ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XVII. — Des bergers et de leurs travaux.

 

Quant aux pasteurs, Varron dit (II, X, 4) : Toutes les nations ne sont pas propres au métier de pasteur ; le Basque et l’Andalou s’y refusent ; les Gaulois y excellent, surtout pour les bêtes de somme. Il me semble que, sur ce point, nous avons un peu dégénéré de nos ancêtres.

On peut inférer ces conditions rapportées par Varron (II, X, 4-5), pour l’achat des pasteurs, que, de son temps, ils étaient généralement pris dans la classe des esclaves, ce qui motiva la loi portée par Jules César dans sa dictature, loi qui exigeait qu’il y eût parmi les pasteurs au moins un tiers d’hommes libres[1].

Le système de spéculation sur la vie des esclaves commençait à changer et faisait place à une philanthropie plus éclairée. Nous avons vu que, sous le vieux Caton, l’union entre les deux sexes était défendue aux esclaves, et que, par exception, l’avare agriculteur vendait à ceux qui étaient en état de payer le droit de cohabiter ensemble.

Du temps de Varron on permettait souvent aux pasteurs qui résidaient constamment dans le domaine de s’unir dans la ferme à une compagne d’esclavage. Quant à ceux, dit Varron (II, X, 6-7), qui paissent les troupeaux dans les monts et dans les bois, plusieurs propriétaires ont jugé utile de leur adjoindre des femmes qui suivent le troupeau, qui apprêtent les repas des bergers et les rendent plus assidus à leurs fonctions ; mais il faut que ces femmes soient robustes, bien constituées, et qu’elles ne le cèdent pas aux hommes pour le travail ; telles sont les Illyriennes. J’ai vu en Illyrie des femmes grosses, lorsqu’elles étaient à terme, quitter un moment leur ouvrage, et, après être accouchées, y revenir, rapportant leur enfant qu’on serait tenté de croire qu’elles ont trouvé et non pas mis au monde. Là existe aussi cette coutume singulière : l’usage permet aux filles, qu’on appelle vierges, d’errer dans le pays sans être accompagnées jusqu’à l’âge de vingt ans, de satisfaire, avant d’être mariées, leurs désirs avec tous ceux qui leur plaisent, et même d’en avoir des enfants. Gessner[2] rapporte qu’un usage semblable a existé en Angleterre, dans les montagnes de l’évêché de Salisbury, et qu’il n’était pas honteux pour les jeunes filles d’avoir des enfants du pacage de Weidkinder ; c’est le nom qu’on leur donnait.

Quant au nombre des bergers, continue Varron, je crois qu’an seul suffit pour quatre-vingts brebis communes ; Atticus n’en met qu’un pour cent brebis. Dans les troupeaux qu’on porte à des milliers de brebis il est plus facile de diminuer le nombre des bergers que dans les petits troupeaux, comme ceux d’Atticus et les miens. Deux hommes, dit toujours Varron (II, X, 11), suffisent pour une bande de cinquante cavales ; chacun d’eux doit avoir une jument domptée, dans les pays où l’on fait changer ces troupeaux de station, comme cela arrive souvent dans la Pouille et dans la Lucanie.

Cet usage existe encore dans la plaine de Rome, l’agro Romano[3], et dans les marais Pontins, où l’on voit des bergers à cheval, armés de javelines, paître d’immenses troupeaux de bœufs, de buffles et de chevaux sauvages.

Le onzième et dernier chapitre du second livre de Varron traite du lait et de la tonte des troupeaux ; c’est le complément des quatre-vingt-une parties dans lesquelles il a divisé son livre sur l’art de nourrir et d’élever les bestiaux, De Re pecuaria.

C’est encore un des fruits de la domesticité que la production permanente du lait chez les vaches, les brebis et les chèvres ; les espèces sauvages ne le conservent que le temps nécessaire pour que leurs petits puissent s’habituer à d’autres aliments. Les espèces domestiques transportées dans le Nouveau Monde ont perdu, en acquérant l’indépendance, cette propriété de leurs ancêtres, et n’ont du lait que lorsqu’on garde les veaux et les chevreaux pour téter leur mère.

Un curieux passage d’Aristote[4] nous montre que cette sécrétion si utile, qu’on entretient par une irritation mécanique, a été produite primitivement paru ne inflammation des mamelles, au moyen d’une espèce d’urtication ; il ajoute même pour les chèvres : Quand elles n’ont pas été fécondées on frotte leurs mamelles avec des orties assez fortement pour exciter de la douleur ; on trait un lait mêlé d’abord de sang, ensuite de pus, et enfin un lait aussi pur, aussi sain et aussi abondant que celui qu’on tire des chèvres pleines.

De tous les liquides que nous prenons comme aliments, le plus nourrissant, dit Varron (II, XI, 1-3), est le lait, d’abord celui de brebis, ensuite le lait de chèvre. Les fromages les plus nourrissants, et qui tiennent le plus longtemps dans l’estomac, sont ceux de lait de vache ; en second lieu, ceux de lait de brebis, enfin les fromages de lait de chèvre. Je ne crois pas que l’analyse chimique et l’observation médicale aient confirmé cette assertion de Varron ; cependant les trois meilleurs fromages connus, le stilton, le sept-moncel et le roquefort, sont faits, les deux premiers avec le lait de vache, le troisième avec le lait de brebis. Les fromages du Mont-d’Or, près de Lyon, sont fabriqués avec du lait de chèvre. C’est aux physiologistes et aux chimistes actuels à constater par des expériences la proportion des substances nutritives contenues dans ces diverses variétés de fromages.

Varron (II, XI, 4) nous apprend ensuite que les Grecs et les Romains employaient, pour faire prendre le lait, d’autres matières que nous. On se sert en général de la liqueur contenue dans l’estomac du veau ; Varron regarde comme le meilleur coagulum la liqueur contenue dans l’estomac du lièvre, du chevreau et enfin de l’agneau ; d’autres, surtout les Grecs, y ajoutaient le lait qui coule d’un rameau de figuier coupé, et qu’ils appelaient, les uns όπόν, les autres δάxρυον.

Pour saler les fromages on préférait le sel fossile au sel marin[5].

Quant à la tonte des brebis à laine fine, pellitœ, les Romains prenaient des précautions extraordinaires. L’époque de la tonte était entre l’équinoxe du printemps et le solstice d’été ; Columelle la précise (XI, 2, 35) en nommant le mois de mai. Le jour même de la tonte, dit Varron (II, XI, 7), on frotte les brebis tondues avec du vin et de l’huile ; quelques-uns y ajoutent de la cire blanche et de la graisse de porc, et si elles ont l’habitude d’être couvertes d’une peau, ils oignent intérieurement cette peau avec le même onguent et en couvrent de nouveau les brebis. on tond les brebis communes (hirtæ) vers le temps de la moisson de l’orge ou avant la coupe des foins ; quelques-uns les tondent deux fois l’an, tous les six mois, comme dans l’Espagne citérieure. Ils emploient le double de travail, parce qu’ils pensent de cette manière obtenir une plus grande quantité de laine. Les mots vellera et velamina prouvent que l’arrachement de la laine a précédé la tonte ; ceux qui usent encore de ce procédé font jeûner les brebis trois jours auparavant, parce que, sur des animaux languissants, les racines de la laine sont moins adhérentes à la peau. Ce fut l’an de Rome 454 que P. Ticinius Menas amena pour la première fois en Italie des tondeurs de moutons, tonsores ; ce fait est consigné dans une inscription publique de la ville d’Ardée[6]. Jusque-là les Romains n’avaient point eu de barbiers, qu’ils nomment aussi tonsores.

De même, continue Varron (II, XI, 11), que la brebis nous fournit sa laine pour les vêtements, la chèvre fournit ses poils pour l’usage des matelots, pour les machines de guerre et les havresacs des ouvriers[7] ; quelques peuples, comme les Sardes et les Gétules, s’habillent de leurs peaux. Il parait que cet usage existait autrefois chez les Grecs ; car, dans les tragédies et les comédies, les vieillards sont nommés διφθερίαι, à cause de la peau de chèvre dont ils sont revêtus.

On trouve encore des diphtères en France au XIXe siècle ; tous les paysans du Maine et des frontières de la Bretagne, depuis Mayenne jusqu’à Fougères et Vitré, sont vêtus de peaux de chèvre.

Il me semble que ce dernier paragraphe du dernier livre de Varron renferme beaucoup de faits curieux et peu connus, tels que la double tonte des brebis en Espagne, les procédés de la tonte des brebis à laine fine (pellitæ), la fixation de l’époque où l’on recueillait la laine en l’arrachant, de celle où on commença à tondre les moutons, enfin l’usage et l’emploi varié des poils de chèvre. Il me reste encore à traduire les trois dernières lignes dans lesquelles on peut démêler l’existence d’un fait intéressant pour l’histoire naturelle.

Les chèvres, dit Varron[8], ont des poils très longs, et se tondent, à cause de cela, dans une grande partie de la Phrygie, d’où l’on nous apporte les cilices (cilicia), et autres tissus de ce genre (faits de poil de chèvres tondues), dont le nom vient de ce que l’usage de tondre les chèvres s’est établi d’abord en Cilicie.

Pline dit (VIII, 76) qu’en Cilicie et vers la Syrie on fait les vêtements avec des poils de chèvres tondues. Aristote[9] fait connaître le caractère propre de cette espèce, en disant que les chèvres de Syrie ont les oreilles pendantes et si longues qu’elles se touchent par en bas, et qu’en Cilicie on tond les chèvres comme des brebis.

L’identité des lieux, le caractère des oreilles longues et pendantes, et la circonstance de la grande longueur des poils, probablement aussi de leur finesse et de leur épaisseur, qui rendit nécessaire la tonte des chèvres phrygiennes, tandis qu’on arrachait le poil de toutes les autres, nous font reconnaître la race des chèvres d’Angora que Buffon[10] a très bien décrite d’après deux individus mâle et femelle qui vivaient à la Ménagerie du Roi. Elles ont, dit-il, le poil très long, très fourni, et si fin qu’on en fait des étoffes aussi belles et aussi lustrées que nos étoffes de soie. Ainsi, nous apprenons que cette race de chèvres à poil long et fin existait du temps de Varron, dans le même pays qu’elle habite aujourd’hui. Probablement les cilices qu’on importait à Rome étaient des étoffes fines et lustrées[11], bien différentes, quoiqu’elles portassent le même nom, du Bayon grossier fait du poil des chèvres communes que les moines portèrent sur la peau par esprit de pénitence.

 

 

 



[1] Voyez le chapitre sur l’affaiblissement de la population et des produits de l’Italie pendant le VIIe siècle de Rome, à la fin de ce troisième livre.

[2] Nota ad banc locun Varronis.

[3] Voyez Lettres sur l’Italie, par M. de Châteauvieux, p. 187, 2e édition.

[4] Hist. animal., III, 20.

[5] Varron, II, XI, 5.

[6] Pline cite les inscriptions et les peintures d’Ardée, qui, dit-il, étaient plus anciennes que la fondation de Rome, XXXV, 6, 37 ; t. II, p. 682, l. 10 et p. 702, l. 4.

[7] Fabrilia vasa. Nul commentateur n’a fait de note sur ce passage. Serait-ce le bagage des ouvriers en machines, leur havresac, qui était couvert d’un tissu de poil de chèvre imperméable à l’eau ? Les locutions connues de vasa colligere, plier bagage, de prœfectus fabrum, machiniste en chef, peuvent justifier cette conjecture. Les Géoponiques (XVIII, 9), qui traduisent Varron, l’appuient : ή δέ θρίξ άναγxαία πρός τέ σχοίνους xαί σάxxους, xαί τά τοιούτοις παραπλήσια.

[8] II, XI, 12. Vid. Columelle, præf. 26, et VII, VI, 2 ; Schneider, not. h. l. ; et, sur la tonte des chèvres, et même du poil et de la barbe des boucs, Calpurnius, Ecloga V, v. 67, 68.

[9] Hist. animal., VIII, 28.

[10] T. VI, p. 270, 271, et 2e pl., éd. cit.

[11] Nous savons par Martial (XIV, 140) qu’on en faisait des chaussons.