Nous avons le prix et la rente des terres à blé d’une fertilité moyenne du temps de Columelle[1] ; dans son calcul des dépenses d’une vigne, il compte sept jugères à 7.000 sesterces, ce qui fait 1.000 sesterces par jugère (260 fr.). Ordinairement, les terres rapportaient 4 % du prix d’acquisition ; à ce taux, la rente des terres moyennes était alors de 40 sesterces le jugère, ce qui faisait 3,54 modius, à 12 sesterces le modius. Suivant Columelle, les récoltes sur une ferme de cent jugères étaient vingt-cinq jugères de froment d’hiver, quinze de froment de printemps, et vingt-cinq de légumes[2]. Admettons vingt jugères de légumes pour la nourriture de deux bœufs, suffisants pour l’exploitation d’une ferme de cette étendue, et supposons que les cinq autres jugères égalaient le produit de trois jugères de froment ; voici le calcul du produit total :
Ce qui fait par jugère 8,56 modius[3]. Supposons une ferme tenue par un politor du temps de Columelle :
La rente est de 5,45 modius par jugère. Rien n’est plus facile maintenant que de se rendre compte de la valeur que représentent, en argent, les deux produits que nous venons de désigner en nature. Nous savons positivement par Cicéron[4] qu’en Sicile, en 670, d’après la loi Terentia et Cassia frumentaria, le prix du modius de blé avait été fixé à 3 sesterces pour le blé provenant de la dîme, et à 4 sesterces pour celui que les villes étaient chargées de fournir à Rome. Ex senatus-consulto, et ex lege Terentia et Cassia frumentaria... Pretium constitutum (tritico) decumano in modius singulos H. S. III. imperato H. S. IV. Mais, pour des évaluations données par Columelle, il vaut peut-être mieux s’en rapporter à Pline, qui dit que le prix moyen d’un modius de farine est de 40 as. L’as étant le seizième du denarius, et le denarius étant égal à 4 sesterces, 40 as égalent 2 ½ denarius ou 10 sesterces, 2 fr. 49 cent., d’après le prix connu de 99 cent. pour le denarius de cette époque ; ce qui met le pain commun à environ 23 cent. la livre ; car un modius de blé, pesant à peu près treize livres et un tiers, devait produire un peu moins du même poids en pain[5]. Quant au prix donné par Cicéron et qui était, de son temps, le taux moyen du blé dans les marchés de Sicile, province abondante en grains, on peut présumer qu’il devait être un peu plus élevé en Italie ; car le blé sicilien avait à supporter, pour arriver jusqu’à Rome, les frais de chargement, de transport, et les avaries du voyage. Nous pouvons aussi tirer d’un passage de Varron (III, II, 15) le taux de la rente des meilleurs fonds de prés en Italie, ceux de Rosea, près de Riéti, vers l’an 703 de Rome ; car il dit que la villa de la tante de Merula rendait par an 60.000 sesterces (16.800 fr.), deux fois autant que le domaine d’Axius à Réaté (Riéti), qui était de deux cents jugères (100 arpents) ; c’est donc 8.400 fr. pour cent arpents, ou 84 fr. l’arpent par an, que rapportaient les meilleurs fonds de prés, tels que ceux d’Axius (III, II, 9-10), que nous savons avoir été situés à Rosea, près de Riéti, sur les bords du Velino, canton qui possède encore aujourd’hui les meilleures prairies de l’Italie. Le prix de cette nature de propriétés est plus élevé en France, et il y a des herbages, tels que ceux de Corbon, dans la vallée d’Auge, département du Calvados, qui sont loués, francs d’impôts, 120 fr. l’arpent par an, payés d’avance. Un petit fait, rapporté par Varron (I, XLIX, 2) à l’article des récoltes, prouvera ce que j’ai avancé sur la cherté de la culture et l’imperfection des instruments chez les Romains. Après avoir décrit les opérations du fauchage, du fanage, de la mise en bottes, du râtelage, qui sont semblables aux nôtres, il ajoute : Cela fait, il faut scier les prés, c’est-à-dire reprendre avec la faucille ce que le faucheur a laissé debout, et qui rend l’aire du pré comme barbue et pleine d’inégalités. C’est de ce sciage qu’est venue, à raton avis, la locution scier un pré. Si l’on songe que les anciens faisaient usage alors de faux d’airain, c’est-à-dire d’un alliage d’étain et de cuivre jaune ; qu’ils ne connaissaient pas l’art de bien tremper le fer et de fabriquer l’acier ; qu’ils n’ont découvert qu’assez tard l’espèce de pierre propre à aiguiser la faux[6], on ne sera pas étonné qu’ils fussent obligés de faire en deux fois, et par une main-d’œuvre bien plus chère, l’opération du fauchage des prés que nous exécutons complètement d’un seul coup. Ce n’est même, comme on sait, que depuis le dernier siècle que la fabrication des fers de faux a été portée à une assez grande perfection. Les travaux de la moisson n’étaient pas moins compliqués ni moins coûteux. Il y a, dit Varron (I, L, 1-3), trois manières de moissonner les blés : l’une est en usage dans l’Ombrie, où l’on coupe la paille à ras de terre avec la faucille, en posant sur la terre chaque poignée à mesure qu’elle est sciée ; lorsqu’il y en a une certaine quantité on la reprend et l’on sépare la paille de l’épi. On jette les épis dans des corbeilles et on les envoie à l’aire ; la paille reste sur le champ, d’où on l’enlève ensuite pour la mettre en meule. On moissonne aussi d’une autre manière, comme dans le Picenum, où l’on se sert d’une pelle de bois recourbée, à l’extrémité de laquelle est une petite scie en fer ; lorsqu’elle a saisi un faisceau d’épis elle le coupe et laisse la paille sur pied pour être sciée plus tard. Il y a encore une troisième manière de moissonner, en usage aux environs de Rome et dans la plus grande partie des provinces ; on coupe la paille au milieu de sa hauteur, en saisissant la partie supérieure de la main gauche, et je crois que c’est de cet usage de scier la paille par le milieu qu’est dérivé le mot messis. La paille qui æ trouve au-dessous de la main, et qui reste fixée au sol, est coupée ensuite ; celle qui tient à l’épi est portée sur l’aire dans des paniers. Ici le simple exposé des faits suffit et n’a pas besoin de commentaire. On voit clairement combien ces manières de moissonner devaient être dispendieuses, puisqu’elles exigeaient une main-d’œuvre double de la nôtre quand nous coupons le blé à la faucille, et plus que quadruple si nous nous servons de la faux. De plus, le grain, chez les Romains, était toujours battu,
sur une aire découverte[7], immédiatement
après la récolte, soit avec une table armée de dents, en pierre ou en fer,
nommée tribalum[8], soit avec une
sorte de herse portée sur des roulettes, nommée plostellum
pœnicum[9],
soit enfin par les pieds des chevaux qu’on faisait courir sur les épis en
tournant sur l’aire comme dans un manége[10]. J’ai vu encore,
en 1811 et en 1830, ce dernier procédé employé dans la campagne de Rome au
battage des grains[11]. On voit que la
méthode employée dans la plus grande partie de Dans la récolte des olives Varron conseille (I, LV, 2-4) de les cueillir à la main et de se garder de les meurtrir ; alors elles rendent une huile plus abondante et de meilleure qualité. Il veut que celles qu’on ne peut atteindre avec la main, même en s’aidant d’une échelle, soient abattues avec une gaule de roseau, et en frappant la branche transversalement pour ménager l’écorce de l’arbre et les bourgeons à fruit de l’année suivante. C’est, dit-il, dans l’omission de cette pratique que réside la principale cause qui empêche les oliviers de donner des fruits deux ans de suite ou d’en donner d’aussi beaux. On a observé en Normandie la même chose pour les pommiers ; quand leurs fruits étaient abattus à coups de gaule, l’année suivante ils ne produisaient ni fleurs ni fruits ; depuis quelques années on laisse les pommes à cidre mûrir complètement sur l’arbre ; alors elles tombent d’elles-mêmes ou on les fait tomber en montant sur le pommier et secouant les branches. Depuis l’introduction de ce procédé les récoltes sont devenues moins alternatives, et les arbres du moins donnent une plus grande quantité de fleurs qu’auparavant. Quant aux greniers publics ils devaient être, selon Varron (I, LVII), secs, élevés, bien aérés, ouverts à l’est et au nord, enduits, murs et planchers, d’une espèce de stuc[12], ou bien d’un mélange d’argile, de balle de blé et de lie d’huile, qui écarte les souris et les insectes et rend le grain plus dur et plus coulant. Quelques peuples, comme les Thraces, les Cappadociens, ont leurs greniers sous terre, dans des fosses qu’ils appellent siros, σειρούς ; d’autres dans des puits, comme les peuples de l’Espagne citérieure, les Carthaginois et les habitants d’Osca[13]. Ils en couvrent le fond de paille, et ils ont soin que l’air ni l’humidité n’y puissent pénétrer ; de cette manière leurs grains sont à l’abri du charançon et le blé se conserve cinquante ans, le millet plus de cent années. Mais quand on veut se servir du grain, il ne faut le tirer des silos que quelque temps après les avoir ouverts ; il y a péril à y entrer au moment de l’ouverture ; plusieurs personnes y ont été asphyxiées et en ont perdu la vie. Ce passage de Varron décrit exactement les silos que l’agriculture moderne cherche à propager comme le meilleur moyen de conserver les grains ; il contient un fait exact qui peut s’ajouter à torts ceux que j’ai réunis sur la longue durée de l’existence des semences, lorsqu’elles sont soustraites par un moyen quelconque aux influences atmosphériques[14]. |
[1] Dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, sous Tibère et Néron. Columelle, III, XXX, 8.
[2] En tout 65 jugères ; il en restait donc 35 en jachères.
[3] Cf. Dikson, Agr. des anc., tom. II, p.113, 134,135, tr. fr.
[4] Verrines, III, 70.
[5] Voyez pour tous ces détails liv. I, ch. XI.
[6] Pline dit qu’avant l’époque où il écrit on se servait de pierres à aiguiser qu’on tirait de l’île de Crête, et qui ne pouvaient sans huile aiguiser le tranchant de la faux. L’Italie, dit-il, fournit à présent des pierres qui, avec de l’eau, affilent le fer aussi bien qu’une lime. Pline, XVIII, 67, 5.
[7] Varron, I, LI, 1-2.
[8] Le tribulum garni de cailloux existe encore en Géorgie, où il sert à battre le grain. (Voyage de Gamba, t. II, p. 85.)
[9] Varron, I, 52. Voyez, sur la forme de ces instruments, le Mémoire intéressant de M. Moncez, Mémoires de l’Acad. des Inscript., t. III, p. 45 et suiv.
[10] Varron, l. c. Voyez Bochart, Hieroz., part. I, col. 310.
[11] Dans quelques
provinces méridionales de
[12] Parietes et solum open tectorio marmorato loricandi. C’est, je crois, cette espèce d’enduit, formé de stuc mêlé de marbres cassés, qui est d’usage en Italie et qu’on appelle lastrico.
[13] Columelle, I, VI, 15. Pline, XVIII, 76. Hirtius, Bell. Afriq., 65
[14] Mémoire sur l'Alternance, lu à l'Académie des Sciences, le 1er septembre 1824, imprimé dans les Annales d'hist. natur., août 1825.