ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE VII. — Droits civiles et politiques.

 

Le système de gouvernement établi par les Romains dans les provinces conquises n’a point encore été, à ce qu’il me semble, examiné avec une attention assez scrupuleuse ; cependant il a obtenu des résultats immenses et nous présente une espèce de phénomène moral digne d’être apprécié.

En effet, tandis que nous voyons les colonies grecques, entraînées par des circonstances fortuites et des motifs quelquefois frivoles, se séparer sans cesse de la mère-patrie, combattre assez souvent contre elle, et, malgré les liens puissants de communauté de culte, de mœurs et de langage qui les réunissaient à la métropole, changer plusieurs fois dans le cours d’un siècle d’alliés et de protecteurs, les colonies romaines, au contraire, et les États libres ou monarchiques incorporés à l’empire nous présentent l’étonnant spectacle d’une union presque indissoluble, soit avec la mère-patrie, soit avec le peuple conquérant.

Ce qui rend encore cette stabilité plus surprenante, c’est que Rome, n’étant dans son origine qu’une municipalité, une commune, le gouvernement romain n’a été qu’un ensemble d’institutions municipales ; c’est là son caractère distinctif. Quand Rome s’est étendue, ce n’a dû être qu’une agglomération de colonies de municipes, de petits États faits pour l’isolement et l’indépendance. Ce caractère municipal du monde romain, je l’ai déjà fait remarquer, devait rendre l’unité, le lien social d’un si grand empire, extrêmement difficile à établir et à maintenir. Cette unité, néanmoins, s’est maintenue pendant plus de cinq siècles.

L’explication de ce phénomène se trouve dans la simple exposition du système gradué des différents droits accordés, soit aux individus, soit aux cités, soit enfin aux peuples soumis à la domination romaine. Je dois donc exposer quels étaient les droits complets, optimum jus, du citoyen romain, ceux du Romain envoyé dans une colonie ; ce qu’étaient le droit du Latium, le droit italique, celui des municipes, des villes libres ou fédérées, enfin les droits et les charges des villes et des cantons tributaires.

Ce résumé est indispensable pour faire aisément comprendre et justement apprécier l’habileté prudente du sénat romain, qui, suivant toujours le système d’agglomération établi depuis l’origine de la république, avec les modifications convenables aux temps et aux lieux, employant tour à tour les ressorts puissants de la crainte, de l’intérêt personnel et de la vanité, a su attacher les peuples conquis au développement, à la conservation de sa puissance, et maintenir constamment l’unité dans un assemblage immense et confus de républiques, de municipalités, de communes faites pour l’isolement et l’indépendance.

Sigonius, Panvinius, Manuce, Spanheim et Vaillant, P. Burmann et Beaufort, ayant traité spécialement ces questions, m’imposent le devoir de la précision ; c’en est un aussi pour moi de rendre hommage à leur sagacité laborieuse, de citer leurs utiles recherches, de profiter de ce qu’ils ont fait pour faire quelque chose de plus, et de partir du point où ils se sont arrêtés afin d’aller au-delà s’il est possible.

Pour exercer complètement les droits de citoyen romain, le domicile politique, l’inscription dans une tribu et sur les registres du cens, enfin le droit de suffrage, étaient exigés. C’était là l’optimum, le plenissimum jus ; il se divisait en droits civils et droits politiques. Les droits civils consistaient principalement dans la faculté de recevoir des legs, de se marier, de tester, dans une puissance absolue sur sa femme et sur ses enfants, en un mot dans toutes les prérogatives qui constituaient le droit quiritaire[1]. Les droits politiques conféraient le privilège d’élection et d’éligibilité, celui de servir dans les légions, de n’être ni mis à mort ni battu de verges[2], d’appeler au peuple de la décision des magistrats, de pouvoir, dans les causes capitales, prévenir sa condamnation par un exil volontaire. Le citoyen romain perdait plus ou moins de ces droits s’il se faisait inscrire dans une colonie romaine ou latine ; il les recouvrait s’il exerçait une magistrature dans ces mêmes colonies[3].

Jusqu’à la conquête de la Macédoine le citoyen romain paya un impôt foncier assez modéré[4] ; de plus, quelques droits de douane et d’octroi, et le vingtième sur la vente et l’affranchissement des esclaves. Je ne compte pas dans le nombre de ces charges la redevance exigée pour le loyer des terres du domaine public, ni la capitation imposée sur le bétail que les particuliers nourrissaient dans les pâtures appartenant à l’État ; car ce n’étaient pas des impôts, mais bien de simples fermages.

En 585, la victoire de Paul-Émile affranchit le peuple romain de l’impôt foncier[5], et les droits de douane et d’octroi furent abolis en Italie et à Rome, l’an 694, par la loi de Metellus Nepos[6]. Je me borne à ces généralités, en renvoyant pour les détails aux ouvrages spéciaux de Sigonius, de Panvinius, de Spanheim, de Burmann et de Bouchaud.

L’Italie fut conquise dans le beau siècle des mœurs et des vertus romaines ; ses habitants parlaient la même langue, avaient la même religion, des mœurs à peu près semblables ; ils se défendirent vaillamment. Ils pouvaient devenir d’utiles auxiliaires ; Rome leur imposa des conditions assez douces. Cependant sa modération diminua en rai. son de sa puissance, et les premiers peuples soumis obtinrent des privilèges plus grands que ceux qui furent accordés aux nations conquises plus tard.

Sous la domination des rois on incorpora aux Romains les Albains et plusieurs autres peuplades voisines ; on accorda ensuite aux Sabins, aux habitants des villes de Tusculum, d’Aricie, de Lanuvium, le droit de cité complet, c’est-à-dire avec le droit de suffrage et celui d’être admis à toutes les dignités de la république[7].

Cæré, qui, lors de la prise de Rome par les Gaulois, exerça envers les Romains fugitifs une hospitalité si touchante, fut la première ville à qui l’on accorda le droit de cité avec exclusion de suffrage ; la même faveur fut accordée, toutefois avec la charge d’un tribut modique[8], aux villes de Fundi, de Formies, d’Acerra, d’Anagnia, et à plusieurs autres dont Spanheim a dressé la liste (l. c.). L’exercice des magistratures dans ces villes conférait le droit de cité complet[9].

La condition des municipes libres était la plus favorable après celle des citoyens romains[10] ; ils gardaient leurs lois, leurs droits civils et politiques, tout en possédant les avantages du droit politique romain, tels que l’élection, l’éligibilité aux magistratures romaines, et l’immunité. Adrien trouvait leur condition préférable à celle des colonies romaines. Ils pouvaient renoncer à leurs lois particulières en devenant populus fundus, c’est-à-dire en adoptant le droit quiritaire des Romains[11].

Les Latins, qui s’étendaient, en Italie, du Tibre jusqu’au Liris[12], occupaient le troisième rang dans la hiérarchie des droits politiques. Sans jouir de toutes les prérogatives des citoyens romains, ni même des municipes, ils en approchaient beaucoup, et la loi leur facilitait les moyens d’acquérir le droit de cité. Ils conservèrent leur territoire, leurs droits et leurs privilèges ; on leur donna le titre d’alliés des Romains, en leur imposa un contingent de soldats. Mais, dit Cicéron[13], pour les vivres, la solde et les autres dépenses, chaque ville remettait au commandant de ses troupes ou, au capitaine du vaisseau de l’argent, du blé et les autres provisions nécessaires. Il était obligé d’en rendre compte à ses concitoyens, et, dans toute sa gestion, il était chargé de toute la peine et de tous les risques. C’était un usage constant dans la Sicile, dans toutes les provinces, et même lorsque les Latins et nos alliés nous envoyaient des troupes auxiliaires entretenues à leurs frais. Ce passage important nous offre le tableau complet de l’administration militaire de tous les alliés, de toutes les provinces de l’empire romain dans le dernier siècle de la république. Les Latins fournissaient les deux tiers de l’infanterie et de la cavalerie des armées romaines[14] ; ils ne jouissaient pas du droit de contracter des mariages avec des Romaines ; il ne leur était même permis ni de se marier hors de leur territoire, ni de tester jure quiritum, ni d’hériter par testament, ni de recevoir un legs de la part d’un citoyen romain. Enfin ils n’avaient pas sur leurs enfants le même droit que les Romains, et ils rie pouvaient acquérir qu’avec le droit de cité la jouissance du droit quiritaire[15]. A l’égard des tributs ils étaient à peu près traités comme la plupart des citoyens romains avant la conquête de la Macédoine[16].

Les peuples qui jouissaient du droit italique étaient compris dans l’espace renfermé entre les deux mers et une ligne parallèle tirée de Luna au Rubicon, bien entendu qu’il faut excepter les Romains et les Latins. Chacun d’eux fit son traité particulier avec Rome ; les conditions furent plus ou moins avantageuses ; mais enfin ils conservèrent tous leur liberté, leurs lois, leur gouvernement, et possédèrent certaines franchises dont ne jouissaient pas les habitants des provinces[17].

Quelques-uns, tels que les Campaniens, obtinrent d’abord le droit de cité, mais sans suffrage, sans la faculté de se marier avec les Romaines libres[18].

Les Romains s’approprièrent une partie des terres de Capoue, de Cumes, de Suessula, de Calès, de Suessa, de Minturnes et de Sinuesse, où ils établirent des colonies[19].

Capoue s’étant jointe à Annibal et ayant été prise de force par les Romains, ils détruisirent son sénat, la dépouillèrent de ses autres privilèges, lui ôtèrent ses lois, son gouvernement, et en firent une préfecture[20].

Pouzzoles fut dans le même cas. Ayant pris le parti d’Annibal, elle fut réduite en préfecture romaine ; en 557, 300 colons y furent envoyés de Rome, et on leur assigna une portion de son territoire. Ces colons différaient en droits des citoyens de Pouzzoles, qui avaient conservé le reste de leurs propriétés et qui formaient une république, mais sans magistrats élus par eux. Le préfet romain, qui était annuel, rendait seul des arrêts. Parla loi Julia, en 664, le droit de cité fut accordé aux villes qui, dans la guerre sociale, étaient restées fidèles aux Romains, puis à celles qui se détachèrent de la confédération italique, enfin à toute l’Italie inférieure ; Pouzzoles repassa à l’état de ville libre. Ces faits ont pour garants Tite-Live[21], Festus[22], Cicéron[23], et surtout la célèbre inscription de Pouzzoles[24].

La Campanie fut donc alors composée de villes qui jouissaient du droit complet de cité ; d’autres qui le possédaient, mais avec exclusion de quelques prérogatives ; d’autres qui, ayant le droit de cité, étaient gouvernées arbitrairement par un préfet. Il y avait, en autre, des colonies jouissant du droit romain, latin ou italique, et enfin des municipes, des villes libres, qui continuaient à se gouverner par leurs anciennes lois. Cet état de la Campanie représente exactement la condition des divers peuples de l’Italie au VIe siècle de Rome, et suffit pour en donner une idée précise.

Le droit italique consistait d’abord dans le privilège d’être gouverné par ses anciennes lois, C’est-à-dire de rester un peuple libre, ensuite dans l’immunité des tributs pour les terres et les personnes seulement[25]. La portion du territoire enlevée lors de la conquête, soit qu’elle eût été distribuée aux colonies ou affermée aux indigènes, payait une taxe modique par jugère et se nommait alter vectigalis[26] ; cet impôt fut même aboli avant l’an 694, où Metellus Nepos affranchit l’Italie des droits de douane. Cicéron le dit formellement[27] : Après la distribution des terres de la Campanie et l’abolition des droits de douane et d’entrée, quel revenu reste-t-il en Italie à la république, excepté le vingtième assis sur la vente et l’affranchissement des esclaves ?

La différence principale entre le droit latin et le droit italique était que les Italiens ne pouvaient pas aussi aisément que les Latins parvenir au droit de cité ; ceux-ci obtenaient l’admission à ce droit, soit par l’exercice des magistratures dans leurs villes, soit en accusant un magistrat romain et en le faisant condamner. Cependant, dès l’an 576, une loi[28] permettait l’admission des Italiens au droit de cité quand ils réunissaient les conditions exprimées ci-dessus, et qu’en outre ils laissaient des enfants dans leur patrie. Avant la loi Julia, dit Tite-Live[29], les Italiotes étaient admis individuellement au droit de cité, in civitatem, en récompense des services qu’ils rendaient à la république.

Un troisième privilège des Italiens, c’était de jouir de certains droits par rapport aux contrats de vente et d’achat et à la prescription ; ces droits étaient particuliers aux Romains, qui y associèrent les Latins et les Italiens[30]. En un mot la condition des Italiens était une sorte d’état moyen entre celle des Latins et celle des Peregrini.

Je dirai en passant que la cause principale de la guerre sociale et le premier motif d’irritation qui y donna lieu me semblent devoir être attribués à l’exemption de tribut dont les Romains se gratifièrent en 585, sans en faire jouir les Italiens et les Latins. L’histoire, très pauvre en faits pour l’époque romaine de 585 à 658, se tait sur cette cause, mais les plaintes successives et enfin les soulèvements de ces peuples, qui éclatent avec violence du temps des Gracques en 619 et 629, semblent prouver que, depuis l’établissement de ce privilège, l’admission des alliés au droit de cité fut restreinte, ce qui les contraignit à se procurer par les armes un avantage qu’ils n’obtenaient plus facilement de la justice et des lois. Appien semble l’indiquer en parlant de l’intérêt qu’exprimait Tiberius Gracchus pour les peuples jouissant du droit italique : Ces races belliqueuses, unies au peuple romain par une communauté d’origine, et qui pourtant, réduites par la misère, marchaient rapidement à leur ruine, sans nul espoir de retour[31].

J’ai exposé l’opinion généralement adoptée, depuis Sigonius, sur la nature du droit italique ; Manuce, Saumaise, Casaubon, et presque tous les savants modernes, la regardaient comme incontestable. Mais un habile critique allemand, M. de Savigny[32], a, dans ces derniers temps, essayé de la renverser. Il avance que, dans tous les textes anciens qui nous restent concernant le jus italicum, on ne le voit appliqué qu’à des villes et jamais à des personnes. Cette assertion est réfutée par le texte précis de Tite-Live : Lex sociis ac nominis Latini, qui stirpem ex sese domi relinquerent, dabat ut cives Romani fierent[33]. Il s’agit évidemment ici de personnes et non de villes. Il est encore incontestablement question de personnes, et non de villes, dans les cieux passages suivants, l’un tiré du discours de Cicéron pour L. Cornelius Balbus, l’autre extrait d’un ancien commentaire du discours prononcé par le même orateur en faveur de Milon. Lege Julia, dit Cicéron, civitas est sociis et Latinis data[34]. L’ancien scoliaste s’exprime ainsi : Drusus, tribunus plebis, sociis et Latinis civitatem Romanam promiserat[35]. Dans ces passages le mot socii, opposé aux Latini, ne peut absolument s’entendre que d’individus italiens ou jouissant du droit italique ; la preuve en est fournie par Tite-Live, qui, dans le chapitre déjà cité, nomme, parmi les socii, les Samnites et les Péligniens.

Cette interprétation, déjà si évidente, s’appuie encore sur un passage d’Asconius[36] : Duo porro genera earum coloniarum, quæ a populo Romano deductæ sunt, fuerunt. Erant enim aliæ quibus jus Italiæ dabatur, aliæ autem quæ Latinorum essent. Ce passage fournissait un argument invincible contre le système de M. de Savigny. Le savant critique l’a éludé en supposant une altération dans le texte d’Asconius et en le rétablissant de cette manière : Duo genera... ita ut aliæ civium Romanorum, aliæ Latinorum essent. L’altération du texte serait-elle prouvée, que rien ne justifierait la restitution proposée par M. de Savigny. En supposant même cette restitution légitime, quelle conclusion pourrait-on en tirer contre l’opinion de Sigonius ? Il faudrait, pour la détruire, anéantir le chapitre entier de Tite-Live où cet auteur rapporte en détail toutes les ruses, toutes les manœuvres employées par les Latins et les peuples jouissant du droit italique pour obtenir le droit de cité.

Il serait inutile de réfuter les passages que M. de Savigny a tirés du Code et du Digeste, pour établir que les privilèges du jus italicum s’appliquaient exclusivement aux cités et non à la condition des personnes, puisque tous ces faits se rapportent à une époque où l’empire romain tout entier avait reçu de Caracalla le droit de cité et ne prouvent rien pour les époques antérieures.

Les colonies latines ou italiques, qu’elles fussent ou non composées de citoyens romains, rentraient, pour les droits civils et politiques, dans les catégories que nous venons d’énoncer. Il serait superflu de décrire leur constitution, suffisamment éclaircie par les explications précédentes[37].

Une autre nuance de droits civils et politiques, inférieurs à ceux des Latins et des Italiens fut attribuée à la Gaule Cisalpine, Gallia togata, et nous la retrouvons même dans quelques portions de la Numidie et de la Mauritanie Césarienne, provinces qui font actuellement partie de la régence d’Alger.

Les Latins avaient une portion du droit de cité romaine et pouvaient facilement être admis au droit de cité complet. Ils étaient régis par leurs lois et non par des magistrats romains ; ils servaient dans les auxiliaires. Les Italiens ne jouissaient d’aucune portion des droits des citoyens romains. Leur admission à ce droit était rare et difficile ; mais ils étaient, comme les Latins, régis par leurs lois et servaient comme eux dans les auxiliaires.

Les Gaulois cisalpins ne jouissaient en rien du droit civil et politique ni même de leur liberté. Ils étaient régis par un proconsul ; leur pays était réduit en province romaine, et pourtant ils servaient dans leurs auxiliaires[38].

Les colonies romaines[39], quoique formées de citoyens romains, ne jouirent pas de tous les privilèges attachés à ce titre ; on les exclut des droits de suffrage et d’éligibilité. La raison en est évidente : composées de prolétaires qui, à Rome même, étaient privés de ces droits politiques, en n’eût pu les leur accorder sans troubler l’ordre des comices par centuries et par tribus, sans porter atteinte à la constitution de la république. Cet état de choses subsista jusqu’en 666, époque à laquelle, après la guerre sociale, la loi Julia accorda le droit de cité romaine complet à tous les peuples de l’Italie inférieure, qui adoptèrent le droit civil romain.

Les villes fédérées, alliées ou libres, fæderatæ, sociæ, immunes, jouissaient des droits civils et politiques stipulés dans leur traité d’alliance avec Rome. On ne peut mieux définir leur état qu’en disant qu’elles n’étaient ni des colonies, ni des municipes, ni des villes latines ou italiques, ni des préfectures. Elles ne jouissaient d’aucune portion des droits civils et politiques romains[40] ; elles se gouvernaient par leurs anciennes lois et pouvaient même en faire de nouvelles ; elles avaient leur gouvernement propre et créaient elles-mêmes leurs magistrats ; elles avaient conservé leur territoire, étaient exemptes de la juridiction du gouverneur de la province et ne payaient point de tribut, vectigal, voilà leurs avantages. Mais on violait souvent leurs libertés, puisque Jules César, dit Cicéron[41], fut forcé de faire une loi pour les garantir. De plus ces villes ne pouvaient faire ni paix, ni guerre, ni contracter d’alliance qu’avec la permission des Romains. Elles étaient obligées à fournir des vaisseaux armés et équipés, témoins Messine et Taurominium en Sicile, qui étaient des villes fédérées et néanmoins astreintes à cette obligation. Nous l’apprenons de Cicéron qui ajoute[42] : Ce tribut onéreux imprimait en quelque sorte au traité d’alliance une marque de servitude. Ces villes étaient contraintes à pourvoir de vivres les troupes et les généraux romains qui passaient sur leur territoire. Elles étaient souvent forcées à laisser régler leurs affaires au gré du proconsul ou du propréteur. Si elles n’étaient pas soumises aux mêmes tributs que le reste de la province, elles supportaient parfois des contributions extraordinaires, et même elles étaient assujetties à divers droits de douane et d’octroi.

Le véritable avantage de l’immunité était que les peuples qui en jouissaient levaient eux-mêmes, dans leur territoire, les sommes auxquelles ils étaient taxés, au lieu que, chez les peuples tributaires, c’étaient les publicains ou les traitants romains qui les exigeaient, comme une branche des revenus de l’État. Or Tite-Live nous donne une idée de leur administration par ces mots remarquables : Ubi publicanus est, ibi aut jus publicum vanum, aut libertatem sociis nullam esse[43].

Au dehors de l’Italie, les villes libres ou alliées étaient soumises aux mêmes conditions que les villes italiennes dont je viens de parler.

Les rois alliés étaient des espèces de vassaux, reges inservientes, qui jouissaient des mêmes exemptions et supportaient les mêmes charges que les villes alliées. Il y avait aussi, dans les provinces, des villes municipales, des colonies, des cités jouissant ou du droit romain avec exclusion de suffrage, ou du droit des Latins, ou du droit italique. J’en trouve un exemple dans Pline. L’Espagne ultérieure, dit-il (III, 1), contient cent quatre-vingt-cinq villes, parmi lesquelles il y a neuf colonies, dix-huit municipes, vingt-neuf villes jouissant du droit latin, six villes libres, trois villes alliées, et cent vingt soumises aux tributs. Ce qui avait lieu en Italie s’applique à ces portions privilégiées des provinces ; il est inutile de le répéter.

Les fora, les conciliabula, qui étaient de petites villes ou de grands bourgs où se tenaient les foires et où se rendait la justice[44], pouvaient aussi arriver au rang de municipe et jouir des droits de cette classe[45]. C’est une nouvelle preuve de l’universalité de cette loi sur l’avancement dans la hiérarchie des droits civils et politiques, qui s’étendait aux plus petites réunions d’individus et perpétuait ainsi l’existence du système d’agglomération adopté dès l’origine de la république.

Il ne nie reste plus qu’à établir la condition des provinces proprement dites et des peuples tributaires[46].

Les peuples qui étaient réduits en province romaine étaient dépouillés de tons leurs privilèges, chargés d’un tribut et soumis à l’autorité d’un magistrat envoyé de Rome. Ils étaient assujettis aux lois qui leur avaient été dictées par les commissaires du sénat et par le général qui en avait fait la conquête. C’était ce corps de lois qu’on appelait la forme du gouvernement provincial, forma provinciæ, ou le code de la province, et l’on devait s’y conformer dans l’administration de la justice ainsi que dans la levée du tribut.

Mais la loi d’avancement des peuples conquis, cette loi si sage dont nous recherchons soigneusement la cause et les effets, existait pour ces peuples asservis, et les attachait au peuple conquérant en leur donnant l’espoir prochain et fondé de participer aux privilèges du peuple romain en s’agglomérant successivement avec lui[47]. Je vais en citer deux exemples.

Les Liguriens chevelus (comati) habitants des Alpes maritimes, qui étaient restés libres, furent, l’an 730, subjugués et réduits en province romaine par Tibère, qu’Auguste avait chargé du commandement de l’armée[48]. Strabon, qui écrivit du temps de Tibère nous dit[49] formellement que parmi ces Liguriens, les Albienses, les Albiœci qui habitent la partie septentrionale des Alpes, sont, ainsi que les Lygies, soumis aux préfets envoyés dans la Narbonnaise. Mais les Vocontii se gouvernent par leurs propres lois. Des Lygies situés entre le Var et Gênes, ceux qui s’avancent vers la mer sont Ιταλιώται, c’est-à-dire jouissant du droit italique[50] ; quant à ceux qui habitent les montagnes, Rome leur envoie pour les régir un gouverneur pris dans l’ordre équestre, ainsi qu’elle le fait à l’égard d’autres peuples absolument barbares. Or, en 535, l’empereur Néron avait donné le droit latin à plusieurs peuplades des Alpes maritimes ; Pline[51] le dit positivement de plusieurs cantons des Liguriens chevelus.

Auguste soumit encore et réduisit en province romaine les Liguriens Vagienni et Taurini, fait qu’attestent les colonies d’Augusta Vagiennorum (Saluces) et d’Augusta Taurinorum (Turin), fondées par cet empereur. Or Pline[52] assure que de son temps les Vagienni et les Caturiges jouissaient du droit latin.

Nous pourrions citer beaucoup d’autres témoignages d’avancement semblables. Il y en eut aussi bien certainement dans la Numidie et les Mauritanies, car la règle et la loi étaient uniformes pour l’empire romain tout entier. Mais les renseignements directs manquent pour les provinces éloignées de la capitale, et qui ont eu moins d’historiens que l’Italie, la Gaule, la Grèce et l’Asie.

Voilà, à ce qu’il nous semble, la grande différence entre la colonisation grecque et la colonisation romaine. Dans Athènes et à Sparte, l’Ionien, le Dorien perdaient, en quittant la métropole pour s’établir en Asie, en Grèce, en Italie, le titre et les droits de citoyen ; ils étaient traités par leurs ancêtres avec dureté, avec mépris[53] ; ils ne pouvaient presque jamais recouvrer le rang de leurs pères. Un insulaire ou un Asiatique libre, sorti originairement de l’Attique, ne pouvait, surtout dans sa progéniture, parvenir à être membre de cette noblesse privilégiée qu’on appelait le peuple d’Athènes. A peine arrivait-il à se glisser dans la classe obscure des métœques ; il lui fallait attendre qu’une contagion terrible ou un grand désastre à la guerre forçât la cité souveraine à recruter sa population militante autrement que par l’affranchissement des serfs et des esclaves.

A Rome, au contraire, un Barbare, s’il rendait de bons services dans l’armée, s’il exerçait avec honneur une magistrature dans sa patrie, pouvait parvenir légalement, et de grade en grade, pour ainsi dire, d’abord au droit de cité complet, ensuite au consulat, la première dignité de l’empire, et même au trône impérial. Balbus de Cadix, Trajan, Adrien, Antonin le Pieux en sont des exemples trop connus pour avoir besoin de preuves.

 

 

 



[1] Jus Quiritium causam privatam complexum est, libertatis, gentilitatis, sacrorum, connubiorum, patriæ potestatis, legitimi dominii, tutamentorum et tutelarum. Sigonius, De Antiquo jure Ital., p. 13 b, éd. Paris, 1573.

[2] Cicéron, Verrines, V, 66.

[3] Id., pro Cœcina, c. XXXIV.

[4] Vectigal agrorum. Burmann, Vectig. pop. Rom., p. 9-12.

[5] Cicéron, de Officiis, II, 22. Plutarque, Paul-Émile, t. II, p. 318, éd. Reiske.

[6] Dion Cassius, XXXVII, 51. Cf. Burmann, Vectig. pop. Rom., c. V, p. 59.

[7] Voyez Spanheim, Orbis Rom. exercit., I, 7. Le droit de cité complet ne pouvait être volontairement aliéné. Cicéron, pro Cæcina, 33 ; pro Domo, 39. Roth, De re municip. Rom., p. 2, n° 21.

[8] Ascon., ad Ciceron. de Divin., 20. Roth, op. cit., p. 5, n° 4.

[9] Appien, Bell. civ., II, 26. Strabon, p. 187.

[10] Les premiers municipes libres que nous rencontrions, hors de l’Italie et de la Gaule, furent créés par Jules César. Dion, XLIII, 39, p. 233. On en trouve bientôt après en Bretagne. Tacite, Agricola, c. 32, Annales, XIV, 33.

[11] Sigonius, Jur. Ital., p. 13 b. Le passage classique d’Aulu-Gelle (XVI, 13) fixe ainsi leurs droits : Municipes ergo suat cives Romani ex municipiis, legibus suis et suo jure utentes, muneris tantum cum P. R. honorarii participes, nullis aliis necessitatibus, neque ulla lege P. R. adatricti, ni populus eorum fundus factus est (Les municipaux sont donc les citoyens des villes soumises à leurs règlements et à leurs usages particuliers : ils partagent avec les habitants de Rome l'honneur de la bourgeoisie romaine (munus), d'où l'on a formé le nom municipal, sans autre dépendance de Rome ou de ses lois, que d'être inviolablement attachés à ses intérêts). Cf. Roth, De re municip., p. 12, n° 25.

[12] Pline, III, 9. Strabon, V, p. 231 sqq.

[13] In Verrem, V, de Supplic., c. XXIV.

[14] Velleius Paterculus, II, p. 15.

[15] Sigonius, Jur. Ital., p. 13 b. sq.

[16] Sigonius, p. 14 b. Cf. Tite-Live, VIII, 8 ; XXXVIII, 44 ; XXVII, 9.

[17] Vid. Sigonius, De ant. jur. Ital. I, 9, sqq.

[18] Tite-Live, VIII, 14 ; XXIII, 5 ; XXXVIII, 36.

[19] Tite-Live, VIII, 11, 14, 16 ; IX, 28 ; X, 21. Votiez, pour le droit des colonies et des municipes jouissant de l’immunité, le passage précis de Cicéron, In Verr., V, 22. Les colonies au-delà du Pô n’avaient encore que le jus Latii en 702 ; il leur avait été donné par Pompeius Strabo, père du grand Pompée. (Vid. Ascon., in Pison. et Cicéron, ad Attic., V, 11).

[20] Cicéron, Leg. agr., I, 6.

[21] XXXII, 29.

[22] Voce Præfectura.

[23] Leg. agr., II, 31, sqq.

[24] Cf. Rei agrarim auctor. ap. Gœs., p. 106, et surtout l’excellente dissertation de M. l’abbé Zannoni : Sul’ antico marmo scritto della colonia di Pozzuoli, Firenze, 1826, p. 7, 8, 9.

[25] Vid. Sigonius, de jur. Ital., I, 41 ; Pancirol., II, 152 ; Spanheim, Orb. Rom. exerc., II, 19.

[26] Appien, Bell. civ., I, 7. Tite-Live, IV, 36. Cicéron, Verrines, III, II.

[27] Ad Attic., II, 16.

[28] Tite-Live, XLI, 6.

[29] Cité par Sigonius, I, 21, p. 42.

[30] Vid. Norris., Ep. Syro. Maced. Diss., IV, c. 5.

[31] Appien, Bell. civ., I, 9.

[32] Nouv. Mém. de l’Acad. de Berlin, ann. 1815-1816, 3e vol., 3e série, p. 41 et suiv.

[33] Tite-Live, XLI, 8 (La loi accordait à ceux des alliés latins qui laissaient une descendance dans leur patrie primitive, de devenir citoyens romains).

[34] Cicéron, pro Balbo, VIII (la loi Julia accorde aux alliés et aux Latins le droit de cité romaine).

[35] In Cicer. pro Milon., ap. Mai, Classic. Auctor., t. II, p. 104, éd. in-8°. Cf. Tite-Live, XLI, 9. Claudius edixit : qui socii ac Latini nominis omnes in suam quisque civitatem, ante kal. novembris redirent (C. Claudius porta que tous ceux des alliés latins devaient se faire réintégrer tous dans leurs cités respectives avant les calendes de novembre).

[36] In Pisonem fragm., 2.

[37] Vid. Sigonius, De jure Ital., II, 3, p.69 b. sqq. Heyne, Opusc. acad., t. I, p. 290-329, et t. III, p. 79-92. Cicéron, pro Cæcina, 35, et not. Hottm., p. 591, éd. Varior.

[38] Sigonius, De jure Ital., I, 26, p. 55-57.

[39] Spanheim, Orb. Rom. exerc., I, 9. Cicéron, pro Cæcina, 35. Voyez le passage classique sur les colonies, depuis la prise de Rome, dans Velleius, I, p. 32, éd. Glasgow, 1752.

[40] Sigonius, II, 14, p. 90-92.

[41] Mitto diplomata... mitto ereptam libertatem populis ac singulis, qui erant affecti præmiis nominatim, quorum nibil est quod non sit lege Julia ne fieri liceat sancitum diligenter (Je ne parle pas des lettres publiques... Je ne parle pas de la liberté ravie à des particuliers et à des peuples dont les privilèges étaient formels, et dont les droits ont été expressément garantis par la loi Julia). Cicéron, in Pison., c. 37. Lege Cæsaris, justissima atque optima, populi liberi plane et vere erant liberi (Par la loi de César, loi aussi sage que juste, les peuples libres l'étaient véritablement). Id., ibid., c. 16.

[42] Cicéron, Verrines, III, 6 ; V, 19.

[43] XLV, 18 (avoir recours aux publicains, c'était ou compromettre les intérêts du trésor, ou sacrifier la liberté des alliés).

[44] Festus, v. vici. Sigonius, Jur. Ital., II, 15. Niebuhr, Rœm. Gesch., II, p. 394. Creuzer, Rœmisch. antiquit., p. 257.

[45] Aggenus, In rei agrariœ script., p. 60, éd. Goes. Frontin, de Limit., p. 41.

[46] Voyez la liste des États réduits en prov. rom. et soumis au tribut, dans Velleius Paterculus, II, 38.

[47] Ce passage de Cicéron est formel (pro Balbo, c. 9) : Nam et stipendiarios ex Africa, Sicilia, Sardinia, ceteris provinciis multos civitate donatos videmus : hostes... scimus civitate esse donatos : servos denique, quorum jus et fortunæ conditio infima est, persæpe libertate, id est civitate, publice donari videbamus (Nous voyons en effet qu'une foule de tributaires de l'Afrique, de la Sicile, de la Sardaigne et des autres provinces, ont été décorés du titre de citoyens romains... enfin les esclaves, dont les droits et la condition sont si infimes, ont souvent, pour avoir servi l'État, été, par un décret public, gratifiés de la liberté, c'est-à-dire du titre de citoyens romains).

[48] Voyez Dion, LIV, 98. Suétone, Tibère, c. 9. Lucan., I, 442.

[49] Liv. IV, p. 203.

[50] Et non : Sont censés peuples d’Italie, contresens qui s’est glissé dans la traduction fr., t. II, p. 90. Vid. Sigonius, Jur. Ital., III, 6, p. 118.

[51] Apud Sigonius, p. 118, l. c.

[52] Cité par Sigonius, p. 118 b.

[53] Thucydide, I, 34. Tite-Live, XXVII, 9.