Je traiterai maintenant, dit Varron (I, XVII, 2-6), des choses avec lesquelles on cultive les terres. On divise ces choses en deux : les hommes et les aides des hommes, tels que les bœufs et les instruments, sans lesquels la culture est impossible. Toutes les terres sont cultivées par des hommes libres ou esclaves, ou par un mélange de ces deux classes. Varron conseille d’employer, pour les gros ouvrages et la culture des lieux insalubres, lés hommes libres payés à la journée ou à la tâche. J’ai déjà cité ce passage dans mes chapitres sur la population de l’Italie[1], et j’ai fait voir que le nombre des esclaves en Italie était, même à cette époque de la puissance de Rome, beaucoup moins considérable qu’on ne l’avait cru jusqu’ici. Varron donne pour la direction, la surveillance, la nourriture et l’entretien des esclaves, des préceptes sages ; il prescrit le bon exemple, la douceur, les distinctions, les encouragements, les récompenses, soit en vêtements, soit en aliments, soit en concessions d’une portion de terrain que les esclaves puissent cultiver à leur profit, enfin le mariage avec leurs compagnes de servitude, comme les moyens les plus efficaces de les attacher à la propriété et à leurs maîtres. Ces maximes étaient généralement suivies par les colons éclairés de Saint-Domingue envers leurs nègres esclaves. Mais on voit par cela même que le mariage entre esclaves n’était pas commun ; car Varron cite comme exception l’Epire, où cet usage s’était introduit. Caton[2] exigeait une rétribution en argent de ses esclaves pour leur permettre d’avoir commerce avec leurs camarades de l’autre sexe. On remarque dans la comparaison de ces deux époques un véritable progrès des lumières. Varron (I, XVIII) discute ensuite les chapitres de Caton (X & XI) où cet
auteur exige treize hommes pour la culture de 240 jugères (120 arpents)
plantés en oliviers, et seize hommes pour celle de 100 jugères ou 50 arpents de
vignes ; il cite Saserna, qui dit qu’un homme suffit pour cultiver 8 jugères (4 arpents) de vignes
; d’après le même Saserna[3], un arbustum de 200
jugères, c’est-à-dire 100 arpents d’un sol cultivé en grains, mais planté
d’oliviers, de vignes mariées aux arbres, ou d’arbres fruitiers en allées,
comme cela se fait encore en Italie, exige le travail annuel de deux paires
de bœufs, de deux bouviers et de neuf ouvriers. Varron juge que si ce nombre
était suffisant pour les plaines de Cette petite parenthèse, que Varron jette en passant, et
que nul commentateur n’a remarquée, est très curieuse et très importante ;
elle explique naturellement la grande quantité de produits bruts en blé
qu’obtenait l’agriculture ancienne. L’opération de biner et de renchausser le
blé à diverses époques, opération que nous ne pratiquons pas, et qui était
d’un usage général chez les Romains, fait taller les tiges et augmente
beaucoup le produit de la récolte. Le fait a été prouvé par des expériences positives.
M. Coke, l’un des agriculteurs les plus distingués de l’Angleterre, et qui,
en trente ans, a porté le revenu de sa terre d’Holkam, dans le Norfolk, de Caton, dit Varron (I, XIX, 1), estime qu’il faut trois paires de bœufs pour une olivette de 240 jugères (120 arp.), Saserna quatre bœufs pour zoo jugères ; mais il ne peut y avoir rien de fixe dans cette évaluation, car une terre est plus facile ou plus difficile à labourer qu’une autre. Il faut donc s’en tenir aux trois règles que j’ai prescrites, et dans une propriété acquise nouvellement, tant qu’on est novice, consulter les méthodes des prédécesseurs, celles des voisins, et enfin l’expérience. Il faut n’avoir en bêtes de trait et de somme que le nombre indispensable pour la culture, afin que les serviteurs soient moins détournés de leurs travaux. Pour ceux qui possèdent des prés, qu’ils aient des moutons plutôt que des porcs ; je le conseille même à ceux qui n’ont pas de prés, à cause de l’engrais que les brebis fournissent. Quant au mobilier nécessaire à l’exploitation, tel que les tonneaux, les paniers, etc., etc., voilà, dit Varron (X, XXII, 1), mon précepte : ne rien acheter de ce qui croit sur le sol et qui peut être fabriqué, travaillé par les domestiques ; telles sont les choses qui se font avec de l’osier ou du bois, comme les paniers, les corbeilles, les traîneaux pour battre les grains, les maillets, les râteaux ; et aussi celles qui se fabriquent avec le chanvre, le lin, le jonc, les feuilles de palmier et le sparte[8]. Varron avait déjà prescrit (I, XVI, 4) que, si la propriété était éloignée de la ville ou des bourgs, on eût dans la maison tous les ouvriers et artisans nécessaires, afin d’éviter aux gens de travail le dérangement et la perte de temps qui, sans cela, seraient continuels. Ces deux passages de Varron prouvent que les Romains n’avaient pas encore reconnu le grand avantage de la division du travail, avantage que l’économie politique moderne a signalé, et qui aujourd’hui n’est plus contesté. Peut-être l’état de la société ne permettait-il pris alors cette division si utile. On voit aussi que, puisque la majeure partie des
propriétaires, et tous les grands propriétaires sans exception étaient
obligés de faire fabriquer chez eux tous les objets nécessaires à leurs
besoins, le nombre des villes et des bourgs pourvus d’ouvriers, d’artisans,
de manufacturiers, était. alors beaucoup moins considérable qu’il ne l’est de
nos jours en France et en Italie, et on pourrait en inférer, quand même je ne
l’aurais pas établi par des faits d’un autre ordre, que la population de
l’Italie ancienne était relativement moins forte que celle de Varron, enfin, prescrit (I, XXII, 6) au propriétaire d’avoir deux inventaires de tout son mobilier, l’un déposé à la campagne, l’autre à la ville, et au régisseur de tenir tout sous clef ou rangé par ordre et en vue, pour prévenir le vol et la fraude. Ce seul précepte montre combien cette administration des biens ruraux était compliquée, minutieuse, prêtait à l’infidélité, et combien est préférable notre système de baux et de fermages en argent. |
[1] Voyez liv. II, ch. II.
[2] Plutarque, Caton l’Ancien, c. 21.
[3] Cité par Columelle, II, XII, 7.
[4] Ut fecerunt ii (antiquissimi agricolæ) in sarriendo iterum et tertio. Le premier binage se donnait avant l’équinoxe de printemps (Varron, I, XXIX, 1) : Inter favonium eta æquinoctium vernum segetes sarriri oportet.
[5] Voyez Système d’agriculture suivi par M. Coke, décrit par Ed. Rigby et F. Blaikie, traduit par Motard. Paris, 1820, p. 15, 21, 35, 61.
[6] In Verr., III, 47.
[7] I, 44, 1.
[8] J’adopte la correction de Ponteders, qui substitue sparto à scirpo (Varron, I, XXII, 1, ed. Geener). Un passage analogue (I, XXIII, 6), juncum, spartunt unde nectar, etc., appuie fortement cette correction.