ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XIX. — Des parcs d’animaux.

 

Varron nous introduit ensuite dans le leporarium ou parc attaché à la villa, qui avait conservé l’ancien nom, quoiqu’il ne renfermât plus seulement, comme autrefois, un ou deux jugères de terrain et quelques lièvres, mais un grand nombre d’arpents peuplés de cerfs et de chevreuils. Q. Fulvius Lippinus a, dit-il, dans le territoire de Tarquinie, un parc clos de murs de quarante jugères (vingt arpents), où sont renfermés, non seulement des chevreuils et des cerfs, mais en outre des brebis sauvages[1]. Il en a encore un plus grand près de Statonie[2], et d’autres dans d’autres cantons. T. Pompeius, dit toujours Varron, possède, même dans la Gaule Transalpine, un parc enclos, pour la chasse, de quarante mille pas d’étendue (30.400 toises). On a en outre ordinairement dans le même enclos des ruches, des réduits pour les escargots, et des tonneaux pour nourrir et engraisser des loirs.

Ce passage, s’il donne une haute idée de la gourmandise des Romains de cette époque, qui engraissaient des limaçons et des loirs, animaux qu’on ne voit plus sur nos tables, nous prouve que les parcs clos de murs, en Italie, étaient bien moins étendus qu’ils ne l’étaient en France il y a quarante ans, et qu’ils ne le sont encore en Angleterre et en Allemagne. En effet, nous voyons, par les mesures que nous donne Varron, que les plus grands n’avaient que dix à treize hectares de superficie, et les parcs semblables, avant la révolution de 1789, étaient communs en France. Il en est de même de l’étendue et de la population de Rome, qu’on avait exagérées sans raison[3]. Des chiffres exacts et positifs mettront fin, je l’espère, aux hyperboles outrées qu’on avait admises jusqu’ici de confiance jet sans examen.

Varron rappelle (III, XII, 4-5) l’étonnante fécondité que montre le lièvre lorsqu’il est mis dans un parc à l’abri de ses ennemis : Il connaissait ce fait curieux de l’organisation de cet animal, dont la femelle reçoit le mâle et conçoit même quand elle est déjà pleine : Fit enim sæpe cum habent catulos recentes, alios ut in ventre habere reperiantur. Aussi a-t-elle, dit Buffon (t. VII, p. 105), en quelque sorte deux matrices distinctes, séparées, et qui peuvent agir indépendamment l’une de l’autre ; en sorte que les femelles, dans cette espèce, peuvent concevoir et mettre bas en différents temps par chacune de ces matrices.

On a, dit Varron (III, XII, 5-7), commencé dernièrement à engraisser le lièvre en le tirant de la garenne et en le nourrissant dans un lieu fermé. Il y a trois espèces de ce genre qu’il faut avoir dans le parc : le lièvre roux d’Italie, le lièvre blanc des Alpes, et le lapin natif de l’Espagne. Xénophon[4] connaissait déjà en Grèce deux espèces de lièvres. Pline (VIII, 81) décrit le lièvre blanc des Alpes, lepus variabilis, de Pallas[5].

Le lapin, nommé xύνιxλος et xόνιλος[6] par les Grecs, décrit par Strabon[7] et par Elien[8], s’était tellement multiplié dans les Baléares que les habitants, ne pouvant plus résister à la grande quantité de ces animaux, demandèrent qu’il leur fût assigné une habitation plus commode. Pline ajoute (VIII, 81) ce fait singulier, que les Baléares sollicitèrent des troupes d’Auguste pour les défendre contre les lapins : Certum est Balearicos adversus proventum cuniculorum auxilium militare a divo Augusto petiisse.

Les Romains tenaient aussi dans ces parcs fermés des sangliers, des cerfs et des chevreuils sauvages, dont les petits, élevés dans cette enceinte, engraissaient facilement et devenaient très apprivoisés. C’était au point que, dans le domaine acheté par Varron à Tusculum de Pupius Piso, et dans celui d’Hortensius, près de Laurente, on faisait monter, à des heures réglées, un esclave habillé comme Orphée sur la terrasse de la villa, et sitôt qu’il avait embouché la trompette, on voyait accourir au pied du balcon les sangliers, les cerfs, les chevreuils et les autres animaux, pour chercher le gland, la vesce ou les autres grains qu’on leur donnait pour nourriture[9].

Le quatorzième chapitre de Varron traite de l’éducation des mollusques d’eau douce à coquilles, qu’on engraissait aussi dans des parcs pour les délices de la table. Comme nous avons négligé ce genre d’industrie, je traduirai ce chapitre presque tout entier. Il prouvera jusqu’où les Romains avaient alors poussé les recherches de la gourmandise.

L’éducation et la multiplication des escargots n’est pas, dit Varron, aussi simple qu’on le croirait. Il faut d’abord choisir pour vos limaçons un lieu convenable, en plein air, qui soit entouré d’eau de tous côtés, de peur que lorsque vous voudrez aller prendre les petits, vous ne trouviez plus même les mères. La position la plus favorable est celle que le soleil ne brûle pas et qui est humectée par la rosée. Si vous n’avez pas cette exposition naturelle qu’on trouve au pied des rochers ou des monts baignés par des lacs ou des rivières, il faut vous créer une rosée artificielle ; cela se fait en dirigeant un conduit auquel sont appliqués de petits jets d’eau qui la lancent en l’air et la font retomber sur une pierre d’où elle puisse s’étendre au loin sur le terrain. Les limaçons n’exigent que peu de nourriture et n’ont pas besoin d’esclaves pour la leur servir. Ils la trouvent en se glissant, soit sur le sol, soit sur les1murs. Us vivent longtemps en ruminant un peu de son et quelques feuilles de laurier qu’on leur a jetés. Aussi le cuisinier ne sait-il souvent, quand il les fait cuire, s’ils sont morts ou vivants. fi y a plusieurs espèces de ces mollusques : les petits blancs, qu’on tire de Réate, les grands[10], qu’on appelle escargots d’Illyrie, et les moyens, qui nous viennent d’Afrique. Ce n’est pas que dans chacune de ces contrées tous les mollusques aient absolument la même dimension ; car ceux d’Afrique qu’on nomme solitanæ[11], sont si grands que leur coquille peut tenir 80 quadrans[12]. Ces mollusques se multiplient à un point incroyable. Les jeunes sont petits et ont la coquille molle ; elle se durcit avec le temps. En formant de grandes îles sur les grèves et y élevant ces animaux, on en retire un grand produit. D’autres les engraissent dans des pots percés de petits trous qu’on a enduits d’un mélange de vin cuit et de farine de blé, car cette espèce est très vivace.

Pline (IX, 82) nous a conservé le nom de l’inventeur des parcs d’escargots ; ce fut Fulvius Hirpinus, qui, peu de temps avant la guerre civile de César et de Pompée, les établit dans ses propriétés du territoire de Tarquinie, eut soin de faire des parcs particuliers pour les escargots blancs de Rieti, pour ceux d’Illyrie, qui sont remarquables parleur grandeur, pour ceux d’Afrique, dont la fécondité est la plus renommée, et pour ceux du promontorium Solis, qui sont les plus recherchés. Il eut aussi la gloire de trouver l’espèce de nourriture la plus propre à engraisser ces mollusques.

Le parc des loirs, dit Varron (III, XV, 1-2), au lieu d’être entouré d’eau, doit être clos de murs bâtis en pierre de taille, ou revêtus d’un ciment uni, pour qu’ils ne puissent s’échapper. Il doit contenir de petits chênes qui portent du gland, sinon il faut jeter dans leur enclos des glands et des châtaignes pour nourrir les loirs. Il faut leur creuser de petites fosses où ils puissent mettre bas leurs petits. Ils aiment les lieux secs et boivent peu. On les engraisse aussi dans de grands vases de terre que les potiers fabriquent exprès, avec des sentiers sur les côtés du vase, et une cavité séparée pour contenir leur nourriture. On met dans ces vases du gland, des noix, des châtaignes ; et, privés de lumière, avec de la nourriture à foison, ils engraissent promptement. Beaucoup de personnes ont dans leurs villas ces espèces de mues pour les loirs.

Nous ne mangeons plus ces animaux, que les Romains, comme on le voit, élevaient en grande quantité. Apicius[13] donne la manière de les cuire et de les assaisonner, et les censeurs portèrent des lois pour défendre de les servir dans les repas[14]. On mange encore les loirs sauvages en Italie, mais on ne les élève plus dans la domesticité.

Les deux derniers chapitres du troisième livre de Varron traitent des abeilles et des viviers. Il adopte en partie l’erreur des Grecs qui faisaient naître les abeilles de la putréfaction d’un bœuf ; mais il rend justice (III, XVI, 4-5) aux conceptions géométriques de ces insectes qui, pour occuper le plus d’espace possible dans leur ruche circulaire, ont donné à leurs cellules la forme d’un hexagone inscrit dans un cercle. In favo sex angulis cella, quod geometræ έξάγωνον fieri in orbe rotundo ostendunt, ut plurimum loci includatur. Les abeilles, dit-il encore[15], ne vivent pas solitaires comme les aigles, mais en société comme les hommes. Les corneilles s’associent comme les abeilles, mais les résultats sont différents. Il y a chez les unes association pour le travail et pour les constructions, ce qui n’existe pas chez les autres ; les abeilles ont du calcul et de l’art. C’est d’elles que les hommes ont appris à travailles, à bâtir des édifices, à mettre en réserve des approvisionnements.

Quant au produit, Varron (III, XVI, 10) cite un propriétaire qui affermait ses ruches pour cinq mille livres de miel par an (3.334 livres, poids de marc), et deux frères véiens qui avaient servi sous lui en Espagne, auxquels leur père n’avait laissé qu’une petite maison et un champ d’un jugère (un demi arpent) d’étendue. Ils avaient placé des ruches partout autour de leur cabane, avaient planté un jardin et semé le reste du terrain en thym, en cytise et en mélisse[16], et ils ne tiraient jamais, année moyenne, moins de 10.000 sesterces (2.800 francs) de leur miel.

Quant aux ruches, Varron dit (III, XVI, 17) que les meilleures sont faites avec de l’écorce, et les plus mauvaises avec de la poterie, parce que dans ces dernières ruches les abeilles souffrent beaucoup en hiver du froid et en été de la chaleur. Il serait curieux de vérifier ce fait par des expériences, maintenant que les progrès de la physique nous permettent de connaître assez bien les propriétés que possèdent les diverses substances pour la conductibilité du calorique.

Il est étonnant qu’un aussi bon observateur que Varron ait adopté les fables qui avaient cours de son temps sur la génération des oiseaux des Muses, car c’est ainsi qu’il nomme les abeilles, et j’engage les amateurs de la langue latine à lire dans l’original le chapitre tout entier, qui est écrit par un vieillard octogénaire, avec une grâce, une élégance, une verve d’images et d’expressions presque égale à l’admirable poésie du quatrième livre des Géorgiques de Virgile, et peut-être supérieure aux belles pages de Buffon et de Bernardin de Saint-Pierre.

La consommation du miel devait être très grande et le produit des abeilles considérable chez les Romains, qui ne connaissaient pas le sucre, et qui employaient le miel dans leur cuisine, leur pâtisserie, et même dans la fabrication de plusieurs sortes de vins. Je ne m’étendrai pas davantage sur les abeilles, et je n’ai presque rien dit de la culture de la vigne. Je me propose de discuter ces questions complètement dans un Mémoire sur l’agriculture de Columelle, qui, ayant écrit sous Néron, époque où le luxe des tables avait fait perfectionner la production du vin et du miel, principaux éléments de la bonne chère des Romains voluptueux et prodigues, a traité amplement de ces matières dans deux livres spéciaux.

 

 

 



[1] Probablement des mouflons, ou l’espèce de brebis sauvage de Portugal dont j’ai parlé.

[2] Tarquinie et Statonie étaient deux villes situées dans l’Etrurie, près de la mer. D’Anville, Géogr. anc., t. I, p. 191, et nomencl.

[3] Voyez, sur l’étendue et la population de Rome, livre II, chap. X-XIII.

[4] De Venatione, V.

[5] Nov. glirium spec., p. 2 sqq.

[6] Polybe, XII, III, 9 sqq. C’est sûrement du substantif xόνιλος qu’est dérivé notre vieux mot français conil, employé pour désigner le lapin.

[7] Liv. III, p. 144, éd. Casaub.

[8] Hist. anim., XIII, 15.

[9] Varron, III, XIII, 1, 2, 3.

[10] Je lis maximæ au lieu de maxime.

[11] Ex Africa qua vocantur solitanæ ; earum calices quadrantes OCTOGINTA CAPERE POSSUNT. Les escargots nommés solitanæ tiraient leur nom, je crois, du promontoire d’Apollon (Ras-Zibib), et non du promontoriurn Solis, aujourd’hui le cap Cantin. La mention ex Africa, qui indique la province proconsulaire d’Afrique à cette époque, prouve qu’il ne s’agit pas d’un cap de la Mauritanie. L’identité du Soleil et d’Apollon a pu faire donner indifféremment au Ras-Zibib les noms de promontorium Apollonis et de promontorium Solis.

[12] 80 quadrans étaient 80/4 du sextarius ou 20 sextarius ; 20 sextarius étaient égaux à un modius et ¼ de modius, et le modius équivalait à 8 litres 67 centilitres. La capacité de la coquille des solitanæ répondait donc à 10 litres 84 centilitres.

[13] Art. coquin., 8, 9.

[14] Pline rapporte (VIII, 82) cette loi somptuaire, publiée par Marcus Scaurus dans son consulat, l’an de Rome 639. C’est dans les forêts de la Carniole, de la Carinthie et de la Styrie, que les loirs se trouvaient le plus abondants (Harduin., ad Plinium, XVI, 7). Un passage de Plaute, cité dans Nonnius (chap. II, au mot Glis), semble indiquer que, du temps de cet auteur comique, les loirs étaient servis dans les festins. Albert (de Anim., p. 221, a) décrit très bien le loir, et dit qu’on élève ces animaux en grand nombre dans des parcs en Bohême et en Carinthie, et que leur chair est un manger délicieux. Vincent de Beauvais (Spect. nat., XIX, 131) décrit cet animal. Swinburne (Itiner., t. I, p. 385, trad. allem.) nous apprend qu’en Calabre on leur fait la chasse pour les manger. Il ne faut pas confondre le loir avec le muscardin, έλειος ou έλιος des Grecs (mus avellanarius), dont parle Martial (V, 37), et que l’épithète d’aurea qu’il lui donne fait positivement reconnaître. Voyez, sur les causes et les effets de la torpeur de ces animaux, les naturalistes anciens et modernes cités par Schneider, t. V, p. 568, 569.

[15] Hæ apes non sunt solitaria natura, ut aquilæ, sed ut homines. Quod si hoc faciunt etiam graculi, at non idem : quod hic societas operis et ædificiorum, quod illic non est ; hic ratio atque ara. Ab his opus facere discunt, ab his ædificare, ab his cibaria condere. Ce dernier trait, assez obscur, n’a été interprété par aucun commentateur. On est d’abord porté à croire que ce sont les abeilles qui ont imité les hommes pour leurs travaux, leurs constructions, leurs approvisionnements ; mais il me semble que Varron a voulu dire le contraire ; car ces mots ab his désignent évidemment le sujet de la phrase, auquel se rapportent plus haut le mot et l’adverbe de lieu hic deux fois répété. Voyez, sur le gouvernement et les mœurs des abeilles, Aristote, Hist. anim., V, 21 ; Pline, XI, 4 sqq., et surtout Réaumur, t. V, Mém. 9.

[16] Schneider a rassemblé dans sa note (t. V, p. 578, sect. 26) une liste des plantes mentionnées par les anciens comme formant la nourriture des abeilles, telles que le citer, la fève, le dolichos, le dyctame, la coriandre, etc. ; quelques plantes odorantes nectarifères, telles que l’anthoxanthum odorantum, le narcissua poeticus, et la fumaria officinalis, sont rejetées par les abeilles. On sait que l’azalea pontica communique au miel une qualité vénéneuse. Selon Hacström (De apium cultura Suecica, Holmiæ, 1773), qui a joint à son travail une liste des plantes de Suède d’où les abeilles tirent la cire et le miel, le carex acuta est la seule des graminées sur laquelle butinent ces insectes.