Ce fut alors, l’an de Rome 619, que Tiberius Gracchus, citoyen très vertueux et homme d’état très éclairé, voyant que la constitution menaçait ruine, que l’équilibre des trois pouvoirs était détruit, que la population libre décroissait de jour en jour, ainsi que les produits de l’Italie, par l’introduction de la culture au moyen des esclaves et la concentration des propriétés dans les mains des grands, résolut, sitôt qu’il eut été nommé tribun, de remédier à ce désordre en remettant en vigueur la loi agraire portée par Licinius. Il mit, dit Plutarque[1], dans sa proposition, toute la modération possible ; il la communiqua aux citoyens les plus recommandables de Rome par leur réputation et leurs vertus, et prit leurs avis. De ce nombre étaient Crassus, grand-pontife, le jurisconsulte Mucius Scevola, alors consul, et Appius Claudius même, beau-père de Tiberius ; et il me semble que jamais loi plus douce ni plus humaine ne fut portée contre une si grande injustice et une usurpation si criante ; car, au lieu que les avides possesseurs du bien d’autrui devaient être punis par des amendes et chassés avec honte des terres dont ils jouissaient contre les lois, il se contenta d’ordonner qu’ils en sortiraient après avoir reçu de l’État le prix de ces terres qu’ils retenaient si injustement, et que les citoyens pauvres y entreraient à leur place. Les motifs de la loi agraire portée par Tiberius Gracchus sont beaucoup mieux développés dans Appien que dans Plutarque. Je vais en donner l’analyse. Tiberius Gracchus, dit Appien[2], ajouta même à sa loi qu’outre les 500 jugères permis par la loi licinienne les fils des riches propriétaires en pourraient conserver 250, et que le surplus seulement serait distribué aux pauvres. Il avait pourvu au danger de la concentration des propriétés en défendant par sa loi, aux riches d’acheter ces biens, et aux pauvres de les vendre. Le motif le plus important, aux yeux de Tiberius, était, dit encore Appien[3], la reproduction de la population libre ; la limitation des richesses n’était que l’objet secondaire. Il demandait à ses adversaires : Ne trouvaient-ils pas juste qu’on partageât au peuple ce qui était la propriété du peuple ? Des citoyens ne devaient-ils pas être préférés à des esclaves ? des hommes libres, propres à la guerre, jugés plus utiles à la patrie que des esclaves inhabiles au service militaire ? enfin des propriétaires fonciers, plus intéressés à l’ordre public que de misérables prolétaires ? Il ajoutait que Rome avait fait de grandes conquêtes, qu’elle avait l’espoir de parvenir à l’empire du monde, que le moment décisif était venu, et que l’accroissement ou la diminution de sa population guerrière lui ferait acquérir le reste du globe ou perdre les conquêtes acquises, la rendrait la maîtresse ou l’esclave de ses ennemis. Il s’adressait aux riches, leur soumettait ses craintes et
ses espérances, leur demandait si, pour de tels avantages, ils ne devraient
pas céder, même gratuitement, les terres usurpées à des citoyens qui
donnaient à la patrie des enfants et des défenseurs ; si, pour conserver peu
de chose, ils ne risquaient pas beaucoup plus, surtout lorsqu’en
dédommagement des frais et du travail employés à la culture de ces terres, on
leur assurait à jamais la possession de 500 jugères pour chacun d’eux, et de
250 pour chacun de leurs fils, entièrement exempts d’impôts et de redevances
? Cette concession en faveur des grands est d’autant plus remarquable qu’Appien a dit[4] plus haut que les plébéiens auxquels l’État distribuait des terres conquises payaient au trésor public le dixième du produit des grains, et le cinquième du produit des arbres à fruits. Le sénat et les riches s’élevèrent avec fureur contre cette proposition, et engagèrent le tribun M. Octavius à s’y opposer. Tiberius, irrité de cet obstacle, changea sa première loi en une autre plus sévère : elle ordonnait que tous ceux qui possédaient plus de terres que les anciennes lois ne le permettaient les abandonneraient sur-le-champ. Il ne faut point s’y tromper ; ce n’est point seulement 500 jugères de terres conquises, mais 500 jugères de propriétés foncières de toutes natures, qui furent le maximum fixé par la loi Licinia. Dix exemples le prouvent ; Si quis plus D jugera habere voluerit, dit Caton[5], tanta pœna esto. Tite-Live dit de Stolo (VI, 35) : Alteram (legem agrariam) de modo agrorum, ne quis plus quingenta jugera agri possideret[6]. Le même auteur l’affirme dans le discours de Caton contre la loi Oppia : Quid legem Liciniam excitavit de quingentis jugeribus, nisi ingens cupido agros continuandi ?[7]. Valère Maxime dit aussi : L. Stolo cum lege sanxisset ne quis amplius quam quingenta agri jugera possideret, ipse mille comparavit[8]. Varron[9] : Stolonis lex quæ vetat plus quingenta jugera habere civem romanum. Pline[10] : Lege Stolonis Licinii incluso modo quingentorum jugerum, et ipso sua lege damnato, cum substituta filii persona amplius possideret. Tite-Live dit la même chose (VII, 16), en d’autres termes, que Pline. Enfin, Plutarque dit (Camille, 39) de Stolo : Έxέλευσε δ’ οΰτος μηδένα πλέθρων πενταxοσίων πλείονα χώραν ΚΕΚ ΤΗΙΘΑΙ. Dans tous ces passages il n’est pas question des terres conquises. C’est une loi somptuaire, une loi agraire, qui limite l’étendue des propriétés et défend d’acquérir, de posséder, comparare, xεxτήσθαι, habere, possidere, au-delà de 500 jugères de terres. Elle avait pour but de maintenir l’égalité des fortunes, et de créer le droit égal pour tous d’arriver aux emplois, base fondamentale du gouvernement démocratique. Appien est le seul auteur peut-être qui, avec l’Épitomé de Tite-Live, prétende que la limitation de 500 jugères ne regardait que les terres conquises, les terres du domaine public, ager publicus[11]. Cette opinion est combattue par Duker, Drakenborch et beaucoup d’autres érudits. Ils regardent même comme une glose les mots agro publico de l’Épitomé. Velleius Paterculus (II, 6) s’accorde avec les auteurs que j’ai cités précédemment. Dans une pareille dissidence, le témoignage de dix auteurs graves, écrivant à Rome et très voisins de l’époque des Gracques, m’a paru devoir l’emporter sur celui d’un Grec du second siècle de l’ère chrétienne ; car tous les raisonnements des auteurs que j’ai cités porteraient à faux s’il ne s’agissait pas d’une véritable loi somptuaire. Appien même semble indiquer[12] que les acquêts étaient compris dans cette limite de 500 jugères. Il dit que, pour l’exécution de la loi Sempronia, il s’éleva beaucoup de contestations sur l’étendue et les bornes des propriétés, et que ces procès étaient très difficiles à juger, les contrats de vente, les titres de partage n’existant plus dans les mains de beaucoup des possesseurs : Οΰτε τά συμβόλαια, οΰτε τάς xληρουχίας έτι έχόντων άπάντων. Je sais que Heyne[13] et Niebuhr[14] ont préféré l’autorité d’Appien à toutes celles que j’ai citées ; mais je persiste à croire que Caton, Varron, Cicéron, Velleius, Valère Maxime, Columelle et Pline devaient mieux connaître les lois de leur pays qu’un Grec Alexandrin du IIe siècle de l’ère chrétienne. Je pense que la limitation des propriétés introduite à Rome, l’an 388, par Licinius, fut imitée des lois que Charondas avait données à Thurium ; car Aristote[15] nous dit que ce législateur avait établi la condition d’un gros revenu pour être admissible aux magistratures, mais que ce principe était tempéré par la loi qui défendait de posséder au-delà d’une certaine quantité de terres[16]. Tiberius, comme on l’a vu, cherchait à concilier l’intérêt des particuliers avec le bien de l’État, et à établir l’exécution et la durée de la loi sur une sorte de transaction entre les riches patriciens ou chevaliers, détenteurs de terres usurpées, et les pauvres colons, dépossédés de leurs propriétés légitimes. On peut être étonné que les auteurs des lois agraires n’aient pas proposé, pour en assurer le maintien, l’égalité des partages dans les successions, la division de l’hérédité en ligne masculine et féminine, enfin la limitation du droit de tester, dispositions qui existaient dans les lois de Solon, si souvent reproduites dans celles des Douze-Tables. Il paraît que la jouissance du pouvoir paternel illimité, patria potestas[17], était si précieuse aux yeux des Romains, dérivait si intimement de leurs mœurs, que les tribuns les plus hardis n’ont jamais osé attaquer ce privilège de famille, et qu’ils ont préféré fonder la durée de leur loi sur l’inaliénabilité des propriétés foncières, sujette à beaucoup de graves inconvénients. C’est à coup sûr un fait très remarquable, et qui jusqu’ici avait échappé à l’observation, que cette espèce de substitution appliquée à tout un peuple. Cependant cette mesure reçut une exécution complète à Rome pendant deux cent trente ans ; ce qui prouve combien l’état social des anciens différait du nôtre, où une pareille loi serait à la fois ridicule et inexécutable. Jusqu’ici il me semble que Tiberius ne pouvait être blâmé : il rétablissait une loi qui était en quelque sorte née avec Rome, une loi dont les effets salutaires, pendant deux siècles, avaient été appréciés par tous les hommes éclairés, vertueux et impartiaux. Q. Cincinnatus, l’un des soutiens du parti aristocratique et l’un des plus violents adversaires des tribuns, se conformait exactement à la loi agraire et ne possédait que sept jugères en fonds de terre. Fabricius, Coruncanius, Emilius Papus, avaient conservé la même modération, et ils cultivaient leurs sept journaux sans esclaves. Manius Curius, le vainqueur de Pyrrhus, refusa la part du butin et le don de cinquante jugères que le peuple lui offrit en reconnaissance de ses grands services. Le célèbre Regulus ne possédait aussi que sept jugères dans le territoire insalubre et stérile de Pupinies. Fabius Cunctator, celui qui arrêta le premier les progrès d’Annibal, le grand Fabius, deux fois dictateur et cinq fois consul, n’avait en propriété que sept journaux de terres, qu’il vendit pour racheter des prisonniers et acquitter ses conventions avec Annibal. Les deux Scipion morts en Espagne, Tubéron, tous les Ælius, s’honoraient de la même modération dans les désirs, et regardaient l’obéissance exacte aux lois liciniennes comme un devoir sacré envers la patrie[18]. Il nie paraît donc évident que les écrivains latins qui ont blâmé les premières propositions de Tiberius parlent plutôt le langage de leurs intérêts que celui de la justice et de l’utilité publique. D’ailleurs ces auteurs, peu nombreux, étaient liés au parti oligarchique, qui prédomina dans Rome jusqu’au second consulat de César. Les historiens neutres, tels que Polybe, Salluste, Pline, Tacite, et les écrivains qui ont traité de l’agriculture, Caton, Varron, Columelle, s’accordent à vanter les avantages de la loi agraire et de la division des propriétés. Tiberius épuisa tous les moyens de conciliation ; il consentit à remettre sa loi au jugement du sénat ; mais la faction des riches, détenteurs des propriétés publiques, l’accabla d’injures et ne voulut rien céder. Enfin, après plusieurs tentatives infructueuses pour ramener son collègue Octavius aux intérêts du peuple et le faire désister de son opposition, il rendit une ordonnance par laquelle il défendait à tous les magistrats de faire aucun exercice de leurs charges jusqu’à ce que le peuple eût délibéré sur la loi[19]. Cette ordonnance n’ayant produit aucun effet, il proposa la destitution de son collègue, mesure qui passa d’une voix unanime. La loi ne trouva plus d’obstacle : le partage des terres fut ordonné, et l’on nomma trois commissaires pour en faire l’inventaire et la distribution, savoir : Tiberius lui-même, son beau-père Appius Claudius, et son frère Caïus, âgé de vingt ans, qui servait alors au siège de Numance, sous Scipion. Quelque temps après, Attale Philométor, dernier roi de Pergame, étant mort, et ayant institué le peuple romain son héritier, Tiberius proposa[20] une nouvelle loi qui portait : que tout l’argent comptant de la succession de ce prince servit distribué aux pauvres citoyens, afin qu’ils eussent de quoi s’emménager dans leurs nouvelles possessions. et se pourvoir des instruments nécessaires à l’agriculture. Il ajouta que, quant aux villes étaux terres qui étaient de la domination d’Attale, ce n’était pas au sénat, mais au peuple, qu’il appartenait d’en ordonner. Cette proposition, dit Plutarque, offensa extrêmement le sénat, dont l’autorité se trouvait diminuée au profit de celle du peuple. Cependant l’usurpation des terres du domaine public avait été réprimée dès l’an 579. Le consul Postumius fut chargé alors de séparer par des bornes le territoire du domaine public d’avec les propriétés des particuliers, qui l’usurpaient sans cesse par des empiétements[21]. Les amis de Tiberius, voyant les manœuvres des nobles et les menaces terribles qu’ils faisaient contre lui, jugèrent que sa vie serait en danger dès qu’il aurait déposé la magistrature sacrée dont il était revêtu, et l’engagèrent à demander le tribunat pour l’année suivante. Tiberius recommença à se concilier de plus en plus la faveur populaire par de nouvelles lois, où il abrégeait les années du service militaire pour les citoyens, où il leur accordait le droit d’appeler au peuple de tous les jugements des autres magistrats, où il mêlait dans tous les tribunaux, qui alors étaient composés entièrement de sénateurs, un nombre égal de chevaliers. Enfin, par ces lois, il rabaissait et détruisait de toutes manières la force et l’autorité du sénat. Cependant, le jour de l’élection, pendant que le peuple donnait ses suffrages au Capitole, le sénat s’assembla dans un temple voisin, et prit, malgré les remontrances du consul Scævola, la fatale résolution d’employer la force. Le consol eut beau protester qu’il ne donnerait jamais l’exemple de l’injustice et de la violence, qu’il n’ôterait la vie à aucun citoyen avant qu’il eût été jugé dans les formes, mais que, si le peuple, persuadé ou entraîné par Tiberius, venait à ordonner quelque chose d’injuste, il s’y opposerait de tout son pouvoir. Animés par les discours furieux de Scipion Nasica, les sénateurs s’arment de bâtons et de leviers ; suivis d’une troupe de clients, de valets et d’esclaves qu’ils avaient fait venir pour les aider clans l’exécution d’un projet médité d’avance, ils percent la foule dans la place publique, ils massacrent un tribun présidant l’assemblée du peuple romain, et avec lui trois cents de ses amis, dont les cadavres sont aussitôt jetés dans le Tibre. La faction des riches ne borna pas là sa vengeance : ils firent la recherche des partisans du tribun ; ils mirent à mort, sans forme de procès, ceux qui, en abandonnant la ville, s’étaient soustraits à leur fureur[22]. Les opinions ont été très partagées, et elles le sont encore, au sujet de l’entreprise de Tiberius. Appien, après avoir rapporté la mort du tribun, s’exprime en ces termes (B. c., I, 17) : C’est ainsi que Gracchus, poursuivant avec trop de chaleur le meilleur de tous les projets pour le bien de sa patrie, fut tué dans le Capitole même, quoique revêtu alors de la charge de tribun, qui rendait sa personne sacrée et inviolable. Salluste ne reproche aux Gracques que d’avoir mis un peu trop de chaleur dans la poursuite de leur entreprise[23]. Plutarque approuve la loi de Tiberius[24], et blâme seulement la déposition d’Octavius comme injuste et illégale. Il ajoute même, après avoir raconté le massacre de Tiberius et de tous ses amis[25] : Il paraît que cette sanglante exécution fut plutôt dictée par la colère des riches et leur haine personnelle contre le tribun, que motivée par les prétextes qu’ils mettaient en avant. Cicéron et tous ses admirateurs, tant anciens que modernes, condamnent hautement l’entreprise de Tiberius ; ils décident que c’était un séditieux, et qu’on doit lui attribuer tous les troubles arrivés pendant son tribunat et dans lesquels il perdit la vie. Il dit[26] que les amis de Tiberius, et entre autres Tubéron, l’abandonnèrent quand ils virent qu’il vexait la république. Il adopte ce conte forgé par l’envie que Tiberius voulut se faire roi[27]. Il dit[28], dans sa harangue pour Milon, que les meurtriers de Tiberius Gracchus ont rempli l’univers entier ale leur gloire, et lui-même[29] loue Gabinius d’avoir fait revêtir Pompée d’une puissance exorbitante et contraire aux lois romaines. Nous l’avons vu vanter les assassins de Tiberius ; nous le voyons, dans la seconde harangue sur la loi agraire, faire un pompeux éloge des Gracques[30]. Ces disparates dans le jugement de Cicéron sur les Gracques s’expliquent facilement par la différence des dates auxquelles ont été prononcées ces diverses opinions. Dans son discours sur les provinces consulaires[31], Cicéron blâme les Gracques : An Tiber. Gracchus (patrem dico), cujus utinam filii ne degenerassent a gravitate patria ! Mais cette harangue sur les provinces consulaires est de 697 et postérieure à son consulat. En 698, dans sa harangue contre Pison, il loue à outrance le féroce Opimius, meurtrier de Caïus Gracchus[32]. Lorsqu’il parla contre Rullus et qu’il loua les Gracques[33], il venait d’être nommé consul par la faveur du peuple, qui portait un homme nouveau. Il les jugeait alors avec son esprit et sa raison dégagés de toute partialité. Lorsqu’il prononça les harangues pour Milon, pour Cornelius Balbus, qu’il écrivit le traité de l’Amitié, il s’était lié au parti oligarchique ; il avait fait exécuter les complices de Catilina sans jugement et sans appel. Dès lors il était forcé de justifier Nasica et Opimius : sa position était semblable à la leur ; il avait, comme eux, transgressé les lois protectrices de la liberté civile. Il jugeait les Gracques, il louait Gabinius avec une partialité évidente ; il appliquait à l’appréciation d’un fait historique la morale de ses intérêts ; car il possédait lui-même des terres du domaine public dont il ne payait pas de rente[34]. Enfin, ce qui est peu délicat, Cicéron acheta à vil prix, sous le nom de Philotime, son affranchi, les biens de Milon, son ami, exilé pour avoir tué Clodius sur Ies instigations réitérées de l’orateur. Milon lui en fait de vifs reproches[35]. C’était un bénéfice de 2.600.000 sesterces (625.000 francs). Cette vilaine action du père de la patrie, de l’intègre gouverneur de Cilicie, est prouvée par un passage énigmatique, écrit en grec, qu’il adresse à Atticus (VI, 4), concernant τάς ψήφους έx τής ώνής τών ύπαρχότων τοΰ Κροτωνιάτου τυραννοxτόνου, ou le gain fait sur l’achat à vil prix des biens de Milon, le meurtrier du tyran. Tout ce qu’il y a eu de têtes plus sages et plus sensées, dit Crévier[36], ont prodigué aux Gracques les titres de factieux, de séditieux, de méchants citoyens, et leur mort a été traitée de supplice justement mérité. Il me semble qu’on peut appeler de cette prétendue décision des têtes les plus sages. Il est d’abord certain, et les témoignages historiques l’attestent, que les grands s’étaient emparés, contre toute justice, des nouvelles conquêtes qui faisaient partie du domaine de l’État ; que c’était une prévarication manifeste d’acquérir des biens en Italie au-delà des bornes prescrites par les lois ; que c’était une barbarie révoltante, dans ces usurpateurs, non seulement d’enlever aux pauvres leurs possessions, mais de leur interdire encore la ressource de gagner leur vie en cultivant ces terres. Il était évident que le peuple d’Italie, dépourvu des moyens d’élever des enfants, renoncerait au mariage et ne fournirait plus bientôt de soldats pour les armées ; que l’introduction et la multiplication des esclaves importés des pays étrangers feraient diminuer à la fois la population et les produits du sol ; de plus, que ces esclaves, ennemis naturels des maîtres qui les traitaient si durement, pourraient dans la suite devenir très redoutables. Il n’était pas moins visible (et Polybe, que j’ai cité, l’avait prévu) que le peuple, opprimé et dépouillé par les riches, vendrait ces mêmes riches aussitôt qu’un acheteur se présenterait, et que les noms de liberté et de patrie ne seraient plus pour lui que de vains sons, incapables d’exciter aucune affection dans les âmes[37]. Autrefois, dit Salluste[38], ce n’était point par l’orgueil et les richesses, c’était par une bonne réputation et par des hauts faits que le noble l’emportait sur le plébéien. Les moindres citoyens, dans les champs ou à la guerre, assurés d’une honorable subsistance, conservaient leur indépendance et pour eux-mêmes et pour la patrie. Depuis, lorsque chassés peu à peu de leurs héritages ils n’eurent plus de domicile fixe, lorsque la paresse et la pauvreté ne leur laissèrent plus qu’une existence précaire, ils commencèrent à convoiter les biens des autres et à vendre la république avec leur propre liberté. Cicéron peint fortement aussi la prédominance coupable de cette oligarchie qui vendait la justice, opprimait le peuple et même le sénat : Totus ordo paucorum improbitate et audacia premitur, et urgetur infamia judiciorum[39]. L’usurpation des riches n’était donc pas seulement injuste en elle-même ; elle était de plus contraire à la loi fondamentale de la république, et elle détruisait à la fois la population et l’agriculture. Cicéron, se constituant le défenseur de cette usurpation, s’élève contre l’iniquité qu’il y a, dit-il[40], à enlever aux possesseurs, par une loi agraire, des propriétés dont ils jouissaient depuis beaucoup d’années ou même beaucoup de siècles[41]. En habile orateur, il dissimule le côté faible de sa cause ; il allègue même, pour la rendre meilleure, des faits évidemment controuvés. Il est facile d’établir que cette possession d’un grand nombre d’années et même de siècles dont il parle n’était qu’une usurpation très récente. En effet, Caton l’Ancien, dans son discours sur les Rhodiens que j’ai déjà cité prouve qu’alors la loi licinienne était encore observée. Nous souhaitons tous, dit-il, d’avoir plus de 500 jugères de terre, mais on ne nous punit pas pour nos désirs. Or, ce discours fut prononcé trente-quatre ans avant le tribunat de Tiberius. Les exemples de respect pour la loi licinienne, donnés par les Ælius, par Tubéron et Paul-Émile, ces exemples que j’ai cités d’après les témoignages les plus positifs, sont tous de la fin du vie siècle de Rome, et la loi de Tiberius fut portée en 61g. Ainsi les exagérations oratoires que le grand orateur nous donne comme des faits sont réfutées par des dates précises et tombent devant l’inflexible chronologie. Les grands, avant la destruction de Carthage, n’avaient ni les fonds suffisants pour acquérir, ni le pouvoir d’usurper cette quantité de terres qu’au mépris des lois ils possédaient en Italie du temps de Tiberius, et qu’ils couvraient de leurs esclaves. Salluste le dit positivement[42], et je dois le citer : Depuis cette époque (Carthaginem deletam), au dedans et au dehors, tout se menait par la volonté de quelques patriciens. Ils disposaient du trésor public, des gouvernements, des magistratures, des triomphes. Le peuple avait tout le poids du service, et il était dans la misère. Tout le butin qui se faisait à la guerre devenait la proie des généraux, qui le partageaient avec quelques associés ; et, pendant ce temps, si le père d’un soldat, si ses enfants en bas âge se trouvaient à côté d’un voisin puissant, ils étaient chassés de leurs possessions. Ainsi la cupidité, réunie à la puissance, ne gardant ni frein ni mesure, envahissait, outrageait, dépeuplait tout autour d’elle. Rien ne fut épargné, ne fut respecté, jusqu’à ce qu’enfin elle se creusa un précipice à elle-même. La prescription qu’allèguent Cicéron et Crévier[43] se réduit donc, pour la plupart des usurpations, à un terme de douze années. Il est certain que, dans ce cas, la prescription ne peut avoir lieu, ni autoriser personne à détenir des biens publics acquis injustement, frauduleusement, contre la disposition formelle de, la loi et le bien évident de l’État. Était-il déraisonnable de chercher un remède à un mal si terrible, qui prenait chaque jour de nouveaux accroissements ? N’est-il pas palpable que tous les malheurs qui suivirent ne pouvaient être prévenus que par une loi qui diminuerait l’inégalité des fortunes et rendrait les terres aux cultivateurs italiens ? Ne fut-ce pas l’accroissement immodéré du nombre des esclaves qui fut cause de deux guerres cruelles où la république se vit à deux doigts de sa perte ? Ne fut-ce pas l’introduction de la culture par des esclaves et la concentration des propriétés foncières qui portèrent le plus rude coup au développement de la population libre et des produits de l’Italie ? Ne fut-ce pas, enfin, la richesse énorme de quelques particuliers qui les mit en état de corrompre le peuple et l’indigence des citoyens qui exposa ceux-ci à être corrompus ? On peut donc conclure, avec Salluste, Appien et Plutarque, que la loi de Tiberius était juste et nécessaire, et qu’à l’époque où elle fut présentée c’était peut-être le seul moyen de sauver la république. L’obstination du sénat à repousser cette loi fut très impolitique. Les partis s’échauffèrent, et, de part et d’autre, on alla plus loin qu’on ne l’avait projeté. Tiberius changea sa première proposition en une autre plus sévère, fut forcé de faire déposer son collègue, proposa ensuite que le peuple, et non le sénat, réglât le sort des provinces léguées par Attale, qu’on abrégeât le temps du service des soldats, qu’on établit le droit d’appeler au peuple de tous les jugements des autres tribunaux, qu’on mêlât parmi les juges, qui jusque-là étaient tous pris dans le corps du sénat, un pareil nombre de chevaliers. Ces réformes étaient en effet si nécessaires qu’en 702 Appius Pulcher, censeur, quoique homme peu intègre et du parti des oligarques pompéiens, fit passer plusieurs lois sur le luxe, sur la fixation du taux de l’intérêt et de l’étendue des propriétés territoriales : De signis et tabulis, de agri modo, de ære alieno acerrime egit[44]. Il raya plusieurs sénateurs, entre autres l’historien Salluste. Les dernières propositions de Tiberius demeurèrent sans effet et furent anéanties par sa mort ; il ne resta que la loi agraire, à l’exécution de laquelle le sénat s’opposa de toutes ses forces. Les trois commissaires nommés pour le partage des terres étaient Caïus Gracchus, Carbon et Fulvius Flaccus. Aussi la faction des riches reporta-t-elle sur Caïus toute la haine qu’elle avait vouée à son frère Tiberius. Caïus n’avait pas vingt et un ans lors de la fin tragique de son frère, qui n’avait pas lui-même atteint sa trentième année quand il fut tué. |
[1] Tiberius Gracchus, cap. IX, éd. Reiske.
[2] Bell. civ., I, 9, 11.
[3] Bell. civ., I, 11.
[4] Bell. civ., I, 7.
[5] Consultez, pour le sens du mot possessio, Giraud, Droit de propr., p. 192-z96 ; Laboulaye, Droit de propr., p. 75.
[6] [Une autre limitait la propriété, et défendait à chacun de posséder plus de cinq cents arpents de terre]
[7] XXXIV, 4 : (Pourquoi la loi Licinia a-t-elle défendu de posséder plus de cinq cents arpents ? Parce qu'on ne songeait qu'à étendre sans cesse ses propriétés).
[8] VIII, VI, 3 : (Licinius Stolon avait fait une loi qui défendait de posséder plus de cinq cents arpents de terre, mais lui-même en acquit un millier).
[9] De Re rust., I, II, 9.
[10] XVIII, 4, lin. 12.
[11] Je dois citer ici le passage entier de l’Épitomé de Tite-Live : Tib. Sempronius Gracchus trib. pleb. cum legem agrariam ferret adversus voluntatem senatus et equestris ordinis : nequis ex publico agro plus quam mille jugera possideret, in eum furorem exarsit ut M. Octauio collegæ causam diversæ partis defendenti potestatem lege lata abrogaret, seque et C. Gracchum fratrem et Appium Claudium socerum triumviros ad dividendum agrum crearet. Promulgavit et aliam legem agrariam, qua sibi latius agrum patefaceret, ut idem triumviri judicarent, qua publicus ager, qua privatus esset. Deinde cum minus agri esset quam quod dividi posset sine offensa etiam plebis, quoniam eos ad cupiditatem amplum modum sperandi incitaverat, legem se promulgaturum ostendit ut his, qui Sempronia lege agrum accipere deberent, pecunia quæ regis Attali fuisset divideretur (Malgré l'opposition du sénat et des chevaliers, Tib. Sempronius Gracchus, tribun du peuple, propose une loi agraire qui défend de posséder plus de cinq cents arpents des terres publiques. Il se porte à de tels excès qu'il fait abroger par une loi le pouvoir de son collègue, M. Octavius, qui soutenait le parti contraire, et se nomme lui, son frère Gracchus, et Appius Claudius, son beau-père, triumvirs pour le partage des terres. Il promulgue une autre loi agraire, dont les dispositions sont encore plus larges, et qui permet aux mêmes triumvirs de décider si telle ou telle terre est du domaine public ou du domaine privé. - Puis comme il n'y avait pas assez de terres pour qu'on pût faire un partage qui satisfît même les plébéiens, dont la cupidité était excitée outre mesure, il annonce qu'il va promulguer une loi pour distribuer l'argent provenant du roi Attale à tous ceux qui, d'après la loi Sempronia, devaient recevoir des terres). Épit., LVIII.
[12] Bell. civ., I, 18.
[13] Opuscul., IV, p. 350.
[14] Hist. rom., t. III, p. 178, tr. française.
[15] Politique, V, 7.
[16] Voyez Dion, XII, 11, sqq.
[17] Pour juger de l’étendue de l’autorité paternelle chez les Romains, même du temps de Cicéron et des empereurs, je citerai la formule d’adoption, conservée par Aulu-Gelle (V, 19. Cf. Cicéron, pro Domo, XXIX), qui donnait à celui qui adoptait le droit de vie et de mort envers son fils adoptif. Velitis, jubeatis, Quirites, uti L. Valerius L. Titio tam jure legeque filius sibi siet, quam si ex eo patre matreque familias ejus natus esset, utique et vitæ necisque in eo potestas siet uti patri endo filio est (Qu'il vous plaise, Romains, d’ordonner que Lucius Valérius devienne le fils de Lucius Titius ; qu'il ait les mêmes droits que s'il était né dans la famille de ce dernier ; que son nouveau père ait sur lui la droit de vie et de mort, comme tout père l'a sur son fils).
[18] Voyez le chap. sur la popul. servile.
[19] Appien, Bell. civ., I, 12. Plutarque, Tib. Gracchus, c. IX, sqq. Freinshem, Suppl., liv. LVIII, 20, sqq.
[20] Plutarque, Tib. Gracchus, c. XIV.
[21] Senatui placuit L. Postumium consulem ad agrum publicum a privato terminandum in Campaniam ire, cujus ingentem modum possidere privato, paullatim proferendo fores, constabat (une décision du sénat envoya en Campanie le consul L. Postumius pour fixer les limites du territoire public et des terrains particuliers : il était avéré que ceux-ci, par des empiétements lents et successifs, s'étaient considérablement agrandis aux dépens de l'état). Tite-Live, XLII, 1.
[22] Vid. Memmii, Orat., apud Salluste, Bell. Jug., c. XXXIII et XLVI.
[23] Et sane Gracchis, cupidine victoria, haud satis moderatus animus fuit. Sed bono vinci satius est quam malo more injuriam vincere (Je conviens que les Gracques, dans l'espérance de la victoire, ne firent pas preuve d'une modération suffisante. Mieux vaut, pour l'homme de bien, la défaite qu'une victoire sur l'injustice, obtenue par de mauvais moyens). Bell. Jug., c. XLVI.
[24] Tiberius Gracchus, c. XI et XII.
[25] Ibid., c. XX.
[26] Tib. quidem Gracchum rempublicam vexantem a Q. Tuberone æqualibusque amicie derelictum videbamus. De Amicit., cap. XI.
[27] Tib. Gracchus regnum occupare conatus est, vel regnavit is quidem paucos menses. Ibid., c. XII.
[28] Pro Milone, 27.
[29] Pro Corn., I, apud Asconius. Vid. Not. orat. pro leg. Manil., XVII, 52, édit. Brocas.
[30] Nam, vere dicam, genus ipsum legis agrariæ vituperare non possum ; venit enim mibi in mentem duos clarissimos, ingeniosissimos, amantissimos plebis Romanæ viros, Tib. et C. Gracchos, plebem in agris publicis constituisse, qui agri a privatis antea possidebantur. Non sum autem ego is consul qui, ut plerique, nefas esse arbitrer Gracchos laudare, quorum consiliis, sapientis, legibus, multas esse video reipublicæ partes constitutas (Je le dis avec franchise, Romains, je ne blâme pas tout entier le mode de la loi agraire en lui-même; j'aime à me rappeler que deux de nos plus illustres citoyens, de nos plus brillants génies, Tibérius et Caïus Gracchus, si dévoués au peuple de Rome, ont établi ce peuple sur des terres de la république, dont quelques particuliers se trouvaient possesseurs. Non je ne suis pas un consul de la façon de certains autres qui regardent comme un crime de louer les Gracques, ces magistrats austères, dont les conseils, la sagesse et les lois ont apporté une réforme salutaire dans plusieurs branches de l'administration). De lege agr. contra Rullum, II, 5.
[31] Cap. VIII, ed. varior.
[32] L. Opimius ejectus est e patrie, is qui prætor et consul maximis rempublicam periculis liberarat. Non in en cui facta est injuria, sed in iis qui fecerunt, sceleris ac conscientiæ pœna permansit (L. Opimius fut chassé de sa patrie, lui qui pendant sa préture et son consulat, avait délivré la république des plus grands périls. Le crime, et les remords qui sont la peine du crime, n'ont jamais été pour celui qui a souffert l'injustice, mais pour ceux qui l'ont faite). Cap. 39, ed. varior.
[33] Ann. R. 689.
[34] Epist. ad Attic., II, 15.
[35] Ibidem, V, 8.
[36] Hist. rom., t. VII, p. 349, éd. Didot, 1823.
[37] Voyez, sur la vénalité des élections et les manœuvres employées pour acheter le consulat, la préture, l’édilité, le chap. LII de la deuxième Verrine : Cicéron y met à nu toutes ces turpitudes.
[38] Orat. II ad Cœsar. de Repub. ord., c. L, éd. Havercamp.
[39] In Verr., act. I, c. XII, p. 387, éd. var. (Un ordre entier de l'État est opprimé par la perversité et l'audace d'une poignée d'hommes, et avili par le scandale de ses jugements). Cf. Divin., 91.
[40] De Offic., II, 22.
[41] Quam æquitatem habet ut agrum, multis annis aut etiam seculis ante possessum, qui nullum habuit habeat, qui autem habuit, amittat ?
[42] Bell. Jug., cap. XLV.
[43] Hist. Rom., t. VII, p. 292, 294, édit. Didot, 1823.
[44] Vid. Cœl. Epist. fam., VIII, 14. Dion, XL, 63.