ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE X. — Population et produits de la Sicile.

 

J’examinerai maintenant quel fut, dans le dernier siècle de la république, sous le rapport de la population et des produits, l’état des provinces soumises au gouvernement oppressif et arbitraire dont j’ai présenté le tableau. Je ne prendrai pour exemple que la Sicile et l’Asie-Mineure, car ce sont les deux parties de l’empire romain sur lesquelles nous possédons les renseignements les plus précis et les plus étendus pour l’époque dans laquelle je me suis renfermé.

La fertilité de la Sicile, dit Strabon (IV), est plus grande que celle de l’Italie, surtout pour le blé, le miel, le safran et quelques autres produits, tels que le bétail, les peaux, les laines, etc. On l’appelle le grenier de Rome.

La richesse de Syracuse était passée en proverbe chez les Grecs. Syracuse était enceinte d’un mur de 180 stades de tour[1] ; c’était, dit Tite-Live, à l’époque où elle fut prise par Marcellus, la plus belle ville connue, et elle était au moins aussi opulente que Carthage (XXV, 24-25) ; elle l’était encore en 670, pendant la questure de Cicéron.

Agrigente, Lilybée, Messine, Catane, étaient aussi des villes très riches et très peuplées ; outre le témoignage de Strabon (p. 268, 272), la grandeur de leurs ruines et de leurs monuments l’atteste.

Le sol des environs de l’Etna, labouré, divisé par les volcans, était extrêmement fertile et produisait des vins excellents.

La Sicile avait beaucoup souffert de la guerre entre Octave et Sextus Pompée[2] ; cependant Pline y compte encore cinq colonies et soixante-trois villes (III, 14), et il nous apprend qu’elle exportait, outre les produits dont j’ai fait mention, du sel, du bitume et des pierres spéculaires[3]. J’ai recherché, comme on le voit, les témoignages les plus rapprochés de l’époque que j’ai fixée. Tite-Live et Strabon ont vécu sous les deux premiers empereurs, et Pline a écrit environ quatre-vingt-dix ans après la chute de la république.

Cicéron, qui avait été questeur en Sicile en 670, qui y retourna en 684 pour faire les enquêtes et se procurer les pièces nécessaires à l’accusation de Verrès ; Cicéron, à qui la loi, comme il le dit lui-même[4], donna le pouvoir de consulter et d’emporter tous les registres publics, tous les livres de recette et de dépense des particuliers, relatifs aux produits, aux impôts ou l’administration de cette île, Cicéron, dis-je, est l’auteur dont le témoignage doit avoir la plus grande importance ; car il naquit en 646, il mourut en 709 ; il était très instruit sur la statistique de la Sicile ; et il nous a donné sur les produits de cette fie des détails précis et circonstanciés.

Cicéron cite[5] le mot de Caton le Censeur, qui appelait la Sicile le magasin de la république, la nourrice du peuple romain. Nous l’avons éprouvé, dit-il, dans cette guerre sociale, si importante, si dangereuse, la Sicile, non seulement a été pour nous un magasin, mais elle nous a tenu lieu du trésor bien garni de nos ancêtres ; car elle a, seule et sans que nous ayons rien déboursé, fourni de blé, de cuirs, de vêtements, et par conséquent nourri, habillé, équipé de très nombreuses armées. Cicéron nous donne ensuite[6] le détail des immenses.

richesses que possédait la Sicile en capitaux, métaux bruts ou travaillés, objets d’arts, de luxe ou d’industrie, appartenant soit au public, soit aux particuliers. La répétition en dommages des Siciliens contre Verrès était de 1.000.000.000 de sesterces, 23.000.000 de francs[7].

Plus loin[8] il atteste que l’esprit d’ordre, de frugalité, d’économie, l’amour du travail, la constance dans les entreprises, qualités qui formaient le caractère des anciennes mœurs romaines, étaient des vertus généralement répandues parmi les habitants de la Sicile ; ils se distinguaient par là des autres Grecs.

On petit juger des produits et de la richesse de la Sicile à cette époque[9] par ce seul fait tiré des registres de la douane de Syracuse. Les droits de sortie étaient le vingtième de la valeur des marchandises ; or Verrès seul, en quelques mois, ex-porta, par ce seul port, du miel, des étoffes, des lits de table, des candélabres, pour une valeur de 1.200.000 sesterces. Si un seul port, dit Cicéron[10], et pendant un temps assez court, fournit la preuve d’une exportation si considérable, cette île ayant des débouchés par mer de tous les côtés, quelle a dû être la valeur des produits exportés par Agrigente, Lilybée, Panorme, Therme, Halèse, Messine, Catane et les autres ports ?

Nous avons le moyen d’évaluer d’une manière précise le produit annuel en blé de la portion de la Sicile formant l’ancien royaume d’Hiéron, qui payait en nature la dîme du froment, et dont l’étendue n’embrassait pas le tiers de la totalité de l’île ; car Cicéron nous apprend dans sa troisième Verrine, nommée Frumentaria (c. 76), que la valeur du blé de dîme d’une année, pendant la préture de Verrès, était de 9.000.000 de sesterces, ce qui, à 3 sesterces le modius, fait 3.000.000 de modius. Or, en multipliant 3.000.000 par 10, on trouve, pour le produit en blé de cette portion de la Sicile, 30.000.000 de modius ou 405.000.000 de livres, poids de marc.

Maintenant la moyenne du poids du modius de blé étant de 13 ½ livres, et la consommation journalière en blé d’un individu étant fixée à 2 livres, il est facile d’en déduire :

1° La population entière de cette portion de file qui formait l’ancien royaume d’Hiéron ;

2° Le nombre des citoyens romains ou habitants de l’Italie nourris par l’exportation du blé de Sicile, exportation qui était de 3.800.000 modius (51.300.000 livres), y compris 800.000 modius de blé exigé, frumentum imperatum ; ce nombre, dis-je, était, en 681 de Rome, de 50.340 habitants. La population de ce tiers de la Sicile soumis à la dîme montait à 396.864, et celle de la Sicile entière à 1.190.592.

Un autre passage de Cicéron[11], de la même harangue, explique, très naturellement et d’une manière conforme aux vrais principes de l’agriculture, la cause de cette abondante production des céréales en Sicile.

En effet, au lieu que les Romains faisaient valoir leurs terres en Italie, soit par des régisseurs esclaves, ignorants, paresseux et infidèles, soit par des colons partiaires qui ne fournissaient que leur travail et ne recevaient que le cinquième, le sixième, quelquefois même le neuvième de la récolte, la Sicile avait adopté l’usage des grandes fermes. Il y avait sous ce rapport, entre elle et l’Italie, la différence qui existe aujourd’hui entre l’Angleterre et la partie de la France qui a conservé l’usage des métairies à cheptel et à mi-fruit.

Voici ce passage de Cicéron, qui n’a point été jusqu’ici examiné sous ce point de vue, et qui certainement est très remarquable : Il y a, dit-il[12], en Sicile, une classe nombreuse de fermiers riches, actifs et industrieux, renommés pour leur expérience et leur habileté dans la culture. Ces hommes sont dans l’usage ale prendre à loyer de grandes propriétés en terres labourables, d’y consacrer de grands capitaux et d’affecter un mobilier considérable à leur exploitation. On voit plus loin[13] que des chevaliers romains riches et éclairés appliquaient leurs capitaux à ce genre d’industrie, et l’on conçoit qu’il devait être très profitable ; car, depuis la conquête de l’île, comme nous le savons par Cicéron[14], toutes les propriétés ne payaient qu’un impôt fixe, ou la dîme en nature, telle qu’elle avait été établie par les lois d’Hiéron ; par conséquent toutes les, améliorations que le sol recevait de l’industrie, des engrais et des capitaux employés par les cultivateurs, fermiers ou propriétaires, tournaient pour un dixième au profit de la république, et pour les neuf dixièmes à celui du cultivateur.

L’activité et l’industrie étaient évidemment beaucoup plus excitées parce système de grandes fermes, qui offrait pour résultat des gains considérables, que par la méthode des exploitations romaines, à part de fruits, qui donnait à peine au colon, pour prix de son travail, les moyens de vivre et d’élever sa famille.

Cicéron, en accusant Verrès, avait, comme je l’ai dit, reçu de la loi le pouvoir de consulter ou de copier tous les registres publics ou particuliers delà Sicile, même les livres de recette et de dépense, et les inventaires constatant l’actif et le passif de Verrès et du père de ce préteur[15]. Il était donc à v même de connaître exactement les produits naturels et industriels, en un plot la richesse publique et particulière de cette île.

J’en citerai quelques exemples : La Sicile, dit ce grand orateur[16], avait poussé très loin les arts, l’industrie et les manufactures ; il n’y avait pas, avant la préture de Verrès, de maison tant soit peu riche qui, n’eût-elle pas d’autre argenterie, ne possédât au moins un grand vase orné de ciselures et d’images des dieux, une patère pour les sacrifices et un vase pour les parfums, le tout exécuté par les meilleurs ouvriers et avec un art admirable. On peut juger par là, dit-il, que le reste du mobilier était chez les Siciliens en proportion avec ces objets.

Même du temps de Verrès, les orfèvres, sculpteurs, ciseleurs et graveurs en métaux étaient très nombreux[17], magnam hominum multitudinem ; il les occupa pendant huit mois à travailler en vaisselle d’or seulement.

Verrès avait à Rome et dans ses villas trente lits de table superbement garnis, avec tous les autres ornements précieux convenables à ces festins d’apparat. Les montures des lits, les candélabres, etc., étaient en airain sculpté ; les tapis, les étoffes de pourpre, les broderies, il les avait fait tous fabriquer pour rien en Sicile, et avait fait établir un atelier dans chaque maison riche[18].

Malte, qui était une annexe de la Sicile, possédait une manufacture célèbre d’étoffes pour les robes de femmes, manufacture que Verrès fit travailler pendant trois ans pour son compte[19].

Enfin il enleva de Syracuse une énorme quantité de tables delphiques en marbre, de cratères d’airain superbes et de vases en airain de Corinthe[20], preuve évidente du luxe, des richesses et de l’industrie de cette capitale de la Sicile. La peinture et la sculpture n’étaient pas moins florissantes dans cette province. Cicéron cite, comme des ouvrages admirables, les batailles d’Agathocle, peintes sur les murs du temple de Minerve à Syracuse, et vingt-sept portraits des rois ou tyrans de Sicile qui décoraient le même temple[21] ; la ravissante statue de Sapho[22], ouvrage de Silanion, et placée dans le Prytanée des Syracusains ; enfin les portes du temple de Minerve, sculptées en or et en ivoire, œuvre d’une richesse, d’une beauté de travail incomparables, et qui avaient été, chez les Grecs, la matière d’un grand nombre d’écrits[23].

Cicéron affirme ensuite qu’il n’y a dans toute l’Asie, dans toute la Grèce, aucune ville qui ait vendu volontairement à une personne quelconque ni tableaux, ni statues, ni enfin aucun de ses ornements ; bien au contraire, elles en achetaient tous les jours de nouveaux[24]. Quelles richesses et quel amour des arts cela suppose !

Il ajoute[25] : Nos ancêtres ont laissé sans peine à nos alliés ces belles décorations ; ils ont voulu voir somptueux et florissants, sous leur empire, ceux mêmes qu’ils ont rendus corvéables ou tributaires ; ils leur ont laissé, comme un adoucissement et une consolation dans leur servitude, ces frivolités qui leur sont si agréables, et qui, pour leurs vainqueurs, avaient peu de prix.

On a vu, par les passages que j’ai rapportés, la preuve que la Sicile fabriquait beaucoup d’étoffes précieuses, soit pour la parure, soit pour l’ameublement ; que des meubles, des ornements, des objets d’art et de luxe, exécutés avec le goût et l’élégance propres à la nation grecque, sortaient en foule de ses ateliers et de ses manufactures. Elle avait enfin un bon système d’agriculture, une industrie active, un commerce florissant. Ces avantages, dont l’Italie était privée, expliquent naturellement comment les richesses et la prospérité de cette lie purent se soutenir, malgré les inconvénients d’une administration et d’un gouvernement oppressifs et arbitraires.

 

 

 



[1] Strabon, p. 269, 270.

[2] 712 à 717 de Rome. (Strabon, p. 270.)

[3] XXXI, 39 ; XXXV, 51 ; XXXVI, 45.

[4] Verrines, IV, 63.

[5] Ibidem, II, 9.

[6] Verrines, IV ; de Signis. I, 2.

[7] Divinatio, 6.

[8] Verrines, II, 3.

[9] Verrès fut propréteur en Sicile de 679 à 682 ; Cicéron y avait été questeur en 670 ; il accusa Verrès en 685 : il avait alors trente-sept ans.

[10] Verrines, II, 75.

[11] Ibidem, III, 70.

[12] Ibid., III, 21.

[13] Ibid., III, 25.

[14] Ibid., 6.

[15] Ibid., I, 6 ; IV, 63.

[16] Ibid., IV, 21.

[17] Ibid., 24.

[18] Ibid., 26.

[19] Ibid., 46.

[20] Ibid., 59.

[21] Ibid., 55.

[22] Ibid., 57.

[23] Ibid., 56.

[24] Ibid., 59.

[25] Ibid., 60.