie sur un satyre. Un pilastre surmonté d’un vase et une ménade terminent la scène à droite.

[31] Κωμηδόν, par bourgades, τράγου ώδή le chant du bouc.

[32] Pseudo-Démosthène, Contre Neæra, 73.

[33] Sur la fête des Anthestéries, voyez Gazette archéol., 1879, p. 8 et suiv.

[34] Voyez les Bacchantes d’Euripide.

[35] Ce mois était le premier de l’année athénienne. Les petites Panathénées étaient célébrées tous les ans.

[36] Vers 1141-1165.

[37] De Ronchaud, La tapisserie dans l’antiquité. L’auteur croit que la décoration décrite par Euripide était permanente, on lui a répondu que, dans ce cas, l’obscurité aurait été complète dans le naos et que le poète, en racontant le sacrifice d’Ion, ne parle, très vraisemblablement, que d’une décoration temporaire, comme on en fait dans nos églises. Quoiqu’il en soit, le livre de M. de Ronchaud est très curieux ; il a mis en pleine lumière une décoration et un art auxquels on ne donnait pas assez d’attention.

[38] Cécrops était représenté moitié homme, moitié serpent.

[39] Les métèques avaient une place à part et des fonctions inférieures ; leurs filles portaient des ombrelles pour abriter les canéphores, et eux-mêmes étaient chargés des vases d’huile récompense des vainqueurs. Les vases panathénaïques étaient en argile, mais décorés de peintures. Plus tard on ajouta des courses de chars dans l’Hippodrome près du Pirée et des régates entre les trirèmes.

[40] Tous les citoyens d’Athènes possédant un bien de 3 talents (environ 16.000 francs) étaient obligés de fournir à leurs femmes l’argent nécessaire pour la célébration des Thesmophories.

[41] On y portait processionnellement le phallos et le Κτείς. De là les très légitimes accusations des Pères de l’Église, contre des désordres que ces solennités semblaient autoriser.

[42] Le surnom habituel de Prométhée était celui de Porte-feu, (Sophocle, Œdipe à Colone, 56). L’autel de l’Académie était commun à Prométhée et à Vulcain dont les images réunies s’élevaient au même lieu (Pausanias, I, 30, 2 ; I, 3, 6).

[43] Le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes, Argonautiques, I, 913.

[44] Cicéron, de natura Deorum, I, 83.

[45] Cf. Guigniaut, Religions de l’antiquité, aux Éclaircissements du t. III, part.. II, sect. II, p. 1098 ; et Maury, t. II, p. 468-476. Cet hymne n’a pas moins de quatre cent quatre-vingt-seize vers. On suppose qu’il fut rédigé au septième siècle.

[46] Il y a beaucoup de localités du nom de Nyséen. On ne saurait dire de laquelle l’hymne a parlé.

[47] De là, la course aux flambeaux et le jeûne.

[48] Δηώ, probablement de δήειν, chercher.

[49] On a trouvé, en 1858, une curieuse inscription contenant le programme des cérémonies qui accompagnaient la célébration des mystères à Andanie, en Messénie. Elle commence par la formule du serment que devaient prêter les prêtres et les prêtresses, celles-ci devant jurer qu’elles avaient vécu honnêtement avec leurs maris. Elle règle ensuite la transmission des objets sacrés : la couronne et le costume que les initiés devaient porter, le serment de la directrice des femmes (gynéconome), l’ordre de la procession, la manière de dresser les tentes ; elle établit des peines sévères contre ceux qui troubleraient la cérémonie, et nomme à cet effet vingt officiers de police dont elle trace les devoirs ; elle règle la nomination des receveurs pour les offrandes, confère à Mnésistrate, qui parait être l’hiérophante, le soin de la fontaine sacrée ; elle pourvoit à tout ce qui se rapporte aux bains, et ordonne il tous les officiers qui auraient quelque part dans la direction de la cérémonie, de faire le rapport de leur gestion aux prytanes (Cf., sur cette inscription, le commentaire de M. Foucart, Le Bas et Foucart, Inscr. du Péloponnèse, p. 164).

[50] Il est à noter que le nom de Dionysos ne se trouve pas dans cet hymne à Déméter, nouvelle preuve de la venue tardive de Bacchus en Grèce.

[51] Sophocle, Œdipe à Colone, 1051. Les deux familles des Eumolpides et des Céryces se partageaient le sacerdoce des grandes déesses.

[52] Un cheval de voyage marchant au pas fait cette route en quatre heures.

[53] C’étaient les géphyrismes ou farces du pont.

[54] La Société archéologique d’Athènes a fait à Éleusis d’importantes fouilles : je donnerai dans le second volume le plan des ruines du sanctuaire.

[55] Κλήρος, la part tirée au sort.

[56] In Cererem, 481-483.

[57] Sophocle, fragm. 348 de l’édit. de Didot ; Pindare, fragm. 102 de l’édit. de Bœckh.

[58] Lobeck (Aglaophamus, liv. II, p. 313) met au sixième siècle le commencement de la secte orphique. L’opinion d’Aristote sur Orphée est rapportée par Cicéron, de Nat. Deorum, 1, 38.

[59] Hérodote (VII, 111) parle d’un peuple thrace, les Satres, qui habitait les cimes des monts et que personne n’avait jamais soumis ; il possédait un oracle de Dionysos.

[60] Voyez les Bacchantes d’Euripide.

[61] S. Paul, dans son Epître I aux Corinthiens (XV, 36), reprendra cette image du grain de blé comme symbole de la résurrection.

[62] Voyez au chap. XIX, l’Orestie d’Eschyle.

[63] Aristote, dit l’évêque Synésius, est d’avis que les initiés n’apprenaient rien précisément, mais qu’ils recevaient des impressions, qu’ils étaient mis dans une certaine disposition d’âme (Disc., p. 48, édit. Petau). Je crois que ces mots renferment toute la vérité sur les mystères d’Éleusis. Mais n’y a-t-il pas souvent plus de force dans les émotions produites sur l’âme que dans les raisonnements soumis à l’esprit ?

[64] Lysias, XIX, 59.

[65] Hippolyte, 955 ; Théophraste, Caractères, 16, et surtout Platon, au IIe livre de la République. Je reviendrai sur ces confréries.

[66] Les ingénieurs qui coupent en ce moment l’isthme de Corinthe, ont trouvé, près du temple dorique de Poséidon et du temple ionique de Palémon, des restes d’édicules et de diverses constructions pour les prêtres, les athlètes et les marchands (Monceaux, Fouilles au sanctuaire des jeux isthmiques, dans Gaz. arch. (1884), p. 273 et 354). A côté des sanctuaires renommés s’étaient ainsi formées des villes à la fois sacerdotales et marchandes. A Délos, M. Homolle a mis au jour des fondations de grands magasins pris du temple d’Apollon. Il dut y avoir aussi, au Poséidon, un nombreux concours de marchands mêlés aux pèlerins et aux curieux.

[67] D’après la Gazette archéologique, IX (1884), pl. XXXVIII. (Cf. p. 273-285 et p. 353-563. Fouilles et recherches archéologiques au sanctuaire des jeux isthmiques, par Paul Monceaux). — M. Monceaux est le premier qui ait fait des ruines du sanctuaire des jeux isthmiques une exploration vraiment scientifique et complète. Nous renvoyons à ses articles pour l’explication détaillée du plan.

[68] Du temps de Pausanias (V, 20, 1), on montrait à Olympie le disque d’Iphilos sur le bord duquel était inscrite la loi qui établissait la trêve.

[69] Pinder, Ueber den Fünfkampf, Berlin, 1867. Les Doriens, fondateurs ou organisateurs des jeux olympiques, n’y admirent pas les combats de musique et de poésie qui avaient lieu à la fête ionienne de Délos et surtout aux jeux pythiques avec un grand éclat. Les Athéniens, au contraire, dédaignaient les luttes corps à corps, et leurs eupatrides ne consentaient à concourir que pour la course des chevaux et des chars (Ott. Müller, Ægin., p. 141). Le pancrace, établi plus tard, fut la réunion de la lutte et du pugilat : les concurrents y déployaient toute leur force. Des inscriptions trouvées dans la vallée et dans le lit de l’Alphée, montrent le corps sacerdotal d’Olympie en fonctions à la fin du troisième siècle de notre ère. Éleusis eut aussi ses jeux. Une inscription récemment trouvée, et datée de l’an 329 av. J.-C., montre qu’ils comprenaient des concours gymniques, hippiques et musicaux, et nous savons qu’il existait à Éleusis un théâtre, par conséquent un concours de poésie. Cf. Bullet. de corr. hell., 1884, p. 200. Les fêtes d’Olympie ne furent abolies que par Théodose en l’année 394 de notre ère.

[70] Pour avoir le droit de placer sa statue à Olympie, il fallait avoir été trois fois vainqueur (Pline, Hist. Nat., XXXIV, 9).

[71] Gorgias, Prodicus, Anaximène, Polus d’Agrigente, Lysias, Isocrate, Dion Chrysostome, y lurent quelques-unes de leurs œuvres ; Echion y exposa un tableau, Œnopidés de Chios ses tables astronomiques, etc.

[72] Pour les courses de chars ou de chevaux, il n’était pas nécessaire de payer de sa personne. Alcibiade fit courir à la fois sept chars en son nom.

[73] Mens sana in corpore sano (Juvénal, II, 356). Cf. le Timée de Platon, p. 132 de la traduction de M. Cousin. Les jeux profanes ne commencèrent que tard. Thémistocle établit des combats de coqs, et à Sunion il y eut des régates de trirèmes.

[74] Lois, VIII, 7.

[75] Altis pour άλσος, bois saint ; c’était un bois sacré d’oliviers sauvages (αότινος). Nous avons dit que les vainqueurs des jeux olympiques recevaient une couronne d’olivier. Les Allemands ont exécuté récemment, de 1875 à 1881, de très importantes fouilles à Olympie. Les résultats en sont consignés dans une publication officielle qui a pour titre : Die Ansgrabungen zu Olympia, Uebersicht der Arbeiten und Funde, von 1875-1881. C’est au dernier volume que nous avons emprunté le plan des fouilles, qui est ci-joint (Cf. l’ouvrage de A. Bütticher, Olympia, das Fest und seine Stätte, Berlin, 1883). — Ces fouilles ont mis au jour un très grand nombre de monuments d’époques bien différentes, depuis l’Héræon jusqu’au palais de Néron et à l’exèdre d’Hérode Atticus. Pour ne parler que de ceux qui étaient renfermés dans l’Altis, nous citerons d’abord l’Héræon ou temple d’Héra, le plus ancien de tous, et qui fut longtemps le seul temple d’Olympie (Pausanias, V, 16, 1). C’est un temple dorique, dont les colonnes étaient primitivement en bois : Pausanias en vit encore une. On les remplaça peu à peu par des colonnes en pierre. Tout l’entablement était en bois. Le Pélopion ou enceinte sacrée de Pélops, de même que la plupart des Trésors, est antérieur aux guerres Médiques.

Le temple de Zeus date de la première moitié du cinquième siècle. Les savants français de l’expédition de Morée y avaient, en 1829, commencé d’intéressantes fouilles : il est aujourd’hui complètement dégagé. Comme les plus anciennes constructions d’Olympie, il a été construit en calcaire coquillier, pierre qui abonde aux environs. L’architecte était d’ailleurs un homme du pays, un Éléen, Libon. Le temple était d’ordre dorique et périptère, avec six colonnes de face et treize sur les longs côtés. Sa longueur, mesurée sur le stylobate, était de 200 pieds olympiques, soit 61m,90 ; sa largeur, de 27m,66 ou 86 pieds ¼. Les colonnes étaient hautes de 10m,43, avaient 2m,24 de diamètre et 20 cannelures. Elles étaient recouvertes de stuc. La cella était longue de 100 pieds, large de 50. Des sculpteurs et des peintres célèbres avaient été chargés de décorer cet édifice : Panænos, le frère de Phidias, était l’auteur des peintures de la cella. Pæonios de Mendé avait sculpté les figures du fronton oriental : il avait représenté les préparatifs de la course de Pélops et d’Œnomaos. Alkaménès, le rival de Phidias, avait représenté sur le fronton occidental le combat des Lapithes et des Centaures. Nombre de ces sculptures ont été retrouvées et comptent parmi les plus admirables monuments de l’art antique. Enfin Phidias était l’auteur de la grande statue chryséléphantine de Zeus, haute de près de 40 pieds, qui était placée à l’intérieur du sanctuaire, objet de l’admiration universelle.

C’est auprès de ce temple splendide, autour du grand autel de Zeus, que se déroulaient ces fêtes si brillantes qui, pendant de longs siècles, jusqu’à l’empereur Théodose, en 394, ont attiré les Grecs de toutes les contrées. Que l’on se représente cette enceinte sacrée tout encombrée d’autels, de statues et de groupes dus aux plus célèbres artistes de la Grèce ! Nombre de bases ont été retrouvées, ainsi que quelques statues : il faut citer en première ligne la Nikè de Pæonios de Mendé, et l’Hermès portant Dionysos enfant, de Praxitèle. La statue de Pæonios était à l’E.-S.-E. du temple de Zeus ; celle de Praxitèle était dans l’Héræon.

A l’est de l’Altis se trouve l’entrée du stade, l’entrée réservée aux juges et aux concurrents. Les fouilles du stade ont permis de déterminer très exactement la longueur du stade olympique, une des plus importantes mesures de l’antiquité. Le stade olympique mesure 192m,27. Le pied olympique, qui en est la 600, partie, mesure 0m,3023. L’hippodrome était au sud du stade et parallèle à celui-ci : il a été en grande partie détruit par l’Alphée.

Pour les autres monuments et l’explication détaillée du plan, nous renvoyons aux ouvrages cités plus haut.

Les chiffres que l’on trouve en différents endroits de notre plan indiquent l’altitude ou la profondeur des lieux au-dessus ou au-dessous du stylobate du temple de Zeus.

[76] Bergk, p. 357.

[77] Le titre de proxéne ou d’hôte public de la cité n’était pas seulement un honneur, il assurait souvent des avantages (Voyez P. Monceaux, ouvrage cité, p. 92 et suiv.). De nombreux décrets de proxénie déclarent le proxène inviolable, même en temps de guerre, et lui accordent l’exemption des droits d’importation et d’exportation, ce qui, chez un peuple de négociants, était d’un très grand profit. Ces privilèges étaient héréditaires dans la famille du proxéne (Xénophon, Hellén., VI, 3). A son tour, il devait lui-même, dans sa patrie, héberger les délégués et se charger des intérêts de la ville qui l’avait eu quelque sorte adopté. On voit qu’à la proxénie grecque, dont on a constaté l’existence dés le huitième siècle (Pausanias, IV, 14 ; Bœckh, G. I. G., n° 4), répond le patronage des cités ou des peuples exercé par les grandes familles de Rome. Sur le rôle des patrons de peuples et de cités en Grèce, voyez Le Bas et Foucart, Inscr. du Péloponnèse, 559.

[78] Ces deux divinités sont réunies sur le beau vase de Kertsch.

[79] Cf. S. Reinach, Épig. grecque, p. 364. Entre autres privilèges, les proxènes athéniens recevaient souvent ce droit de posséder une maison et des terres.

[80] Eschyle, dans les Sept Chefs, a peint par la voix des jeunes Thébaines les horreurs de ces guerres sans cesse renouvelées.