L’influence des lois agraires et des distributions gratuites de blé sur la grandeur et la décadence de la république romaine, leurs effets qui me semblent évidents et dont la preuve se trouve à chaque page de l’histoire, ont échappé à la sagacité de Montesquieu[1] et aux recherches ingénieuses de l’abbé de Vertot. Le premier cependant, dans l’Esprit des lois et dans son
ouvrage spécial sur Un anonyme, M. C., auteur de trois volumes de Discours sur le gouvernement de Rome[2], a fort bien exposé l’influence des lois agraires sur l’état de la république. J’avais été conduit à des résultat, semblables en traitant de la population et des produits de l’Italie sous la domination romaine ; mon savant confrère, M. Daunou, m’a fait connaître plus tard cet ouvrage, qui ne me semble pas aussi répandu et aussi estimé qu’il le mérite. Je m’empresse de le citer en commençant ce chapitre, car je pense qu’on doit être juste, même envers les morts, et qu’il faut rendre à chacun ce qui lui appartient. Mais je dois d’abord définir les lois agraires. Les anciens désignaient par ces mots une certaine limitation de la propriété foncière entre les citoyens actifs, limitation qu’il n’était pas permis de dépasser. Chez nous, on leur attribue ordinairement l’idée d’un bouleversement général des propriétés, et d’un partage égal entre tous les membres de la société. Cette mesure, qui défendait à un homme de s’enrichir et de posséder au-delà de certaines bornes, nous semble, dans l’état actuel de la société, très extraordinaire, très vexatoire et très impolitique. C’était cependant la base de l’existence et de la prospérité des anciennes républiques, tant l’état social de ces temps diffère du nôtre[3] ! Les fondateurs des anciennes républiques, Minos, Lycurgue, Romulus, Solon, avaient tous établi des lois agraires, avaient également partagé les terres. Cela seul, dit Montesquieu[4], faisait un peuple puissant, c’est-à-dire une société bien réglée ; cela aussi faisait une bonne armée, chacun ayant un égal intérêt et très grand à défendre sa patrie ; cela créait une abondance de produits bruts, et par conséquent une nombreuse, population libre. L’agriculture et la guerre y gagnaient également. De plus, dans ces gouvernements mixtes, tels que ceux de Sparte et de Rome, où la prospérité de l’État dépendait d’un juste équilibre entre les parties monarchiques[5], aristocratiques et démocratiques qui le constituaient, les lois agraires étaient une nécessité. Chaque citoyen, ayant part au gouvernement et à la confection des lois, devait offrir une garantie de sa probité et de l’intérêt qu’il avait à maintenir l’ordre établi. Les législateurs anciens cherchèrent cette garantie dans la propriété foncière, de même que nos gouvernements constitutionnels exigent un cens de cette nature des électeurs appelés à choisir la chambre élective, laquelle représente la partie démocratique de la nation. Les rois Agis et Cléomène, dit Montesquieu[6], voyant qu’au lieu de neuf mille citoyens qui étaient à Sparte du temps de Lycurgue, il n’y en avait plus que sept cents, dont à peine cent possédaient des terres, et que tout le reste n’était qu’une populace sans courage, ils entreprirent de rétablir les lois à cet égard, et Lacédémone reprit sa première puissance, et redevint formidable aux Grecs. Ce fut, dit le même écrivain[7], le partage égal des terres[8] sous Romulus, qui rendit Rome capable de sortir d’abord de son abaissement. Ce sont les lois agraires portées par Licinius (l’an 388[9]) qui l’ont conduite au plus haut degré de puissance et de prospérité. Voici quelles étaient ces lois, qui changèrent entièrement la face de la république, et qui tirèrent les plébéiens de l’état de pauvreté et de misère où les patriciens les avaient tenus jusqu’alors. |
[1] Voyez Montesquieu, Esprit des lois, liv. XXVII, chap. I, t. III, p. 242.
[2] Discours et
réflexions critiques sur l’histoire et le gouvernement de l’ancienne Rome, pour
servir de supplément à l’Histoire romaine de Rollin et Crevier, recueillis
et publiés par M. C., vol. in-12, Paris, 1784. On croit que cette initiale
cache le nom de M. Hooke, bibliothécaire de
[3] Bœckh (Économie polit. des Athéniens, liv. IV, ch. 2) fait remarquer quels étaient, dans un état démocratique, l’importance du bien-être des citoyens, les troubles et les violences qu’on avait à craindre des pauvres, et le besoin qu’avait l’État de secourir les nécessiteux, de peur qu’un appauvrissement général ne compromit les prestations publiques.
[4] Grandeur et décadence des Romains, chap. III.
[5] Je dis monarchiques, parce qu’à Rome les consuls avaient hérité de toute la puissance des rois, mais bornée seulement à une année d’exercice ; Polybe et Tite-Live l’attestent formellement.
[6] Grandeur et décadence des Romains, chap. III.
[7] Ibid.
[8] M. Giraud (Droit de propr., p. 174, 175), en niant que ce fût là le véritable but des lois agraires, n’établit pas nettement leur véritable objet. Je crois voir cependant que, dans l’opinion de ce jeune écrivain, les lois agraires auraient été que la distribution aux soldats vainqueurs des terres confisquées sur les vaincus et sur les proscrits. Mais je ne puis me ranger à cette opinion, combattue par les faits, rejetée par Sigonius, Montesquieu, Hooke et tant d’autres.
[9] Ces lois, proposées dès l’an 378, ne furent cependant adoptées que dix ans après.