ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE VI. — Procédés d’agriculture.

 

Après avoir signalé les vices capitaux de l’agriculture romaine décrite par Caton[1], il est juste de louer l’emploi du travail, l’ordre et la vigilance qui étaient la base de cette agriculture[2]. Le second chapitre de Caton est un modèle sous ce rapport. Des travaux particuliers sont prescrits pour les jours fériés ; il ordonne de vendre tous les produits, s’ils sont à un prix raisonnable, tout mobilier, mort ou vif, maladif, épuisé par l’âge ou usé et hors d’état de servir ; il termine enfin par cette sage maxime : Il faut qu’un agriculteur vende beaucoup et achète peu. Patrem familias vendacem non emacem esse oportet.

Les conseils généraux qu’il donne sur l’utilité, pour un propriétaire marié, de planter dans sa première jeunesse, de ne bâtir qu’à trente-six ans si la terre est plantée, de proportionner l’habitation à la terre, et d’avoir assez de logement pour attendre le moment favorable de vendre ses produits, sont aussi justes que bien exprimés ; leur concision est remarquable, et ces préceptes, aisés à retenir, sont une sorte de catéchisme agricole. J’en citerai quelques-uns.

Prima adolescentia patrem familiæ agrum conserere studiose oportet ; ædificare diu cogitare oportet ; ubi agitas accessit ad annos XXXVI, tum ædificare oportet, si agrum consitum habeas. Ita ædifices ne villa fundum quærat, neve fondus villam[3].

Enfin, les méthodes pour l’entretien des fossés, des rigoles d’écoulement dans les champs cultivés en blé, pour remédier à l’entraînement des terres labourées, causé par les grandes pluies d’automne, pour empêcher le terrain d’être battu par les averses et le maintenir propre à la végétation des céréales, sont supérieures à tout ce que nous pratiquons ordinairement sous ce rapport. Caton conclut ce chapitre par ce précepte général et précis (CLV) : Per segetem in frumentis, aut in segete, aut in fossis, sicubi aqua constat, aut aliquid aquæ obstat, id emittere, patefieri removerique oportet.

Il donne aussi, pour la coupe des bois de construction dont on veut obtenir le plus de force et de durée, un précepte fondé en raison, qui me parait le résultat de l’expérience, et fort au-dessus sus de ces préjugés qui règlent encore la coupe de nos forêts d’après le cours de la lune[4]. Il serait à désirer que des expériences exactes fussent faites pour confirmer ou détruire ses assertions. Caton dit (XVII) que le chêne (robur) pour échalas doit être coupé depuis le solstice d’hiver jusqu’à l’équinoxe ; les autres bois, quand leur graine est mûre ; les arbres verts, en tout temps ; l’orme, lorsque les feuilles tombent.

Nous savons qu’en écorçant un arbre six mois d’avance, et le laissant mourir sur pied, en rend le bois plus fort et plus dur : la sève s’est arrêtée et convertie en tissu ligneux. Le même phénomène se produit dans les plantes herbacées, quand leurs graines sont venues à maturité. En serait -il de même pour les bois de construction, quand la sève s’est arrêtée, soit par la formation de la semence, soit par la chute des feuilles, dans les espèces dont la graine mûrit quand elles sont en pleine végétation ? Des expériences comparatives, faites avec le dynamomètre, sur la force des bois coupés à ces différentes époques, seraient, je le redis, fort utiles à répéter.

Il y a encore dans Caton (XXX) la mention succincte d’une pratique bien utile en agriculture, le parcage des moutons ; mais on aurait de la peine à l’y reconnaître si Varron (II, II, 9-12) et Pline[5] n’aidaient à déterminer le sens un peu vague de ce passage. Caton traite de la nourriture des bestiaux. Donne aux bœufs, dit-il, des feuilles d’orme, de peuplier, de chêne, de figuier, tant que tu en auras ; aux brebis des feuilles vertes tant que tu pourras leur en fournir. Lorsque tu seras près de semer, retiens sur ton champ les moutons par une nourriture appétissante[6], et donne-leur des feuilles jusqu’à ce que les fourrages verts soient venus ; donne en hiver le fourrage sec que tu as rentré ; conserve-le le plus possible et calcule la longueur de l’hiver.

Ces préceptes et ces pratiques pour la nourriture des bestiaux sont très sages ; mais ils prouvent en même temps que l’agriculture romaine, à cette époque, n’avait pas une grande abondance de fourrages verts ou secs, naturels ou artificiels, propres à la nourriture et à l’engrais des bestiaux.

Je me suis étendu sur les procédés d’agriculture transmis par le vieux Caton, et je les ai exposés séparément, parce que cet homme, si remarquable pour l’instruction, les talents administratifs, réunis à beaucoup d’ordre, de vigilance et d’économie, parcourut une très longue carrière dans le vil, et le vite siècle de Rome, et qu’enfin son livre De Re rustica, quoique bien mutilé, est presque le seul monument qui puisse nous fournir des idées positives et un aperçu assez exact de l’état de la culture romaine dans les IVe, Ve et VIe siècles de la république.

J’ai négligé de m’occuper de la culture des céréales autres que le blé. Le seigle et l’avoine étaient alors inconnus aux Romains. L’orge n’était cultivée, de même que les grains ronds et les légumes, qu’en petite quantité ; le froment, l’épeautre et leurs diverses variétés formaient la base principale, et on pourrait dire, à eux seuls, presque la totalité de la nourriture des peuples de l’Italie.

Je n’ai point traité non plus de la culture des vignes, des oliviers, de celle des vergers et des jardins, des semis et plantations de bois, qui ne rentreraient dans mon ouvrage, que comme objets accessoires. Le sujet que j’ai embrassé (l’économie politique des Romains) est si vaste que je dois, pour être clair et utile, généraliser, resserrer, circonscrire. On voit en résultat que, comme je l’ai avancé dans un Mémoire lu en 1826 à la séance publique de l’Académie des Inscriptions, l’Italie donna des produits bruts considérables dans le IIIe, le IVe et le Ve siècle de Rome[7], tant que les lois agraires et la grande division des proprio tes se maintinrent. Ces lois étaient la condition nécessaire de ce genre de culture et de l’accroissement de population, qui est un fait remarquable chez un peuple toujours en guerre. L’abondance des produits bruts en donne l’explication d’une manière positive. De même, l’énormité des frais de cette culture à bras, l’imperfection des méthodes et des instruments, l’ignorance des lois de l’alternance dans la végétation, la grande consommation de grains faite par les cultivateurs pour leur nourriture[8], consommation due à l’ignorance des procédés avantageux de mouture et de panification, explique très bien comment les plébéiens romains, avec un arpent ou trois arpents et demi de propriétés, se trouvèrent toujours pauvres et endettés ; ils étaient dans la position où sont actuellement les paysans de l’Irlande.

Le manque d’engrais, suite nécessaire de la petite culture à bras, de la rotation biennale du blé, et d’une trop grande extension de la production des céréales[9], explique naturellement la décroissance de la fertilité du sol en Italie et la conversion en pâtures d’une grande partie des terres labourables.

Enfin, la substitution du travail des esclaves à celui des hommes libres, qui commença à s’opérer vers le milieu du VIe siècle de Rome, après la fin de la deuxième guerre punique, et dura jusqu’à la destruction de Carthage, période pendant laquelle Caton écrivit son livre De Re rustica, rendit la culture plus dispendieuse, les produits bruts moins forts. L’aristocratie prit le dessus, l’usure devint générale, les lois agraires tombèrent en désuétude, la propriété se concentra dans un petit nombre de familles. On fut forcé d’établir les distributions gratuites de blé, qui furent, sous un autre nom, ce qu’est chez les Anglais la taxe des pauvres. La concurrence des sols meubles et extrêmement fertiles de l’Égypte, de la Sicile, de l’Afrique, dont on importait les blés par mer, fit tomber, en Italie, la culture des grains dont la production coûtait beaucoup plus de frais. Toutes ces causes réunies, jointes à celles que j’indiquerai dans le dernier chapitre de ce livre, amenèrent la conversion en prairies des terres de labour, et produisirent le décroissement de la population libre en diminuant les moyens de subsistance, qui n’étaient remplacés que pour une faible portion par l’importation des blés étrangers.

Ce changement fut très prompt et ses effets très rapides, puisqu’ils causèrent, de 619 à 630 de Rome, les mouvements des Gracques, et leurs propositions, si fortement appuyées par le peuple, pour le rétablissement des lois agraires.

C’est en traitant de l’agriculture de Varron, qui a écrit dans le Ier siècle avant J.-C., VIIIe siècle de Rome, que je vais donner, par des faits positifs, les preuves de ce que j’ai avancé.

 

 

 



[1] VIe siècle de Rome, IIe avant J.-C.

[2] Opera omnia mature conficias face ; nam res rustica sic est : si unam rem sero feceris, omnia opera sero facies. Caton, V, 9.

[3] Caton, C, III.

[4] On croit que les arbres de haute futaie, coupés dans le croissant de la lune, se déjettent ou sont piqués de vers, et partout en France on n’abat les forêts que dans le décours.

[5] Sunt qui optime stercorari putent sub dio nunc retibus inclusa pecorum mansione. Pline, XVIII, 53.

[6] Ubi sementim facturas eris, ibi oves delectato.

[7] Ce Mémoire est refondu dans les derniers chapitres de ce 3e livre.

[8] Voyez Dickson, Agric. des anc., tom. I, p. 121 et suiv., not. 42.

[9] Cf. Columelle, II, 9. Caton, XXXVII. Virgile, Géorgiques, I, 71. Pline, XVIII, 50. Varron, I, 44.