ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XIII. — Des troupeaux.

 

Le second livre de Varron traite des bestiaux, de Re pecuaria ; il commence par l’exposé de l’état de l’agriculture ancienne et de son état actuel. Ce n’est pas sans raison, dit-il[1], que nos ancêtres, ces hommes si éclairés, estimaient les Romains de la campagne plus que les Romains de la ville ; ils pensaient que ceux qui résidaient dans la cité étaient moins propres à toute espèce de travail que ceux qui cultivaient leurs champs. Aussi partagèrent-ils l’année de manière qu’ils ne consacraient aux affaires publiques que les jours de marché[2], et que les autres jours étaient employés à la culture des terres. Tant qu’ils conservèrent cette institution ils obtinrent deux avantages : d’avoir des terres plus fécondes, mieux cultivées, et de jouir eux-mêmes d’une santé plus robuste. Maintenant que les pères de famille, abandonnant la faucille et la charrue, se sont presque tous glissés dans les murs de Rome et aiment mieux se servir de leurs mains au cirque et au théâtre que dans les vignobles et les moissons, nous payons, pour ne pas mourir de faim, le blé nécessaire à notre nourriture ; nous passons des marchés pour qu’on nous l’apporte par mer d’Afrique et de Sardaigne, et nous allons vendanger avec des navires dans les îles de Cos et de Chio. Aussi, dans cette contrée où les pâtres fondateurs de Rome ont appris à leurs enfants l’art de cultiver la terre, on voit leurs arrière-neveux, par avarice, au mépris des lois, convertir les terres labourables en pâtures, ignorant que l’agriculture et le pacage ne sont pas la même chose. Autres sont la science et le calcul du colon, autres le calcul et la science du pasteur. Le colon tire son bénéfice des produits que l’agriculture obtient de la terre, le pasteur des produits du troupeau. Mais, comme ces deux genres d’industrie ont entre eux une grande affinité, parce qu’il est souvent plus profitable au propriétaire de faire consommer ses herbes dans sa terre que de les vendre, comme, de plus, le fumier est très utile pour les productions du sol et que les troupeaux remplissent surtout ces objets, je pense que celui qui possède une propriété doit réunir la triple industrie de l’agriculture, de la nourriture des troupeaux et de l’éducation des animaux de basse-cour[3], car les volières, les parcs de bêtes fauves et les viviers peuvent donner de grands produits. Il me sera d’autant plus facile de traiter ce sujet que j’ai possédé moi-même de grands troupeaux de brebis dans l’Apulie, de grands haras de chevaux dans le territoire de Réate[4], et que j’ai souvent conféré de ces matières avec les possesseurs des grands troupeaux de l’Épire, lorsque, pendant la guerre des pirates, je commandais les flottes de la Grèce entre Délos et la Sicile.

Cette introduction du deuxième livre de Varron prouve qu’il s’est opéré une diminution dans les produits de l’Italie, à l’époque où la puissance romaine était au comble et où Rome s’était enrichie des dépouilles du monde. Ce témoignage a d’autant plus de force que l’écrivain dont nous le tenons n’est pas un déclamateur ampoulé. Varron nous transmet les résultats de sa propre expérience, de ses recherches directes, de ses conférences avec les hommes qui s’étaient spécialement occupés de l’objet qu’il traite. On a vu avec quelle réserve il parle des choses peu croyables. On a pu juger de l’ordre et de la méthode qu’il met dans les sujets qu’il traite, de la justesse et de la netteté de ses idées, de la concision précise de son expression. Son livre est un des documents les plus précieux pour l’appréciation de la richesse de l’Italie à cette époque ; car puisque cette contrée n’était ni manufacturière ni commerçante, c’est dans son agriculture qu’il faut chercher la source principale d’une richesse que ne lui procurait point l’industrie. Je ne crois donc pas m’écarter de mon sujet en continuant l’analyse exacte et détaillée des ouvrages de Varron et de Columelle, qui contiennent les meilleurs renseignements sur les produits de l’Italie dans le siècle qui précéda et dans celui qui suivit la naissance de Jésus-Christ.

Varron (II, I, 1) divise son livre en trois points : Quelle est l’origine de la vie pastorale ? quel est le rang, quel est l’art du pasteur ? Il rapporte et paraît approuver (II, I, 4) l’opinion des philosophes grecs que le mouton avait été le premier animal soumis à l’état de domesticité, à cause de son utilité et de sa douceur ; car les brebis, disent ces écrivains, sont surtout d’un naturel paisible, et l’animal le plus approprié aux besoins de la vie humaine, puisqu’elles ont apporté à l’homme, pour sa nourriture, le lait et le fromage, et pour se vêtir leurs laines et leurs peaux. Maintenant encore, dit Varron (II, I, 5), il existe dans plusieurs contrées, à l’état sauvage, quelques-uns des animaux que nous avons rendus domestiques. En Phrygie, on voit plusieurs troupeaux de brebis sauvages.

Deux animaux différents ont été indiqués comme étant le mouton sauvage ; ce sont le mouflon et l’argali, qui, suivant Pallas, sont de simples variétés de la même espèce, et que Linnée avait confondus sous le nom d’ovis ammon[5].

La chèvre sauvage, qu’on appelle en latin rota ou strepsiceros[6], existe en Samothrace, et, en Italie, dans les montagnes qui sont aux environs de Fiscellum et de Tetrica. Quant au cochon, tout le monde sait qu’il est provenu du sanglier. Cette assertion de varron, qui avait été admise jusqu’ici par tous les naturalistes, peut maintenant être révoquée en doute. On a reçu récemment de l’Inde un cochon sauvage, qui a des rapports beaucoup plus intimes que le sanglier avec nos cochons domestiques, et qui me parait, ainsi qu’à M. Frédéric Cuvier, devoir être la souche de ces animaux utiles.

En effet, le sanglier et le porc domestique diffèrent par des caractères importants. Le sanglier est plus grand, plus épais et dune couleur noire ; le marcassin est noir fauve, rayé de blanc. Le front est plus bombé dans le sanglier que dans le cochon privé, le groin plus allongé, les oreilles plus courtes et plus arrondies, et les organes internes ont des rapports différents. Ainsi, il paraît que ce n’est pas avec le sanglier de nos forêts que notre cochon privé a le plus d’affinité, mais qu’il dérive de cette espèce de l’Orient dont j’ai parlé, grosse, mais inoffensive, et qui avait déjà été indiquée dans diverses relations de voyages[7].

Le cochon siamois vient de la partie orientale de l’Asie ; il forme sans doute une espèce particulière qui est très importante pour la Chine.

M. Geoffroy-Saint-Hilaire, dit M. Link[8], dans une savante dissertation placée à la suite de la Relation de l’expédition en Morée, a cherché à montrer que le sanglier d’Erymanthe était, d’après les anciens monuments, une espèce particulière non décrite et maintenant perdue. Assertion bien hasardée !

Je donnerai ici l’énoncé d’un résultat assez remarquable auquel m’ont conduit mes recherches sur l’histoire des animaux. Je crois pouvoir assurer que presque toutes nos espèces domestiques sont originaires de l’Asie. Ainsi, l’histoire naturelle, quoique procédant par d’autres moyens que la philologie, confirmerait un fait que l’analogie des idiomes indo-persans avec les langues anciennes et modernes de l’Europe avait déjà fait entrevoir : c’est qu’antérieurement aux temps historiques il est venu dans notre Occident une grande immigration de peuples orientaux qui nous ont apporté les éléments de leur langage, leur civilisation, et les animaux qui en marquent l’origine et les progrès.

Il existe encore maintenant, continue Varron, un grand nombre de bœufs sauvages dans la Dardanie, la Médie et la Thrace, des ânes sauvages en Phrygie et en Lycaonie, des chevaux sauvages dans quelques cantons de l’Espagne citérieure.

Ce paragraphe est très curieux pour l’histoire de l’origine de nos animaux domestiques ; car nous savons que Varron avait parcouru presque toutes les contrées où il assure que les espèces dont il parle existaient à l’état sauvage. Les notions qu’il donne n’ont pas été connues de Buffon, qui pourtant a traité la question dans son Histoire des Animaux domestiques.

L’opinion des Grecs et de Varron sur l’époque de la domestication de la brebis est différente de celle de Buffon et des naturalistes modernes, qui pensent que le chien est le premier animal dont l’homme ait fait l’acquisition, et que c’est par son secours qu’il a pu dompter et réduire en esclavage les autres espèces. Je ne pousserai pas plus loin cette discussion, qui sera traitée dans un ouvrage spécial sur l’origine de nos animaux domestiques et de nos plantes usuelles[9].

La science pastorale est traitée par Scrofa, auquel, dit Varron[10], notre siècle accorde la palme dans toutes les parties de l’agriculture. Cette science est l’art d’acquérir et de nourrir le troupeau de manière à en retirer le plus grand produit possible. Elle a neuf parties distinctes qu’on peut ranger, trois par trois, en trois divisions principales : l’une pour le petit bétail dont il y a trois espèces, la brebis, la chèvre, le cochon ; l’autre pour le gros bétail, que la nature a également divisé en trois espèces, le bœuf, l’âne, le cheval. La troisième partie a pour objet des choses que l’on se procure, non pour en obtenir le produit, mais pour les faire servir à l’utilité des troupeaux : ce sont les mulets, les chiens, les pasteurs. Chacune de ces neuf parties renferme neuf préceptes généraux, dont quatre sont nécessaires pour acquérir le troupeau, autant pour le nourrir, et en outre un est commun à ces deux choses. Ainsi, ces parties sont au nombre de quatre-vingt-une, toutes nécessaires et importantes.

Je ne suivrai pas Varron dans le développement de toutes ces divisions. J’indiquerai seulement les neuf dernières, qui concernent : 1° l’âge auquel on doit acheter chaque espèce ; 2° la connaissance des formes ; 3° celle des races ; 4° celle des lois sur l’achat ; 5° la manière de faire paître et de nourrir le troupeau, quand on l’a acheté ; 6° la manière d’opérer la reproduction ; 7° celle d’en nourrir et élever les produits ; 8° celle d’en conserver la santé. Le neuvième point, relatif à la fois à l’acquisition et à la nourriture du troupeau, est la détermination du nombre de têtes auquel on doit le porter selon l’espèce et les localités.

On reconnaît tout de suite, dans cette marche, l’esprit d’ordre et de méthode éminemment propre à la science, et que j’ai déjà fait remarquer comme une qualité distinctive de Varron, ce qui doit redoubler nos regrets de la perte de ses ouvrages sur la philosophie et sur les antiquités[11].

Quant au choix des races, Varron (II, I, 14) dit, en parlant des ânes : C’est ainsi qu’en Grèce ont acquis une grande réputation les ânes de l’Arcadie, et en Italie les réatins (ceux de Rieti, près de Narni), au point qu’à ma connaissance un âne de Rieti s’est vendu 60.000 sesterces (16.800 francs), et un attelage d’ânes du même pays, pour un quadrige, a coûté à Rome 400.000 sesterces (112000 francs). Ursini pense qu’il faut lire ici, pour le prix du quadrige, XII H. S., 1.200.000 sesterces (336.000 fr.) car Varron porte ailleurs (II, VIII, 3) la valeur d’un étalon à 340.000 sesterces (95.200 fr.). Dans un autre endroit (III, II, 7), Varron nous apprend que le sénateur Q. Axius avait acheté un âne 40.000 sesterces (11.200 fr.) ; Pline (VIII, 68), en citant Varron, rapporte le même fait, mais il élève le prix de l’animal à 400.000 H. S., ou 112.000 francs, ou bien 99.000 francs si Pline a converti l’estimation en monnaies de son temps.

Quelque leçon qu’on adopte, ce fait peut donner une idée du luxe des patriciens à cette époque, et s’ajouter à tous ceux que j’ai rapportés dans mes recherches sur l’économie politique des Romains[12].

Sans doute, dans ces cas, le prix est extraordinaire ; mais un autre passage de Varron montre (III, XVII, 6) que ces ânes, qui se vendaient fort cher, coûtaient peu à nourrir : Ego enim uno servulo, hordeo non multo, aqua demestica, meos multinummos alo asinos.

Quant à la manière de faire paître les troupeaux, pascendi ratio, c’est celle qui est usitée encore en Italie, en Espagne, et qui n’est pratiquée en France que dans les cantons limitrophes des Alpes et des Pyrénées. Varron nous apprend (II, I, 16) qu’il y avait, pour les différentes espèces de troupeaux, des pacages d’hiver et d’été. Ainsi, dit-il, les troupeaux de moutons sont emmenés de l’Apulie, pour aller bien loin passer l’été dans le Samnium, et font leur déclaration au publicain ; car faire paître le troupeau sans l’avoir fait enregistrer serait une contravention aux règlements des censeurs. Les mulets aussi, en été, sont chassés des prés fertiles de Rosea sur les hautes montagnes des Gurgures[13].

Il est fort singulier qu’un aussi bon esprit qu’Aristote ait admis[14] ce conte populaire que, dans les Algarves, près du promontoire sacré, les cavales soient fécondées par le vent, έξανεμοΰσθαι. Il est plus surprenant encore que Varron, si judicieux, si exempt de préjugés, qui avait voyagé dans ce pays, que le savant Columelle, qui était Espagnol, aient adopté cette fable. Varron dit (II, I, 19) : Le fait est incroyable, mais réel : res incredibilis est, sed fiera. Pline[15], Solin[16], Silius Italicus[17] l’affirment, et on devait s’y attendre ; Justin[18] seul met cette assertion au rang des fables et en donne une explication raisonnable. Tout cela prouve que les meilleurs esprits sont forcés de payer tribut à ce besoin de croire l’incroyable qui est inné chez l’homme, et qui semble être une condition de sa nature. Varron a consigné dans son ouvrage un petit fait (II, I, 27), que les naturalistes modernes ont vérifié, et que je ne dois pas négliger d’inscrire. Il dit qu’à Rome, quand une mule produisait, cela était considéré comme un prodige, mais qu’il n’en était pas de même en Afrique, et il cite Denys et Magon qui semblent regarder le fait comme ordinaire, et disent simplement que la mule et la uvale mettent bas le douzième mois après la conception. Or nous savons maintenant avec certitude que dans les climats chauds les mules sont fécondes[19].

 

 

 



[1] Varron, II, Introduction.

[2] Nonis diebus. Les marchés revenaient tous les neuf jours, et se nommaient pour cela nundinæ.

[3] Je n’ai pu trouver une expression générale pour rendre villaticæ pastiones, qui comprend la nourriture, la multiplication et l’amendement des oiseaux de basse-cour, des oiseaux de volière, du gibier volatile ou quadrupède, et enfin des poissons et des insectes.

[4] Les plaines de Satureia, près de Tarente, étaient aussi célèbres par leur race de chevaux de pur sang. (Horace, Serm., I, VI, 59, et vet. Scholiast. : Satureiani fundi sunt in Apulia fertiles, et equorum nobilium genitorés.)

[5] Link, Monde primitif, t. II, p. 290, tr. fr.

[6] Rota, lectio inepta, dit Schneider, Comment., t. V, p. 392. Le strepsiceros est deux fois mentionné dans Pline, XI, 45 ; VIII, 79. C’est une espèce de brebis plus grande que la brebis ordinaire, dont les deux sexes ont les cornes droites d’abord, puis contournées et en quelque sorte tordues. Je pense avec Schneider que dans le passage cité de Varron il faut lire strepsicerotas. C’est sûrement l’espèce gravée dans Buffon sous le nom de bélier de Valachie.

[7] Otter, Voyage en Perse, t. II, p. 1. D. Maillet, Description de l’Égypte, t. II, p. 176.

[8] Monde primitif, t. II, p. 299, 300, trad. franç.

[9] Voyez dans les Annales des sciences naturelles, année 1832, le Mémoire intitulé Considérations générales sur la domestication des animaux ; un autre, de 1829, qui a pour titre : Recherches sur l’histoire ancienne de nos animaux domestiques ; un troisième sur le Développement des facultés intellectuelles des animaux sauvages et domestiques, 1831.

[10] II, I, II, 12, 13.

[11] Vid. Schneider, M. Ter. Varronis vira et scripta, t. V, p. 230-232.

[12] Voyez le chapitre sur l’étendue et la population de Rome, ci-dessus, liv. II, chap. X, et ci-dessous le chap. sur la diminution de la population et des produits de l’Italie.

[13] Le changement de station des troupeaux et les règlements des Romains à cet égard subsistent encore dans le royaume de Naples. Ceux qui, pendant l’hiver, envoient paître leurs troupeaux dans les plaine& de la Pouille, sont obligés de les faire enregistrer dans les bureaux de la douane de Foggia, où le prix du pâturage est fixé, selon une ancienne coutume. Ce droit de pâture dans l’herbage de la Pouille, propriété de la couronne, forme un revenu de 1.920.000 francs. Comme il y a divers genres de bestiaux, on y soigne aussi la végétation de plusieurs plantes salutaires à certains animaux. On voit d’immenses terrains couverts d’asphodèles (asphodelus ramusos, Linn.), qui est une excellente nourriture pour les moutons ; d’autres de férule, qui est agréable aux bulges et qui croit à une hauteur considérable. On consacre même au chardon béni et à l’artichaut sauvage un grand espèce de terrain, préférablement à l’herbe, à cause de la nourriture qu’ils fournissent à certains animaux. Voyez Symonds, p. 241.

[14] Hist. anim., VI, 18 ; cf. Servium, ad Georg., III, 273.

[15] IV, 35 ; VIII, 67.

[16] XXIII, Plin. Exercit., p. 32, B.

[17] III, v. 379.

[18] XLIV, ch. III.

[19] Voyez mon Mémoire sur la domestication des animaux, dans les Annales des sciences natur. de 1832, p. 57.