ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE XXIV. — Impôts divers.

 

Indépendamment des droits de péage aux ponts, aux passages des rivières, qui étaient compris sous le nom générique de portorium, et dont j’ai parlé plus haut, il y avait une taxe fixe imposée sur les propriétaires pour l’entretien même des grandes voies publiques, qui répondaient à nos routes royales. Le passage de Siculus Flaccus[1] que j’ai déjà indiqué est positif. Il classa les chemins en routes royales, vice publicæ regales, qui étaient construites par l’État, publice muniuntur, et qui étaient entretenues au moyen d’un impôt assis sur la propriété foncière[2] ; en routes vicinales, viæ vicinales, correspondant à nos routes de deuxième classe, aux routes départementales et aux chemins de grande vicinalité, et qui, nous dit Siculus Flaccus, ou joignent entre elles deux routes royales, ou conduisent de l’une de ces routes dans la campagne. Ces routes étaient faites aux frais des villes et des bourgs, et entretenues aux dépens des propriétaires par des prestations en nature, operas, ou en argent, impensas. Une loi portée en 411 par Honorius et Théodose[3] spécifie que les impôts pour les réparations des routes seront répartis sur les propriétaires en raison du nombre de jugères ou de caput qu’ils possédaient[4].

Un règlement formel, inséré au Digeste[5], prouve que dans les villes chacun était obligé de paver la rue devant sa maison, et par conséquent d’entretenir le pavé.

Les censeurs furent d’abord chargés de la confection des routes[6], puis les quatuor-virs[7] ; puis, s’il faut en croire Suétone (Auguste, 37), Auguste institua pour ces fonctions les curatores viarum, qui sont peut-être auparavant désignés dans Varron[8] par le nom de viocuri. Quelquefois les curatores viarum étaient choisis par les riverains ; mais leur élection était soumise à l’approbation de l’empereur[9]. C’était peut-être une ombre de cet ancien droit d’élection des magistrats qu’on laissait au peuple romain pour lui dissimuler sa décadence.

Enfin les curatores viarum, qui sont l’origine de notre corps des ponts et chaussées, avaient le droit de punir ou de déférer au préfet de la ville, pour en faire justice, ceux qui exigeaient de quel, qu’un plus que la taxe fixée.

Si je parle de la redevance qui portait le nom de solarium, c’est uniquement pour faire observer que Burmann[10] a eu tort de la ranger dans la classe des vectigalia ou impôts indirects. Ce n’était pas un impôt proprement dit, mais un cens, une rente foncière qu’on payait à l’État pour l’occupation d’un terrain, solum, public ou domanial, sur lequel on voulait bâtir des maisons, des auberges, des boutiques, des échoppes[11]. Cela n’est-il pas évident d’après les témoignages mêmes allégués par Burmann[12] ; tels que l’achat par Didon du sol de Carthage, moyennant un annuum vectigal pro solo urbis, et la réclamation par les Africains de plusieurs années de ce tribut, vectigal multorum annorum pro solo urbis ?[13] L’entendre autrement ce serait se laisser abuser par les mots, car le solarium, dans ce passage, comme dans les lois que j’ai citées, n’est point, je le répète, un impôt, vectigal, mais une rente foncière stipulée pour l’aliénation ou la concession de jouissance d’un sol ou emplacement appartenant au domaine public.

Il existait déjà sous la république un impôt qui, sous le nom d’ostiarium, répondait à notre impôt sur les portes et fenêtres ; mais les Romains avaient imposé aussi les colonnes. Cicéron mentionne cette taxe dans une de ses lettres à Atticus[14], et il parle de l’impôt sur les portes dans une épître au proconsul Appius Pulcher, qui l’avait précédé dans le gouvernement de Cilice[15].

César[16] blâme fortement Scipion d’avoir établi ces impôts sur les colonnes et sur les portes, et cependant lui-même, durant sa dictature, engloba certainement l’impôt sur les colonnes dans ses lois somptuaires portées contre le luxe des habits, des parures, des litières et des festins[17], puisque Cicéron dit positivement[18] que Favonius a été vexé par les columnarii ou percepteurs de l’impôt sur les colonnes, pendant que César tenait le pouvoir.

L’an 711, dans la guerre d’Octave contre Antoine, les sénateurs furent imposés à quatre oboles ou dix as par chaque tuile des maisons qu’ils possédaient à Rome ou qu’ils tenaient en location[19] ; et Cicéron dit qu’en imposant chaque tuile à six sesterces on pouvait en retirer 60.000.000 de sesterces[20], environ 15.000.000 de francs.

Enfin on imposa aussi les fenêtres, et cette taxe nouvelle prit le nom d’impôt sur l’air, τέλος άεριxόν. Cujas[21] pense que cet impôt exista dans le haut empire. Les textes de Spartien[22] et de Tertullien[23], qui reprochent aux publicains de vendre les passages de l’air, de la terre et de la mer, cæli et terræ et maris transitus, me feraient pencher pour cette date, contre l’avis de Burmann[24]. Celui-ci, d’après Cedrenus, attribue l’invention de cet impôt à Michel le Paphlagonien, et rejette en même temps le témoignage de J. Malala[25], quant à l’établissement de l’impôt sur la fumée ou sur les cheminées, λειτουργίαν ύπέρ xαπνοΰ, par l’empereur Claude, pour en réserver le mérite à l’empereur Nicéphore[26].

Il faut, je crois, accorder aux chefs du haut empire plus de logique et d’invention. Il était tout simple qu’après avoir imposé les colonnes et les portes, ils imposassent aussi les fenêtres et les cheminées, d’autant plus qu’ils trouvaient sous la république un exemple et un précédent dans la taxe sur les tuiles des maisons.

L’impôt nommé vectigal artium, institué par Alexandre Sévère, et qui a de l’analogie avec notre impôt des patentes, était néanmoins beaucoup plus restreint. Il ne portait que sur les fabricants ou commerçants d’objets de luxe, qui payaient une taxe annuelle pour le libre exercice de leur profession. Lampride nomme les tailleurs faiseurs de braies[27], les tisserands de toiles de lin, linteones, regardées alors comme étoffes de luxe, les vitriers, les pelletiers, les selliers, les orfèvres en or ou argent et les autres métiers semblables. Alexandre-Sévère destina cet impôt, que Lampride trouve très beau, pulcherrimum, à l’entretien des thermes qu’il avait bâtis et des autres bains à l’usage du public.

Les prostitués de l’un et l’autre sexe et leurs entremetteurs étaient soumis, depuis Caligula[28], à ce droit annuel de patente dont Alexandre Sévère[29] rejeta les produits de son trésor privé pour les consacrer à la restauration des édifices publics, tels que les cirques, l’amphithéâtre, le théâtre et l’ærarium.

Plus tard ce droit annuel prélevé sur les professions que j’ai indiquées devint une redevance quinquennale[30]. Constantin fut l’auteur de cet allégement.

Caligula avait établi[31] un impôt du huitième de leur gain journalier sur les porteurs, geruli, qui sont désignés aussi sous les noms de bajuli[32], de portitores[33], de bastagœ[34], de saccarii, ou porteurs de sacs[35]. Les geruli formaient une corporation, car le corpus gerulorum est mentionné dans une ancienne inscription[36]. Les saccarii jouissaient du privilège de transporter seuls les marchandises du port dans les magasins. Celui qui employait d’autres porteurs devait payer au fisc le cinquième de la valeur de la charge[37]. Cet usage, fort incommode pour les marchands et les voyageurs, nous a été légué par les Romains ; il subsiste encore à Gênes et dans plusieurs ports de la Méditerranée.

Les prétendus impôts sur l’ombre des arbres stériles, du platane entre autres[38], ceux que Cicéron[39] nomme en plaisantant vectigal œdilitiorum, vectigal prætorium, ont été rejetés avec raison par Burmann[40] de la liste déjà bien étendue des contributions de l’empire romain. Il en est de même de beaucoup d’autres taxes volontaires ou censées telles, de beaucoup d’amendes qu’on a rangées sans réflexion et sans preuve au nombre des impôts ; telles sont les sommes que les proconsuls et les préteurs faisaient voter par les provinces pour se faire ériger soit un temple, soit une statue ; telle est l’amende imposée aux calomniateurs, et nommée linguarium par Sénèque[41].

L’uxorium, au contraire, que Burmann[42] ne reconnaît pas pour un impôt, me semble en avoir le véritable caractère[43] ; on le trouve chez les Athéniens sous le nom de άγαμίου δίxη, à Lacédémone sous celui de όψιγαμίου δίxη[44], et dès l’an 350 de Rome les censeurs Camille et Posthumius l’infligent comme peine aux célibataires. Il y avait de même, sous le nom de viduvium, un impôt payé par les veuves qui ne voulaient pas se remarier, et cette imposition, selon Scaliger[45], existait aussi chez les Athéniens et les Lacédémoniens. On reconnaît dans cette amende le désir, si souvent manifesté sous la république et sous l’empire, de combattre autant que possible les causes qui, dans les mœurs et dans les lois, s’opposaient au développement de la population.

Nous trouvons bien dans Suétone que Caligula (XL, 6) frappa un impôt sur les mariages ; mais quelle était la nature de cette imposition, c’est ce qu’il est difficile de déterminer. Serait-ce un impôt prélevé sur la tille vierge qui se mariait, comme la marcheta des anciens Écossais[46], ou plutôt, ce qui parait plus raisonnable, une taxe assise sur la cérémonie du mariage ?

 

 

 



[1] De Cond. agror., p. 9, éd. Gœs.

[2] In quarundam tutelam a possessoribus per tempora summa certa exigitur. Siculus Flaccus, ibid.

[3] Per Bithyniam cæterasque provincias possessores in reparatione publici aggeris, et cæteris hujusmodi muneribus, pro jugerum numero vel capitum quæ possidere noscuotur dare cogantur. Cod. Justinien, X, XXV, 2.

[4] Voyez Bergier, Hist. des grands chem. de l’empire, liv. I, ch. 22.

[5] XLIII, X, § 3, De via publica.

[6] Tite-Live, XLI, 27.

[7] Digeste, I, II, 2, § 30.

[8] De ling. lat., IV, 1.

[9] P. Plautius Pulcher... curator viarum sternendarum a vicinis lectus ex auctoritate Ti. Claudii Augusti. Orelli, Select. inscr., n° 723.

[10] De Vectig., p. 203, 204.

[11] Digeste, XXX, 39, § 5. De legæ., VII, I, 7, § 2. De usufr. Cf. Cod. Théodosien, XV, I, 22, De oper. public. Cod. Justinien, XI, LXIX, 1, De div. prœd. urban. et rustic.

[12] De Vectig., l. c.

[13] Justin, XVIII, 5 ; XIX, I.

[14] De aquœductu probe fecisti : columnarium vide ne nullum debeamus. Ad Attic., XIII, 6.

[15] Illam acerbissimam exactionem capitum atque ostiorum. Ad Fam., III, 8, t. I, p. 147.

[16] Je rapporte en entier ce passage, qui donne la liste des taxes imposées alors sur les provinces : Interim acerbissime imperatæ pecuniæ tota provincia exigebantur. Multa præterea generatim ad avaritiam excogitabantur. In capita singula servorum ac liberorum tributum imponebatur; columnaria, ostiaria, frumentum, milites, arma, remiges, tormenta, vecturæ imperabantur ; cujus modo rei nomen reperiri poterat, hoc satis esse ad cogendas pecunias videbatur (Cependant les sommes auxquelles il avait imposé la province étaient exigées partout avec la dernière rigueur ; il imaginait toutes sortes de moyens pour assouvir son avarice. Un jour il mettait une taxe sur les esclaves et sur les hommes libres ; le lendemain il commandait qu'on lui fournît du blé, des soldats, des rameurs, des armes, des machines, des chariots ; enfin, tout ce qui avait un nom lui servait de prétexte pour arracher de l'argent). Bell. civ., III, 32.

[17] Suétone, César, c. 43.

[18] Ad Fam., VIII, 9, t. I, p. 479.

[19] Dion, XLVI, 31, et Reymar., b. l.

[20] In singulas tegulas impositis sex numis sexcenties confici posse. Ad Cæsar. jun., I. I, Epistol., ap. Nonium, cap. IV, voc. Conficere.

[21] Observat., X, 7.

[22] In Pescenn. nig., c. 7.

[23] Cités par Saumaise dans son Commentaire sur le passage de Spartien indiqué à la note précédente.

[24] De Vectig., p. 209.

[25] Chronol., X, p. 317.

[26] Voyez Zonare, XV, 14 ; t. II, p. 123.

[27] Braccariorum, linteonum, vitreariorum, pellionum, plaustrariorum, argentariorum, aurificum et cæterarum artium vectigal pulcherrimum instituit, ex eoque jussit thermas, et quas ipse fundaverat et superiores, populi usibus exhiberi (Il établit  un impôt fort sage sur Ies tailleurs, les tisserands, les verriers, les fourreurs, les carrossiers, les banquiers, les orfèvres, et les autres corps d’états ; et les revenus en furent affectés à l’entretien des bains qu’il avait fondés et de ceux qui existaient avant lui). Lampride, Alexandre-Sévère, c. 24. Au lieu de braccariorum, Casaubon et Gruter proposent de lire bracteariorum des batteurs d’or ; mais le mot qui suit, linteonum, me fait pencher pour conserver braccariorum, qui est d’ailleurs dans tous les manuscrits.

[28] Suétone, Caligula, c. 40.

[29] Lampride, l. c.

[30] Cod. Théodosien, XIII, I, de Lustral. conlat. Théodose, II, nov. 18, de Lenonib. ; et J. Godefroy., h. l., t. V, p. 3 et 4. Voyez aussi dans Gruter, 347, n° 4, une inscription où il est question d’un coactor auri quinquennalis.

[31] Ex gerulorum diurnis quæstibus pars octava (Les portefaix furent obligés de donner le huitième de leur gain journalier). Suétone, Caligula, c. 40.

[32] Plaute, Asinar., III, III, 70 ; Festus, voc. Bajulos. Lampride, Héliogabale, c. 16.

[33] Cod. Théodosien, II, XXVII, 1, si cert. petat.

[34] Cod. Théodosien, VIII, IV, 11, de Cohort.

[35] Cod. Théodosien, XIV, XXII, de Saccar. port. Rom. Digeste, XVIII, I, 40, § 3, de Contr. empt.

[36] Gudian., p. 32, n° 1, 6, 8.

[37] Leg. supr. cit.

[38] Pline, XII, 3.

[39] Ad. Quint. fratr., I, I, 9.

[40] Vectig., p. 209, 212, 213.

[41] De Benef., IV, 36.

[42] Vectig., p. 214.

[43] Uxorium pependisse dicitur qui, quod uxorem non habuerit, œs populo dedit (Ces termes se disent de celui qui, n'ayant pas d'épouse, a payé au peuple l'amende portée contre les célibataires). Festus, v. Uxorium, et Scaliger, not. h. l.

[44] Pollux, Onomast., III, III, 48.

[45] Comment. in Fest., voc. Uxorium.

[46] Casaubon (h. c.) rapporte en entier le passage tiré des vieilles lois d'Écosse, recueillies par Sken.