ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE XVI. — De l’impôt direct sous l’empire.

 

Tel fut, sous la république, le mode des impositions directes, qui, jointes aux revenus que lui fournissaient ses domaines, supportaient la plus grande partie des dépenses du gouvernement central ; mais, dans les deux derniers siècles, ces ressources diminuèrent. Après la conquête de la Macédoine, les citoyens romains furent affranchis de l’impôt territorial. Les lois agraires portées successivement par des tribuns ambitieux attaquèrent les domaines de la république et en firent la propriété privée d’une populace séditieuse. Bientôt le tribun du peuple Spurius Thorius, par une loi que Cicéron[1] juge imprudente et pernicieuse, abolit toutes les redevances établies sur les terres du domaine public qui avaient été concédées aux colons. Enfin Jules César, dans son consulat, dépouilla la république du territoire de la Campanie, le seul domaine qui lui restât alors en propriété. Le but ostensible de ces concessions était de délivrer la capitale d’une populace oisive et séditieuse, de l’habituer aux travaux paisibles de l’agriculture, et de repeupler l’Italie dont la population avait considérablement diminué par l’effet des guerres civiles et de toutes les causes que j’ai exposées dans le cours de cet ouvrage. Mais la plèbe citadine, ignorant et méprisant la culture des champs, après avoir dissipé son patrimoine, reflua toujours Rome, où on lui fournissait gratuitement du pain et des spectacles. Varron, Columelle, Pline, Tacite et Suétone[2], dont j’ai rapporté en entier les témoignages, s’accordent torts sur ce point : que l’Italie devint de plus en plus improductive, de plus en plus dépeuplée, et qu’elle ne pouvait suffire à la nourriture de ses habitants sans une importation considérable de blé tiré des provinces.

Les mêmes contrées qui payaient l’impôt en nature sous la république pour la nourriture de Rome et de ses armées furent soumises à cette redevance sous les empereurs ; c’étaient, comme je l’ai dit, la Sicile, la Sardaigne, l’Espagne, l’Afrique[3] et l’Asie. On y ajouta l’Égypte, qui, réduite par Auguste au rang de province, envoyait tous les ans à Rome 20 millions de modius de blé[4] (270 millions de livres). D’autres contrées avaient été soumises à une forte contribution pécuniaire ; c’est ainsi que César, après la conquête des Gaules, les frappa d’un impôt de 40 millions de sesterces (10 millions de francs[5]).

Il est certain que le nom, la forme, et même, probablement, la quotité de l’impôt direct, furent changés sous l’empire, car il n’est plus fait mention de dîmes ni de vingtièmes payés par les provinces. Les decimæ les vicesimæ, sont remplacées par un autre mode d’impôt foncier, nommé canon frumentarius. La tendance à ce changement se manifeste déjà en 682, comme je l’ai montré plus haut.

Burmann[6] pense, et toutes les probabilités sont en faveur de cette opinion, que ce canon frumentarius, ou la matrice des rôles qui régla ce que chaque province devait payer chaque année, fut exécuté sous Auguste. En effet Asconius[7], qui avait connu Virgile et qui mourut sous Néron, substitue les termes de canon, oblatio, indictio à ceux de frumentum decumanum, oblatum, imperatum, que Cicéron emploie sans cesse dans ses Verrines. Cette conjecture devient un fait positif par le témoignage de Frontin, que Burmann n’a pas connu, et que j’ai rapporté en entier en traitant du cadastre universel exécuté par Auguste[8], temporibus Augusti. Ce cadastre même, indice d’une réforme générale dans la répartition des propriétés et de l’impôt foncier, a dû avoir une liaison intime avec le changement que je signale ici. Mais quels furent les motifs et les conséquences de cette nouvelle assiette de l’impôt foncier opéré par Auguste ? C’est ce qui n’a été déterminé ni par Burmann, ni par les auteurs qui ont écrit après lui. C’est aussi ce que je vais tâcher d’établir à l’aide du petit nombre de documents que l’antiquité nous a transmis sur cette matière obscure et compliquée.

Tous les domaines de l’État avaient été aliénés dans le dernier siècle de la république ; le trésor avait été épuisé ; plusieurs branches de revenus, les douanes de l’Italie, l’impôt foncier sur les citoyens romains, avaient été supprimées, et néanmoins les dépenses s’étaient accrues par l’extension du droit de cité, des distributions gratuites, des jeux, des spectacles, surtout par l’augmentation du nombre des troupes régulières. Dans un gouvernement qui tendait à établir l’ordre et la légalité, conditions essentielles de son maintien et de sa durée, il n’était plus possible de subvenir à l’entretien des armées et aux récompenses dues aux vétérans par des proscriptions et des confiscations générales, comme on l’avait fait pendant le triumvirat. Aussi Auguste, affermi sur le trône, ordonnat4l par un édit le recensement, le cadastre et l’estimation des propriétés dans tous les pays soumis à la domination romaine[9].

Quel était le but de ce cadastre et de cette estimation si difficile et si dispendieuse, sinon l’augmentation, alors indispensable, du taux de la contribution foncière, et, pour en alléger le poids, une répartition plus égale de l’impôt, d’après la valeur mieux connue des diverses propriétés ? Il est prouvé que la quantité de matière imposable fut augmentée sous Auguste, puisque plusieurs contrées furent soumises à un cens, à un cadastre et à des impôts qu’elles ne connaissaient point auparavant.

Il s’agit maintenant d’établir quelle fut la quotité de cette nouvelle imposition foncière. Un passage très précieux d’Hyginus[10], qui vivait sous Trajan (et nous savons positivement que ce prince maintint et remit en vigueur toutes les institutions du règne d’Auguste), nous donne le taux de l’impôt foncier qui, de son temps, dit-il, se payait ordinairement en argent[11]. C’était, suivant la qualité des terres, le cinquième ou le septième du revenu, fixé d’avance d’après une estimation officielle[12].

Ainsi la contribution foncière qui, dans le dernier siècle de la république, n’était, comme nous l’apprend Cicéron[13], qu’une quote-part variable du produit annuel payé en nature, le dixième pour la Sicile et la Sardaigne, le vingtième pour l’Espagne, devint une quote-part fixe du revenu présumé, le cinquième ou le septième suivant l’estimation de la valeur des miens. De plus, la plupart des provinces acquittèrent ce revenu en espèces, ce qui n’avait pas lieu sous la république.

Le rapprochement de quelques passages de Suétone, de Frontin et de quelques autres auteurs, achèvera, j’espère, de prouver jusqu’à l’évidence que l’opération du cadastre général avait pour but l’augmentation de l’impôt foncier, et que les empereurs s’attribuèrent le droit d’établir cette augmentation, soit en vertu de leur titre de censeur, soit en qualité de propriétaires du sol, comme chefs de l’État.

Les empereurs réunirent en leurs mains toutes les fonctions qui, sous la république, avaient été confiées à divers magistrats ; les fonctions de censeurs furent de ce nombre. Or, nous savons par Polybe que les censeurs étaient délégués par le sénat pour la répartition et l’assiette de l’impôt.

Nous savons de plus que, parmi les mille fictions légales que renfermait la législation romaine, il s’en trouvait une en vertu de laquelle le chef de l’État était considéré comme propriétaire du sol, dont les propriétaires réels n’étaient censés qu’usufruitiers. La propriété du sol, dit Gaius, appartient au peuple romain ou à l’État ; quant à nous, nous sommes censés n’avoir que la possession et l’usufruit[14].

Vespasien, dit Suétone (Vespasien, 8), qui, dès le commencement de son règne, déclara que, pour faire marcher le gouvernement, il avait besoin de quarante milliards de sesterces (environ dix milliards de francs) (ibid., 16), prit aussitôt la censure perpétuelle, et ferma le lustre, trois ans après, étant consul avec son fils Titus[15]. Quels furent les résultats de ce recensement et de l’exercice de cette censure impériale ? il ôta la liberté à l’Achaïe, à la Lycie, à Rhodes, à Byzance, à Samos ; il réduisit en provinces romaines, ad formam provinciarum redegit, la Thrace, la Cilicie et la Commagène, qui jusqu’alors avaient été gouvernées par leurs rois. C’est dire en d’autres termes qu’il créa à l’empire une nouvelle matière imposable, et qu’il établit dans ces pays le mode de l’administration et des contributions romaines.

Suétone (Vespasien, 16) ajoute que, pour le reste de l’empire, non content d’avoir rétabli les impôts abolis sous Galba, il en ajouta de nouveaux ; il augmenta les tributs des provinces et les doubla même pour quelques-unes. Frontin, qui écrivait sous ce prince, nous donne des détails plus précis sur les suites de ce cadastre. Il dit, dans son Traité des Colonies, au chapitre de la Calabre (Ap. Goes, p. 127) : Au moment où je finissais la description de l’Apulie et de la Calabre ; d’après la constitution et une loi de l’empereur Vespasien, on avait exécuté un arpentage dans plusieurs pays et obtenu la somme des jugères qu’ils contenaient. De ces propriétés, les unes furent cadastrées pour l’avenir en se réglant sur l’occupation actuelle et assignées à leurs possesseurs ; les autres furent mises à part et imposées d’après l’estimation de la valeur des fonds. Frontin reproduit plus loin les mêmes faits relativement au territoire de Tarente et à la Calabre[16].

Il est évident que le but de ce cadastre était de soumettre à l’impôt les propriétés qui s’y étaient soustraites par de fausses déclarations, soit quant à la contenance, soit quant à la valeur du fonds ; ce que Suétone indique d’une manière générale en disant de Vespasien, qu’il a augmenté le tribut des provinces, qu’il l’a même doublé pour quelques-unes. Ces mesures de finances devinrent nécessaires par la grande extension du droit de cité qui eut lieu depuis Jules César et Auguste, et qui, ayant soustrait à l’impôt une grande masse de propriétés, fit substituer, pour les tributaires, à la dîme en nature variable selon le produit des récoltes, une contribution fixe, basée sur le cadastre, la classification et l’estimation des biens.

J’ai exposé les causes et les effets de cette grande augmentation dans le nombre des citoyens romains, et j’espère qu’on en appréciera l’importance.

M. de Savigny pense[17] que sous Marc-Aurèle l’impôt foncier devint général, c’est-à-dire fixe en argent, au lieu de dîmes ou autres prestations variables ; que le nouveau système reçut ainsi son complément, et que la suppression des dîmes eut la plus salutaire influence sur l’amélioration du sort des provinces. Il s’appuie sur le changement qu’on remarque dans les auteurs relativement au nota des propriétés provinciales. Gaius dit en effet[18] que tous les fonds provinciaux portent le nom de stipendiaria ou tributaria prœdia. Le terme d’alter vectigalis est aussi employé par Paul et Ulpien, dans un sens tout différent, pour désigner les fonds que les municipes donnaient à ferme par un bail perpétuel et transmissible.

Cette assertion tranchée est à examiner, car, selon Paul Orose[19], l’Égypte payait encore, en 417 et même sorts Justinien, l’ancienne contribution du cinquième des fruits en nature. M. de Savigny[20] réfute peu solidement ces textes. Au contraire, dans les salaires alloués en nature par Valérien à Probus, à Aurélien, et décrétés dans plusieurs passages du Code théodosien[21], la prestation en denrées est triple ou quadruple de la solde en argent, et il ne pouvait en être autrement. La production des inities en or et en argent avait beaucoup diminué, depuis Antoine, par les guerres civiles, les irruptions des Barbares et une mauvaise gestion. L’usure, le frai, les enfouissements, les naufrages avaient réduit au moins des trois quarts la masse des monnaies d’or et d’argent ; car M. Jacob[22] porte, au temps du haut empire, la perte annuelle, par le frai seulement, à un trois cent soixantième, MM. de Humboldt et Wardo, à un quatre cent vingtième[23]. L’or et l’argent monnayés des anciens étant à un titre plus élevé que les nôtres, par conséquent moins durs, devaient s’altérer davantage par l’usage et le frottement.

Ainsi donc, les impôts s’étant accrus et le numéraire ayant en grande partie disparu, l’État était forcé de recevoir et de payer en nature.

L’autre assertion de M. de Savigny, que l’impôt fixe en argent, mais pour une ou quelques années, substitué à la dîme en blé, améliora le sort des provinces, me semble contraire aux principes économiques et à l’expérience de tous les contribuables payant l’impôt foncier[24] ; car donner par an le dixième en grains du rapport du produit à la semence a toujours paru plus doux aux fermiers qu’une rente fixe, qui se perçoit de même en cas de grêle ou de stérilité, et dans les années de moyenne et de grande abondance.

Je crois inutile de m’étendre plus longuement sur l’impôt direct, matière qui a été développée par Burmann et depuis par notre savant confrère M. de Savigny.

 

 

 



[1] In Brutus, c. 36, et de Orat., II, 70.

[2] Varron, De Re rust., II, prœfat. Columelle, De Re rust., I, prœfat. Pline, XVIII, VII, 3 ; Tacite, Annales, XII, 43 ; III, 54. Suétone, Auguste, c. 42.

[3] Ce que les Romains appelaient la province d’Afrique comprenait seulement le territoire de Carthage.

[4] Aurelius Victor, Épitomé, c. I. Cf. Pline, Panégyrique, 30.

[5] Suétone, César, c. 25. Eutrope, Brev., VI, 14.

[6] Vectig. pop. Rom., c. III, p. 28.

[7] J’ai rapporté dans le chapitre précédent le passage de Cicéron et le commentaire d’Asconius.

[8] Voyez au livre I, chapitre XIX, la note 8.

[9] Voyez le livre I, ch. XIX.

[10] De limit. constit. ap. Goes., p. 198.

[11] Il en était déjà ainsi sous Tibère ; Tacite le dit formellement : Frumenta et pecuniæ vectigales. Annales, IV, 6.

[12] Je ne reproduis pas ici ce passage curieux, que j’ai déjà en occasion de citer deux fois.

[13] Verrines, III, 6.

[14] In eo solo dominium populi Romani est vel Cœsaris ; nos autem possessionem tantum et usumfructum habere videmus. Gaius, Instit., Comment., II, II, 7. Voyez Laboulaye, Droit de propr., t. I, p. 95.

[15] 650 ans après le cens de Servius. Vid. Censorin., De die nat., c. 18 ; Pline, VII, 49 ; Suétone, Titus, c. VI.

[16] Ap. Goes., p. 146. Cf. ibid., p. 127, Mensara Calabriæ.

[17] Voyez Thémis, X, 250, 251.

[18] Liv. II, § 21. Voyez Thémis, X, 250, 251, not. 1, 2 et 3.

[19] Hist., I, 8, et Procope, de Ædif., V, 1.

[20] Thémis, X, 252, not. 1.

[21] Voyez Burmann, de Vectig., p. 142, sqq.

[22] Precious metals, t. I, p. 995.

[23] Voyez Journal l’Institut, 4e année.

[24] Burmann pense, au contraire, que le dixième ou le vingtième des grains fut exigé des provinces en nature sous tes empereurs, et que c'est de là que vint l'établissement du canon frumentarius. De Vectig., p. 28.