ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE XII. — Système des impôts.

 

Le système des finances de la république était très simple. Les revenus de l’État consistaient en domaines, contributions en nature, corvées, et quelques impôts en argent payés à l’entrée et à la sortie des marchandises, ou perçus sur la vente de certaines denrées.

Ce mode et cette nature d’impositions, convenables à un peuple agricole et guerrier, existe. encore, presque sans aucun changement, dans l’empire ottoman, qui, placé sous l’influence des mêmes circonstances, occupe une grande partie des provinces soumises autrefois à la domination romaine. Je ne citerai en ce moment que ce seul point de ressemblance dans la nature des revenus de ces deux grandes puissances.

La république romaine, au temps de la dictature de Sylla, et même à la fin du VIIe siècle, ne percevait en argent[1] que 40.000.000 de francs par année. Un passage de Cicéron, un autre de Plutarque, joints à mon évaluation du nombre des citoyens romains nourris par le blé de Sicile et aux chiffres de Pline sur les revenus en argent de la république, nous donnent le chiffre de ce revenu pour l’an 697. Cicéron dit[2] : La remise au peuple du paiement de 5/6 d’as pour chaque modius de blé ôta à la république près du cinquième de ses recettes, prope quinta pars vectigalium. D’après Plutarque[3], Rome perdit par cette suppression des 5/6 d’as le modius 1.250 talents, environ 7.000.000 de francs, et dans la vie de César[4] il rapporte que Caton proposa cette réduction des 5/6 d’as payés sur chaque modius de blé, et que la perte fut par année de 5.500.000 deniers, environ 5.500.000 francs. Mais les savants s’accordent à reconnaître qu’il y a erreur dans ce dernier nombre, et qu’il doit être le même que celui qui est donné plus haut, c’est-à-dire 7.000.000 de francs ; car les deux époques sont si rapprochées qu’on ne peut supposer une telle diminution dans le nombre des individus qui participaient aux distributions gratuites. Or, en multipliant ce nombre par 5, nous avons pour le revenu total 35.000.000 de francs. Ainsi les 40.000.000 donnés par Pline et par Plutarque, dans la vie de Pompée, s’accordent avec les autres chiffres fournis par ce dernier auteur ; car Cicéron dit : Remissis semissibus ac trientibus, quinta prope pars vectigalium tollitur. Les 7.000.000 francs étaient moins de 1/5 et plus de 1/6 de 40.000.000 ; l’orateur, pour émouvoir, a choisi le nombre rond le plus fort.

Auguste[5] nourrit gratis 200.000 citoyens[6], dans son treizième consulat, sur le pied de 6 deniers par tête, xαθ’ ένα έξήxοντα δραχμάς, ou 6o francs. Si c’est par année, la dépense s’élevait à 12.000.000. Mais on sait que chaque frumentaire recevait 5 modius ou 67 ½ livres de blé par mois. La quantité de blé distribuée gratis par année était donc 67 x 12 x 200.000 = 162.000.000 de livres de blé. En multipliant ce nombre par 15 centimes, prix probable de la livre de blé, on trouve pour la dépense annuelle 24.300.000 francs.

Le revenu annuel du sultan turc ne montait, en 1780, qu’à 35.000.000 de piastres en numéraire, valant alors environ 70.000.000 de francs. Dans l’empire ottoman[7], cette somme si minime, relativement à l’étendue de la Turquie, était fournie par la capitation, la contribution mobilière, les douanes, l’octroi, des droits sur les successions et un impôt sur les marchandises. Les Romains et les Turcs prélevaient en nature la plus grande partie de leurs revenus : chez les premiers, comme en Chine sous les anciens rois[8], c’est le dixième des grains, le cinquième des fruits ; chez les seconds, l’impôt varie de la moitié au dixième des produits.

L’empire romain n’était, comme je l’ai établi ci-dessus, qu’une agglomération immense de municipes indépendants ; la plus grande partie des charges et des dépenses était restée communale[9]. Le fisc et le trésor n’étaient guère chargés que des fiais de l’armée de terre et de nier, et de ceux de l’administration dans les provinces impériales.

Toutes les dépenses nécessaires au bien-être de l’état social n’étaient pas centralisées comme en France, où notre budget d’un milliard comprend les frais de culte, d’éducation, de justice, de prisons, d’enfants trouvés, les secours à la mendicité, et enfin presque toutes les charges départementales et communales.

Il y a une grande ressemblance entre le système des impôts de l’empire romain et celui des États-Unis de l’Amérique septentrionale, où les dépenses du gouvernement central sont à peine de 140.000.000, appliqués à la guerre, à la marine et aux affaires étrangères, tandis que celles des divers États et du pays en général sont à peu près égales aux charges que supporte la France. Voilà pourquoi Vespasien, qui avait un empire peuplé d’environ 120.000.000 d’habitants, et dix fois plus étendu que la France, déclara[10] qu’il lui fallait 40.000.000.000 de sesterces (10.000.000.000 de francs) pour faire marcher le gouvernement. Cette demande de fonds n’est point évidemment un budget annuel, mais le capital que Vespasien jugeait nécessaire pour réparer les désastres que les guerres civiles avaient causés aux routes, ponts, chaussées, aqueducs, monuments de tout genre à la charge du gouvernement impérial ; pour les indemnités de toute nature dues aux particuliers qui avaient souffert du pillage et des réquisitions extraordinaires, suites inévitables du passage des armées indisciplinées, de la nécessité de les nourrir et de les pourvoir abondamment ; enfin pour créer au trésor de l’État un revenu capable de faire face, dans les temps ordinaires, à toutes les dépenses de l’administration. Néanmoins le capital réservé pour ce dernier objet[11] eût été évidemment insuffisant aux besoins d’un si vaste territoire, si les colonies, les municipes, les villes et les communes n’eussent été chargées de la plus grande partie des dépenses qui entrent aujourd’hui dans les divers budgets de l’Europe.

Cette vue générale, qui me parait juste et précise, avait échappé jusqu’ici à tous ceux qui ont traité des imp8ts de la république et de l’empire romain ; en un mot en n’avait peint fait la distinction des recettes et des dépenses générales et communales. C’est cette lacune dans le budget de l’empire romain que je me propose de remplir.

Je vais maintenant exposer en détail chaque nature de contributions sous la république et sous l’empire. La matière a été ébauchée par Vaillant[12] et Spanheim[13]. Depuis, Pierre Burmann a donné une dissertation étendue sur les revenus du peuple romain[14]. Jacques Godefroy, dans ses commentaires du Code Théodosien, MM. de Pastoret[15], Savigny[16] et de Vesme[17], ont éclairci la matière. J’espère, aujourd’hui que les connaissances en fait d’impôt et de finances se sont beaucoup étendues, pouvoir, en me servant des travaux de ces écrivains savants et laborieux, ajouter quelques faits, quelques explications nouvelles et précises à cette branche importante de l’économie politique des Romains.

 

 

 



[1] Plutarque, Pompée, t. III, p. 799, éd. Reiske. Pline, XXIII, 17. Juste-Lipse, Elect., I, 8, t. I, p. 246. Vid. Brottier, Not. ad Tacitum, Ann., XIII, 29, t. II, p. 419, éd. in-4°. En 663 de Rome il y avait dans le trésor 1.000.800.000 francs ; en 705 César y trouva 2.000.000.000.

[2] Pro Sextio, 25.

[3] In M. Catone, cap. 26.

[4] In Cœsare, cap. 8.

[5] Dion, LV, 15.

[6] L’inscription d’Ancyre (tab. III) confirme le chiffre de Dion pour les frumentaires : Plebi quæ tum frumentum publicum acceperat dedi ; ea millia hominum paulo plura quam ducenta fuerunt (J’ai donné soixante deniers à la plèbe qui bénéficiait en même temps de distributions de blé public ; ceci représente un peu plus de deux cent mille personnes).

[7] Voyez Mouradhja d’Ohsson, État de l’empire ottoman, t. III, première partie, p. 365, sqq.

[8] Voyez la notice sur l’encyclopédie de Ma touan Lin, intitulé Won hian thoung k’hao, par M. Kloproth, Nouv. Journ. asiat., t. X, p. 21. Je cite la traduction : Les anciens rois prenaient le dixième des produits ; ils le levaient sur la terre.

[9] Roth., De Re municip. Roman.

[10] Voyez Suétone, Vespasien, 16 : Professus quadringenties millies, ut respublica stare posset (c'est ce qui lui fit déclarer à son avènement au trône, que l'État avait besoin de quatre milliards de sesterces pour subsister).

[11] Gibbon (t. I, p. 304, éd. fr., 1777) porte le revenu général de l’empire de 350 à 450.000.000.

[12] De Prœstantia et usu numismatum.

[13] Exercitatio orbis Romani.

[14] Vectigalia pop. Romani, Leyde, 1734.

[15] Ordonn. des rois de France.

[16] Mém. de l'Ac. de Berlin, 1822 et 1825.

[17] Mém. mss. envoyés au concours du prix proposé en 1835 par l'Acad. des Inscr. et Belles-Lettres.