ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XI. — Rapport de la semence au produit.

 

On sème, dit Varron (I, XLIV, 1-2), par jugère (demi arpent) quatre modius de fèves, cinq de froment, six d’orge, dix de far ou épeautre[1], mais dans quelques localités un peu plus ou un peu moins ; plus si le sol est compact ; moins s’il est maigre. C’est pourquoi vous observerez quelle est dans le pays la proportion usitée, afin de vous régler sur ce que comportent le canton et la nature de la terre, puisque le même grain rapporte ici dix pour un, ailleurs quinze pour un, comme en Étrurie et dans quelques cantons de l’Italie. On dit même que       dans le territoire de Sybaris, en Syrie près de Garada, et à Byzacium en Afrique, on recueille cent modius pour un. Il est aussi fort important de distinguer, quand vous semez, si c’est une terre neuve ou une terre qui soit ensemencée tous les ans et qu’on appelle restibilis, ou un guéret qui se repose de deux années l’une.

  Tout ce chapitre de Varron est très curieux. Il donne une nouvelle preuve de la sagesse de son esprit et de la précision avec laquelle il a soin de classer et d’apprécier les faits ; car, après avoir cité, d’après ses propres observations e quelques cantons de l’Italie où le produit est de dix et de quinze grains pour un, il exprime son doute sur des produits extraordinaires par cette formule : on dit même, dicunt etiam, qu’à Sybaris, à Garada et à Byzacium on recueille cent modius pour un.

Plusieurs personnes, entre autres M. Dikson, dans son ouvrage sur l’Agriculture des anciens[2], se sont trompées en admettant que le rapport des terres à blé de l’Italie était alors, en terme moyen, de dix pour un, tandis que Varron ne cite dans ce passage que les cas extraordinaires de fertilité qu’il a observés. Un passage formel de Cicéron, contemporain de Varron, lève tous les doutes. Le territoire des Léontins, en Sicile, était renommé par sa fécondité. Pline (XVIII, 21) dit que quelques champs y rendaient cent grains pour un ; or Cicéron, qui, je l’ai déjà dit, avait administré la Sicile en qualité de questeur, qui, pendant le procès qu’il intenta contre Verrès, était venu y prendre les renseignements les plus exacts, et qui accuse spécialement ce préteur d’exaction dans la levée de la dîme, Cicéron s’exprime ainsi sur le rapport de la semence au produit[3] : Dans les terres des Léontins un médimne de froment peut être regardé comme la quantité ordinaire et exacte qui se sème par jugère (demi arpent). Lorsque les terres rendent huit pour un[4], c’est un bon produit. Lorsque toutes les circonstances sont favorables, on obtient dix pour un. Quand cela arrive par hasard, la dîme égale la quantité semée, c’est-à-dire que, quel que soit le nombre de jugères ensemencés, on doit un médimne par jugère pour la dîme. Il ajoute plus loin : Un médimne par jugère est donc tout ce qu’on doit au décimateur, lorsque la terre, ce qui arrive très rarement, produit dix pour un.

Columelle dit positivement (III, XXI, 4) que le produit des terres à blé dans la majeure partie de l’Italie n’est que de quatre pour un[5] : Nam frumenta, majore quidem parte Italiæ, quando cum quarto responderint, via meminisse possumus. Tous ces nombres s’accordent parfaitement, comme on voit. Les terres fécondes des Léontins, quelques cantons privilégiés de l’Italie et de l’Étrurie rendaient huit, dix et quinze grains pour un ; mais la moyenne n’était que de quatre pour un, du temps de Columelle, dans la plus grande partie de l’Italie.

Très peu d’endroits, dans la Toscane, rendent maintenant dix grains pour un en blé[6]. Le val d’Arno ne rapporte guère plus de six pour un[7].

Quelques terres, dans l’immense plaine de la Pouille, donnaient, en 1767, douze, quinze et même dix-huit boisseaux pour un. Le sol est une glaise légère, sablonneuse et peu profonde ; c’est ce que nous apprend Jean Symonds, professeur d’histoire moderne à Cambridge, qui a employé quatre ans consécutifs à parcourir et à observer l’Italie sous le rapport de l’agriculture, et dont les observations ont été imprimées à la suite du voyage d’Arthur Young en Italie[8].

La marche d’Ancône, dont le sol est, une bonne terre forte, tirant un peu sur l’argile, rend, dans les saisons favorables, environ dix pour un[9].

Le val de Chiana, qui, dans le XVIIe siècle, n’était presque qu’un lac et un marais pestilentiel, a été desséché, et le blé y rapporte communément dix à douze boisseaux pour un. Cependant la Toscane, malgré sa fertilité si vantée, ne produit point, dit Symonds, dans les années passables, plus de grain qu’il n’en faut pour nourrir ses habitants pendant neuf à dix mois.

La plaine de Crotone, dont le sol est une terre forte, blanche, mêlée d’un peu de glaise, une partie du territoire de Métapont, dont le sol est en général une glaise profonde, humide et friable, sont d’une grande fécondité. Symonds ne donne pas le rapport du produit à la semence[10].

Le comte Prospero Balbo[11] et M. Charles Pictet[12], dans leurs mémoires sur l’agriculture du Piémont, donnent les rapports de la semence au produit, qui sont tout à fait conformes à ceux que nous a transmis Columelle. Leurs observations expliquent en même temps très bien le phénomène d’une grande population avec de mauvais assolements et une agriculture peu habile. Le rapport de la semence à la récolte en blé est, d’après le comte Balbo, en Piémont, de un à quatre, celui du seigle de un à neuf ; il n’y a point de jachères ; on fait deux récoltes par an[13]. On ne donne que peu d’engrais au sol, relativement à cette continuité de production ; mais les prés sont presque tous fécondés par des irrigations, et fournissent trois récoltes de foin[14]. Les feuilles des arbres sont employées à nourrir les bestiaux. C’est surtout l’excellente construction de la charrue piémontaise, l’araire, conduite par deux bœufs et un homme, ce sont les quatre à cinq labours qu’on donne avec cette charrue pour la culture du froment, ce sont les binages répétés pour le maïs et les légumes, qui, selon M. Pictet[15], sont la cause principale de cette abondance de produits bruts. La terre est tout entière affermée à moitié, lorsqu’elle produit du blé, du maïs, du seigle, du riz et de la soie ; les prés sont seuls à rente fixe et affermés la moitié du revenu net. Le propriétaire paie les impôts ; le métayer (massaro) fournit les bestiaux et les instruments aratoires ; cependant, le rapport en blé de la récolte à la semence n’est, je le répète, que de quatre pour un. Le cadastre et les registres des propriétaires cités par MM. Balbo et Pictet, et que j’ai consultés moi-même en 1811 et 1830, donnent avec certitude ce rapport de la semence au produit. Ainsi, dans le Piémont la terre labourée ne rend aujourd’hui, comme dans les six premiers siècles de Rome, qu’un produit net très faible ; mais elle donne un produit brut très fort qui nourrit une population très nombreuse.

La Toscane et l’État de Lucques, où il y a cinq ou six mille habitants par lieue carrée, et où l’on ne cultive pas la pomme de terre, où le produit net est très faible, mais le produit brut énorme et employé presque en totalité à la production des hommes, explique très bien le phénomène de la grande population italienne dans les cinq premiers siècles de la république romaine ; car même système de culture, de baux à part de fruits, mêmes outils aratoires imparfaits, même assolement vicieux. La grande population en France, au XIVe siècle, sous le régime féodal, s’explique aussi par la culture à bras, par les labours, les binages et les sarclages répétés[16].

Le produit moyen en blé de la France était estimé de cinq à six grains pour un en 1780, par Necker et Lavoisier ; il est à présent de sept à huit, grâce aux progrès qu’a faits la culture depuis quarante-six ans. Il est donc évident, d’après les faits nombreux que j’ai rapportés, qu’on s’est grossièrement trompé en prenant le rapport de dix grains potin un, donné par Varron, comme la moyenne du produit de toute l’Italie, tandis qu’il était alors au plus de cinq pour un, ce qui explique pourquoi, à cette époque, le prix du blé étant augmenté d’un tiers, on convertit en pâtures la plus grande partie des terres labourables. L’énormité des frais de culture, accrue encore par la substitution du travail des esclaves à celui des hommes libres, rend raison de ce fait d’une manière satisfaisante.

 

 

 



[1] Les Grecs avaient deux mots pour indiquer l’épeautre, όλυρα et τίφη. Galien (de Alim. fac., I, 13) dit que le τίφη a une enveloppe comme l’όλυρα et l’orge. Suivant Hérodote (II, 36), le mot ζειά est synonyme d’όλυρα. Ζειά était la grande épeautre, τίφη la petite. On l’appelait chez les Romains far, ador, adoreum, semen adoreum ou simplement semen. (Voyez Link, Monde primitif, tr. fr., t. II, p. 326-329.)

[2] T. II, p. 106-107, tr. de Rondelet, 1802.

[3] Verrines, III, 47.

[4] Dans les plaines de Catane (anciennement champs Léontins), le rapport du produit à la semence est encore de huit pour un dans les bonnes années, de dix pour un dans les années rares pour la fertilité. (Discorsi intorno alla Sicilia di Rosario di Gregorio, tom. I, p. 119. Palermo, 1821.)

[5] C’est encore aujourd’hui le produit moyen du froment en Piémont. Voyez le mémoire du comte Prospero Balbo intitulé : Discorso intorno alla fertilità del Piemonte.

[6] J. Symonds, p. 246.

[7] Id., p. 248.

[8] P. 241, tr. fr.

[9] Ibid., p. 245.

[10] Voyez p. 235, 237.

[11] Discorro intorno alla fertilità del Piemonte, extr. des mémoires de l’Acad. de Turin, année 1819, suivi d’un Estratto di due opuscoli del signor Carlo Pictet, sopra l’agricoltura del territorio d’Azigliano e sopra l’aratro piemontese.

[12] Biblioth. britann. Agricult., VII, septembre 1822, p. 301-344, et octobre, p. 357-396.

[13] Mém. du comte Balbo, p. 99.

[14] Ibid., p. 93.

[15] Ibid., p. 95 et suiv.

[16] J’ai traité cette question dans un Mémoire sur la population de la France au XIVe siècle, lu à l’Académie en 1828, et qui sera imprimé dans son recueil.