ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XXIII. — Diminution de la population et des produits.

 

Maintenant que j’ai exposé les faits, il est facile d’en tirer les conséquences, et on se figurera aisément quelles durent être la dépopulation et la distribution des produits dans cette Italie où toutes les propriétés avaient été menacées, où la plupart avaient changé de mains, où des cultivateurs économes et industrieux avaient été remplacés par des soldats ignorants, paresseux et prodigues, où une partie de la population était arrachée de ses foyers et transplantée aux extrémités de l’empire, où, enfin, il n’y avait plus ni crédit, ni circulation de capitaux, ni valeur pour les biens, ni sûreté pour les personnes.

L’administration sage d’Auguste et la paix doua jouit l’Italie sous son règne ne purent y faire refleurir l’agriculture, ni rendre cette belle contrée capable de suffire à la nourriture de ses habitants. Deux passages de Josèphe[1] et d’Aurelius Victor[2], rapprochés l’un de l’autre, nous apprennent que du temps d’Auguste on apportait chaque année à Rome et en Italie, de l’Égypte et de l’Afrique, 60.000.000 de modius de blé. L’insuffisance des produits de l’Italie fut la cause des soins que prit Auguste pour faire réparer les canaux de l’Égypte et de l’administration sage qu’il y établit[3] ; l’Égypte ne fournissait alors qu’un tiers ou 20.000.000 de modius, de cette importation[4]. Du temps de Justinien, elle n’en donnait plus que 8.000.000[5]. L’an 715 de Rome, Sextus Pompée est maître de la mer ; il intercepte les convois, et le peuple romain affamé contraint Octave à faire la paix[6].

Denys d’Halicarnasse assure qu’en Italie la plupart des villes autrefois florissantes étaient, de son temps, détruites ou inhabitées[7]. La disette d’hommes libres fut même si grande vers la fin du règne d’Auguste qu’on fut forcé d’enrôler les affranchis dans les légions[8]. C’est ce que prouvent trois passages de Suétone[9].

L’année de Rome 759, la trente-huitième du règne d’Auguste, une disette affreuse, λιμός ίσχυρός[10], le force de reléguer à cent milles de Rome tous les esclaves en vente, tous les gladiateurs, tous les étrangers, excepté les médecins et les précepteurs ; et même d’expulser une partie des esclaves employés au service domestique. Dion ajoute qu’Auguste lui-même se priva de la plus grande partie des siens[11].

De grandes causes, telles que la concentration des fortunes, le taux exorbitant de l’intérêt, la culture vicieuse, mise en régie et abandonnée aux esclaves, les progrès du luxe qui enlevaient chaque année plus de terrain à la production des subsistances, la multiplicité des fêtes et des jours consacrés aux jeux[12] ; la diminution de la population libre causée par la corruption des mœurs[13], les goûts contre nature, l’usage des avortements et de l’exposition des enfants, la progression toujours croissante des célibataires et des hommes veufs sans enfants, tous ces éléments de destruction exercèrent leur influence sur l’Italie, dont les produits diminuèrent de règne en règne. Une autre cause puissante de la décadence de l’agriculture fut le despotisme impérial et l’instabilité de la propriété, conséquence nécessaire de cette forme de gouvernement.

Tacite le prouve en faisant l’éloge de l’administration de Tibère : Les lois, dit-il[14], excepté celles de lèse-majesté, étaient appliquées à l’utilité publique : leges bono in usu. Les approvisionnements des grains, la perception des impôts étaient confiés à des compagnies de chevaliers romains. Dans la distribution des charges il faisait les meilleurs choix : constabat non alios potières fuisse. Il ne souffrait pas que les provinces fussent chargées de nouveaux subsides, ni que les anciens fussent aggravés par l’avarice et la cruauté des magistrats.

Il s’efforçait de réprimer par son exemple les excès du luxe, des maisons de plaisance, du nombre des esclaves, excès si funestes à la production des grains en Italie : Rari per Italiam Cæsaris agri, modesta servitia, intra paucos libertos domus. Cependant, sous son règne, le peuple souffrit cruellement de la disette et de la cherté des vivres ; mais ce ne fut point la faute du prince, qui n’épargna ni soins ni dépenses pour remédier, autant qu’il le put, à l’infécondité du sol et aux contrariétés des saisons et de la mer : Plebes acri quidem annona fatigabantur : sed mulla in eo culpa ex principe, quin infecunditati terrarum, aut asperis maris obviam iit quantum impendio diligentiaque poterat.

Enfin, l’an de Rome 785, la disette et la cherté des grains excitèrent presque une sédition[15] ; pendant plusieurs jours, au théâtre, le peuple s’emporta contre le prince à des murmures voisins de la licence. Tibère en fut irrité ; il reprocha au sénat et aux consuls de n’avoir pas employé, pour réprimer ces désordres, l’autorité dont ils étaient investis ; il présenta la liste des provinces dont il tirait les blés, et prouva que l’importation était beaucoup plus considérable qu’elle ne l’avait été du temps d’Auguste : Addidit quibus e provinciis, et quanto majorem quam Augustus, rei frumentariæ copiam advectaret[16].

Columelle, écrivain de cette époque, dit aussi (I Præf., 20) : Dans ce Latium et cette terre si fertile jadis, nous donnons une prime pour qu’on nous apporte du blé des provinces d’outremer, et nous faisons nos vendanges dans les Cyclades, la Bétique et la Gaule. On serait presque tenté d’induire de ce passage que l’Italie alors ne suffisait pas plus à sa consommation en vins qu’à sa nourriture en grains. Mais je crois plutôt que c’est une déclamation contre le luxe du temps et l’usage des vins étrangers.

La diminution des produits de l’Italie ne fit que s’accroître sous Claude, quoique, depuis la bataille d’Actium, ce pays eût joui des bienfaits de la paix et de ceux d’une administration habile ; car l’insensé Caligula ne régna que trois ans et neuf mois.

Tacite nous apprend encore que, l’an de Rome 804[17], la disette des grains et la famine qu’elle amena furent telles qu’on les regardait comme une punition du ciel.

Claude se vit assailli sur son tribunal et poussé jusqu’au bout du forum où on le pressait vivement, lorsqu’un gros de soldats parvint à le délivrer d’une populace furieuse. Il est certain qu’il ne restait pas de vivres à Rome pour plus de quinze jours. La bonté des dieux, dit Tacite, et la douceur de l’hiver nous mirent seules à l’abri des dernières extrémités. Mais certes l’Italie autrefois exportait elle-même des grains jusqu’aux provinces les plus éloignées, et son sol n’est pas plus stérile aujourd’hui ; mais on préfère de cultiver l’Afrique et l’Égypte, et l’on abandonne, aux hasards de la mer la vie du peuple romain.

Suétone ajoute (Claude, 18) à ces faits que Claude s’occupa avec une attention extrême du soin d’approvisionner la ville : Urbis annonæque euram sollicitissime semper egit. Depuis ce temps Claude ne négligea rien pour faire venir des subsistances à Rome, même en hiver. Il assura aux marchands de grains des gains considérables et de grands avantages, tels que l’exemption des charges publiques[18] ; il prit les pertes sur lui et accorda de grands privilèges à ceux qui construiraient des vaisseaux pour le transport des blés[19].

Les lois qu’il porta ensuite avaient pour objet la reproduction et- l’augmentation de la population libre des citoyens romains[20]. L’exemption de la loi Papia permettait de se marier passé soixante ans ; les mères de quatre enfants héritaient de leurs fils ou de leurs filles morts ou mortes sans testament. Ces édits confirment ce que j’ai avancé sur le célibat, l’orbité[21], les avortements, en un mot la diminution progressive de la population libre, car les lois ne se font que pour réprimer des abus déjà existants ou des crimes déjà commis ; on sait qu’à Rome anciennement il n’y avait pas de supplice prévu par la loi pour le parricide.

J’ajouterai à ce tableau le portrait que Pétrone nous trace des mœurs de la ville de Crotone, ou plutôt de Rome qu’il déguise sous ce nom étranger : Il n’y a, dit-il, que deux classes de citoyens, des adoptés et des adoptants. Personne n’y élève d’enfants, car ceux qui ont des héritiers directs ne sont admis ni aux festins ni aux spectacles publics ; exclus de tous les avantages ils sont classés parmi les gens tarés. Au contraire, ceux qui ne sont pas mariés, et qui n’ont point de parents proches, arrivent au faîte des honneurs ; eux seuls sont jugés dignes des emplois de l’armée, sont jugés les plus braves et même les plus vertueux[22].

Sous le règne de Néron[23], Rome eut encore à souffrir de la famine et l’état de l’Italie ne semble pas s’être amélioré, car on fut obligé de repeupler Tarente et Antium. Le passage dans lequel Tacite[24] nous a transmis ce fait est trop important pour ne pas être cité en entier : On avait inscrit des vétérans pour repeupler Tarente et Antium ; mais ces deux villes n’en restèrent pas moins désertes ; la plupart des soldats se dispersaient dans les provinces où ils avaient achevé leur service. D’ailleurs, peu accoutumés à prendre les liens du mariage et à élever des enfants, ils mouraient sans postérité.

Ce document important, transmis par un historien si grave et presque contemporain, nous explique très bien la diminution du nombre des citoyens romains et la nécessité où se trouvèrent les empereurs d’étendre aux provinces le droit de cité. En effet, depuis les guerres civiles de Marius et de Sylla, combien de Romains avaient été enrôlés dans les légions où les vingt premières années de leur engagement s’écoulaient dans le célibat ? Octave et Antoine, avant de marcher contre Cassius et Brutus, passèrent en revue à Modène trente-neuf légions ; le parti contraire avait une armée moins nombreuse, mais pourtant très forte[25].

Les vétérans, nourris dans les guerres civiles, auxquels on distribuait les biens des proscrits ou les territoires des villes qui avaient tente le parti contraire, ces vieux soldats, prodigues et dépravés, rebelles aux lois du mariage, inhabiles à élever des enfants, affluaient dans Rome pour y jouir des jeux, des spectacles, des festins, des distributions gratuites, et, après avoir dissipé en débauches de tout genre une fortune acquise par la guerre, ils attendaient ou suscitaient de nouveaux troubles qui leur permissent de réparer leur ruine par de nouvelles usurpations. Cicéron[26] nous trace un portrait semblable des vétérans dont Sylla avait formé des colonies, et qui prirent le parti de Catilina[27] ; il conclut par ce trait frappant : Enfin ils se sont livrés à des profusions si exorbitantes, ils ont contracté des dettes si énormes qu’ils n’ont plus qu’une ressource, celle de ramener Sylla des enfers.

Claude fut le premier qui accorda aux soldats les droits des citoyens mariés, parce que les lois leur défendaient d’avoir des femmes légitimes. Ce sont les propres termes de Dion (LX, 24).

Le célibat des soldats était une des bases fondamentales de la discipline romaine ; il n’y eut que de faibles exceptions à cette règle sous Galba et Domitien[28] ; Septime Sévère, le premier, porta un coup funeste à l’armée en permettant aux soldats de se marier, comme nous l’apprenons d’Hérodien[29].

Ainsi le célibat des soldats, à une époque où l’on entretenait des armées nombreuses, était un obstacle à la reproduction de la classe des citoyens romains, comme la dure condition des esclaves s’opposait à la reproduction de cette classe malheureuse[30] ; l’une et l’autre ne se recrutaient que par des agrégations ou des importations tirées des diverses provinces de l’empire.

J’ai prouvé, je crois, par de nombreuses et graves autorités, que la décadence de la culture en Italie s’accrut progressivement depuis les Gracques jusqu’à la bataille d’Actium ; je crois avoir établi non moins positivement que la diminution des produits en Italie, au lieu de s’arrêter pendant le siècle de paix dont jouit cette contrée depuis l’avènement d’Auguste jusqu’à la mort de Néron, alla toujours en croissant. J’ai démontré, dans mon chapitre sur la population libre, que le nombre des citoyens romains de l’Italie décrut en proportion de la décroissance des produits ; je crois avoir prouvé ailleurs que le temps où la culture fut le plus florissante en Italie fut aussi celui du plus grand développement de la population libre dans cette contrée. Ces deux ordres de faits ont une connexion intime, et les chapitres où ils sont consignés s’éclairent les uns les autres et se contrôlent réciproquement.

 

 

 



[1] Bell. Jud., II. 16, p. 189, 190, éd. Haverc.

[2] Épitomé, I, p. 156.

[3] Suétone, Auguste, 18.

[4] Aurelius Victor, l. c.

[5] Voyez Gibbon, Décadence de l’empire romain, t. III, p. 352, chap. XL, p. 56, tr. fr.

[6] Pace facta, flagitante populo, ob interclusos commeatus famemque ingravescentem (faire la paix, aux instances du peuple qui voyait intercepter les convois, et qui redoutait les progrès de la famine). Suétone, Auguste, 16.

[7] Cité par Lipsius, t. III, p. 474.

[8] Velleius Paterculus, II, CXI, 1.

[9] Auguste, XVI, XXV, XLII. Vid. Orose, VII, 18.

[10] Dion, LV, 26. Velleius Paterculus, II, XCIV.

[11] Vid. Suétone, Auguste, XLII.

[12] Voyez Tacite, Histoires, IV, 40. Suétone, Auguste, XXXII.

[13] Sous Auguste (Dion Cassius, LVI, 1), il y avait plus de célibataires que d’hommes mariés parmi les citoyens romains. Voyez Esprit des lois, tom. III, p. 97.

[14] Annales, IV, 6, 7.

[15] Gravitate annonæ juxta seditionem ventum.

[16] Tacite, Annales, VI, 13 (de quelles provinces et en quelle quantité, beaucoup plus grande que sous Auguste, il faisait venir la provision de blé).

[17] Frugum egestas et orta ex eo fames in prodigium accipiebatur, Annales, XII, 43.

[18] Vid. Callistrate, Digeste, L, VI, 5, § 3.

[19] Vid. Scævola, Digeste, L, V, 3 ; et Fabr., Semestr., I, 25, de hoc edicto Claudiano.

[20] Pro conditions cujusque civis vacationem logis Papin Poppææ, latino jus Quiritum, feminis jus quatuor liberorum, quæ constituta hodieque servantur (Il affranchissait les citoyens des dispositions de la loi Papia Poppaea; il accordait aux Latins le droit des Quirites, et aux femmes les privilèges des mères qui avaient quatre enfants. Ces ordonnances subsistent encore aujourd'hui). Suétone, Claude, XIX.

[21] J’ai adopté ce mot, qui exprime l’état d’un homme ou d’une femme, veuf ou veuve, sans enfants : notre langue ne saurait s’en passer.

[22] Pétrone, t. II, p. 114, éd. 1756, avec la trad. fr.

[23] Suétone, Néron, 45.

[24] Annales, XIV, 27.

[25] Plutarque, Brutus, 38, édit. Reiske.

[26] Catilina, II, 9.

[27] Hi sunt coloni, qui se insperatis repentinisque pecuniis sumptuosius inaolentiusque jactarunt ; hi, dum ædificant, tanquam beati, dum prædiis, lecticis, familiis magnis, conviviis apparatis delectantur, in tantunt æs alienum inciderant ut, si salvi esse velint, Sylla ab iis inferis sit excitandus (Il en est toutefois parmi eux qui, enivrés de leur soudaine prospérité, ont consumé en de folles dépenses les dons de la fortune. Ils ont voulu bâtir comme les grands, avoir des domaines, des équipages, des légions d'esclaves, une table somptueuse; et ce luxe a creusé sous leurs pas un abîme si profond, que, pour en sortir, il leur faudrait évoquer Sylla du séjour des morts).

[28] Vid. Brottier, Not. et emend. ad Tacit. Ann., XIV, 27.

[29] Lib. III, p. 229.

[30] Ce serait perdre son temps que de l’employer à réfuter, sur un point de fait aussi bien constaté, Wallace, qui soutient l’opinion contraire (Examen critique sur la population, p. 197 et suiv., tr. fr.) en voulant combattre le sage et judicieux Hume. (Essai, XI, p. 406 et suiv., édit. in-8°, London, 1784.)