Les impôts que je vais décrire maintenant rentrent dans la classe de ceux que nous payons, à Paris, pour la voirie, pour le curage des latrines, auxquels il faut ajouter les produits de l’urine, de la poudrette, et les droits payés à la police pour l’établissement des inodores. Nil sub sole novum ; ces matières ont été de tous temps des matières imposables et très imposées. On sait que Rome, fut percée d’égouts magnifiques dès le règne de Tarquin l’Ancien[1], et que leurs voûtes, aussi vastes que solides, existent encore aujourd’hui. On peut juger de leur immense étendue par ce seul fait, qu’en une seule fois on dépensa, pour les nettoyer, et les réparer, 1.000 talents[2] (5.216.600 francs). Aussi les empereurs ne manquèrent-ils pas de créer un impôt nommé cloacarium pour subvenir à l’entretien de ces conduits. Ulpien[3] parle de cet impôt comme d’une taxe ancienne, qu’il nomme en même temps que le vectigal, le solarium, et l’impôt sur les prises d’eau, pro aquæ forma. Les administrateurs de cette voirie sont nommés dans cent inscriptions[4] avec le titre de curatores alvei Tiberis et cloacarum sacrœ urbis. Trajan[5] nous apprend que, par économie, on employait des condamnés au curage des cloaques et des conduits de bains. Les Romains avaient aussi beaucoup de latrines publiques, plus nécessaires chez eux que chez nous ; car leur climat, leurs mœurs, leurs usages, leur imposaient la vie publique au forum, dans les bains,, dans les cours des magistrats et des patrons. Suétone mentionne plusieurs fois les latrines publiques[6]. L’avidité des empereurs en fit une branche de revenu ; on loua ces latrines à des fermiers qui se mirent à percevoir un tribut sur les besoins naturels des maîtres du monde. Juvénal a flétri ces publicains par ce vers incisif : Conducunt foricas, et cur non omnia ?[7] Paulus nomme[8] ces adjudicataires foricarii, et le passage que je cite prouve, contre l’opinion de Saumaise[9], qu’ils payaient, au lieu d’être payés, pour vider les latrines. Il en est de même à Paris, où la ferme des boues et des vidanges a produit plusieurs millionnaires. L’urine était de même une matière imposable. On avait eu soin de placer à Rome, dans les carrefours et aux coins de rue, des amphores ou des tonneaux sciés en deux, dolia curta[10], où l’on put uriner gratuitement jusqu’au règne de Vespasien, qui imagina d’en tirer parti[11] ; il défendit de pisser en public autre part que dans ces vases, dont il afferma la jouissance à des entrepreneurs ; ceux-ci percevaient une rétribution sur les personnes qui en faisaient usage. Titus reprochait un jour à son père l’invention de cet impôt sordide ; l’empereur s’en tira par un bon mot. Au premier paiement qu’il en reçut, il approcha l’argent du nez de Titus : Trouves-tu qu’il sente mauvais ? — Non. — Et pourtant c’en est, atqui e lotio est. Xiphilin et Tzetzes[12] rapportent la même anecdote ; mais le dernier l’applique à un impôt établi par Vespasien sur le fumier de cheval. Enfin Evagre et Cedrenus[13] nous apprennent que ces impôts sur l’urine et le fumier subsistèrent au temps des empereurs byzantins, qui, sous le nom de chrysargirum, y ajoutèrent des taxes sur les pauvres et les mendiants, sur les courtisanes, les femmes répudiées, les esclaves, les affranchis, les bêtes de somme et les chiens, vivant soit dans les villes soit dans les campagnes. L’impôt sur les chiens et les chevaux de luxe existe en
Angleterre, celui sur les bêtes de somme et de labour en Belgique, la taxe
sur les pauvres et les mendiants nulle part en Europe ; aucun de ces impôts
ne pèse sur |
[1] Tite-Live, I, 38.
[2] Denys
d’Halicarnasse, Ant. Rom., p.
[3] Digeste, XXX, de Legat., l. 39, § 5.
[4] Orelli, Select. inscr., nos 1172, 2284, 2285, 3042, 4910. Gruter, p. 197, 298, etc.
[5] Pline le Jeune, Lettres, X, 41.
[6] Suétone, Tibère, 58. Néron, 24.
[7] Satyres, III, 38. Forica, sont les latrines publiques, latrinas les lieux privés. L’ancien scoliaste de Juvénal dit à cet endroit : Foricas, stercora, hoc est vectigal.
[8] Fiscus usuras non dat, sed ipse accipit, ut solet a foricariis qui tardius pecuniam inferunt, item ex vectigalibus. Digeste, XXII, I, 17, § 5.
[9] De usuris, c. 18.
[10] C’est ainsi qu’il faut entendre, je crois, les mots dolia curta dans Lucrèce (IV, 1021), et non les traduire par amphores cassées, comme l’ont fait Pitiscus (ad Suet. Vesp., c. 23), Burmann (de Vectig., p. 199), et Forcellini (voc. Curtus). A l’époque même où écrivait Lucrèce, les soldats de Spartacus, dit Florus (III, XX, 13), se servaient de tonneaux liés avec de l’osier, DOLIA connexa virgultus, pour construire des radeaux. Pline (VIII, 6) fait mention des tonneaux à l’époque de la première guerre punique. Ce sont bien encore des tonneaux de bois que ces dolia qu’on enduisait de poix et qu’on faisait rouler tout enflammés sur l’ennemi. On en voit la figure dans plusieurs bas-reliefs (Reinesius, c. II, n° 62.) Enfin l’urine ayant une valeur, soit comme engrais, soit comme réactif pour dégraisser les draps (Athénée, XI, 67), l’usage des demi-tonneaux de bois pour la recueillir semble plus raisonnable que celui des vases de terre, exposés au choc des voitures et sujets à se casser. Cependant on les employa tous deux ; le testa juncta viæ de Martial (XII, 48), l’amphora in angiporto de Titius (Macrobe, Saturnales, II, 12), le gastra de Pétrone (c. 39), ne laissent là-dessus aucun doute.
[11] Suétone, Vespasien, c. 23.
[12] Xiphilin, LVI, p. 751. Tzetzes, Chil., I ; Hist., 2.
[13] Evagre, Hist. ecclés., III, 39. Cedrenus, p. 994.