ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE III. — Histoire des progrès de l’insalubrité.

 

Maintenant que j’ai exposé l’état actuel de nos connaissances sur les principes de l’insalubrité produite par le mauvais air, je passerai du connu au moins connu ; j’examinerai quels ont été les progrès du fléau de l’aria cattiva, soit en étendue, soit en intensité, dans les diverses époques de l’histoire, et, après avoir rassemblé les faits, je chercherai à déterminer les causes de cette progression, et à expliquer enfin cette singulière anomalie qui nous offre un grand nombre de ruines et des traces d’une ancienne population assez nombreuse, aux lieux qui sont maintenant les plus déserts et les plus ex-posés à la maligne influence de l’air infecté.

La configuration propre du sol de l’agro Romano, des maremmes toscanes, napolitaines, vénitiennes, des marais du Pô[1], que j’ai mentionnés, démontre que l’air y a toujours été malsain, surtout dans l’automne, et qu’il le fut dès les premiers temps de Rome. Strabon[2] dit que la Cispadane et la Transpadane furent, en grande partie, couvertes de matais jusqu’au temps de Scaurus, qui, l’an de Rome 639, en y creusant des canaux, dessécha la plaine.

Pestum, dit encore Strabon[3], est malsain à cause des marais qu’un fleuve y forme dans les environs.

Cicéron avance qu’une partie des terres cultivables de l’Italie est malsaine : Alterum genus agrorum propter sterilitatem incultum, propter pestilentiam vastum atque desertum.... Nisi forte mavultis in Sipontina siccitate aut in Salapinorum pestilentiæ finibus collocari[4]. Il ajoute[5] que Rome est dans un lieu sain, au milieu d’une contrée pestilentielle : Locum, in regione pestilenti, salubrem[6].

Presque tous les auteurs qui ont traité ce sujet semblent persuadés que l’air du Latium était jadis très Ion et très pur, et ils ont attribué aux travaux de l’agriculture cette salubrité dont il est privé aujourd’hui que la culture y est négligée. Sans vouloir nier les heureux effets de la bonne culture en ce qu’elle régularise et facilite le cours des eaux, et qu’en remuant fréquemment et renouvelant la superficie du sol, elle l’expose à l’action desséchante des rayons solaires, il est évident qu’en attribuant uniquement aux bienfaits de l’agriculture la bonne santé des anciens habitants, on a pris l’effet pour la cause et on est parti du point ou l’on devait s’arrêter ; car il fut un temps où le Latium commença à être peuplé. Les premiers colons qui l’habitèrent, Aborigènes, Pélasges, Arcadiens, trouvèrent la constitution physique et l’état de la superficie du sol tels que je les ai décrits plus haut et que les représente M. Brocchi. De nombreux et vastes marais, des tourbières profondes, des boues épaisses encombraient alors ce terrain inégal et bossu, conformé ainsi dès son origine, et où l’eau devient aujourd’hui si aisément stagnante. Les ruisseaux, qui y sourdent en abondance, y étaient à chaque pas arrêtés par ces inégalités. Les eaux de pluie, qui y tombent à torrents dans l’hiver, se rassemblaient dans les parties les plus enfoncées et formaient, là où les concavités étaient plus vastes et plus profondes, des lagunes permanentes, semblables à celles qui subsistent encore aujourd’hui. L’expérience a démontré que les lieux voisins des eaux stagnantes, et où la terre reste pendant l’été profondément imprégnée d’humidité, sont lé séjour des fièvres pernicieuses intermittentes. C’est pourtant sur un sol semblable que se fixèrent les premiers habitants du Latium, et il était encore dans le même état à une époque où la population s’était déjà notablement accrue.

Considérons Rome dans ses commencements[7], lorsqu’elle était bornée aux trois collines du Quirinal, du Palatin et du Capitole. Deux grands marais, le grand et le petit Vélabre, s’étendaient au pied des deux dernières collines. Le palus Caprea inondait une partie du terrain contigu au Champ-de-Mars, et les étangs de Tarente en usurpaient une autre portion[8] : mares fétides qui suffiraient, et par-delà, à infecter l’air et à répandre sur Route moderne un essaim de maladies. Néanmoins les marais du Vélabre subsistaient plus d’un siècle avant qu’on eût songé à les dessécher, et les autres se conservèrent encore plus longtemps. Les débordements du Tibre étaient encore très fréquents du temps de Pline, qui dit que les eaux de ce fleuve ne sont nulle part plus stagnantes que dans Rome même : Nusquam magis aquis quam in ipsa urbe stagnantibus[9]. Tite-Live rapporte que, l’an de Rome 565, le Tibre inonda douze fois le Champ-de-Mars et les parties basses de la ville : Plana urbis (XXXVIII, 28). Aussi Rome avait-elle trois temples en l’honneur de la fièvre[10].

Considérons le Latium, c’est-à-dire cette vaste plaine ondulée, circonscrite par la Méditerranée, le Tibre, les Apennins, et interrompue par les riants coteaux de Tusculum et d’Albano, sortes d’oasis qui s’élèvent au milieu du désert et en adoucissent l’aspect mélancolique. Il est inculte et inhabité maintenant, ce territoire d’où sortirent autrefois ces nombreux soldats qui rendirent le nom romain si redoutable. Cependant que de marais, que de lagunes couvraient alors sa superficie ! Plusieurs, cités par l’histoire, subsistent encore, et, bien qu’ils fussent, comme ils le sont, autant de centres d’exhalaisons malfaisantes, leurs bords étaient néanmoins peuplés tout à l’entour[11].

Le lac des Gabiens, nommé à présent lago di Castiglione, est plus signalé qu’aucun autre pour le mauvais air qu’il exhale ; cependant, tout près de ses bords était la cité de Gabies, que Tarquin le Superbe[12] ne put soumettre que par la ruse, après avoir en vain employé la force des armes.

Non loin est le lac Régille ; c’est une cuve marécageuse, sans émissaire, très nuisible à la sauté des habitants du village de Colonna, qui n’en est éloigné que d’un mille, et là était l’ancienne ville de Labicum. Ses environs étaient habités par Atta Clausus, qui vint s’établir à Rome avec un grand nombre de ses clients, et fut la tige de la famille des Appius et de la tribu Claudia[13].

Du même côté, au-delà de l’Anio, s’étendent dans la plaine de Tivoli les aquæ albulæ[14], qui forment le lac des Îles flottantes. Les anciens Romains avaient construit des bains dans ce lieu, où les Romains d’aujourd’hui ne pourraient séjourner sans contracter des lièvres pernicieuses.

Entre Velletri et les montagnes de Cora se trouve le lac de Giuliano, entouré autrefois de fermes riches et bien cultivées, tandis qu’aujourd’hui il n’y a plus que des broussailles et des buissons épineux.

Dans le voisinage d’Albano, au pied du mont Savello, est le lac de Juturne[15] ; il resta plein d’eau jusqu’à l’an 1611, époque où il fut desséché par Paul V, parce que, malgré sa petitesse, il infectait par ses exhalaisons Castel-Gandolfo et les pays circonvoisins.

La vallée d’Aricie était autrefois un lac spacieux, selon l’assertion de Pline et de Columelle, qui la nomme lac de la Tour : Et Turris lacus, et pomosi Tiburis arva[16]. Pline[17] parle des choux d’Aricie et les appelle lacuturres, ex convalle Aricina, ubi quondam fuit lacus turrisque quæ remanet. Tous ces marais, qui en étaient de véritables bien qu’ils eussent le none spécieux de lacs, devaient à coup sûr contribuer à infecter l’air, comme le font encore à présent ceux qui sont restés.

Les environs du lac d’Albano ne devaient pas non plus jouir d’un air salubre avant l’an 336 de Rome, quand ce lac était un réservoir d’eau morte, sans aucune issue, qui, se débordant souvent, inondait les alentours[18]. Ce fut néanmoins sur ses bords que fut bâtie la ville royale d’Albe.

En outre, les étangs marécageux devaient être en grand nombre du côté de la mer, dans le territoire des Laviniens, des Ardéates, des Laurentins, puisque la configuration du sol et son peu de pente vers la mer favorisent la formation de ces lagunes. On peut supposer par là que l’état de ces terrains était, dès les plus anciens temps, tel qu’il est décrit par Virgile, qui sans cesse rappelle dans son poème les marais de Laurente, celui prés duquel les Troyens combattirent les Rutules, et les étangs du petit fleuve Numicus[19].

Tels sont les faits positifs transmis par l’histoire. Maintenant, si ces lacs et ces marais n’ont pas été desséchés, comme il eût été facile de le faire pour plusieurs d’entre eux ; si, au lieu de s’en tenir éloignés, des villes et des bourgs se sont bâtis sur leurs rives ou à peu de distance ; si dans Rome même on a longtemps conservé des marais au milieu de la ville, on peut en déduire cette conclusion que les peuples anciens savaient conserver leur santé en vivant au milieu de l’aria cattiva.

Or, l’insalubrité de beaucoup de cantons de l’Italie nous est attestée par Cicéron[20] et par les auteurs qui ont écrit sur l’agriculture. Ceux-ci donnent pour premier conseil, dans l’achat d’un bien, de s’assurer de la salubrité de l’air, salubritatem cœli[21], d’éloigner beaucoup l’habitation de la mer, parce que l’espace intermédiaire est rempli d’exhalaisons malsaines ; d’éviter le voisinage des marais, de tourner les façades vers l’orient, toute autre exposition étant pernicieuse. Ils prouvent en même temps que les anciens avaient plusieurs moyens de se préserver de l’infection de cet air vicié : Gravioris cœli, dit Columelle, multa remedia priores tradiderunt quibus mitigetur pestifera lues[22]. Le même auteur cite pour exemple le fameux Regulus, qui habitait un lieu semblable, et qui était instruit par l’expérience, peritus usu ; car, dit-il, l’histoire nous apprend qu’il cultivait son champ de Pupinies, entre Tusculum et Gabies, qui était à la fois stérile et pestilentiel, Nam Pupiniæ pestilentis simul et exilis agri cultorem fuisse eum loquuntur historiæ.

L’histoire nous apprend encore[23] que ce Regulus, habitant l’un des cantons les plus malsains de l’agro Romano, infecté par le lac de Gabies, aujourd’hui de Castiglione, avait une famille nombreuse ; que la population de Rome et de son territoire, malgré l’insalubrité de l’air et des marais qui en couvraient une partie, s’accrut rapidement, puisque le premier cens, sous Servius Tullius, donna 80.000 citoyens de dix-sept à soixante ans, au moins 300.000 habitants. Le Latium, jusqu’au Liris, renfermait 53 peuples différents, et l’agro Romano beaucoup de villes qui furent détruites par les Romains, telle que Collatia, Tellena, Ficana, Politorium, Aphrodisium, Satricum et Lavinium.

Ardée, capitale des Rutules, était située dans un lieu malsain. Cependant, l’an 311 de Rome[24], sous Tarquin le Superbe, elle mettait sur pied des armées capables de résister aux Romains, ses dangereux voisins, et elle envoya même une colonie pour peupler Sagonte en Espagne[25].

Les bords de l’Anio, dans l’agro Romano, si insalubres à présent, étaient couverts de fermes bien cultivées, l’an de Rome 258[26].

Laurente, qu’on place au lieu où est maintenant Torre Paterne, était aussi la capitale d’un état particulier.

Ostie, bâtie par Ancus Martius, devint, en peu de temps, une ville florissante, et l’on pourrait citer une foule d’exemples semblables si l’on passait en revue toutes les autres parties de l’ancien Latium.

Maintenant une population nombreuse est tout à fait incompatible avec l’existence de l’aria cattiva et des maladies qu’il engendre. Le spectacle qu’offrent de nos jours ces cantons, si différents de leur ancien état, le prouve avec évidence. A Ostie, il n’y a dans l’automne qu’un aubergiste, destiné à fournir le pain et le vin aux pasteurs des buffles qui paissent dans l’île Sacrée et les landes voisines. Ardée ne compte pas plus de soixante habitants ; Pratica, substituée à Lavinium, est un misérable castel d’où émigre, pendant l’été, le desservant, qui n’y vient que les jours de fête pour exercer son ministère.

Laurente, si toutefois on en connaît bien la position, est réduite à une seule tour, bâtie pour la défense de la côte ; on ne rencontre aucun autre village dans toute cette bande du territoire des maremmes, depuis Ostie jusqu’à Astura, excepté Nettuno, dont l’état est un peu moins triste.

Faudrait-il conclure que tous ces réservoirs d’eaux stagnantes, qui existaient dans les temps anciens, n’exhalaient point alors de vapeurs délétères, et que les mêmes causes produisaient des effets contraires ? Ce serait un raisonnement bien étrange. Il me semble que l’explication la plus naturelle de ce problème est dans le passage de Columelle déjà cité, que les anciens avaient plusieurs moyens prophylactiques, des recettes d’hygiène et beaucoup de remèdes sanctionnés par l’expérience, qui les garantissaient de l’air vicié, ou, du moins, en diminuaient l’influence, quibus mitigetur pestifera lues. On ne doit pas être étonné de voir l’intensité du fléau s’accroître par suite du décroissement de la population libre, de la concentration des propriétés, de l’abandon de la culture à des esclaves sur la vie desquels on spéculait, comme on le fait sur celle des chevaux, lorsque les précautions d’hygiène, de conservation, les méthodes de dérivation et d’écoulement des eaux eurent été délaissées. Aussi la campagne de Rome, du temps de Néron, quoiqu’il y eût probablement plus de maisons de plaisance et de terrain consacré à l’agrément, n’avait déjà plus une population suffisante pour sa culture, et faisait venir des régions apennines, de l’Ombrie ou des Abruzzes, les ouvriers nécessaires pour les travaux du labourage et de la récolte. Suétone[27] nous a conservé ce fait curieux.

M. Brocchi pense que le grand moyen prophylactique des anciens Latins était de se vêtir toujours de laine ; l’épaisseur et l’ampleur de leurs vêtements, les tuniques et la toge, qu’ils gardaient jour et nuit[28], le suint dont restaient imprégnées ces étoffes grossières et mal dégraissées, l’exhalation de la peau provoquée par le frottement de la laine étaient, dit-il, favorables à l’entretien de la circulation et de la transpiration. M. de la Marmora m’a dit aussi s’être bien trouvé de l’usage des vêtements de laine dans les cantons de la Sardaigne soumis à l’intempérie[29].

M. Brocchi est induit à tirer cette conclusion de l’observation que les bœufs et les chevaux, les porcs, les moutons et les chèvres, paissent et parquent nuit et jour dans les lieux les plus infectés et dans la saison la. plus dangereuse, sans paraître se ressentir de l’influence de l’aria cattiva. Il attribue cet avantage au poil ou à la laine dont ils sont revêtus. Il croit que la substitution du lin et du coton à la laine pour les vêtements, dans les temps anciens et modernes[30], a causé la dépopulation de l’Italie. Depuis cette époque, dit-il, l’accroissement des progrès du luxe et l’accroissement des funestes effets du mauvais air sur la constitution des habitants ont toujours été en augmentant. Il serait curieux de s’assurer si les chiens, dont les maladies ont beaucoup d’analogie avec celles de l’homme, sur lesquels les mêmes substances délétères agissent plus vite et à moindre dose que sur les hommes, si les chiens, dis-je, gardiens des troupeaux paissant dans les maremmes et couchant avec eux en plein air, contractent les maladies de l’air des marais. On serait porté à le croire, d’après les expériences de M. Gaspard que j’ai citées, et dans lesquelles le putrilage animal ou végétal, semblable à l’air des marais, et absorbé soit par les veines soit par les tissus cellulaires, a toujours causé des affections graves à ces animaux.

M. le colonel de la Marmora, naturaliste distingué, observateur exact, et de plus médecin, a eu la bonté de me communiquer un mémoire de M. Morris, professeur de clinique à Cagliari ; il décide la question. On observe, dit-il, en Sardaigne, ce que les voyageurs rapportent d’autres contrées, que la première eau de pluie qui tombe, après les longues sécheresses de l’été, dans les lieux malsains, est dangereuse pour les hommes et pour les animaux[31].

Il ajoute dans la note H : Sitôt que les plaines basses, à demi ou entièrement desséchées, reçoivent, vers la fin de l’été, les nouvelles pluies, les bergers de la Nurra mettent le plus grand soin à combler, avec des cailloux ou de la terre, les creux ou petits bassins remplis d’une eau qui, disent-ils, cause aux brebis qui en boivent une maladie mortelle. On ne peut attribuer les qualités malfaisantes de cette eau qu’aux miasmes dont elle s’est emparée dans l’atmosphère, ou aux principes organiques de la surface même de la terre.

Le fait est que l’intensité du mauvais air a augmenté dans l’Italie avec la concentration des richesses, les progrès du luxe, et le décroissement des produits et de la population libre. Je crois que M. Brocchi se trompe en attribuant l’accroissement des fièvres pernicieuses au coton, au lin et à la soie, qui firent, dit-il, abandonner les vêtements de laine. L’usage de ces tissus étrangers ne fut jamais assez commun, autrefois, parmi le peuple et les paysans du Latium et de l’Etrurie, pour avoir produit de tels effets. C’est, à ce qu’il me semble, n’envisager qu’une face des objets et réduire à un fait simple un problème très compliqué. Cette critique légère ne diminue en rien mon estime pour le beau travail de M. Brocchi sur l’état physique du sol de Rome. Mais avant de chercher quels préservatifs furent employés par les anciens Latins, depuis le siècle d’Auguste, nous citerons encore quelques auteurs romains qui se sont plaint de l’insalubrité de l’air de Rome et de ses environs. Cicéron, on l’a vu, est du nombre, et, chose singulière, le Quirinal, si salubre aujourd’hui, était, du temps de cet orateur, sujet à l’épidémie, tandis que le Palatin était sain. Si quid habet collis έπιδήμιον, ad me transferamus, dit Cicéron à Atticus[32] en parlant d’un malade ; tota domus superior vacat. Atticus habitait le Quirinal et Cicéron le mont Palatin. L’agglomération de la population était donc, compte à présent, à Rome, une cause de salubrité.

Horace[33] peint le mois d’août comme amenant les fièvres et les maladies :

.... Adducit febres et testamenta resignat.

Strabon[34] dit que tout le Latium est fertile et sain, excepté les lieux marécageux et soumis aux maladies, tels que la plaine des Ardéates, entre Antium et Lavinium jusqu’à Pometia, et quelques cantons autour de Sezza, de Terracine et de Circæum. Cependant ces pays avaient été couverts autrefois d’une population robuste et nombreuse, dans laquelle étaient compris les Rutules et les Volsques. Pline[35] y compte 53 peuples qui furent détroits par les Romains : Ex antique Latio LIII populi interiere sine vestigiis ; il ajoute, d’après Mucien, qu’il y eut 33 villes dans la plaine occupée aujourd’hui par les marais Pontins[36]. Trente peuples du nom latin se liguent contre Rome, l’an 253 avant J.-C. Ce fait est consigné dans Tite-Live (II, 18). Le même auteur, en exposant les motifs des soldats qui, l’an de Rome 412, voulurent s’emparer de Capoue et en chasser les anciens colons, dit qu’ils s’étaient portés à cet acte de violence parce qu’ils ne pouvaient se résoudre à retourner dans le sol pestilentiel des environs de Rome (VII, 38).

Aux passages de Varron et de Columelle indiqués plus haut il faut joindre le témoignage de Sénèque[37], qui cite pour exemple l’insalubrité d’Ardée, et Martial (IV, 60) qui désigne la même Ardée et Castrum Inui comme des lieux mortels.

Frontin[38], qui vivait sous Trajan, fait connaître que, sans les soins de police et de propreté, l’air de Rome eût été très mauvais de son temps.

Alors on commença à trouver nuisibles le vent du sud, nommé par Horace, plumbeus auster. Alors se développèrent les maladies fébriles qui affligent les Romains modernes, et la fièvre double tierce était déjà endémique à Rome dans la seconde moitié du IIe siècle de notre ère, comme on le voit dans le commentaire de Galien[39] sur les traités d’Hippocrate concernant les maladies populaires et les époques de ces maladies.

Les habitants rares et chétifs de la plaine pestiférée du Latium, travaillés chaque année par la fièvre, traînaient misérablement une vie maladive qui affaiblissait chez eux les forces prolifiques. De semblables pères il ne put sortir que des enfants plus faibles encore, dont la plus grande partie périssait dans l’enfance ou avant l’âge de la génération. Aussi, dans ces cantons maltraités par la nature, la population, ayant une fois négligé les préservatifs consacrés par l’expérience, décrut avec une effrayante rapidité.

Un fait positif d’un autre genre démontre que cette faiblesse de complexion, causée par l’insalubrité de l’air de Rome et transmise par la génération, s’accroît de siècle en siècle. Les anciens Romains consommaient une prodigieuse quantité d’aromates, d’essences, de parfums de toute, espèce[40]. Rome, il y a deux cents ans, du temps de Henri IV et de Sixte V, faisait un fréquent usage des parfums, des eaux de senteur tirées des végétaux, du musc, de la civette et de l’ambre ; elle en composait fine grande quantité dont elle envoyait le superflu à toute l’Europe. Aujourd’hui l’odeur d’une rose ou d’une tubéreuse, si elle est portée par hasard dans un cercle de Rome, fait évanouir toutes les femmes, et quelques flacons d’eau ambrée ou musquée feraient tomber en convulsion toute une salle de spectacle.

Mais la dépopulation du territoire, dit M. Brocchi (p. 250), l’abandon de la culture et les maladies endémiques sont-ils les seuls maux produits par l’aria cattiva ? Hélas ! il est la source d’un autre inconvénient bien plus grave ; il influe puissamment sur le moral. Cette colère et cette envie de nuire dont sont dominés ceux qui couvent dans leurs veines le germe de la fièvre des maremmes, ce penchant à se concentrer dans leurs sombres pensées, ces physionomies troubles et sinistres, nous convainquent suffisamment de cette vérité qui sera plus amplement développée ailleurs.

Je m’occuperai maintenant de rechercher (et ce travail d’érudition ancienne peut être de quelque utilité pour le bonheur et la santé des peuples modernes) quels furent les préservatifs de tout genre employés par les anciens pour se garantir de l’influence pernicieuse de l’air ; ensuite j’essaierai de résoudre le problème de l’accroissement rapide de la population du Latium et des maremmes dans les anciens temps, où ces cantons n’étaient pas moins insalubres que de nos jours.

C’est un fait évident, constaté, mais dont il est difficile d’assigner les causes. Il faut aborder de front la grande difficulté du sujet ; car, si le Latium et les maremmes ont dû, par la configuration physique du terrain, être aussi malsains dans l’antiquité que de nos jours, comment la population a-t-elle pu, non seulement s’y maintenir, mais y augmenter rapidement ?

Il paraît, d’après le petit nombre de faits transmis par l’histoire sur ces époques reculées, que c’est depuis l’arrivée des colonies grecques seulement que cet accroissement remarquable eut lieu. Si nous considérons les lieux d’où partirent ces colons[41], nous voyons que c’étaient ou des Pélasges ou des Hellènes[42], errants d’abord de contrée en contrées, originaires de l’Argolide, puis fixés en Magnésie et à Dodone en Epire, d’où ils passèrent dans le Latium[43].

Ces peuples réunissaient les conditions les plus favorables pour former une colonie. qui prit prospérer dans un pays malsain. L’Argolide, leur pays natal, était marécageuse et infectée comme le Latium. Le climat y est analogue à celui de l’Italie. Ils avaient dû apprendre par l’expérience plusieurs précautions, plusieurs moyens de se préserver de l’influence du mauvais air. Dodone, située à l’endroit où est aujourd’hui Janina, avait un grand lac sans issue dans son territoire, peu d’écoulement pour les eaux. Elle n’est pas même aujourd’hui une position salubre[44]. De plus, cette nation errante des Pélasges, adonnée à la navigation, à la piraterie, avait été, en courant de mers en mers et de contrées en contrées, endurcie aux intempéries des saisons et des climats. L’exemple a été confirmé de nos jours par des colons corses, calabrais, sardes et siciliens, qui, établis près de Rome, dans les lieux les plus malsains, y ont vécu et cultivé sans être atteints par les maladies endémiques. C’est qu’ils étaient nés et avaient vécu dans des pays dont l’air est plus mauvais encore que celui des environs de Rome[45].

C’est ainsi que, de nos jours, les Hollandais seuls ont pu se perpétuer à Batavia, le lieu le plus malsain et le plus marécageux de l’île de Java, et on y a remarqué que la mortalité était beaucoup moins grande parmi les colons originaires de l’île de Walcheren et des parties basses de la Hollande sujettes aux fièvres endémiques.

C’est ainsi que les Antilles et Cayenne, dont le climat est si destructeur, ont été peuplées par la race robuste et endurcie des boucaniers et des flibustiers, que leur génération s’y est multipliée, tandis que les colons envoyés de nos villes et de nos campagnes dans la Guyane ou aux Antilles, y ont tous péri en peu d’années. Il en est arrivé de même aux colons tirés des montagnes de l’Albanie, que Léopold a établis dans ses maremmes ; ils sont morts de la fièvre avant d’avoir pu consolider leur établissement[46].

Cependant, dans les deux cas que je viens de citer, les circonstances étaient beaucoup moins favorables aux Européens transplantés dans les Indes qu’aux Grecs qui émigraient en Italie.

Les Sicules, les Aborigènes, les Arcadiens, les Epéens et les Phénéates, enfin les Troyens et les Dardaniens que Denys d’Halicarnasse cite[47] comme ayant été la souche du peuple romain et de la population du Latium, s’étaient trouvés, ainsi que les Pélasges,soumis fortuitement à des circonstances très favorables à la colonisation d’un pays malsain. Aussi voyons-nous[48] que les Aborigènes leur cédèrent une portion de leur territoire autour du lac sacré, dont la plus grande partie était marécageuse, et qu’ils nommaient, à cause de cela, velia. Cependant les Pélasges s’y établirent, y bâtirent une ville, et la surabondance de population les poussa à aller s’emparer de Cortone. Dès les premières années de Rome, si l’on en croit Tite-Live (I, 6), la population des Latins et des Albains était déjà surabondante.

Pline (III, 9), je l’ai déjà dit, donne la liste de cinquante-trois peuples du Latium qui avaient tous été successivement détruits par les Romains, et une grande partie de ces peuples était placée dans la plaine marécageuse et insalubre qui s’étend, entre les Apennins et la mer, de Rome à Terracine.

Parmi les nombreux préservatifs contre la maligne influence de l’air que Columelle indiqué comme ayant été mis en pratique par les anciens, j’ai vainement cherché l’usage des onctions huileuses, de tout temps familier aux Grecs, et qui eût été peut-être l’un des plus puissants[49]. Car, s’il est reconnu que les matières animales et végétales putréfiées sont la cause de la fièvre des marais, de la fièvre jaune et même de la peste, il est constaté qu’à Constantinople, en Egypte, enfin dans le Levant, les fabricants et les porteurs d’huile, qui en sont continuellement imbibés, sont rarement attaqués de la peste, même quand ce fléau exerce ses plus grands ravages. Les onctions huileuses ont même été employées avec succès comme remède dans plusieurs de ces maladies.

Je ne nierai point que l’usage des tuniques et des toges de laine, portées le jour et la nuit, ne fût une précaution salutaire. Encore aujourd’hui, l’expérience prouve qu’un habillement complet en laine est un excellent préservatif contre les effets du mauvais air[50]. C’est aussi le vêtement que Columelle (I, VIII, 9) prescrit pour les cultivateurs. Il faut, dit-il, qu’ils soient vêtus plus pour l’utilité que pour l’élégance, et soigneusement défendus contre le vent, le froid, la pluie, avec des habits de peau qui couvrent les bras, des centons ou capotes de drap doublé ou des sagums à capuchon : Pellibus manicatis, centonibus confectis, vel sagis cucullatis. Il leur défend encore l’usage fréquent des bains (I, VI, 20).

On peut enfin présumer avec beaucoup de vraisemblance que les colons des cantons insalubres de l’Italie avaient adopté ces précautions sanitaires qui se sont transmises de siècle en siècle chez les paysans sardes, peuple dont les usages, les habitudes et les modes même ont le moins varié.

M. Mimaut[51] donne à ce sujet des détails curieux. Quant aux paysans qui cultivent la terre dans les lieux où règne l’intempérie (c’est l’aria cattiva d’Italie), ils en souffrent bien moins, dit-il, qu’on ne pourrait le croire par la parfaite connaissance qu’ils ont, et que leurs pères leur ont transmise, des heures du jour où l’on peut vaquer aux travaux des champs, et de celles où il faut s’en abstenir. L’habitude, pour ceux qui sont nés dans les parties de l’île sujettes à l’intempérie, de respirer cet air épais et insalubre, les rend moins susceptibles de contracter les maladies qu’il engendre et les y acclimate dès l’enfance. L’intempérie ne nuit donc pas à l’agriculture, et la dépopulation de la Sardaigne, à laquelle on ne peut nier qu’elle n’ait contribué pour sa part, a eu plusieurs autres causes non moins puissantes.

En effet, la population a augmenté sensiblement dans le siècle dernier, depuis que l’île a été possédée par la maison de Savoie, et les causes d’insalubrité sont restées les mêmes. Les Sardes (je cite encore M. Mimaut), depuis un temps immémorial, emploient divers moyens pour combattre le fléau de l’intempérie ; le feu a été regardé jusqu’à présent comme un des plus puissants. Les bergers, au commencement de septembre, brûlent tous les chaumes pour faire pousser l’herbe. L’usage du feu, dans les lieux habités, atténue l’effet de l’intempérie (p. 317). Il est de tradition que les anciens juges d’Arborée et les marquis d’Oristano faisaient tous les jours allumer de grands feux autour de la ville pendant toute la saison de l’intempérie.

Cette observation coïncide parfaitement avec celles que j’ai faites à Literne, à Minturnes, et sur les bords de la Loire et de l’Authion.

En Sardaigne (p. 320) on s’abstient généralement de la chair des animaux provenant des lieux sujets à l’intempérie, surtout de celle des poissons pêchés dans les eaux qui y dorment ou qui même y coulent.

Cet usage ou cette croyance pourrait peut-être expliquer les frais énormes que fit Lucullus pour renouveler l’eau de mer dans ses piscines, qu’il méprisait, dit Varron[52], parce que ses poissons habitaient dans une eau croupissante et des lieux Pestilentiels : Quod residem aquam in locis pestilentibus habitarent pisces ejus. Il fit percer une montagne et creuser une caverne ou galerie qui conduisît de ses viviers à la mer, pour y verser leurs eaux et y en introduire de nouvelles.

Les autres précautions contre l’intempérie, dit M. Mimaut, sont une extrême sobriété ; se bien couvrir la tête et la poitrine en tout temps et partout, tant que dure la saison malsaine ; se renfermer dans les maisons, allumer des feux de bois résineux, et prodiguer les fumigations de vinaigre, de genièvre et de romarin ; surtout éviter de passer la nuit dans les lieux infectés quand on n’y est pas né. L’intempérie de nuit (di sereno) est regardée comme la plus dangereuse et donne souvent la mort. Les gens du pays suivent fidèlement de père en fils les mêmes usages et le même régime. Il en résulte que l’intempérie fait parmi eux beaucoup moins de ravages, parce que ceux qui sont nés dans son foyer s’y accoutument, et que ceux qui ne le sont pas ne s’y exposent guère.

Vous retrouvez encore dans l’emploi du feu et des fumigations les mêmes moyens dont j’ai observé les bons effets en France et dans le royaume de Naples. De plus, M. de la Marmora, observateur exact et savant distingué, assure[53] que cette race de paysans sardes, couverte, comme leurs ancêtres, depuis la tête jusqu’aux pieds, de peaux de chèvres et de moutons, vivant avec les précautions indiquées par M. Mimaut, est belle, forte, d’une carnation vive dans les deux sexes, et ne ressemble pas à la population chétive, hâve, œdémateuse et languissante des maremmes toscanes et de l’agro Romano, qui ne fait usage d’aucun préservatif. Cependant la Sardaigne, où, dit Strabon[54], l’air, malsain en été, dans toute l’île, est encore plus mauvais dans les endroits fertiles, a été et est encore plus insalubre que ces cantons décriés de l’Italie.

Les anciens Latins avaient en outre une précaution qu’il est bon d’indiquer et qui prouve en même temps l’insalubrité du climat de l’Italie à l’époque de Varron et de Columelle. Il y avait dès lors en Italie des cantons tellement infectés que les préservatifs étaient impuissants. Le fonds de terre le plus avantageux, dit Varron[55], est le plus salubre, parce que le produit en est sûr. Un sol pestilentiel, quoique fertile, ne laisse pas au cultivateur le temps de jouir du fruit de ses peines. Là, non seulement le produit est incertain, mais la vie des colons est douteuse ; et ce fléau (calamitas) ne se combat point parla science, car il n’est pas en notre pouvoir, mais dans celui de la nature, de créer la salubrité, qui tient à l’air et à la terre, quoiqu’il dépende beaucoup de nous de diminuer par nos soins la gravité des circonstances. En effet, si le lieu est rendu pestilentiel, soit par la nature du sol et des eaux, soit par une odeur infecte qui s’exhale d’un endroit déterminé, ces défauts peuvent se corriger par l’habileté du possesseur et les dépenses nécessaires pour cet objet. Aussi est-ce un point de la plus grande importance que de choisir l’emplacement des villas, de déterminer leur grandeur et l’exposition des portiques, des portes et des fenêtres. Caton, dans le chapitre où il traite de la maison des champs ou villa (I, XIV, 5), indique qu’on en bâtissait dans des lieux inhabitables l’été : (Loco) pestilenti ubi æstate fieri non potest. On peut induire de ce passage, sans trop forcer les circonstances, qu’une des précautions sanitaires observées alors par les colons riches et éclairés était de changer le lieu de leur habitation et de celle de leurs domestiques selon les saisons, et même selon les heures du jour et de la nuit. Par exemple, la ferme des maremmes était habitée l’hiver, le printemps, un mois de l’été et un mois de l’automne, huit mois de l’année environ ; dans les quatre mois insalubres ils n’y travaillaient que le jour et à certaines heures, et se retiraient la nuit dans une autre ferme placée sur une position élevée et plus saine.

Ces précautions, comme on l’a vu plus haut, sont observées par les colons sardes, et ce peuple agricole, étant resté stationnaire dans ses mœurs et ses usages, doit nous offrir une image assez exacte de ceux des peuples anciens placés dans les mêmes circonstances.

Columelle (I, V, 4-8) insiste sur l’importance du choix du sol et de l’exposition de la villa. Il faut avoir soin, dit-il, qu’elle ait la rivière derrière elle plutôt que devant, et que la façade de l’habitation soit exposée aux vents salubres et opposée aux mauvais vents du canton, parce que la plus grande partie des courants d’eau exhalent en été des vapeurs, en hiver des brouillards, qui, s’ils ne sont écartés par la force des vents, donnent aux hommes et aux animaux des maladies pestilentielles. Il faut donc que l’édifice soit exposé à l’orient ou au midi dans les lieux salubres, et au nord dans les lieux malsains : Cum plerique amnes æstate vaporatis, hieme frigidis nebulis caligent ; quæ nisi vi majore inspirantium ventorum submoventur, pecudibus hominibusque conferunt pestem ; car dans ceux-là même les parties privées du soleil et des vents chauds sont presque pestilentielles et sont pernicieuses aux hommes et aux animaux : Quoniam fere pestilens habetur, quod est remotum ac sinistrum soli et apricis flatibus... hæc autem cum homnibus afferant perniciem, tum et armentis.

Enfin Varron (I, XII, I, 2) recommande d’éloigner l’habitation des vallées en entonnoir, des points d’où souffle le vent infecté, de l’exposer au levant équinoxial, loin de la mer et des lieux marécageux, parce que, dit-il, quand ils se dessèchent, il y croît de petits animalcules que l’œil ne peut distinguer, qui, mêlés dans l’air, entrent dans le corps par la bouche et par les narines et causent des maladies graves : Dandum operam ut potissimum sub radicibus montis silvestris villam ponas, ubi pastiones sint latæ, ita ut contra ventos, qui saluberrimi in agro flabunt. Quæ posita est ad exortus æquinoctiales aptissima, quod æstate habet umbram, hieme solem... Advertendum etiam si quæ erunt loca palustria, et propter easdem causas, et quod arescunt, crescunt animalia quædam minuta, quæ non possunt oculi consequi, et per aera intus in corpus per os ac nares perveniunt, atque efficiunt difficiles morbos.

Columelle (I, V, 6) a presque copié ce passage curieux, qui contient la théorie de l’influence des miasmes putrides sur l’économie animale. Il en donne, selon l’usage antique, une fausse explication ; mais l’observation et la description du phénomène sont exactes et précises.

Maintenant le fait principal et bien constaté de l’accroissement des effets de l’insalubrité peut se rapporter à trois grandes causes :

La destruction, et je pourrais presque dire l’extermination de la population libre de l’Italie par les Romains dans les cinq premiers siècles de la république ; l’importation des esclaves étrangers et la concentration des propriétés dans quelques mains. L’extension énorme de ces possessions a nécessité le changement de la culture et fait substituer les pâtures aux terres labourées. C’est encore le docte Varron qui nous a transmis ce fait si important (II, Prœm., 3-4). Maintenant donc, dit-il, que les pères de famille, abandonnant la faucille et la charrue, se sont tapis dans nos murs, et aiment mieux faire agir leurs mains au théâtre et au cirque que dans les guérets et les vignobles, nous payons pour qu’on nous apporte d’Afrique et de Sardaigne le blé nécessaire à notre nourriture, nous faisons la vendange avec des vaisseaux dans l’île de Cos et de Chio. Aussi, dans cette terre où les pâtres qui bâtirent la ville de Rome ont enseigné à leurs fils la culture des champs, nous voyons les descendants de ces cultivateurs habiles, par avarice, au mépris des lois, transformer en prairies les terres labourables, ignorant peut-être que l’agriculteur et le pâtre ne sont pas une même chose : Ibi contra progea nies eorum (agricolarum), propter avaritiam, contraleges, ex segetibus fecit prata.

Les censeurs qui mettaient au rang des tributaires le citoyen qui ne labourait pas son champ, avaient probablement pour but de maintenir à la fois l’habitude du travail, l’abondance et la salubrité[56].

Tout se tient et se lie en économie politique et en administration. Le changement de culture produit l’insalubrité dans le Latium, comme le défaut de police et de propreté la fièvre jaune dans les villes. La même cause agit dans les deux cas : toujours la putréfaction des substances animales ou végétales dans un climat chaud et dans un lieu où les eaux ont peu d’écoulement. Qu’on se rappelle la configuration du Latium et des pays infectés de l’Italie, la description exacte de M. Brocchi, que j’ai rapportée, l’influence de la couche de gazon qui retient l’humidité, empêche l’écoulement des eaux et favorise, pendant les chaleurs, l’exhalaison des miasmes putrides, et l’on verra que ce passage de Varron donne la solution de plusieurs problèmes dans les questions de la population, des produits, de la salubrité, de la constitution des habitants, et par conséquent de la diminution ou de l’accroissement des uns et des autres.

Quel motif put déterminer les Romains à ce changement de culture pernicieux à leur santé ? l’avarice, dit Varron. Ce terme est vague ; tuais il est facile de l’expliquer, lorsque Caton le Censeur nous apprend[57] que, de son temps, les terres de labour n’étaient déjà qu’au sixième rang et au-dessous des prés ; que même Scrofa[58] préfère les bons prés aux vignobles, que Caton regarde comme le bien le plus productif, quoique les prés ou pâtures donnent, d’après lui, le produit net le plus sûr[59]. Ajoutez à cela le bas prix du blé, depuis l’an 298 de Rome jusqu’à l’an 604, qui nous a été transmis par Pline (XVIII, 4) et que j’ai déjà cité.

Du temps de Varron (III, II, 17), l’éducation des paons, des pigeons, des grives, des merles, des loirs, des escargots, des cailles, des ortolans, des lièvres, des lapins, des cerfs et des chevreuils ; les cultures en grand de lys, de safran, de violettes, de roses et de serpolet, rapportaient le double de la culture ordinaire ; c’est-à-dire qu’un capital, employé à une villa où l’on nourrissait ou cultivait ces objets de luxe, rendait moitié plus que la même somme placée en fonds de terre : L. Albutius, dit Varron, homo apprime doctus, dicebat in Albano, fundum suum pastionibus semper vinci a villa ; agrum enim minus dena millia reddere, villam plusvicena. Idem, secundum mare, quo loco vellet, si parasset villam, se supra centum millia e villa recepturum.

L’éducation et l’engraissement des poissons de mer rapportaient, comme on le voit par le passage de Varron que j’ai cité, dix fois plus que la culture des terres, même dans un lieu salubre, près de Rome, enfin dans le territoire d’Albe. Nul doute que ces lagunes factices ne fussent des centres d’exhalaisons pernicieuses et des causes permanentes d’insalubrité. Ces piscines étaient immenses, car, dans celle de Lucullus seules, Caton d’Utique vendit du poisson pour quatre millions de sesterces, environ un million de francs[60].

Ainsi, dans ces grandes questions de la population et des produits, aucun fait n’est à négliger ; tous se lient et s’enchaînent nécessairement si l’on s’est appuyé sur une base juste et solide.

La concentration des richesses et l’abus du pouvoir ont détruit les petites propriétés, et avec elles la culture. L’avarice a transformé en pâtures les terres de labour et accru l’insalubrité. Le luxe, l’avidité et la gourmandise réunis ont inventé des piscines, des étangs d’eau dormante, douce ou salée, et ont créé par là de nouveaux foyers d’infection. On sent la justesse et l’étendue de cette phrase de Pline, que je ne me lasserai pas de répéter : Latifundia perdidere Italiam.

J’ai indiqué l’affaiblissement de la population libre de l’Italie, dans les cinq premiers siècles, comme une des causes de la diminution des cultures et de l’accroissement de l’insalubrité de cette contrée. En effet, indépendamment glu nombre de bras que les guerres d’extermination enlevèrent à l’agriculture, par qui furent remplacés ces Italiens robustes et laborieux, ces descendants des anciens Grecs, accoutumés aux vicissitudes des climats et des saisons, habitués à ces précautions sanitaires que leur avait transmises l’expérience des siècles ? par des esclaves ou des prisonniers de guerre, gaulois ou syriens, asiatiques ou maures, qui ne travaillaient qu’enchaînés, qui vivaient le reste du temps entassés dans des cachots, ergastulis[61], et dont la santé, déjà si altérée par leur transplantation dans un climat différent de leur pays natal, avait à souffrir des mauvais traitements, de la mauvaise nourriture, de la réclusion, du manque d’air et d’espace. Il me semble qu’on peut se représenter ces prisons d’esclaves étrangers en Italie, comme offrant chacune, en petit, l’image d’un de ces vaisseaux employés à la traite des nègres, où quelques-unes des causes que j’ai rapportées produisent si souvent l’infection et le développement des fièvres pernicieuses. Les maladies devaient être très nombreuses et la mortalité très grande parmi cette classe d’hommes. La modicité du prix de ces esclaves, aux époques de conquêtes et d’invasions, faisait négliger leur conservation, et, dans les saisons malsaines, ces prisons et ces geôles devenaient autant de foyers d’infection.

Je crois maintenant pouvoir résumes les faits principaux contenus dans les pages précédentes, et assigner, pour causes de l’accroissement de la population des cantons infectés de l’Italie dans les premiers siècles de la république

1° L’arrivée des colonies pélasgiques et grecques, sorties d’un climat semblable et de cantons malsains, accoutumées à l’intempérie et aux précautions salutaires qui la combattent ;

2° Le développement de la culture, utile à l’écoulement des eaux, à l’évaporation de l’humidité et à l’assainissement de l’air, en diminuant la putréfaction des substances animales ou végétales. L’art du cultivateur était alors encouragé par les mœurs et les lois.

Je crois, au contraire, pouvoir signaler comme causes principales de l’accroissement de l’insalubrité et de la diminution de la population :

1° Les guerres d’extermination en Italie ;

2° La destruction des petites propriétés ;

3° La substitution des pâtures aux labours, suite nécessaire de la concentration et de l’extension des propriétés ;

4° L’abandon des précautions sanitaires ;

5° La substitution des esclaves aux hommes libres pour la culture ;

6° L’importation des esclaves étrangers, non acclimatés, non habitués aux précautions exigées par l’intempérie, leur entassement dans des prisons étroites et le peu de soins employés pour leur conservation ;

7° Enfin les étangs d’eau douce ou salée créés par les progrès du luxe ; l’avarice, la gourmandise, et qui, de même que les prisons d’esclaves, que les pâtures substituées aux terres labourées, devinrent, sous ce climat chaud et dans un sol privé d’écoulement, de nouveaux foyers d’infection, de nouveaux centres d’exhalaisons pernicieuses.

 

 

 



[1] Voyez sur les maremmes de Sienne, jadis fertiles et peuplées, aujourd’hui désertes et insalubres, Fabronni, Provedimenti annonarii, 2e éd., p. 52.

[2] Livre V, p. 217, t. II, p. 137, tr. fr.

[3] Livre V, p. 451, t. II, p. 282, tr. fr.

[4] Les terres de l’autre espèce qui sont incultes parce qu’elles sont stériles, et laissées en friches parce qu’elles sont malsaines... à moins peut-être que vous ne préférassiez renoncer à ces possessions, à la majesté de la république, pour aller, transporter vos foyers domestiques dans les sables arides de Siponte, ou dans les marais empestés de Salapia, Leg. agrar., II, 26, 27.

[5] De Republ., II, 6, p. 261.

[6] Voyez Niebuhr, Hist. Rom., t. II, p. 193.

[7] Voyez Tite-Live, III, 4. Une sorte de fièvre jaune se déclare à Rome l’an 291 ; les animaux même en sont atteints.

[8] Voyez la carte physique du sol de Rome, par M. Brocchi. Cf. Varron, De ling. lat., IV, 7, Plutarque, Romulus, c. 5, t. I, p. 85. Denys d’Halicarnasse, I, p. 16. Il paraît que Vélabre vient de velia, Ουέλια, de έλος, marais, étym. de Velitrum.

[9] III, 9, t. I, p. 152, l. 7.

[10] Valère Maxime, II, V, 6.

[11] Voyez, sur l’emplacement des anciennes villes latines, Niebuhr, Hist. Rom., t. II, p. 123, et sur le mauvais air du Latium sous les rois, p. 124. L’état de l’air, dit-il, est un moyen négatif pour déterminer la situation des villes latines détruites dès les premiers temps. Il faut toutes les rechercher sur les collines ; il est difficile d’admettre qu’il y eut une ville, il y a 2500 ans, dans les lieux où les campagnards ne peuvent passer l’été.

[12] Tite-Live, I, 53.

[13] Ibid., II, 16.

[14] Voyez Strabon, V, 238, t. II, p. 223, tr. fr.

[15] Voyez Volpi, Latium vetus, t. VI, p. 225 ; Valère Maxime, I, VIII, 2 ; et Florus, II, XII, 15.

[16] X, De cult. hortor., v. 138.

[17] XIX, 41, t. II, p. 177, l. 4.

[18] Voyez Tite-Live, III, 2. L’armée campée, pendant l’été, dans le Latium, l’an de Rome 288, fut ravagée par les maladies.

[19] Æn., X, 709 ; VII, 150, 242.

[20] Voyez le passage positif tiré du deuxième discours contre la loi agraire de Rullus, que nous avons cité plus haut, et, dans le même discours, cet autre passage. Agros a Sullanis possessoribus partim desertos ac pestilentes (d'acheter à ceux qui les tiennent de Sylla les terres qui sont désertes et malsaines). Ibid., c. 36 et passim.

[21] M. Caton, I, 2, 3. Varron, I, 11, 8 ; I, IV, 3. Columelle, I, III, 2 ; v, 6, 8 ; VII, 4. Vid. Etiam, Vitruve, Architect., I, 4. Vid. iterum M. Caton, CXLI, 2.

[22] Columelle, I, IV, 3 (nos pères nous ont transmis beaucoup de moyens de remédier à l'insalubrité de l'atmosphère, d'atténuer la violence des maladies pestilentielles).

[23] Valère Maxime, IV, 4, 6.

[24] Tite-Live, IV, 7. Denys d’Halicarnasse, Antiq. rom., liv. V, p. 261, lig. 291.

[25] Tite-Live, XXI, 7.

[26] Id., II, 26.

[27] Petronis patrem fuisse mancipem operarum quæ ex Umbria in Sabinos ad culturam agrorum quotannis commeari solerent (le père de Petro ait été un de ces loueurs d'ouvriers qui passent tous les ans de l'Ombrie dans le pays des Sabins pour y cultiver les terres). Suétone, Vespasien, 1.

[28] Toga commune fuit vestimentum, et diurnum et norturnum, et muliebre et virile. Varron, ap. Non., c. XIV, n° 25.

[29] Voyez Voyage en Sardaigne, 2e édit., p. 141.

[30] Pages 222, 225, 237, 240.

[31] Chap. IV, de l’Intempérie.

[32] XII, 10.

[33] I, Ep. VII, 3-9 (... l'agitation du Forum amènent les fièvres et ouvrent les testaments).

[34] V, 231, t. II, p. 193, tr. fr., in-4°.

[35] III, 9, p. 157, ligne 7.

[36] Ibid., p. 153, ligne 1.

[37] Epist., 105.

[38] De Aquæduct., 89.

[39] Comm., II, in lib. I.

[40] Pline, XIII, 1. Horace, Odes, III, 14. Lampride, Héliogabale, c. 9, 24. Pétrone, Satiricon, c. 105, etc., etc.

[41] Voyez Humboldt, Statistiques du Mexique, t. II, p. 772, in-4°.

[42] Niebuhr, Hist. Rom., t. I, tr. fr.

[43] Denys d’Halicarnasse, Ant. Rom., liv. I, p. 14-15.

[44] Voyez Pouqueville, Voyage en Grèce.

[45] Voyez M. Nicolaï, op. cit., p. 235.

[46] Lettres écrites de l’Italie à M. Pictet par M. de Châteauvieux, p. 128, in-8°, 2e édit.

[47] Ant. Rom., I, p. 16, 24, 27, 49, éd. Sylburg.

[48] Denys d’Halicarnasse, Ant. Rom., p. 16, l. 19, 23.

[49] Les frictions d’huile d’olive ont été employées avec succès comme moyen curatif dans la fièvre jaune. Humboldt, Stat. du Mexique, liv. V, ch. XII, p. 782, et additions, page 866 bis.

[50] Voyage en Sardaigne, par M. A. De la Marmora, p. 141.

[51] Hist. de Sardaigne, t. II, p. 315.

[52] De Re rustic., III, XVII, § 8 et 9.

[53] Voyage en Sardaigne, p. 209 et suiv., 141, 186.

[54] V, 225, t. II, 166, tr. fr.

[55] De Re rust., I, IV, § 3-5.

[56] Voyez Pline, XVIII, 7 ; t. II, p. 101 et 102, ligne 2. Aulu-Gelle, Nuits attiques, IV, 12.

[57] Re rustica, I, 7.

[58] Cité par Varron, I, 7.

[59] Cicéron, de Officiis, II, 25. Columelle, VI, præfat., § 4.

[60] Pline, IX, 80. Varron, III, II, 17, et Schneid., Comment.

[61] Columelle, I, VIII, 16.