ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XV. — Du gros bétail.

 

Varron traite ensuite des bœufs (II, V, 4). Le bœuf, dit-il, est le compagnon de l’homme, le ministre de Cérès ; c’est pour cela que les anciens avaient établi la peine de mort contre celui qui le tuerait ; témoin l’Attique, témoin le Péloponnèse[1].

M. Link[2] rappelle les nombreuses recherches auxquelles on s’est livré pour tâcher de trouver la souche sauvage du taureau. Les travaux de Cuvier[3] sont au premier rang dans cette matière ; M. Link y a ajouté quelques-unes de ses vues. Après avoir discuté la ressemblance de notre bœuf domestique avec l’urus ou l’aurochs, le bison ou wysent des anciens Allemands, le bœuf d’Afrique, le zébu ou bœuf bossu, l’arni, le buffle et le yack (bos gruniens), le gour (bos gaour), le gayal (bos frontalis), et enfin le bœuf fossile des tourbières, il pense qu’on a apprivoisé plusieurs espèces de bœufs toutes différentes, et que la domesticité de l’une a peut-être amené la domesticité de l’autre. Il est vraisemblable, dit-il, que la fusion des espèces polonaise et égyptienne en une seule a produit notre espèce commune. Ainsi, deux pays s’occupèrent à la fois de la domesticité du bœuf, l’Afrique et l’Inde méridionale, comme, dans l’Afrique et dans l’Inde septentrionale, on s’occupa de celle du chien.

La couleur préférable pour les bœufs, dit Varron (II, V, 8), est le noir, ensuite le rouge, troisièmement l’alezan, quatrièmement le blanc.

Ce petit paragraphe est curieux pour quiconque a voyagé en Italie, et a observé les races de bœufs qu’on y emploie pour l’agriculture. Il paraît que l’irruption des Barbares, du IVe au VIIe siècle de l’ère chrétienne a changé la race des bêtes à cornes, tout comme elle a influé sur le sang italien, sur les lois, le gouvernement et les institutions de l’Italie soumise à la domination romaine. Aujourd’hui tous les bœufs, toutes les vaches existant dans l’Italie transpadane[4], sont gris, de cette race à grandes cornes évasées, connue sous le nom de bœufs de la Romagne. C’est elle qui peuple les maremmes toscanes, les marais Pontins, tout l’état de l’Eglise et les pays qui s’étendent vers le Pô. Elle prédomine en Lombardie, où elle est pourtant mêlée avec la race aux petites cornes courtes, au toupet frisé sur le front, au poil noir ou rouge, race qu’ors tire de la Suisse et du Tyrol. Il y a encore dans le royaume de Naples une variété de bœufs gris, destinée aux charrois, et qui s’attelle avec un collier ; ils ont les cornes longues et minces, sont très haut montés sur jambes, ont peu de ventre et de fanon, et sont très vites à la marche. Or cette première race gris-blanc règne seule dans la Pologne, l’Ukraine et la Russie méridionale, qui s’étend vers l’Euxin et la mer d’Azov. Elle y existait déjà un siècle avant J.-C. ; car Varron (II, V, 10), nous dit que, dans la Thrace, presque tous les bœufs étaient blancs : Albi in Italia non tam frequentes quam qui in Thracia, ubi alie colore pauci. L’autre race grise, napolitaine, se trouve abondamment dans les provinces du Caucase, où elle sert à porter les fardeaux à travers les montagnes[5]. C’est de ces contrées que sont sortis les Barbares qui, dans le Moyen-Âge, envahirent l’empire romain. Il n’est pas étonnant que ces peuples pasteurs aient amené leurs troupeaux avec eux, et que la race qu’ils affectionnaient, par suite des habitudes d’enfance et de patrie, ait fini par prédominer dans le pays dont ils avaient fait la conquête et où ils s’étaient établis[6].

Quoique Aristote et Elien aient décrit le buffle sous le nom de bœuf d’Arachosie, je serais porté à croire que c’est aux peuples indo-scythiques que l’Italie doit l’introduction du butyle, originaire de l’Inde, et qui peuple les marais Pontins, les maremmes et les marécages insalubres ; car il n’était pas domestique chez les Grecs ni chez les Romains, et l’époque de son importation, consignée dans les annales d’Italie, remonte à l’an 595 de l’ère chrétienne[7].

Varron nous apprend[8] que les troupeaux de bœufs avaient aussi dans l’année trois stations différentes : Au printemps, dit-il, on les fait paître avec avantage dans les bois où il y a de jeunes branches et beaucoup de feuilles ; ils hivernent le long de la mer ; l’été, on les conduit sur des monts boisés.

Cet usage s’est encore conservé dans la Toscane, et les bœufs qui passent l’été sur les cimes de l’Apennin hivernent dans les maremmes.

Dans le chapitre où il traite des ânes, Varron dit (II, VI, 3) : Il en existe deux variétés ; l’une sauvage, qu’on appelle onagre : il en existe beaucoup vivant en troupes dans la Phrygie et la Lycaonie ; l’autre domestique, comme tous ceux de l’Italie. L’onagre est très propre à être employé comme étalon.

L’intérieur de l’Asie-Mineure a été peu visité par les voyageurs modernes. Nous ne savons pas si l’âne sauvage existe encore dans les montagnes de la Phrygie et de la Lycaonie ; M. Charles Texier ne l’y a pas trouvé, mais il s’est assuré qu’on le trouve dans l’une des Sporades (Piscopia)[9]. Les derniers voyageurs anglais, MM. Ouseley, Malcolm, Kinneir et Ker-Porter, ont assuré que l’onagre vit à l’état sauvage dans plusieurs provinces de l’orient de la Perse, d’où l’on a pu conclure que cette contrée et la chaîne du Taurus sont la patrie de l’âne, cet animal qui depuis tant de siècles a été réduit à l’état domestique ; mais il est difficile aujourd’hui d’adopter cette opinion. Jusqu’à l’année 1835 on ne connaissait d’autre bonne représentation du prétendu âne sauvage que celle qui est donnée dans le voyage de Ker-Porter. Ce voyageur avait chassé, tué, et dessiné après la mort, un solipède qu’il croyait être l’âne sauvage ; aujourd’hui il y a tout lieu de penser que cette figure représente, non pas l’onagre sauvage, mais l’equus hemionus. Deux individus de cette dernière espèce, mâle et femelle, existent à la ménagerie du Jardin des Plantes, et leur couleur isabelle, avec la raie dorsale noire qui se partage en croix sur le garrot, la forme de la tête, du corps et des jambes, la brièveté relative des oreilles de l’hemionus, se rapportent complètement à la figure et à la description fort exacte données par Ker-Porter. Je regarde donc comme très probable que le solipède, vivant en société à l’état sauvage dans la Perse et la Haute Asie, qui a été décrit sous le nom d’onagre par les Hébreux, les Grecs, les Latins, les Arabes et les voyageurs modernes en Asie, n’est autre chose que l’equus hemionus, et que l’âne sauvage, au lieu d’être commun aux deux continents, a véritablement pour patrie l’intérieur de l’Afrique. Les nombreuses espèces du même genre, zèbres, couagas, etc., que nous connaissons pour vivre à l’état sauvage dans ce continent, donnent à cette détermination de l’origine de l’âne une fort grande probabilité[10] ; de plus, dans les contrées tropicales, l’âne jouit d’une forme plus grande et plus belle que dans les pays froids ; il y est aussi plus vif et plus fort, et ce solipède qui, au Chili, est rentré dans la vie sauvage, ressemble beaucoup à la souche primitive, telle que nous pouvons la concevoir d’après les descriptions des anciens[11].

On voit par la description du cheval que nous a donnée Varron (II, VII, 5), et encore mieux par les monuments, que l’espèce prisée chez les anciens, soit pour la guerre, soit pour l’attelage et les courses de char, était fort différente des races arabe, anglaise, limousine ou normandes le cheval barbe ou napolitain est celui de nos chevaux modernes qui s’en rapproche le plus. Par exemple, les anciens prisaient dans un étalon une crinière et une queue épaisses et fournies[12], tandis que nous regardons comme un signe de race d’avoir la crinière mince et courte, la queue légèrement garnie de crins et des poils très courts au paturon.

La description du cheval de guerre thessalien, donnée par Xénophon, est confirmée par les représentations exactes de ce cheval sur le Parthénon, dans les statues équestres, les bas-reliefs grecs et même la colonne Trajane, et les sculptures romaines qui ont adopté ce type pour le cheval héroïque. Les médailles de Thessalie, en général, et, entre autres, celles de Phalanna, qui existent à la Bibliothèque royale, donnent une idée précise des formes du cheval thessalien. Ce trait caractéristique d’avoir le haut de la tête large était le trait frappant des chevaux nommés bucéphales[13], variété particulière de chevaux thessaliens ; de ce genre est la belle tête de cheval du palais Colombrano à Naples. Le cheval de Marc-Aurèle, au Capitole, est bucéphale ; quant aux proportions du corps, c’est un cheval napolitain entier ; il a, en tout, le caractère des belles races de la Calabre et de la Pouille[14].

On prétend, dit Varron (II, VII, 11), que ceux qui ne font rapporter leurs juments que de deux années l’une obtiennent de meilleurs poulains. m J’ignore si cette remarque a été faite dans nos haras. On ne sevrait les poulains de leur mère que lorsqu’ils avaient deux ans faits ; nous les sevrons à six mois ; des essais comparatifs de ces deux manières de procéder pourraient être fort utiles.

A trois ans on exerçait les chevaux, et, quand ils étaient en sueur, on les frottait d’huile ; lorsqu’il faisait froid on allumait du feu dans les écuries (II, VII, 15). Nous ne donnons pas à nos chevaux ces soins recherchés.

Les chevaux italiens ne mangeaient, en fait de grains, que de l’orge, comme cela se pratique encore en Espagne ; ils n’en goûtaient qu’à trois ans et se nourrissaient jusque-là de foin, d’herbe et de mélasse[15] (farrago).

Le cheval sauvage, dans les temps qui précédèrent l’ère chrétienne, occupait sur le globe un espace beaucoup plus étendu qu’aujourd’hui. Hérodote (IV, 52) l’indique dans la Russie, Strabon[16] dans l’Inde, dans les Alpes, dans l’Ibérie, chez les Celtibériens et enfin dans le Caucase, où, dit-il, la rigueur du froid lui donne un poil très fourni. Pline (VIII, 16) dit que le Nord renferme des troupeaux de chevaux sauvages, de même que l’Afrique des hordes d’onagres. Selon les missionnaires qui ont le mieux connu la Chine, on trouve encore des chevaux sauvages dans la Tartarie occidentale et sur les terres des Kalkas, dans le voisinage de Hami ; ils ressemblent aux chevaux ordinaires, mais ils vivent en grandes troupes. S’ils rencontrent des chevaux domestiques, ils les enveloppent, les placent au milieu d’eux, en les serrant de tous côtés, les entraînent dans leurs forêts du Saghatur[17].

Nous apprenons, parla relation d’un voyage du roi arménien Héthoum, insérée par M. Klaproth dans le Journal asiatique[18], qu’il existe des chevaux sauvages aux environs de Bar-Koul, ville située sur le lac du même nom, au nord de Hami. Ces chevaux sont de couleur jaune et noire ; mais M. Klaproth en donne, d’après les auteurs mogols, une description qui ne permet pas de les confondre avec l’hémione.

Je ne crois pas ici devoir adhérer à l’opinion de M. Link, lorsqu’il dit[19] : Si nous voulons trouver la patrie du cheval, il faut la chercher dans le pays où cet animal se présente le plus parfait, et particulièrement là où il jouit au plus haut degré de l’agilité, cette faculté qui le caractérise, qui rappelle le plus son état sauvage, c’est-à-dire l’Arabie et le nord de l’Afrique. L’Asie centrale et l’Inde ne peuvent jamais élever cette prétention, parce que l’espèce n’y atteint point un degré de supériorité assez marqué, bien que les chevaux sauvages soient devenus très nombreux chez les nomades de l’Asie. La force et l’agilité des races tartares, persanes et turcomanes, réfutent évidemment l’assertion du savant naturaliste allemand.

 

 

 



[1] Vid. Pausanias, Nuits attiques, 24 ; Meursius, Græciæ feriatæ 2, in Βουφονιά, et Attic. lect., 6, 22 ; Petr. Castell., de Festis Grœcorum, 2, 7 et Harduin, ad Plin., VIII, 70.

[2] Monde primitif, t. II, p. 280.

[3] Description des animaux fossiles, t. IV, p. 119 et suiv.

[4] Relativement à la France.

[5] Voyez le Voyage de Gamba.

[6] Voyez Lettres sur l’Italie à M. Charles Pictet, par M. de Châteauvieux, p. 130, 2e édit.

[7] Buffon, t. X, p. 63, dit, d’après Masson, Voyage en Italie, t. III, p. 54 : On sait par les annales d’Italie que le premier buffle y fut amené l’an 595.

[8] II, V, 11. Je regrette de ne pouvoir employer le vieux mot d’aumaille, dérivé d’armentum, et qui exprime aussi d’une manière générale les grande troupeaux de bœufs, de chevaux, d’ânes et de mulets, et celui de bergeat, qui correspond à pecus, et comprend les petits troupeaux de brebis et de chèvres. Ces deux mots ont existe dans la langue jusqu’en 1580 ; ils se trouvent dans les Mémoires sur l’histoire de France jusqu’à la fin du XVIe siècle, et sont encore vivants dans le patois percheron et normand ; ils manquent tout à fait à notre langue actuelle.

[9] Strabon, p. 568, XII, 5, l’indique dans la Lycaonie.

[10] Voyez ci-dessus, chapitre X, le principe posé relativement à la patrie des plantes de même genre. Brown, Voyage au Congo, p. 304, 305, tr. fr.

[11] Link, Monde primitif, t. II, p. 304-395.

[12] Varron, I, VII, 5.

[13] Xénophon, de re Equestr., I, 1.

[14] Note de Courier, traduction de l’Equitation de Xénophon. Œuvres de Courier, t. IV, p. 241. Voyez Considérations générales sur la domestication des animaux, Histoire du genre equus ; Annales des sciences nat., cahiers de septembre et octobre 1832 ; et Link, Monde primitif, t. II, p. 301.

[15] Varron, II, VII, 7, 14.

[16] Pages 710, 207, 163, 520, éd. Casaubon.

[17] Grossier, Description de la Chine, IV, 224, 2e édit. in-8°. Du Halde, Description de la Chine et de la Tartarie chinoise, t. IV, p. 28, in-fol.

[18] Voyage du roi arménien Héthoum auprès de Batou et de Mangou-Khan, dans les années 703 et 704 de l’ère arménienne, 1254, 1255 de J.-C. (Nouveau Journal asiatique, octobre 1833, t. XII, p. 281, et ibid., not. 1.)

[19] T. II, p. 303, tr. fr.