Varron, dans le début de son troisième livre, compare la civilisation des villes à la culture des champs ; il dit que les hommes se sont livrés à l’agriculture longtemps avant d’habiter des villes, et il donne à la vie des champs la préférence sur la vie urbaine : Neque solum antiquior cultura agni, sed etiam melior (III, I, 4). Aussi, ajoute-t-il, ce n’est pas sans raison que nos ancêtres rejetaient de la ville dans les champs leurs concitoyens, mais parce glue, pendant la paix, ils étaient nourris par les Romains de la campagne et défendus par eux pendant la guerre. Varron définit ensuite (II, II, 5-10), et cette définition était bien nécessaire, le mot de villa. Ce nom avait chez les Romains une acception générique et très étendue, comme les mots armentum et pecus. Il désignait, soit un édifice isolé dans une place hors des murs, comme la villa publique du Champ de Mars, qui servait aux opérations du cens, des levées de troupes, de l’élection d’un magistrat ; soit une simple maison de plaisance hors de la ville ; soit une ferme à blé, avec des vignes et des oliviers, comme celle de Caton le Censeur ; soit une ferrage à troupeaux ; soit une ménagerie pour élever et engraisser des animaux, des oiseaux, des poissons, des insectes et des mollusques recherchés par le luxe des tables[1] ; soit enfin une habitation de maure avec ses dépendances, jointe à un domaine, à des parcs, à des viviers. Les fermes ornées ou les châteaux des Anglais peuvent nous donner une idée assez juste de cette dernière espèce de villa. Il y a, dit Varron (III, II, 13), deux genres de nourriture pour les animaux : celle des bestiaux, qui se fait dans les champs, et celle des poules, des pigeons, des abeilles, etc., qui a lieu dans l’intérieur de la villa. Le Carthaginois Magon, Cassius Dionysius et d’autres, ont semé à ce sujet dans leurs écrits quelques préceptes, que Seius paraît avoir lui. Aussi, par cette industrie, il tire de la maison seule de plus grands produits que d’autres d’un domaine tout entier. J’y ai vu de grands troupeaux d’oies, de poules, de pigeons, de grues, de paons, et même des loirs, des poissons, des sangliers, et d’autre gibier en abondance. L’affranchi qui tenait ses livres de recette et de dépense, et qui me recevait en l’absence de son maître, me dit que Seius retirait de son établissement 50.000 sesterces (14.000 francs) par an. La villa de la tante
maternelle de Mérula était, dit toujours Varron (III, II, 13-14), située dans Le luxe des tables à Rome, les repas publics donnés sans cesse par les collèges des augures et les diverses confréries, assuraient la vente de ces produits. L. Albutius, dit Varron (III, II, 17), homme très éclairé, m’a assuré que dans le canton d’Albe, où il avait ses propriétés, le produit des animaux nourris dans la villa l’emportait toujours sur le produit du domaine ; que sa terre lui rendait moins de 10.000 et sa villa plus de 20.000 sesterces (2.800 à 5.600 francs), et que, s’il pouvait acquérir une villa près de la mer, dans le lieu qu’il choisirait, il en retirerait plus de 100.000 sesterces (28.000 francs). En effet, M. Caton[4], lorsqu’il a accepté la tutelle du fils de Lucullus, n’a-t-il pas vendu pour 40.000.000 de sesterces (1.000.000 de francs) de poisson de ses viviers ? Ces passages de Varron, écrivain consciencieux et bien au fait du prix de ces denrées, puisqu’il possédait lui-même des volières superbes et en tirait grand parti, donnent une idée du luxe et de l’opulence des oligarques de cette époque ; mais ils ne prouvent pas plus la richesse de l’Italie en général que les grandes fortunes de quelques seigneurs russes, qui égalent celles des Crassus et des Lucullus, ne prouveraient l’aisance générale des habitants de l’empire moscovite. Varron (III, III, 1) divise l’industrie de la villa en trois genres : les volières, les parcs et les viviers. Le premier comprend tous les volatiles qu’on nourrit dans l’intérieur de la maison, tant ceux qui vivent sur terre seulement, tels que les paons, les pigeons, les grives, que ceux qui exigent la réunion de la terre et de l’eau, tels que les oies, les sarcelles, les canards. Le deuxième genre renferme tous les animaux sauvages ou privés qu’on nourrit dans des enceintes bien closes, annexées à la villa. De ce nombre sont les sangliers, les chevreuils, les lièvres, enfin les abeilles, les escargots et les loirs. Le troisième genre se divise en deux espèces : les poissons de mer et ceux d’eau douce. Pour se procurer ces objets, il faut des oiseleurs, des chasseurs et des pêcheurs. L’attention vigilante de vos esclaves, dit Varron, soignera ces animaux, soit lorsqu’ils porteront, soit lorsqu’ils mettront bas leurs petits, et quand ces derniers seront nés, les nourrira et les engraissera jusqu’à ce qu’ils soient en état d’être menés au marché. Varron fait ensuite l’histoire de ce luxe ; il nous apprend qu’il était assez moderne et ne datait que d’une ou deux générations. Ainsi le père d’Axius n’avait dans son enclos qu’un lièvre, tandis que son fils avait formé un vaste parc de plusieurs arpents, clos de murs, qui contenait un grand nombre de sangliers et de chevreuils. La gourmandise en était venue au point de dédaigner les poissons d’eau douce comme trop vulgaires, et les riches Romains avaient prolongé jusqu’à la mer leurs viviers, parmi lesquels ceux de Philippe, d’Hortensius et des Lucullus tenaient le premier rang[5]. Quant aux volières qu’on entretenait pour en tirer du
profit, Varron nous apprend que les marchands de comestibles en avaient
établi dans Rome même, et en louaient à la campagne, surtout dans Les palombes et les tourterelles, les cailles, les grives, étaient, en Italie comme chez nous, des oiseaux de passage. Mais Varron nous transmet un fait curieux pour l’histoire des grives ; il dit que tous les ans, vers l’équinoxe d’automne, elles passaient la mer pour se rendre en Italie, et ne la repassaient que vers l’équinoxe du printemps[7]. L’époque du passage en France des turdus (ou grives de vigne) est très différente ; elles viennent en mai, mais en petit nombre, pour faire leurs petits. L’époque de leur grand passage est depuis la mi-septembre jusqu’à la fin de ce mois ; elles restent tout le trois d’octobre, et repartent toutes dans les premiers jours de novembre, tandis que, d’après Varron et Columelle, elles passent l’automne et l’hiver en Italie. Le sixième chapitre traite de l’éducation des paons. C’est de notre temps, dit Varron (III, IV, 1), qu’on a commencé à élever des paons en grandes troupes, et qu’ils se sont vendus un haut prix. On dit qu’Aufidius Lurco en retire par an 60.000 sesterces (16.800 francs). Pline[8] précise l’époque de l’introduction du paon en Italie : c’est le temps de la guerre des pirates ; or Varron commandait une flotte dans cette guerre. Pline ajoute qu’on voyait des bandes sauvages de paons dans l’île de Samos et dans l’île de Planasie. Buffon assigne au paon les Indes Orientales pour patrie[9] ; Cuvier[10] adopte l’opinion
de Buffon, fondée sur deux passages de Théophraste[11] et d’Élien[12], qui me semblent
très vagues. il prétend que les Grecs n’ont connu le paon que depuis
l’expédition d’Alexandre ; mais nous trouvons dans le troisième livre des
Rois (X, 22)
que Salomon avait des paons. Diodore de Sicile[13] dit qu’il en
existait beaucoup en Babylonie ; Nous avons appris dernièrement de M. Gamba, consul de
France à Tiflis[17],
que le faisan doré ou tricolor huppé, regardé par Buffon[18] et par tous les
naturalistes comme originaire de Nous savons encore par lui que le peuplier pyramidal[20], populus fastigiata, nommé improprement peuplier
d’Italie, est indigène dans L’âge de la pleine fécondité des paons est, selon Varron (III, VI, 3), à deux ans. Aristote[21], Columelle (VIII, XI, 5), Pline (X, 79), le fixent à trois ans, et les observateurs modernes s’accordent avec eux sur ce fait. On leur donnait par mois à chacun un modius d’orge. Le propriétaire exige, dit Varron (III, VI, 3), de celui à qui il a confié le soin de ces oiseaux, six paons par couvée, lesquels, lorsqu’ils ont atteint leur croissance, se vendent cinquante deniers (ou 56 francs) la pièce, prix supérieur à celui de la plus belle brebis. La reproduction des paons, leur éducation dans leur jeunesse, sont sujettes à beaucoup d’accidents ; voilà pourquoi, dans un temps où ce genre d’industrie ne faisait que de naître, on n’exigeait que trois paonneaux adultes par tête de paons ou six par couvée ; car la paonne pond de vingt-cinq à trente œufs dans les Indes, douze en Italie[22], quatre ou cinq eu France[23]. La durée de leur vie est de vingt-cinq ans. Les paons, ajoute Varron, aiment beaucoup la propreté ; leur gardien doit tous les jours les nettoyer et enlever le fumier, qui est très bon pour engraisser les terres et pour servir de litière aux poulets. L’orateur Hortensius fut le premier qui, dans un festin d’apparat du collège des augures, fit servir des paons[24]. Beaucoup de personnes, dit toujours Varron, ayant suivi l’exemple d’Hortensius, ont élevé le prix des paons au point que leurs œufs se vendent facilement cinq denarius la pièce (5 francs 6o cent.) ; un paonneau 50 denarius (56 francs) ; de manière qu’un troupeau de cent paons peut rendre aisément 40.000 sesterces (11.200 francs), et même 60.000 (16.800 francs), si l’on exige, comme Albutius, six paonneaux par couvée. Le septième chapitre du troisième livre de Varron traite des pigeons, dont il décrit deux espèces, le pigeon fuyard ou biset, et le pigeon romain, l’un gré bleuâtre, sans mélange de blanc, volant du colombier dans les champs pour chercher sa nourriture et revenant de lui-même à son gîte ; l’autre généralement blanc, qui se contente de la subsistance qu’il trouve à la maison, et qui ne quitte pas les alentours de la volière. De ces deux espèces on en a formé, en les croisant, une troisième qu’on élève pour en tirer du produit. Il y a des colombiers qui en contiennent jusqu’à cinq mille. On regarde le pigeon biset (columba livia) comme étant une espèce différente du pigeon ramier (columba palumbius). Le premier a la peau du bec rougeâtre ; elle est d’un blanc jaunâtre chez le second. Le ramier s’avance dans le nord bien plus loin que le biset. Celui-ci est le seul qu’on ait pu encore apprivoiser ; on en a obtenu un grand nombre de variétés. L’éducation da pigeon n’est point une chose nouvelle ; cependant ni Homère ni Hésiode n’en ont parlé. Le pigeon domestique se multiplia beaucoup à une époque plus rapprochée de nous. Si Homère, faisant la description d’un peuple encore mal civilisé, et de ses mœurs, garda le silence sur l’éducation du pigeon, ce n’est pas là une raison pour croire que, vers la même époque, des peuples de l’Orient, plus avancés dans la voie de la civilisation, aient ignoré ce moyen d’ajouter aux agréments de la vie[25]. Les Grecs connaissaient déjà, du temps d’Aristote[26], les pigeons de volière ; car cet auteur dit qu’ils produisent dix à onze fois l’année, et que ceux d’Egypte produisent jusqu’à douze fois : or, il n’y a que ce pigeon domestique qui soit doué de cette fécondité. Les pigeons fuyards ne produisent au plus que trois fois l’année, et le biset que deux. C’est donc le pigeon de volière que désigne aussi Varron (III, VII, 9) dans ce passage : Nihil columbis fecundius ; itaque diebus quadragenis concipit, et parit, et incubat, et educat, et hoc fere totum annum faciunt. Varron décrit le mode barbare qu’on employait pour engraisser les pigeonneaux. Quand ils commencent, dit-il, à prendre des plumes, on leur brise les jambes, on les laisse dans le nid et on présente à leurs mères une nourriture plus abondante. Celles-ci mangent et font manger toute la journée leurs petits, qui de cette manière engraissent plus vite et ont la chair plus blanche que les autres. Les pères et mères, s’ils sont beaux, de bonne couleur, bien sains, de bonne race, se vendent communément à Rome 200 sesterces (56 francs) le couple. Les pigeons d’élite vont jusqu’à 1.000 sesterces (280 francs). L. Arius, chevalier romain, a même refusé, dit-on, de vendre une paire de pigeons de cette espèce pour moins de 400 deniers (ou 448 francs). Il y a enfin, dit Varron (III, VII, 11), des personnes qui ont à Rome pour 100.000 sesterces (28.000 francs) de pigeons, et qui en tirent cinquante pour cent par an de bénéfice[27]. Varron parle ensuite (III, VIII, 3) de l’éducation en grand des tourterelles ; elle ressemblait tout à fait à celle des pigeons[28] ; seulement on balayait tous les jours leur colombier, tandis qu’on lie nettoyait celui des pigeons qu’une fois par mois ; les excréments des tourterelles étaient réservés pour l’engrais des terres. Les Romains nourrissaient et engraissaient aussi les palombes ou bisets[29]. Ainsi voilà deux espèces du genre des pigeons, la tourterelle et le biset ou pigeon sauvage, que les Romains élevaient en grande quantité, et qui trouvaient un débouché assuré dans la gourmandise du siècle et le luxe des festins. Les peuples modernes se sont bornés à l’éducation du pigeon de fuie, du pigeon de volière et de leurs nombreuses variétés. Le chapitre IX, qui traite des poules, offre plusieurs faits curieux. Il y en a, dit Varron (III, IX, 1), de trois espèces : les poules domestiques, les poules sauvages et les poules africaines ou pintades. Je ne parlerai point de l’éducation des poules domestiques ; elle était la même chez les Romains que chez nous, et les procédés en sont très connus. Je ferai seulement remarquer que la basse-cour devait être couverte d’un filet pour empêcher les poules de s’envoler, preuve de la domesticité récente de l’espèce : Intento supra rete, quod prohibeat eas extra septa evolare (III, IX, 15). Les poules, dit M. Link[30], sont des
oiseaux qu’on apprivoisa de bonne heure ; mais il est permis de douter qu’il
en soit fait mention dans L’histoire de la poule sauvage est plus digue de notre attention. Les poules sauvages, dit Varron (III, IX, 16), sont rares à Rome, où on ne les voit guère que dans des cages. Elles ressemblent pour l’aspect, non à nos poules domestiques, mais plutôt aux poules africaines ; elles ne pondent et n’élèvent de poulets que dans les bois et sont stériles dans nos villas[33]. On dit que ce sont ces poules sauvages, gallinœ, qui ont donné leur nom à l’île Gallinaria, située dans la mer de Toscane, vis-à-vis les monts de Ligurie ; d’autres pensent que cette île doit sots nom à des poules domestiques qui y ont été apportées par des navigateurs et dont les petits sont devenus sauvages. Ce paragraphe peut servir à confirmer notre opinion sur le
climat primitif de nos coqs et de nos poules, que Buffon ignorait en 1772, et
que Sonnerat nous a fait connaître par son voyage aux Indes, publié en 1782[34]. Hyde[35] croyait que A leur extrémité les plumes du cou, dans la poule sauvage
de l’Inde, sont, dit M. Link, larges et cartilagineuses, particularité qu’on
observe aussi chez le jaseur de Bohême (ampelis garrulus).
La poule sauvage n’a sur la tête ni crête ni appendice charnu, caractère
essentiel que n’a pu amener la domesticité. Les indiens prennent ce coq dans
les forêts ; ils le dressent pour les combats de coqs, parce qu’il est plus
fort et plus courageux que le coq privé. Le phasianus
varius, faisan panaché, autre espèce originaire de Java, a été
pris aussi pour la souche primitive du coq domestique, mais il en diffère,
entre autres choses, par sa crête, qui n’est point dentée[37]. L’espèce qui
approche le plus de nos coqs domestiques est le coq de Bankiva, originaire
des forêts solitaires de Java et de Sumatra, que Temminck[38] a fait connaître
le premier ; il n’y a certainement point à douter que quelques-unes des
variétés du coq privé ne viennent de ce coq de Bankiva. Ce fait est un
argument d’un grand poids à l’appui de l’existence des relations de commerce
qui ont existé primitivement entre ces contrées méridionales et celles du
Nord. Cependant d’autres variétés pourraient bien aussi tirer d’ailleurs leur
origine, et alors se présente tout naturellement un passage d’Athénée (XIV, 10) qui place
la patrie du coq dans La poule, redevenue sauvage, ne perpétuait pas son espèce dans la captivité en Italie, comme le fait la poule sauvage des forêts de l’Inde ; elle vivait dans les bois ainsi que cette dernière. De plus, la couleur du coq et de la poule sauvages, que Varron compare à celle de la pintade, est aussi celle de la poule et du coq sauvages de l’Inde. Or on sait que les animaux et les oiseaux domestiques, abandonnés à la vie sauvage, reprennent au bout de quelques générations la couleur de l’espèce primitive. Buffon dit (t. III, p. 166), à l’article du coq sauvage de l’Asie : Je dois recommander aux voyageurs qui se trouveront à portée de voir ces coqs et ces poules sauvages de tâcher de savoir si elles font des nids et comment elles les font[39]. Sonnerat se tait sur ce point, mais Varron nous apprend que les poules sauvages dont il parle nichaient et pondaient dans les bois. C’est encore un fait curieux que celui de l’existence, en Italie, de poules et de paons à l’état sauvage, du temps de Varron et de Columelle[40], car depuis bien des siècles l’Europe ne connaît plus ces oiseaux que dans la domesticité. La pintade (namida meleagris) peuplait les basses-cours des Grecs et des Romains, comme l’attestent Varron, Columelle et plusieurs autres écrivains[41]. Cet oiseau est sauvage dans toute l’Afrique, depuis le nord jusqu’au cap de Bonne-Espérance[42]. Columelle indique déjà (VIII, II, 2) deux espèces ou variétés de pintades ; il nomme la première gallina africana et la seconde meleagris. Pallas admet aussi plusieurs espèces de pintades[43], à l’une desquelles il donne le nom de numida mitrata ; il y réunit la gallina africana de Columelle. Il paraît que, dans une antiquité plus reculée, les Grecs ne renfermaient pas la pintade dans les basses-cours, et qu’à Rome même on la vendait encore un prix assez élevé ; elle vint sans doute en Grèce et à Rome par Cyrène et par Carthage[44]. Les poules africaines, dit Varron (III, IX, 18), que les Grecs appellent meleagrides, sont de grande taille, ont le dos rond, le plumage varié. Le besoin de réveiller l’appétit émoussé des gourmands du siècle a fait entrer dernièrement ces poules dans les festins ; elles se vendent cher à cause de leur rareté. On reconnaît dans cette courte description de Varron les traits caractéristiques de la pintade. Aristote[45] n’en parle qu’une fois ; il la nomme meleagris et dit que ses œufs sont marquetés de petites taches. Pline (X, 67, 74.) n’a fait que copier Aristote et Varron ; il ajoute seulement que les pintades de Numidie étaient les plus estimées, d’où l’on adonné à l’espèce le nom de poules numidiques par excellence. Columelle, tout en commettant une erreur, nous a décrit cette espèce de manière à ce qu’il est impossible de la méconnaître (VIII, II, 2). La poule africaine, dit-il, que le plus grand nombre, appelle numidique, est semblable à la méléagride, excepté qu’elle a la crête et les barbillons rouges ; ces deux parties de la tête sont bleues dans la méléagride. Columelle n’avait pas observé ces oiseaux d’assez près pour s’apercevoir que la première était la femelle et la seconde le mâle d’une seule et même espèce[46]. Du reste il paraît, par deux passages de Pline (XXXVII, 11) et d’Athénée[47], qu’une variété de cette espèce se plaisait dans les lieux aquatiques. On les tient, dit Athénée, dans un lieu marécageux, et elles montrent si peu d’attachement pour leurs petits que les prêtres commis à leur garde sont obligés de prendre soin de leur couvée. Il est assez singulier que la pintade, élevée autrefois avec tant de soin chez les Grecs et les Romains, se soit perdue en Europe pendant tout le Moyen-Âge et n’ait reparu que depuis que les Européens ont côtoyé l’ouest de l’Afrique en allant aux Indes par le cap de Bonne-Espérance[48]. Du reste cet oiseau était digne de la sensualité des Romains du vue siècle de la république ; je puis l’assurer par expérience ; nous élevons beaucoup de pintades dans le Perche, et les jeunes pintadeaux rôtis ont le fumet et le goût fin et délicat d’une bonne perdrix rouge. Varron passe ensuite (III, X, 1) à sa troisième division des oiseaux, que vous autres philhellènes, dit-il, appelez amphibies, parce qu’ils ont besoin pour vivre de la terre et de l’eau. Les divers ouvrages qui ont traité de l’agriculture nous apprennent
que le canard fut élevé par les anciens, qu’il peuplait leurs basses-cours et
leurs pièces d’eau. Il serait difficile de fixer l’époque où le canard
commença à devenir domestique, parce qu’il n’est pas pour l’agriculteur un
oiseau d’une utilité aussi grande que les poules, qui, par leurs œufs,
donnent à l’homme une nourriture abondante. Le Nord est la patrie du canard
sauvage, mais, dans ses migrations, il s’avance très loin dans le L’oie ne fut pas apprivoisée beaucoup plus tôt que le canard ; comme celui-ci elle est un enfant du Nord, et, comme lui, elle s’étend dans ses migrations vers les régions méridionales. Les faits suivants établiront que la domesticité de l’oie ne commença pas dans le Nord. On peut, dans les oies sauvages de nos pays, reconnaître deux espèces : l’oie des moissons, aras segetum, et l’oie commune, aras anser. La première semble plus nombreuse que la seconde ; cependant jamais on n’a pu en faire un oiseau domestique, quoiqu’elle n’ait rien qui la distingue de l’autre, ni dans la forme, ni dans la grosseur, ni dans les habitudes[49]. En lisant avec attention le dixième chapitre du troisième livre de Varron, j’y ai trouvé un fait intéressant pour l’histoire de la domesticité des oies. L’oie domestique n’est, comme on sait, que l’oie sauvage apprivoisée ; elle est restée, de même que le canard et le pigeon fuyard, dans une sorte d’indépendance, ou du moins elle a subi une servitude moins complète que la poule, le pigeon de volière, la brebis et les autres animaux sur lesquels l’homme a exercé son empire. La domesticité n’a presque pas changé son plumage, excepté dans la variété qui est devenue toute blanche ; encore, dans chaque couvée de ces oies blanches, il naît toujours des petits mélangés, comme l’espèce primitive, de gris et de blanc. Varron recommande (III, X, 2) de choisir, pour perpétuer l’espèce, les oies blanches les plus grosses, parce que le plus grand nombre de leurs petits ressemble alors aux pères et aux mères. Il y a, dit-il, une autre variété mêlée de gris et de blanc qu’on appelle sauvage, qui ne vit pas volontiers avec les autres et qui ne s’apprivoise pas aussi bien. Columelle ajoute que cette espèce, de couleur mélangée, qui de sauvage a été rendue domestique, est moins féconde, a moins de valeur et ne mérite point d’être élevée (VIII, XIV, 3). Il est intéressant d’observer les changements que dix-huit siècles de domesticité ont opérés sur les mœurs et même sur les facultés génératrices de cette espèce. Aujourd’hui les oies dont le plumage est gris-blanc sont aussi grosses, aussi privées que les blanches ; elles vivent avec elles en bonne intelligence, et sont aussi fécondes que les autres. J’ai eu occasion de les observer depuis trente ans dans ma terre, située à quelques lieues d’Alençon. Mes fermiers, qui en élèvent chaque année de grandes bandes, ne font aucune différence entre les deux variétés, et je me suis assuré de ces faits par de nombreuses expériences. La gourmandise des Romains n’avait pas négligé le procédé d’engraisser les oies de manière à ce que le foie devînt plus gros que tous les autres viscères réunis. Pline (X, 27) discute avec soin la question de la propriété de l’invention de cette méthode ; elle était encore indécise entre le consulaire Scipio Metellus et le chevalier romain Marcus Seius, tous deux contemporains de Varron, qui se disputaient cet honneur. On nourrissait l’oie avec des figues pour rendre le foie plus savoureux, dit Horace[50] : Pinguibus
et ficis pastum jecur anseris albi. On rendait le foie énormément gros, témoin ce vers de Martial[51] : Aspice
quam tumeat magno jecur ansere majus ! Le duvet précieux de l’oie n’était pas moins recherché par la mollesse voluptueuse des Romains. Dans les pays froids, il est meilleur et plus fin. Pline nous apprend (X, 27) que celui des oies de Germanie était le plus estimé, qu’une livre de ce duvet se vendait 5 denarius (4 fr. 95 cent. la livre de 12 onces), et que ce haut prix fut la cause que les postes militaires, dans cette contrée, se trouvèrent parfois dégarnis ; car les préfets envoyaient souvent des cohortes entières à la chasse des oies. Les anciens employaient comme nous la chair et la graisse de l’oie, soit dans les ragoûts, soit dans les médicaments. Il n’y a que la plume des ailes, dont nous avons fait l’instrument de nos pensées, qu’ils aient négligée comme inutile. La première mention des plumes employées pour l’écriture se trouve dans un auteur anonyme du Ve siècle, publié par Adrien de Valois à la suite de son édition d’Ammien Marcellin[52]. Plus tard Isidore de Séville a donné de la plume une description très précise[53]. Varron (III, XI, 1-4) traite ensuite des oiseaux nageurs qui composaient le νησσοτροφεϊον. C’était une enceinte murée, avec un canal, une mare, un étang destiné à baigner et engraisser les canards, les sarcelles, les foulques et les perdrix de mer. Columelle (XIII, XV, 1) ajoute une espèce d’oiseaux nageurs à ceux que Varron a mis dans son νησσοτροφεϊον. Nessotrophii cura similis, sed major impensa est. Nam clausæ pascuntur anates, querquedulœ, boscides, phalerides, similesque volucres, quæ stagna et paludes rimantur. Les phalerides de Varron sont probablement du genre des sarcelles, dont une espèce, nommée boscas par Aristote[54] et boscis par Columelle, est décrite comme étant palmipède et plus petite que le canard. La querquedala de Varron et de Columelle est probablement notre foulque ou notre poule d’eau, dont le cri plaintif est indiqué par son nom latin, et que les Romains avaient soumise à une domesticité imparfaite. Je crois que les perdrix de Varron, qui conçoivent en entendant la voix du mâle et qui s’engraissent en paissant, sont les boscides de Columelle (VIII, XV, 1), et se rapportent au genre d’oiseaux de rivage que Buffon décrit (t. XIV, p. 342), sous le nom de perdrix de mer, probablement la perdrix de mer grise, glareola praticola de Kramer, qui se plait sur les grèves et dans les prés sur les bords des lacs, et qui est très commune en Italie. Pline et Aulu-Gelle[55] nous apprennent que les Romains avaient aussi rendu les grues domestiques pour les engraisser, et qu’elles étaient un des mets recherchés de leurs tables. Horace[56] et Plutarque[57] confirment ce fait. Apicius enseigne la manière d’apprêter les grues. Mercurialis nous apprend que les grues furent transportées à Rome de l’île de Mélos, et qu’on les tenait renfermées dans des lieux obscurs pour les engraisser[58]. Le grand flamant (phænicopterus major) fut aussi apprivoisé chez les Romains et destiné à servir aux délices de leurs tables. Martial (III, 58, v. 14) place dans la villa que Faustinus avait près de Baies, avec les poules, le paon, les pintades de Numidie, le faisan de Colchide et la perdrix peinte (probablement notre perdrix rouge), l’oiseau qui doit son nom à ses ailes rouges, c’est-à-dire le phœnicoptère. Le luxe des tables modernes n’a pas été si loin. Il paraît que ces espèces, et même le canard, n’avaient pas encore subi complètement le joug de la domesticité ; car Varron recommande (III, XI, 3) que tout l’enclos soit couvert d’un filet à grandes mailles, pour que les canards ne puissent pas s’envoler. Idque a septum totum rete grandibus maculis integitur, ne ex ea anas evolare possit. Columelle (VIII, XV, 1) répète le même précepte au sujet des canards. C’est un fait à ajouter à l’histoire de la domestication du canard, qui avait été négligé par les naturalistes. Chez nous ces oiseaux vivent libres et ne pensent pas à s’envoler, et ce n’est pas faute de pouvoir se servir de leurs ailes ; car j’ai mis plus d’une fois de jeunes canards sauvages dans une couvée de canards domestiques, et quand les premiers sont devenus adultes, ils ont voulu jouir de leur liberté native, sont partis, et ont emmené avec eux toute la bande de leurs compagnons d’esclavage. |
[1] C’est dans ce sens que le mot villa doit être pris dans les passages de Varron cités à la page suivante.
[2] Varron, III, II, 15. Cf. Pancirol., Diatrib., t. III, Thes. Ant. Rom. Grœvii. Columelle ajoute (VIII, X, 6) que, de son temps, le luxe journalier des tables avait donné aux grives engraissées le prix constant de 3 denarius, ce qui rendait cette branche d’industrie très profitable aux propriétaires de maisons de campagne.
[3] Gibbon, Décadence de l’Empire romain, XXVI, t. III, p. 317 et not. 48-50.
[4] Celui qui se tua à Utique.
[5] Varron, III, III, 5, 6, 8, 9, 10.
[6] III, IV, 2 ; III, V, 2-5.
[7] Cf. Columelle, VIII, IX, 1. Cetti, cité par Schneider, Comment. in h. l. s. 7, confirme l’époque du passage des grives ; mais il ajoute, et, je crois, sans fondement, que la mer désignée par Varron est l’Adriatique. J’ai été moi-même plusieurs fois témoin de ce passage des grives en Italie à l’époque indiquée par Varron.
[8] Saginare (pavones) primus instituit, circa novissimum piraticum bellum, M. Aufidius Lurco, exque eo quæstu reditus sestertium sexagena millia habuit. Pline, X, 23.
[9] Histoire des oiseaux, t. IV, p. 5, éd. in-12, 1772.
[10] Règne animal, t. I, p. 473.
[11] Apud Pline, X, 41. Theophrastus tradit invectitias esse in Asia etiam columbas et pavones.
[12] Γίνονται δέ xαί ταώς έν Ίνδοϊς τών παντάχοθεν μέγεστοι (ÉLien, Hist. anim., XVI, 2). Αέγεται δέ έx Βαρβάρων είς Έλληνας xομισθήναι. Ibid., V, 21.
[13] Biblioth. hist., I, II, 53.
[14] Athénée, XIV, 70.
[15] Acharn., 63 ; Aves, 102, 270.
[16] Nuits attiques, VII, 16.
[17] Voyage dans
[18] Hist. des oiseaux, p. 101 et suiv.
[19] Voyez, dans les Annales des sciences naturelles, ma note sur le faisan doré.
[20] T. II, p. 353.
[21] Hist. anim., VI, 9.
[22] Columelle, VII, XI, 10.
[23] Buffon, t. IV, p. 97.
[24] Varron, III, VI, 6. Pline, X, 23. Élien, V, 21, De Nat. anim.
[25] Link, Monde primitif, t. II, p. 316.
[26] Hist. anim., VI, 4.
[27] Je lie, avec Victorius et Gesner, ex asse semissen, au lieu d’assem semissem, qui n’a aucun sens.
[28] Cent vingt tourterelles ne consommaient par jour qu’un demi modius, six livres et demie, de blé sec. L’époque la plus favorable pour les engraisser est celle de la moisson, qui, en Italie, avait lieu du 20 juin au 10 juillet. Vid. Columelle, VIII, 9, et Schneider, not. h. l.
[29] Varron, II, IX, 21.
[30] T. II, p. 310.
[31]
[32] Élien, Var. hist., II, 28.
[33] Vid. Columelle, VIII, II, 2.
[34] T. II, p. 148-163, pl. 94-95.
[35] Histor. relig. veter. Persarum, p. 163.
[36] Selon le Zend-Avesta (t. I, p. 406, trad.
d’Anquetil-Duperron), c’est Ormusd qui a donné aux Perses le coq et la poule,
et qui les a fait reproduire dans la domesticité. Ce passage de
[37] Mar’s naturalit’s Miscellan., p. 353.
[38] Hist. nat. des Gallinacés, Amsterdam, 1815, 3 vol.
[39] Voyez Dict. des sc. nat., article Faisan, t. XVI. Deux espèces de poules trouvées sauvages à Java par Leschenault semblent avoir plus de rapport avec nos poules domestiques que celles de l’Inde, décrites par Sonnerat.
[40] Varron, III, IX, 2. Columelle, VIII, II, 9.
[41] Voyez Beckmann, in Symbolis ad hist. inventorum, vol. III, p. II, p. 239.
[42] Lichtenstein’s Reisen, IIe part., s. 461.
[43] Spicileg. zool., t. IV, p. 15.
[44] Link, Monde primitif, t. II, p. 314, 315.
[45] Hist. anim., VI, II, 2.
[46] Voyez Buffon, Hist. des oiseaux, t. III, p. 234.
[47] XIV, 71. Athénée emprunte tout ce qu’il dit sur les pintades à Clytus de Milet, disciple d’Aristote.
[48] Buffon, t. III, p. 236.
[49] Link, Monde primitif, t. II, p. 317,318.
[50] Serm., II, 8, vers. 88.
[51] Épigrammes, XIII, 58 : (Vois, combien ce foie d'oie est plus gros que l'oie même la plus grosse).
[52] Excerpt. auct. ignot., § 79.
[53] Instrumenta scribæ calamus et penna ; ex bis enim verba paginis infiguntur ; sed calamus arboris est, penna avis, cujus acumen dividitur in duo, in toto corpore unitate servats. Origin., VI, 4.
[54] Hist. anim., VIII, 3, et VIII, V, 8, éd. Schneider.
[55] Pline, X, 30. Aulu-Gelle, VII, 16.
[56] Serm., II, VIII, v. 86.
[57] De esu carnium disp. II, ab initio.
[58] Var., lect. II, p. 32.