ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE IX. — Semences et engrais.

 

Scrofa traite ensuite[1] le troisième point de sa division, le produit. Puisque j’envisage, dit-il, comme le fruit d’un bien rural tout ce qui, y étant semé, rapporte quelque chose d’utile, il faut considérer : 1° ce qu’il convient d’y semer ; 3° à quel lieu est mieux appropriée telle ou telle semence ; car certains sols sont propres à produire du foin, d’autres du blé, d’autres du vin, d’autres de l’huile ; de même pour le fourrage vert, pabulum, qui comprend l’ocimum ou ocinum[2], le farrago[3], la vesce, la luzerne, le cytise, le lupin. Les plantes qui n’exigent pas beaucoup de sucs, comme le cytise et les légumes, excepté le citer, viennent mieux dans une terre légère, et mieux au contraire dans une terre grasse celles qui sont plus voraces, comme le chou, le froment (triticum), l’épeautre (siligo) et le lin[4]. Il faut semer quelques espèces, moins pour l’utilité présente que pour le bien de la récolte future, parce que ces plantes, coupées et laissées sur le lieu, rendent le sol meilleur. Voilà pourquoi, si la terre est maigre, on y enterre, en place de fumier, le lupin, lorsqu’il n’a pas encore pris ses silicules, et quelquefois les fèves, quand leurs siliques ne sont pas encore parvenues à maturité. Il faut faire les mêmes distinctions quand on sème les espèces qui donnent des fruits ou des fleurs, pomaria vel florida. Celles qui sont utiles pour la culture, comme le saule et le roseau (arundo donax), et les autres végétaux qui aiment l’humidité, veulent un sol particulier. Il en est de même des plantes qui se plaisent dans les terrains arides. D’autres préfèrent les lieux ombragés, comme le corruda et l’asperge : vous les y placerez ; d’autres les lieux exposés à la chaleur, semez-y la violette, et faites-y des jardins. Ces espèces sont nourries par le soleil. De même, vous sèmerez dans le lieu qui leur est propice les arbres dont les branches souples et flexibles vous donnent des paniers, des vans et des claies. Il faut choisir le lieu propre au taillis, le lieu propre à la culture du chanvre, du lin, du jonc, du sparte, qui vous fournissent des sandales pour les boeufs, soleas, des lignes, des filets, des cordes. Certains lieux peuvent admettre des semences diverses dans le même terrain ; ainsi, dans les nouvelles pépinières d’arbres fruitiers, lorsque les graines ont été déposées, même les premières années, lorsque les jeunes plants ont été rangés en lignes, avant que les racines se soient étendues, on sème des légumes ou quelque autre chose ; on s’en abstient ensuite quand les arbres ont pris de la forcé, pour ne pas nuire à leurs racines. A ce sujet, dit Stolon, l’un des interlocuteurs de ce livre de Varron, Caton avait donné un assez bon précepte en disant : Si ta terre est forte et fertile, et qu’il n’y ait point d’arbres, il faut en faire un champ de froment. Si cette même terre est ombragée, sèmes-y la rave, le raifort, le millet et le sorgho.

J’ai traduit en entier ce chapitre de Varron, qui est curieux sous plusieurs rapports ; il donne des conseils généraux très sages sur la manière d’approprier la culture au terrain. Il fait mention de l’usage d’enterrer certains fourrages verts pour remplacer le fumier ; il montre, par cette prescription expresse de choisir pour cela le moment où leurs graines ne sont pas mores, qu’il savait que c’est surtout l’œuvre de la maturation des semences qui épuise les sucs de la terre. On y voit que les Romains avaient des cultures en grand de fruits et de fleurs, pomaria ac floralia ; il spécifie même la violette, et il nous indique une variété de cultures beaucoup plus grande que celle qu’on voit aujourd’hui en France. Ce fait s’explique par la variété de température que donnent à l’Italie sa latitude et l’élévation ou l’abaissement successif du sol au-dessus du niveau de la mer. Les Alpes qui la bordent, l’Apennin qui la partage, les deux mers qui l’entourent, rendent cette belle contrée susceptible de fournir une étonnante diversité de productions.

Varron traite ensuite (I, XXVII) des époques et donne des préceptes très utiles sur celle des labours. Quelques semailles, dit-il, se font au printemps ; il faut alors ouvrir la terre en jachère pour déraciner les herbes qu’elle a produites, avant qu’il n’y tombe quelqu’une de leurs graines, et en même temps pour que les glèbes, échauffées par le soleil, soient plus aptes à recevoir la pluie, et deviennent, en se désunissant, plus faciles à travailler. Il ne faut jamais alors labourer cette terre moins de deux fois ; il est mieux même de lui donner trois labours.

Ce précepte a été répété par Virgile, qui, dans ses Géorgiques (I, 64), a suivi le plan, la distribution de Varron, et a souvent traduit en vers la prose élégante et concise du savant agronome. C’est le plus grand point de perfection qu’atteigne l’agriculture moderne que de parvenir à rendre, sans beaucoup de frais, le sol propre et net, à le purger de toutes les mauvaises herbes, et à obtenir, lors de la récolte, le grain pur et dégagé de toute graine étrangère.

Varron nous indique encore (I, XXXV, 1-2) une sorte de culture en grand que nous ne pratiquons pas généralement. Entre le coucher des Pléiades et la brume ou solstice d’hiver, il faut semer ou planter le lys et le safran, qui poussent déjà leurs racines. Le rosier se coupe jusqu’à la racine en boutures d’une palme de long ; on enterre ces boutures, et on les transplante quand elles se sont garnies de racines. Depuis le favonius jusqu’au lever de l’arcture[5], le serpolet peut très bien être arraché de la pépinière et mis en place. En terminant ces préceptes sur l’époque des semences, préceptes qui sont contenus dans neuf chapitres, Varron ajoute (I, XXXVI) : Il faut que tout ce que j’ai prescrit soit écrit et affiché dans la villa, surtout pour que le régisseur en ait connaissance.

Ce paragraphe nous apprend deux faits curieux : l’un, qu’on cultivait en grand, avec fruit, les lys, le safran, les roses et le serpolet ; l’autre, que les rosiers se plantaient de boutures, et, excepté le rosier du Bengale, je ne sache pas qu’on ait réussi, chez nous, à propager en grand et parles procédés ordinaires de cette culture aucune espèce de roses. C’est toujours par la greffe, par des drageons, ou par des graines que nous multiplions les rosiers.

Le chapitre suivant traite (I, XXXVII) de l’influence des phases de la lune sur les semences et les récoltes. Les vieux préjugés sur l’utilité de moissonner le froment, de couper le bois dans le décours, même de tondre les brebis, et de se couper les cheveux dans cette période, sous peine d’être chauve, y sont rapportés par Agrasius, Agrius et Stolo, interlocuteurs que Varron, sous le nom de Scrofa, réfute souvent. Il semble ne pas leur accorder une grande confiance ; cependant ces erreurs sont devenues des préjugés populaires qui subsistent, et qui subsisteront encore longtemps, malgré les preuves que l’expérience a données de leur futilité, et les efforts que la science a faits pour les détruire.

Varron dit ensuite (I, XXXVIII), en parlant des engrais : Il faut voir quels lieux dans votre terre il convient de fumer, quels engrais il faut y mettre, et de quelle manière il est préférable de les employer. Cassius a écrit que la fiente des volatiles, excepté celle des oiseaux de marais ou des oiseaux nageurs, est le meilleur fumier ; que surtout celle de pigeon est excellente parce qu’elle est plus chaude, et qu’elle a la puissance d’exciter la fermentation dans la terre ; qu’il faut, non la déposer en tas comme le fumier ordinaire, mais l’épandre dans les champs, comme on fait pour la semence. Quant à moi, dit-il, je pense que le premier rang doit être accordé à la fiente provenant des volières de grives et de merles, non seulement à cause de son utilité pour les champs, mais parce qu’elle fournit une nourriture éminemment propre à engraisser les boeufs et les cochons. C’est par cette raison que ceux qui afferment ces volières en paient un moindre loyer quand le propriétaire se réserve la fiente que lorsqu’il l’abandonne. Après la fiente de pigeon, Cassius place les excréments humains ; au troisième rang, le fumier de chèvres, de moutons et d’ânes. Celui de cheval est le moins bon, mais pour les terres à grains seulement, car il est le meilleur pour les prés, ainsi que celui de tous les animaux qu’on nourrit avec de l’orge, en ce qu’il fait pousser une grande quantité d’herbe.

Tout ce chapitre est très curieux ; il montre quel était alors le luxe des Romains, et combien était grande la consommation des grives et des merles engraissés dans des volières, puisque leur fiente était comptée comme un engrais pour les terres. Nous savons par Pline[6] que, de son temps, cette branche d’industrie avait déjà beaucoup décliné. Varron nous apprend que cette fiente engraissait aussi les boeufs et les cochons plus promptement qu’aucune autre nourriture. Je ne crois pas qu’on ait répété l’expérience, ni que la chimie ait analysé encore les excréments de grives et de merles ; mais on peut regarder ce fait comme positif, car Varron nous dit[7] qu’il était possesseur de volières de ce genre dans ses terres de Casinum, et il a souvent eu l’occasion d’observer les effets que produisait cette matière pour engraisser les champs et les animaux.

Notre expérience est d’accord avec la sienne sur la vertu de la fiente de pigeon et des excréments humains. Mais lorsqu’il affirme que le fumier de cheval et des autres bêtes de somme, veterinarum, est mauvais pour les terres à grains, segetes, et le meilleur pour les prés, parce qu’il produit beaucoup d’herbe, nous ne pouvons pas nous ranger à son opinion sans la discuter. En France surtout, dans les terres argileuses, calcaires, fortes ou légères, le fumier de cheval est préféré comme engrais pour le grain, et le fumier des bêtes à cornes est réputé le meilleur pour les prairies. La différence de nourriture en serait-elle la cause? Varron assure que le fumier des chevaux et des autres bêtes de somme ou de trait qu’on nourrit avec de l’orge produit beaucoup d’herbe. Nos chevaux ne mangent guère en grains due de l’avoine ; nos bêtes à cornes, excepté celles qu’on engraisse pour la boucherie, n’en mangent pas du tout. Au contraire, les boeufs de travail chez les Romains étaient nourris habituellement avec des grains ronds, des fèves, du gland, des pépins de raisin, du marc d’olives. On leur donnait même à boire, pendant les grands travaux, une ration de douze à quinze pintes de petit vin. Je serais tenté de croire que cette différence dans la nourriture en causait une dans les effets produits par les sécrétions de ces deux sortes d’animaux ; car on a observé en France (et j’ai vérifié moi-même le fait) que le fumier des bœufs et des animaux qu’on engraisse, l’hiver, avec de la farine de grain et des gâteaux huileux est un engrais deux fois plus puissant, pour le blé, que celui des mêmes animaux quand on les nourrit avec du foin et de la paille. L’odeur même du fumier des boeufs à graisse est tout à fait différente de celle du fumier des boeufs de travail[8].

Varron consacre cinq chapitres à la reproduction des arbres, soit par des transplantations, soit par des marcottes, soit par des boutures, soit enfin par la greffe.

Je n’en citerai que deux passages assez courts, le reste étant étranger à mon sujet.

On retrouve dans le premier cet esprit droit et dégagé des préjugés de son siècle. Ses contemporains croyaient qu’on pouvait greffer avec succès des arbres de familles très éloignées. Cette erreur subsiste encore en Italie et en France, où l’on dit et l’on écrit qu’en greffant un rosier sur du houx on obtient des roses vertes. Varron combat ce préjugé et dit formellement (I, XL, 5) : Il faut prendre garde à l’espèce de l’arbre que vous voulez transporter sur un autre ; car si le pommier adopte le poirier, le poirier pourtant ne peut se greffer sur le chêne.

Pendant dix ans consécutifs j’ai répété, avec M. Thouin, membre de l’Institut, des expériences que les anciens assuraient avoir pratiquées avec succès sur des greffes entre des arbres disgénères. Nous avons varié de cent manières les époques et les procédés de l’insertion, et nous n’avons obtenu d’autre résultat que celui de signaler et de détruire un vieux préjugé.

Varron nous apprend (I, XLI, 1-3) qu’on greffait avec succès les figuiers et les vignes. L’expérience avait prouvé que cette opération, qui se faisait anciennement au printemps pour le figuier, réussissait beaucoup mieux étant pratiquée à l’époque du solstice d’été.

Il faut, dit-il, couper le rameau de vigne qui doit servir de greffe trois jours avant d’en faire usage, afin que la sève qui s’y trouve en surabondance puisse s’en échapper, et on fait une incision au cep qu’on a greffé un peu au-dessous de l’endroit de la greffe, afin que la sève ascendante puisse s’écouler par cette plaie.

Je n’ai point de connaissance qu’en France on greffe le figuier ni la vigne. il est singulier qu’un pays renommé par l’excellence de ses vins, et par la culture habile et variée qu’il donne à l’arbrisseau qui les produit, n’ait pas essayé le procédé de la greffe, généralement pratiqué chez les Romains, et n’ait pas cherché à multiplier de cette manière les espèces les plus agréables et les plus utiles, d’autant plus qu’il emploie ce procédé avec succès pour la plus grande partie des arbres à fruits.

Le cytise (medicago arborea), dit Varron (I, XLIII.), se sème, comme la graine de chou, dans une terre bien meuble. On le transplante ensuite et on le place à un pied et demi de distance, ou bien on le multiplie par des boutures formées de la partie la plus dure du bois, et on les plante à la distance fixée.

Varron a donné auparavant des préceptes sur le semis et la culture de la luzerne. Il est assez singulier que l’Italie moderne, qui a conservé tant de pratiques, de procédés, d’usages, et jusqu’à la forme des instruments de l’agriculture romaine, ait entièrement abandonné la culture de ces deux fourrages si productifs et si convenables à son sol et à son climat. J’avais consigné cette remarque sur mon journal, en 1811, année que j’ai employée à parcourir presque toute l’Italie. M. Lullin de Châteauvieux, agriculteur distingué, qui en 1813 a visité et décrit cette contrée sous le rapport de la culture et des produits, a fait la même observation[9] qu’on peut classer désormais au rang des faits positifs.

 

 

 



[1] Varron, I, XXIII, 1-4.

[2] Le mot ocimum, que l’on traduit par basilic, n’est pas ici un nom de plante, mais désigne un fourrage vert coupé de bonne heure et formé de plusieurs espèces de plantes. Varron le prouve par un autre passage formel (I, XXXI, 1, 4) : Inter vergiliarum exortum et solstitium omne pabulum, primum ocinum, farraginem, viciam, novissime fœnum secari. Ocinum dictum a Græco verbo ώxύς, quod venit eito ; similiter quod ocimum in horto. Id ex fabuli segete viride sectum antequam genet siliquas. L’ocimum était donc ce que nous appelons une primeur, ou le sommet de la tige des fèves de marais, jabulum, que les géoponiques grecs rendent, en traduisant Varron, par άχυρα xνάμινα. Pline (XVIII, 42) explique la composition de l’ocimum en disant : Sura (Mamilius) rapporte que, pour un jugère d’ocimum, on avait l’usage de mêler et de semer en automne dix modius de fèves, deux de vesce, et deux d’ervilium. Varron nomme ce mélange fabulum, parce que la fève y prédominait.

[3] Le fourrage vert, nommé farrago, est très bien décrit par Varron, I, XXXI, 5 : Contra, ex segete, ubi rata admixta hordeum et vicia et legumina, pabuli causa, viridia, quod ferro cæsa farrago dicta, aut nisi quod primum in farracia segete sari cœptum. L’étymologie de φάρ et de ραγόω, scindo, me semble bonne ; c’est ce que nous appelons du coupage, de la mélasse ; c’est, chez nous, du seigle ou de l’avoine semés en automne, avec de la vesce, pour être coupés en vert au printemps.

[4] Cf. Dikson, tom. II, p. 144, sqq., not. 56, sur la détermination du far, siligo, triticum, zea, arinca ; et Linx, Monde primitif, t. II, p. 326 et suiv., tr. fr.

[5] De février à octobre.

[6] De nostris moribus bene sperare est si tanta apud majores fuere (turdorum) aviaria ut ex his agri stercorarentur. Pline, XVII, 6, t. II, p. 55, ligne 6.

[7] De villaticis pastionibus, III, IV, 2 ; V, 1-14.

[8] Toutes ces questions seront développées dans un grand travail, résultat de trente ans d’expériences comparatives, faites sur l’action des divers engrais minéraux, animaux et végétaux, dans les différents terrains classés suivant leur constitution géologique.

[9] La luzerne, dont les anciens faisaient un grand cas, n’existe plus en Italie, et j’ai même été surpris de n’en avoir pas vu survivre une seule plante. Lettres écrites de l’Italie, en 1812 et 1813, à M. Charles Pictet, 2e édit., in-8, p. 398.