ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE SECOND — POPULATION

CHAPITRE XIII — Des causes générales qui, chez les Grecs et les Romains, durent s’opposer au développement de la population.

 

Lorsque l’on examine avec quelque attention l’ensemble des mœurs, des institutions, des usages et des lois des Grecs et des Romains, on est frappé du grand nombre d’obstacles que toutes ces causes réunies durent apporter à l’accroissement de la population.

Cependant cette vue, qui me paraît si juste et si bien fondée qu’elle devrait être une vérité banale, a encore aujourd’hui le mérite d’être neuve, tant les impressions tenaces de notre enfance, nourrie des récits de la puissance d’Athènes, de Sparte et de Rome, tant les idées vagues ou fausses puisées dans ces premières études, ont perverti notre jugement, et pour ainsi dire fasciné nos esprits.

En effet, si chez les Grecs ou les Romains nous considérons la société en masse, elle ne se compose que d’hommes libres ou d’esclaves ; si nous regardons le gouvernement, ce sont partout des républiques où le nombre des citoyens est limité par la constitution. Le peuple, investi du pouvoir judiciaire et législatif, est une véritable noblesse, une oligarchie étendue, et dans ces classes les familles tendent toujours à se restreindre : l’oligarchie héréditaire tend toujours à se resserrer.

Les lois fixent un cens pour la participation au pouvoir ; elles bornent le nombre des citoyens actifs : aussi, par une conséquence logique, dans cette forme de gouvernement elles permettent l’avortement, l’infanticide, l’exposition des enfants ; elles donnent à l’autorité paternelle un pouvoir illimité. Les femmes, les enfants en bas âge sont rangés, non dans la classe des personnes, mais dans celles des choses ; on peut s’en défaire comme d’un meuble inutile. Enfin mœurs, usages, intérêts, institutions civiles et politiques, tout, chez les Grecs et les Romains, tend à affaiblir l’amour paternel et maternel, et à détruire les sentiments naturels de tendresse que le Créateur avait imprimés dans le cœur de l’homme comme le plus sûr garant de la reproduction et de la conservation de l’espèce.

Je serais même porté à croire que la fixation du cens et du nombre des citoyens admis à l’exercice

P des droits politiques a causé l’extension des goûts contre nature et produit ce nombre immense de courtisanes qui, dans Rome et dans Athènes, étaient toujours tolérées, souvent même autorisées par les lois ; tant la conséquence d’un principe qui viole les lois naturelles conduit, par une déviation inévitable, aux désordres les plus douteux !

En résumé, tous les législateurs anciens dont les institutions nous restent, tous ceux, tels que Platon, Aristote et Cicéron, qui se sont efforcés d’atteindre le beau idéal dans la création de leurs républiques, semblent avoir mis autant de soin à restreindre la population que, dans nos États modernes, nous en mettons à favoriser son accroissement ; aussi l’antiquité ne nous offre que de rares exemples de familles nombreuses.

Maintenant, si nous considérons une autre classe de la société, celle des esclaves, les mêmes obstacles à l’accroissement de la population s’y reproduisent, mais avec plus de persistance et d’énergie. La définition de l’esclave par Varron[1], qui le range, avec les bœufs et les chariots, au nombre des instruments agricoles, en le distinguant seulement par la qualification d’instrumentum vocale, prouve à elle seule l’état misérable de la population servile dans l’antiquité.

Chez les Grecs et les Romains la condition très dore de ces malheureux, mal vêtus, mal logés, mal nourris, condamnés aux travaux des mines, de la mouture des grains, aux fonctions les plus pénibles et les plus délétères dans la marine, les manufactures et les applications des procédés de l’industrie, leur inspirait nécessairement peu de désir de propager leur race. De plus, le nombre des esclaves femelles était très borné[2] ; on en consacrait un bon nombre à la prostitution, et les filles de joie sont, comme on sait, inaptes à la génération. Le Digeste (V, 3, 27), dans cette phrase d'Ulpien, offre un tableau curieux et dégoûtant des mœurs romaines : Nam in multorum honestorum virorum prædiis lupanaria exercentur. Les maîtres imposaient à leurs esclaves un célibat rigoureux[3] ; ils ne pouvaient jamais s'allier avec les classes libres. En outre, la modicité du prix des esclaves adultes (370 à 460 fr. chez les Grecs jusqu'à Alexandre) empêchait l'intérêt personnel de trouver du profit à en élever. Considérés comme des bêtes de somme ou de trait, on usait, on abusait de leurs forces. Le calcul inhumain de l'avarice trouvait du profit à détruire par un travail excessif, dans un temps donné, une machine animée qu'il était sûr de remplacer à peu de frais ; très souvent, chose horrible à penser, la mesure de leurs bénéfices était pour les maîtres en proportion de leur impitoyable sévérité[4].

Il est évident, ce me semble, que ce pouvoir illimité des Grecs et des Romains sur leurs esclaves, et même sur leurs femmes et leurs enfants, dérivait de la vie sauvage des tribus de chasseurs ou de nomades dont ils tiraient leur origine, et que, depuis la fondation des villes et l'établissement des sociétés, les lois n'avaient pu que consacrer, reproduire, ou légèrement modifier les mœurs, les usages, les habitudes primitives des peuplades barbares qu'elles entreprenaient de policer.

Je dois maintenant fournir les preuves des considérations que je viens d’exposer, et ma tâche devient facile, car les témoignages se présentent en foule dans tous les écrits qui nous restent de l’antiquité grecque et romaine. Je réunirai, je choisirai les plus authentiques, les plus importants ; je me contenterai d’indiquer les autres ; ma seule crainte est que, dès le premier exposé, mon opinion ne paraisse si évidente à tous les bons esprits qu’ils ne regardent d’avance les preuves destinées à la justifier comme un amas de citations inutiles et superflues.

Aristote[5] pose en principe qu’une république sagement réglée doit être composée d’un nombre donné de citoyens, et d’une étendue bornée pour le territoire ; il conclut qu’elle est dans une juste proportion, lorsqu’elle renferme un nombre de citoyens ayant des ressources suffisantes pour vivre, et pouvant tous se connaître. Il exige la même condition pour le territoire, parce que la connaissance du terrain est un des bons moyens de défense.

Platon[6] ne veut dans sa république que 5.000 citoyens. Athènes, du temps de Solon[7], n’en comptait que 10.800 ; elle ne porta ce nombre qu’à 20.000, en maximum, depuis l’époque de Périclès jusqu’à celle d’Alexandre[8]. Sparte n’en eut au plus que 7.000. Ainsi les faits prouvent, comme l’a établi mon savant confrère M. Letronne, dont je cite les propres expressions, que la limitation du nombre des citoyens était la base des gouvernements de la Grèce, et particulièrement des gouvernements républicains, et que Platon et Aristote n’ont fait que poser en principe, dans les plans de leurs républiques, une loi active et existante dans les États dont ils observaient la marche et les institutions.

J’ai avancé, ce qu’on aurait peine à croire, tant cela révolte la morale, que les lois, les constitutions données par quelques-uns des sept Sages de la Grèce permettaient, ordonnaient même l’avortement[9], l’infanticide, l’exposition des enfants ; qu’elles rangeaient souvent les enfants et les femmes dans la classe des choses et non dans celles des personnes. Voici les preuves à l’appui de cette assertion. Plutarque[10] nous dit qu’avant Solon la plupart des Athéniens vendaient leurs propres enfants, car il n’y avait point de loi qui l’empêchât. Ce sont ses propres expressions. Solon restreignit ce droit ; mais il permit néanmoins[11] au père de famille de vendre sa fille ou sa sœur en cas de mauvaise conduite. Sextus Empiricus[12] et Héliodore[13] assurent même qu’il attribua aux pères le droit de donner la mort à leurs enfants. Plaute[14], dans sa comédie du Perse, qui représente les mœurs athéniennes, donne la preuve que les pères avaient le droit de vendre leurs enfants. Ces droits exorbitants, sanctionnés par les lois des Douze Tables, subsistèrent chez les Romains jusqu’au règne d’Alexandre Sévère, et, quoique l’amour paternel rendît leur exercice assez rare, ils restèrent inscrits clans les lois[15]. Quant au droit du père de décider de la vie ou de la mort de ses enfants au moment de leur naissance, et même jusqu’à l’âge de trois ans, époque de leur inscription sur le registre de la tribu, le fait est si connu qu’il suffit de l’indiquer. Je citerai seulement Aristote, autorité bien imposante (Polit., II, 10), qui admet, comme un fait démontré, dans l’examen de la constitution crétoise, que ces lois barbares avaient pour but de restreindre la population. Je ne parlerai ici, dit-il, ni de la loi sur le divorce, ni des encouragements donnés à l’amour antiphysique pour arrêter l’accroissement de la population.

Strabon (X) reproduit ce fait avec de grands détails que je supprime, et par égard pour la décence, et parce qu’ils sont, du moins en partie, étrangers à mon sujet.

Cet amour, si honteux dans nos mœurs, était regardé comme utile et louable à Sparte, à Thèbes, chez les peuples dont les mœurs étaient les plus rudes et les plus sévères. Plutarque[16] cite la loi que porta Solon pour défendre aux esclaves de se parfumer et d’aimer les jeunes garçons, et les écrits de ce sage dans lesquels, mettant cette passion au nombre des inclinations les plus louables et les plus vertueuses, il voulait inviter les hommes libres à se livrer à ce penchant, et en éloigner ceux qui, par la bassesse de leur condition, en étaient indignes.

Ainsi Minos, Solon, presque tous les sages et les législateurs de la Grèce, prescrivaient, encourageaient ces amours infâmes. Si nous n’avions pas le passage formel d’Aristote que je viens de rapporter, on m’accuserait sans doute d’avoir torturé les faits pour en déduire un système, tandis qu’il est évident que, le nombre des citoyens étant limité dans presque toutes les républiques de la Grèce, l’amour antiphysique était une mesure politique employée par les législateurs afin de restreindre l’accroissement de la population[17].

Dans presque toute la Grèce, comme je l’ai dit, le père avait le droit de décider, sans appel, de la vie ou de la mort de ses enfants. Dès qu’ils sont nés, on les étend à ses pieds : s’il les prend dans ses bras, ils sont sauvés ; s’il n’est pas assez riche pour les élever ou s’ils ont certains vices de conformation, il détourne les yeux et l’on va les exposer ou leur ôter la vie[18]. Platon approuva[19] cette barbarie que les lois défendaient à Thèbes, exception remarquée par Élien[20]. Enfin Aristote[21] dit positivement : C’est à la loi à déterminer quels sont les nouveau-nés qui doivent être exposés ou nourris ; on ne doit élever ni les monstres, ni les enfants privés de quelques membres. S’il est nécessaire d’arrêter l’excès de la population, et que les institutions et les mœurs mettent obstacle à l’exposition des nouveau-nés, le magistrat fixera aux époux le nombre de leurs enfants ; si la mère vient à concevoir au-delà du nombre prescrit, elle sera tenue de se faire avorter avant que l’embryon soit animé.

Platon[22] prescrit aussi cette atrocité et en donne les motifs. Les magistrats, dit-il, règleront le nombre des mariages, de sorte que celui des citoyens soit toujours à peu près le même, en remplaçant ceux que la guerre, les maladies, les accidents imprévus peuvent enlever ; cette mesure empêchera la cité d’être trop petite ou trop grande. Les enfants des hommes pervers, ceux qui naîtraient difformes, les fruits illégitimes, les enfants des père et mère trop âgés, seront exposés ; on ne doit pair en surcharger la république.

Pourquoi, demandera-t-on, des nations éclairées et sensibles outrageaient-elles ainsi les lois de la nature ? C’est que, chez elles, le nombre des citoyens étant fixé par la constitution fondamentale de l’État, elles craignaient d’augmenter la population ; c’est que, chez elles encore, tout citoyen étant soldat, la patrie ne prenait aucun intérêt au sort d’un homme qui ne lui serait jamais utile et qui tomberait nécessairement à sa charge.

J’ai dit que toutes les républiques de la Grèce, quelque forme de gouvernement qu’elles eussent adopté, monarchique, aristocratique ou démocratique, n’étaient réellement que des oligarchies plus, ou moins étendues, et que, dans ces États, où les lois fixent un cens pour la participation au pouvoir, où les classes privilégiées sont investies du droit électoral, de l’autorité judiciaire et législative, les familles tendent toujours à se restreindre ; que l’oligarchie héréditaire tend toujours à se resserrer.

S’il y a, en économie politique, une vérité générale bien démontrée, c’est que la population diminue dans les classes riches, et s’accroît dans les familles pauvres ; ainsi, à Paris, où il règne plus d’aisance que dans le reste du royaume, la moyenne des enfants par ménage n’est que de 3 1/3, nombre insuffisant pour maintenir la population au même niveau, puisque à vingt ans la moitié des enfants a péri avant de se marier. Si l’on prend la même moyenne sur les 200.000 électeurs, elle se trouve encore plus faible ; cependant la population totale augmente par an de 1/120e. Il est facile de prouver que les classes de citoyens libres, participant au pouvoir, chez les Grecs et les Romains, virent constamment diminuer le nombre de leurs représentants, et qu’elles ne purent se maintenir que par les adoptions, que par des adjonctions successives, soit d’esclaves affranchis, soit de métœques, soit de plébéiens, soit de peuples conquis. Deux chapitres curieux de Tacite[23], montrent que, sous Néron, le corps des affranchis remplissait les tribus, les décuries, les cohortes, et qu’un grand nombre de chevaliers, de sénateurs même sortaient de cette classe inférieure.

Prenons d’abord un exemple dans l’oligarchie. J. César et Auguste élevèrent quelques familles au patriciat, parce que, dans les anciennes maisons, il y avait eu tant d’extinctions[24], qu’on ne pouvait plus pourvoir aux emplois du sacerdoce selon les anciens usages ; il n’existait plus alors que 50 familles patriciennes[25]. L’exemple de tous les âges et de tous les lieux, l’histoire de la noblesse territoriale assujettie à des preuves, nous apprennent que les familles s’éteignent très promptement dans les maisons, tant que l’on exige une naissance exempte de dérogation. Niebuhr[26], dans son chapitre sur les maisons patriciennes, a démontré ce fait pour la noblesse romaine. Il en fut de même à Sparte et à Athènes pour les 7.000, pour les 20.000 citoyens actifs, qui, assujettis aux mêmes obligations que les patriciens romains, étaient en effet une véritable noblesse, quoiqu’elle portât le nom de peuple.

Nous savons que, dans l’Attique, lors de l’établissement des tribus, le nombre des citoyens était de 10.800[27]. Nous connaissons aussi une loi de Solon qui accordait le droit de cité aux étrangers qui venaient se fixer à Athènes, et les obligeait même à le demander au peuple dans un bref délai[28]. On peut induire de cette loi que le nombre des citoyens fixé par la constitution diminuait déjà graduellement, et qu’une adjonction successive de métœques était nécessaire pour le compléter.

MM. Letronne[29] et Bœckh[30], dans leurs profondes recherches sur la population de l’Attique, ont prouvé que la population libre resta fixée à peu près au même nombre, 19 à 20.000 citoyens actifs, depuis l’époque d’Hérodote jusqu’à celle de Démosthène, c’est-à-dire pendant plus d’un siècle, et que néanmoins elle n’a pas été stationnaire, mais qu’on remplaçait, par une fusion de métœques et par l’admission de nouveaux citoyens[31], ceux que la marche de la population ne suffisait pas à reproduire. Ils ont assigné pour causes de cette diminution les épidémies, la guerre, l’envoi des colonies, et ont négligé l’appréciation de l’obstacle privatif si bien déterminé par Malthus, élément constant et invariable qui entraîne inévitablement la décroissance du nombre des individus et des fa» milles dans les classes privilégiées.

Le fait de la destruction graduelle et constante des classes privilégiées, lorsqu’elles ne se recrutent pas par des admissions de prolétaires ou d’étrangers, est démontré jusqu’à l’évidence par l’histoire des six siècles de Sparte compris entre Agis et Lycurgue.

Ce législateur ayant établi, comme on sait, l’égalité des biens, avait partagé le territoire de Sparte en 9.000 portions qu’il distribua à un pareil nombre de citoyens[32]. Lycurgue donna ses lois l’an 866 avant l’ère chrétienne, du moins c’est l’époque la plus généralement adoptée[33] ; eh bien ! sous Agis, 243 ans avant J.-C., il ne restait plus que 700 Spartiates naturels ; Plutarque l’affirme positivement[34] : et de ces 700 il n’y en avait à peu près que cent qui eussent conservé leur héritage.

Cependant nous savons que Sparte possédait un sol fertile, jouissait d’un climat salubre, et que, grâce à la constitution de Lycurgue, elle fut, pendant le cours de ces 600 années, exempte des séditions, des invasions, des bouleversements politiques qui affligèrent les autres États de la Grèce ; qu’elle n’envoya au dehors que peu de colonies, et presque point de Spartiates proprement dits. Ainsi cette diminution si remarquable du nombre des citoyens actifs ne peut être attribuée qu’à la loi constante et invariable de la société, qui veut que les familles jouissant d’une certaine aisance ou de privilèges politiques voient successivement décroître le nombre des individus qui les composent. Ce fait s’explique naturellement par l’effet des lois civiles de Lycurgue. Suivant ces lois, un chef de famille ne pouvait ni acheter ni vendre une portion de terrain, mais il pouvait la donner pendant sa vie et la léguer par son testament à qui il voulait[35] ; il ne lui était pas néanmoins permis de la partager : l’aîné de ses enfants recueillait la succession, comme, dans la maison royale, l’aîné succédait de droit à la couronne[36].

Aristote remarque[37] que ces lois ont amené une concentration excessive des propriétés, et que de plus les femmes sont devenues propriétaires des 2/5e des fonds, parce qu’un grand nombre d’entre elles sont restées uniques héritières. Il en est résulté, dit-il, que la Laconie, qui pouvait fournir 1.500 cavaliers et 30.000 hommes d’infanterie, compte à peine aujourd’hui mille guerriers. On dit que les anciens rois donnaient le droit de citoyen à des étrangers, qu’ils réparaient ainsi le vide de la population, et que Sparte avait alors 10.000 citoyens. Que le fait soit vrai ou non, je maintiens, dit Aristote, que l’égalité des fortunes est le meilleur moyen pour augmenter la population.

Je ne ferai qu’indiquer ici, comme un moyen secondaire d’entraver l’accroissement de la population, les lois civiles qui, chez les Grecs, fixaient l’âge nécessaire pour contracter le mariage ; c’était à Sparte, 30 ans pour les hommes et 20 pour les femmes[38]. Platon, dans sa République (V), prescrit ces mêmes limites. Aristote exige[39] que les hommes aient au moins 37 ans, et les femmes 18. On sentira facilement, sans qu’il soit nécessaire de le développer, que dans les climats chauds de la Grèce et de l’Asie-Mineure, où les filles sont plus tôt nubiles et cessent plus tôt d’être fécondes, et où les hommes conservent moins longtemps leur virilité, cette fixation tardive de l’âge légal du mariage devait mettre encore un obstacle au développement de la population libre.

D’après les lois que Charondas établit à Thurium, ceux qui se mariaient en secondes noces, ayant des enfants, étaient privés des droits politiques[40] ; il avait autorisé le divorce sans conditions restrictives. Une loi postérieure permit au mari et à la femme divorcés de se remarier, mais avec une personne plus âgée que celle dont ils s’étaient séparés[41]. Cette mesure, qui avait pour but de consacrer la sainteté et l’indissolubilité du mariage, ne devait-elle pas aussi parfois entraver un peu le développement de la reproduction de l’espèce humaine ?

On peut compter encore parmi les causes générales qui, chez les Grecs et les Romains, durent s’opposer à l’accroissement de la population, la barbarie du droit de la guerre en usage chez ces peuples. On sait que dans leurs expéditions ils détruisaient. tous les grains, tous les arbres fruitiers, que dans les batailles ils faisaient très peu de prisonniers, et que, lorsqu’une ville assiégée était prise de force, ils passaient au fil de l’épée tous les hommes en âge de porter les armes, et vendaient à l’encan, comme de vils troupeaux, les femmes, les enfants, les vieillards et les esclaves. Cet usage, barbare, dont j’ai exposé l’influencé et les effets dans mon ouvrage sur la poliorcétique des Anciens[42], cet usage qui a été la cause, et qui donne l’explication des longues résistances de Véies, de Numance, et de tant d’autres villes, cette manière barbare de faire la guerre et d’abuser de la victoire, devait diminuer la population bien autrement que chez nous, où ce fléau n’atteint guère que les armées combattantes.

Je n’ajouterai que peu de mots à ce que j’ai déjà dit sur les esclaves ; ils étaient beaucoup moins nombreux qu’on ne l’a cru jusqu’ici[43]. Voici les faits sur lesquels se base cette opinion : d’abord le petit nombre des esclaves femelles relativement à celui des mâles. MM. Letronne (l. c.) et Bœckh (l. c.) disent positivement : On n’entretenait que peu de femmes parmi les esclaves ; peu d’entre elles seulement étaient mariées. Après les savantes recherches de deux hommes aussi habiles, je n’ajouterai qu’un fait : c’est que le mariage n’était permis aux esclaves que dans l’Attique. Dans le reste de la Grèce et dans l’Italie romaine ce privilège leur était interdit ; vingt passages des comédies de Plaute le prouvent jusqu’à l’évidence.

De plus, cette partie de la population ne se recrutait guère que par la vente des prisonniers de guerre, c’est-à-dire aux dépens de la population libre. Elle ne se maintenait ou ne s’augmentait que par des moyens de destruction. Le rapport des hommes libres aux esclaves pouvait changer ; le nombre de la population totale ne pouvait guère s’accroître.

Le bas prix des esclaves dans la Grèce, avant le règne d’Alexandre, rendait leur reproduction inutile et désavantageuse ; en effet, j’ai prouvé que le prix moyen d’un esclave mâle, adulte, propre aux travaux de la terre ou des mines, fut de 400 à 500 drachmes (de 370 à 460 francs). Il est évident que les frais de nourriture et d’éducation de l’esclave eussent dépassé de beaucoup sa valeur commerciale à l’Age de puberté. Or, en fait d’animaux utiles, et les serfs grecs ou romains étaient rangés dans cette catégorie, on n’élève, on ne multiplie que ceux dont la vente peut couvrir, et au-delà, les frais de nourriture et de production.

Les Grecs avaient encore une autre sorte d’esclaves qui provenaient de la conquête d’un territoire ou de la transplantation de ses habitants ; les Hilotes à Sparte, les Périœces en Crète, les Pénestes en Thessalie, étaient à peu près des serfs attachés à la glèbe, mais leur condition était plus dure que celle des serfs féodaux ; la rigueur de leur sort devait leur inspirer peu de désirs de se reproduire dans une génération destinée à l’opprobre, aux souffrances et à la misère. Leurs révoltes fréquentes attestent la dureté du joug qui pesait sur leurs têtes[44]. A Sparte le principe du gouvernement était d’entraver la reproduction de cette race, de la contenir par des rigueurs outrées, de la réduire par des exécutions atroces. Qui ne connaît cette affreuse Cryptie, cette chasse aux Hilotes, établie par les lois de Lycurgue[45], qui ordonnaient aux jeunes Spartiates de se répandre la nuit dans la campagne, armés de poignards, et d’égorger tous les Hilotes qu’ils trouveraient sur leur chemin ? Thucydide (IV, 80) Diodore (XII, 67) et Plutarque[46] attestent que, dans la guerre du Péloponnèse, lorsque Pylos était au pouvoir des Athéniens, les Spartiates, pour prévenir un soulèvement dei Hilotes, en choisirent 2000 des plus braves, leur donnèrent la liberté, et les firent tous disparaître, sans qu’on sût de quelle manière ils avaient péri. Ce fait prouve que les bassesses de la ruse et une cruauté perfide peuvent s’allier avec le courage le plus éclatant et les vertus patriotiques les plus signalées. On peut citer d’autres traits de barbarie non moins exécrables, et qui avaient donné lieu à ce proverbe rapporté par Plutarque[47]. A Sparte, la liberté est sans bornes, ainsi que l’esclavage.

Je terminerai ce chapitre par l’examen d’une question importante et qui tient le premier rang parmi les causes générales qui, chez les Grecs et les Romains, durent s’opposer au développement de la population ; je veux dire la production des substances alimentaires, des céréales surtout, qui formaient la base de la nourriture des peuples anciens. Car la population et les produits d’un pays sont deux ordres de faits qui ont entre eux des rapports constants, une relation immédiate et une connexion intime.

L’histoire de l’agriculture grecque nous est connue par des traités spéciaux de Xénophon, d’Aristote et de Théophraste ; l’agriculture romaine, qui a tout emprunte des Grecs, et fort peu perfectionné leurs méthodes, est décrite dans des ouvrages fort étendus de Caton, de Varron et de Columelle. Palladius et Crescentius[48] ne sont guère que les copistes de ces grands écrivains. Je ne puis présenter ici que les généralités les plus importantes. Du reste j’ai réuni l’ensemble des faits et la discussion des détails dans le troisième livre de cet ouvrage.

Or, un système d’assolement vicieux, une jachère biennale, l’ignorance des procédés de l’alternance des récoltes, la rotation trop fréquente du blé sur les mêmes terres, l’insuffisance et la mauvaise préparation des engrais, le peu d’extension donnée aux prairies artificielles, le petit nombre de bestiaux répartis sur les cultures, l’imperfection des méthodes et des instruments aratoires, l’usage vicieux clé brûler les chaumes sur place au lieu de les convertir en fumier, cent autres pratiques funestes qu’il serait trop long d’énumérer, tel est le tableau affligeant, mais fidèle, que nous offre dans son ensemble l’agriculture grecque et romaine. Quelques applications heureuses, quelques procédés utiles se distinguent au milieu de cet amas de pratiques suggérées par l’ignorance ou la routine.

Le mode vicieux de fermage ou d’administration des terres devait encore avoir une grande influence sur la quantité des produits. En effet, toutes les propriétés rurales dans la Grèce et dans l’Italie, ou étaient régies, pour le compte du maître, par un intendant pris dans la classe des esclaves, presque toujours ignorant, paresseux et infidèle, ou bien étaient affermées à un colon partiaire, qui ne recevait, pour prix de son travail et de son industrie, qu’une faible portion de la récolte, souvent le 9e, et jamais plus du 6e des produits.

On voit que, dans ces deux cas, il était presque impossible que les terres fussent cultivées avec intelligence, avec zèle et avec fruit ; l’esclave mettait dans sa régie la négligence qu’on apporte aux affaires d’autrui, le dégoût qu’impose la contrainte ; il servait son maître par force et voyait en lui son ennemi.

L’activité du colon partiaire, avec une rétribution aussi faible, n’était point éveillée par un intérêt personnel assez vif ; sa nourriture, ses vêtements, son aisance, sa condition enfin n’étaient guère au-dessus de celle des esclaves. En cela les Grecs et les Romains me semblent avoir méconnu la nature du cœur de l’homme ; ils n’ont employé pour mobile que la crainte des châtiments, et ont négligé le stimulant si actif de l’intérêt personnel bien entendu, qui est le ressort puissant et le principe vital de nos sociétés modernes.

Le taux élevé de l’intérêt légal ou réel chez les Grecs et les Romains dut être encore un obstacle au développement de leur agriculture et de leur industrie. D’après les savantes recherches de M. Bœckh[49], le moindre taux parait avoir été à Athènes de 10%, et le plus haut de 36. Au VIIe siècle de Rome il a varié de 8 à 48 %[50] par an avec les intérêts composés. C’est déjà un fait capital pour l’appréciation de la quantité des produits ; car la bonne culture doit être coûteuse pour être profitable ; elle vit d’avances et de capitaux, et ne rend que lorsqu’on lui prête.

Enfin le système absurde des douanes, des péages aux ports, aux ponts, aux portes des villes ; les prohibitions de l’exportation des métaux, des céréales, des huiles, des vins et des figues ; les monopoles continuels qu’exerçait le gouvernement sur la vente de diverses denrées, faits qui se présentent sans cesse dans l’histoire des lois et de l’économie politique de Rome et de la Grèce, ont dû certainement, s’il n’y a point de causes sans effet, nuire au développement des richesses de la Grèce et de l’Italie, et, en bornant la production des substances alimentaires, entraver la marche et l’accroissement de la population ; la conséquence est nécessaire et inévitable.

Si je me suis moins étendu, dans ce chapitre, sur ce qui concerne les Romains, c’est que, dans leur législation politique, civile ou commerciale, dans les procédés de leur agriculture, dans ce qui touche à l’éducation des citoyens, à la population et aux produits, ils ont presque tout imité des Grecs leurs devanciers, et que de plus je viens de développer ces considérations dans mes précédents chapitres.

Je rappellerai seulement ce fait, généralement prouvé par tous les cens et par l’histoire de la république : c’est qu’à Rome, le corps des citoyens actifs, plébéiens, chevaliers, sénateurs, ne put jamais se maintenir au complet sans se recruter par des adjonctions successives de citoyens libres des peuples voisins, incorporés dans l’État par la conquête, les alliances et l’admission légale ou frauduleuse.

En résumé, si je ne m’abuse sur la validité des preuves et la valeur de fines raisonnements, il résultera peut-être de ce travail quelques vues neuves, justes et précises, sur l’état social des peuples anciens les plus fameux.

Le système fondamental des gouvernements grec et romain était d’entraver la marche de la population libre ou esclave ; celui des États modernes, de favoriser son accroissement. Chez les anciens, la religion, la politique, les lois civiles, commerciales, les pratiques de l’agriculture, les préjugés plus ou moins infamants envers les professions mercantiles ou industrielles, prouvent ce fait jusqu’à l’évidence ; la cause s’y montre à découvert, les effets suivent et brillent comme des points lumineux dans tout le cours de leur histoire ; leur éclat frappe les yeux éblouis de leur vive lumière.

En Grèce et dans l’Italie romaine, c’était la qualité, non la quantité des citoyens qu’on s’étudiait à obtenir ; on traitait la production des hommes libres comme en Angleterre celle des chevaux dans les haras ; la race grecque et romaine était de pur sang, comme les chevaux de course anglais issus de l’élite des coursiers bretons et arabes ; force physique, qualités morales et intellectuelles, voilà ce que Lycurgue, Solon et Numa s’attachaient à produire. Aussi l’individu qui, dans l’antiquité, prédomine sur cette élite de la race humaine, nous semble un géant par rapport à l’individu des sociétés modernes ; celles-ci sont fortes par leurs masses, leur esprit d’association, la diffusion des lumières ; celles-là par l’individualité, la concentration des forces. Tans l’antiquité, le génie, les vices ou les vertus d’un homme changent l’ordre social, la marche de la civilisation, détruisent ou fondent des empires ; chez nous les révolutions se font par les masses, les changements par les idées ; la société est plus forte que les fautes ou les vices de ses gouvernants. Les révolutions même sont plut6t des modifications que des mutations de l’ordre politique et social.

 

 

 



[1] De Re rust., I, XVII, 1.

[2] M. Letronne, Pop. de l’Attique, Mém. de l’Acad. des Inscr., t. VI, p. 196.

[3] Xénophon, Œconomia., 844. D., éd. Leunclav., in-fol. Plutarque, in Cato maj., c. 21, t. II, p. 592, éd. Reiske.

[4] On proposait, dit Cicéron, de Officiis, III, 23, comme un lieu commun d'exercice oratoire si, dans une tempête, pour alléger le navire, on devait sacrifier un cheval de prix ou un esclave de peu de valeur.

[5] Polit., VII, 4, 5.

[6] De Leg., V, p. 737, éd. Serrani.

[7] Pollux, VIII, c. IX, segm. III.

[8] Thucydide, II, 13. Démosthène, Contra Aristogit., I, p. 497, B. Voyez Bœckh, Écon. polit. des Athéniens, liv. I, c. 7, et Letronne, Acad. des Inscr., Mém., t. VI, p. 186, 190.

[9] En Perse, au contraire, toute conjonction opposée à la nature était punit par la loi de Zoroastre, même la fornication et l’onanisme. Il y avait des peines spirituelles et corporelles contre ces délits. Voyez le Patet d’Aderbad, dans le Zend Avesta, t. II, p. 33, tr. d’Anquetil ; le Khod Patet, 35-40, ibid., 46.

[10] Solon, c. 13, t. I, p. 338, éd. Reiske.

[11] Ibid., p. 361, sq.

[12] Pyrrhon. hypot., lib. III, c. XXIV, p. 180.

[13] Æthiop., lib. I, p. 24.

[14] Act. III, sc. 1. Virgo. Tuin’ ventris caussa filiam vendis tuam ? — Saturio. Mirum quin regis Philippi causa aut Attali te potius vendam quam mea, quæ sis mes... Meum imperium in te, non in me tibi est. — Virgo. Tua istæc potestas est, pater.

[15] Digest., XLVIII, VIII, 2, ad leg. Cornel. de Sicariis.

[16] In Solon, c. I, t. I, p. 315, éd. Reiske.

[17] La débauche la plus contraire à la nature régnait chez les Khans Usbeks, descendants des chefs de hordes, conquérants de l’Asie centrale et septentrionale sous Gengis Khan, et après lui sous Timour. Cette dépravation de mœurs était portée si loin qu’on regardait comme un préjugé défavorable, et même comme une faiblesse et une aorte de tache, l’exemption du vice le plus honteux. Extrait de l’art. de M. Sacy sur les Mémoires de Baber, trad. par Leyden et Erskine, Journal des Savants, juin 1829, p. 331. Il serait curieux de rechercher si, comme en Grèce, la faveur accordée à la pédérastie n’avait pas chez les Usbeks un motif et un but politiques. L’avortement est encore actuellement l’un des fléaux qui affligent le plus l’empire ottoman. Ce fait m’a été fourni par mon savant confrère Amédée Jaubert, qui a passé tant d’années chez les Turcs et qui les connaît si bien.

[18] Terent., Heautontim, Act. IV, sc. 1. Plaute, passim.

[19] De Rep., lib. V, t. II, p. 460, c.

[20] Var. Hist., II, 7.

[21] Polit., VII, 16.

[22] Rép., V, p. 460, sqq.

[23] Ann., XIII, 26, 27.

[24] Niebuhr, Hist. Rom., t. II, p. 34, tr. fr.

[25] Le même, d’après Denys d’Halicarnasse, I, LXXXV, p. 72 C.

[26] Hist. Rom., t. II, p. 41.

[27] Pollux, VIII, c. IX. Bœckh, Éc. pol. des Athén., I, ch. VII, t. I, p. 55.

[28] Petit, Leg. Att., II, III, § 130.

[29] Mém. de l’Acad. des Inscr., t. VI, p. 185.

[30] Liv. I, ch. VII, p. 55 à 60, tr. fr.

[31] Nommément sous l’archontat d’Euclide, Olymp., 94, 2. Sous celui de Lysimachide, Olymp., 83, 4, il n’y avait que 14.040 Athéniens légitimes au-dessus de 18 ans ; 4760 furent vendus pour s’être introduits parmi les citoyens. Vid. Philoch., in Schol. Arist., Vesp., 716. Plutarque, Périclès, 37.

[32] Plutarque, in Lycurgue, c. 8, t. I, p. 175.

[33] Larcher, trad. franç. d’Hérodote, t. VII, p. 490.

[34] In Agide, c. 5, t. IV, p. 5o5. Cf. Aristote, Républ., II, 9.

[35] Aristote, De Rep., II, 9.

[36] Hérodote, V, 42.

[37] Aristote, De Rep., II, 9.

[38] Barthélemy, Anacharaïs, ch. XLVII, note 11.

[39] De Rep., VII, 16.

[40] Diodore de Sic., XII, 12.

[41] Ibid., XII, 18.

[42] Paris, Didot, 1819, in-8° ; Disc. prélim., p. VIII.

[43] Chez les Athéniens, où ils étaient plus nombreux que dans le reste de la Grèce, il y avait à peine un esclave pour un homme libre. Letronne, Mém. sur la pop. de l’Attique, dans les Mém. de l’Acad. des Inscr., t. II, p. 220.

[44] Aristote, De Rep., II, 9, t. II, p. 328 ; II, 10, p. 333. Xénophon, Hist. Græc., lib. I, p. 435.

[45] Héraclide Pont., De polit. in antiq. Græc., t. VI, p. 2823. Plutarque, in Lycurgue, c. 28, t. I, p. 224.

[46] In Lycurgue, l. c.

[47] Ibid., p. 225.

[48] Commodorum ruralium, libri XII.

[49] Éc. polit. des Athén., liv. 1, ch. XXII.

[50] Voyez dans le livre IV, les chapitres sur les lois araires, et particulièrement le chapitre deuxième qui traite de l’intérêt de l’argent.