ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE IV. — Agriculture de Caton.

 

Tous les écrivains agronomes latins s’accordent à vanter la culture du territoire romain dans les IVe et Ve siècles de la république. Caton le Censeur[1], le plus ancien de ceux qui nous restent, Varron (III, I, 4), Columelle (I, III, 10), Pline le Naturaliste (XVIII, 4), sont unanimes sur ce point. Caton même avance que la culture a beaucoup décliné à l’époque où il écrit. Columelle en fait, sous Claude et Néron, un tableau encore plus affligeant ; et cependant l’art de la mécanique, si important pour les instruments aratoires, avait fait de grands progrès. Les capitaux acquis par la conquête, et formés des dépouilles de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, abondaient alors dans l’Italie. Le luxe des tables, des maisons, des vêtements, les consommations qu’il entraîne, semblaient devoir offrir de nombreux débouchés aux produits de l’agriculture. L’effet contraire a eu lieu ; la culture a décliné eu raison directe de l’accroissement des richesses.

Je dois signaler, parmi les causes de la diminution des produits, la concentration des propriétés, la substitution du travail des esclaves à celui des hommes libres, substitution pernicieuse pour l’agriculture, dont Pline[2] a résumé les effets en quelques mots avec son énergie ordinaire : Coli rura ab ergastulis pessimum est, et quidquid agitur a desperantibus. Ce changement s’opéra dans les quarante dernières années du vie siècle de Rome, après la conquête de la Macédoine par Paul-Émile, conquête qui exempta les citoyens romains de tout impôt territorial ; les effets s’en firent sentir plus fortement, dans le VIIe et le VIIIe siècle, depuis la destruction de Carthage jusqu’à la fin du règne de Néron.

La régie des terres confiée à des esclaves ignorants, paresseux et infidèles, fut une cause puissante de décadence. Les lois impolitiques sur l’exportation et l’importation des grains, l’insuffisance de la quantité des engrais, suite nécessaire de la petite culture à main d’homme, y contribuèrent beaucoup sans doute. Dans le VIIe siècle de Rome, comme le sol, épuisé par une succession continuelle des mêmes espèces de grains, ne produisait plus qu’une médiocre quantité de céréales, on convertit en pâtures une grande partie des terres labourables de l’Italie, et le champ clé blé n’était déjà placé par Caton qu’au sixième rang dans l’ordre de valeur et de rapport, ou produit net des fonds de terre[3].

Si vous me demandez, dit Caton (C., I, 7), quel est le premier fonds de terre, c’est-à-dire le plus productif, je vous répondrai ainsi : parmi toutes les espèces de propriétés rurales, si vous achetez cent jugères[4] (25 hectares) de bon fonds et bien situé, la vigne est au premier rang lorsqu’elle donne beaucoup de vin ; au deuxième, le jardin arrosé ; au troisième, la saussaie ; au quatrième, le plant d’oliviers ; au cinquième, le pré ; au sixième, la terre à froment ; au septième, le taillis ; au huitième, l’arbustum ou verger ; au neuvième, la forêt qui donne des glands.

Columelle (III, III, 2) est de l’avis de Caton : il compare les prairies et les pâturages avec la vigne, à laquelle il donne la préférence. Varron (I, VII, 10), qui cite le passage de Caton, met les bons prés au premier rang, parce qu’ils ne coûtent que peu ou point de frais ; il ajoute que plusieurs personnes étaient de son avis, et Columelle rapporte aussi que les anciens Romains accordaient aux prés le premier rang dans les terres cultivées[5].

Caton (c. IX) en préconise l’utilité dans une ferme : Si vous avez de l’eau, créez préférablement à tout des prés arrosables ; si vous n’avez pas d’eau, faites le plus de prés secs possible. Ce conseil est d’un agriculteur habile, et indique en même temps l’époque où les propriétés étaient déjà plus concentrées, et où la terre, épuisée par la petite culture, avait besoin d’une plus grande quantité d’engrais ; car, au temps où les lois agraires étaient rigoureusement exécutées, où le territoire de Rome était très borné, et oit le besoin d’une forte population pour le défendre ou l’accroître se faisait fortement sentir, enfin au IVe siècle de Rome, à l’époque de cette agriculture de Licinius Stelo, de Cincinnatus, tant vantée par les agronomes romains, il devait y avoir peu de prés secs artificiels, tout comme il y en a peu dans la Limagne, le Grésilvaudan, et les contrées dans lesquelles la population est très concentrée.

La raison en est évidente ; il faut trois fois plus le terrain en, prés secs qu’en terre cultivée, pour donner la même quantité de nourriture ; or l’abondance des produits alimentaires étant alors d’une nécessité absolue pour maintenir et accroître la population, et cet accroissement de population étant une condition d’existence politique pour la république romaine, on dut très peu étendre un genre de culture qui, en nourrissant des animaux, privait les citoyens d’une portion considérable de nourriture, et restreignait la fécondité des mariages en diminuant la production des aliments.

Le chapitre suivant de Caton (X, 1) prouve cette assertion ; car il fixe à 240 jugères (120 arpents ou 60 hectares) la contenance raisonnable d’une olivette dont la culture n’exigeait alors que treize personnes. Un ou deux siècles auparavant, des propriétés de cette étendue eussent été très rares.

Tous les hommes versés dans la connaissance de l’agriculture ne seront plus étonnés désormais de voir, dans le VIe et le VIIe siècle de Rome, le sol de l’Italie rendre moitié moins en grains qu’il ne faisait auparavant, et les propriétaires changer en pâtures la plus grande partie de leurs terres de labour. Ils n’ont qu’à méditer le XXIXe chapitre, où Caton prescrit l’emploi et la division des engrais entre les diverses cultures d’une ferme, et le chapitre X, où il nous donne la quantité d’habitants et de bestiaux fixée pour une terre de 240 jugères (120 arpents) cultivés en blé et en oliviers ; leur nombre ne se monte qu’à treize hommes, six bœufs, quatre ânes et cent moutons.

Une ferme de même étendue, dans le Perche et dans le Maine, aurait aujourd’hui seize hommes, soixante moutons, seize chevaux, six porcs, un âne et vingt bêtes à cornes. Cette petite quantité de bestiaux chez les Romains devait évidemment ne fournir qu’une quantité insuffisante d’engrais. Pour une vigne de 100 jugères (50 arpents), Caton (XI) n’exige que seize hommes, deux bœufs et trois ânes. Voici le texte latin (XXIX), rendu mot à mot : partage ainsi l’engrais ; mets-en la moitié dans la saison de grain où tu sèmeras ensuite des plantes pour fourrage ; s’il s’y trouve des oliviers, déchausse-les et donne-leur une part du fumier ; ensuite sème le fourrage ; ajoute un autre quart de l’engrais autour des oliviers déchaussés où il sera le plus nécessaire, et recouvre de terre le fumier ; réserve le dernier quart pour les prés[6]. L’assolement ordinaire des Romains, à cette époque, était biennal[7] ; le blé, l’orge, les céréales n’étaient fumés que dans la portion où l’on voulait obtenir ensuite une récolte de fourrage ; un quart de l’engrais était réservé pour les prés : or, avec une rotation aussi courte, les céréales n’étant fumées que par la jachère[8], il était impossible que la majeure partie des terres de labour ne frit pas bientôt épuisée. Les sols d’une grande richesse et d’une grande fertilité naturelles pouvaient seuls résister à l’influence d’un assolement et d’un emploi. des engrais aussi vicieux.

Caton s’en était aperçu, car il dit (XXXVII) : L’orge, le fenu grec, (trigonella polycerata), l’ervum (tetraspermum ?), et tous les grains qui s’arrachent, épuisent la terre ; le lupin, la vesce, la fève (la fève de marais, faba equina) servent d’engrais. Employez pour litière le lupin, les pailles, les tiges de fèves, les balles de céréales, les feuilles d’yeuse, de chêne ; arrachez des terres à blé l’ièble et la ciguë, des saussaies l’herbe haute et marécageuse ; étendez-les sous les moutons et les bœufs ; jetez dans la forme à fumier les feuilles pourries avec la chair gâtée des olives ; ajoutez-y de l’eau, mêlez bien avec le rabot (à remuer la chaux), mettez cette boue autour des oliviers déchaussés ; ajoutez-y des noyaux brillés. Si la vigne est maigre, coupez menu ses sarments, et enterrez-les sur le lieu par un labour ; ayez soin de sarcler deux fois le froment, et d’en ôter la folle avoine (avena sterilis).

On voit, par ces préceptes de Caton pour se procurer de l’engrais, combien la paille était rare, ainsi que les bestiaux propres à faire abondamment du fumier, sans quoi on n’eût pas employé pour s’en procurer une main-d’œuvre et une méthode aussi coûteuses.

La règle prescrite par Caton pour la récolte du foin s’accorde avec les expériences, faites par MM. Sinclair et Davy, et par les plus habiles agriculteurs anglais, sur la quantité de substance nutritive que contient l’herbe des prés à diverses époques de sa croissance.

Coupe le foin à temps, dit-il (LIII), et garde-toi de faucher tard ; coupe-le avant que la graine soit mûre. C’est à cette époque que l’analyse chimique a trouvé le plus de substance alimentaire dans les tiges des diverses plantes dont se compose le foin.

 

 

 



[1] Il naquit l’an de Rome 520, mourut l’au 605, 148 avant J.-C. Vid. Schneider, Script. rei rust., t.. V,  p. 6 et 7.

[2] XVIII, 7, t. II, p. 102, ligne 26.

[3] De Re r., I, 7.

[4] Le mot jugère vient de jugum, quantité de terre labourée en un jour par un joug de 2 bœufs, comme notre journal de terre en France. Dans l’Inde, 1300 ans av. J.-C., le coula, unité de mesures agraires, était l’étendue de terrain labourée par 9 charrues attelées chacune de 6 bœufs. Lois de Manou, VII, 119, et not. I.

[5] Columelle, II, XVII, 1, 2, sqq. Pline, XVIII, 5.

[6] Voyez Pline, XVII, 8, sur l’engrais. Ces conseils sont répétés, chap. L, par Caton, pour les prés secs et même pour les prés arrosés.

[7] Varron, I, 44, 3 ; Virgile, Géorgiques, I, 71 ; Columelle, II, IX, 4.

[8] Ce précepte de Caton est remarquable : Quid est agrum bene colere ? bene arare. Quid secundum ? arare. Tertio stereorare. L’adage de nos fermiers percherons est tout le contraire : Fumez bien, labourez mal, vous recueillerez plus qu’en fumant mal et en labourant bien.