ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE SECOND — POPULATION

CHAPITRE VII — Population sous l’Empire et conclusion.

 

Gibbon, doué d’un coup d’œil vif et juste, et l’un des esprits les plus judicieux qui aient applique les sciences et l’érudition aux recherches historiques, a pensé[1] que, dans l’empire romain, le nombre des esclaves fut à peu près égal à celui des hommes libres ; mais M. Jacob fait observer[2], avec raison ce me semble, que, depuis le règne d’Auguste, la marine militaire ayant diminué, la traite des esclaves propres à ce service dut diminuer aussi ; que, le prix des esclaves ayant augmenté, on eut plus de profit à en nourrir, à en élever dans l’intérieur du pays, et que, par conséquent, l’importation dut être moins considérable. Nous n’avons aucun moyen d’évaluer les rapports entre le nombre des hommes libres et celui des esclaves sous l’empire ; mais la connaissance de la consommation journalière en blé, qui a servi de base à nos recherches pour la population totale de l’Italie du temps de la république, nous donne encore les éléments d’un calcul semblable pour l’Italie sous les empereurs. On verra que cette population totale fut bien au-dessous de ce que l’ont faite l’exagération et l’esprit de système, et les conséquences de nos calculs seront en même temps un argument contre les évaluations tout à fait improbables qu’on a données de la population servile ; car la proportion de cette dernière à la population libre, loin de s’accroître, tendit au contraire à diminuer constamment sous les empereurs.

L’Italie ancienne, telle que nous avons maintenant à la considérer, est exactement représentée par l’Italie moderne, moins les îles[3]. La surface de cette contrée est de 13.400 lieues carrées, ou 26.466.180 hectares, dont 12.800.240 de terres labourables, en jugeant toujours par comparaison avec l’état actuel de la France et des États de l’Église. Retranchant de ce nombre 35 % qui demeuraient annuellement en jachères, il reste 8.320.156 hectares de terrain qui produisaient du grain chaque année. Cette quantité de terres cultivées donnait tous les ans, à 5 modius par jugère de semence et à 4 pour 1 de produit net, 8.742.819.925 livres de blé.

Il faut maintenant tenir compte d’un élément dont nous n’avons pas eu à nous occuper lorsque nous avons considéré l’Italie pendant l’ère républicaine ; je veux parler du montant de l’importation. Josèphe[4] et Aurelius Victor[5] nous apprennent que, sous Auguste, on importait annuellement en Italie 60.000.000 de modius de blé, quantité égale à 796.800.000 livres. Nous savons de plus, par Tacite (Ann., VI, 13), que sous les règnes de Tibère et de Claude, l’importation fut encore un peu plus forte, de sorte que nous pouvons la porter, en moyenne, à 1.000.000.000 de livres. Quelques personnes trouveront, au premier abord, cette quantité beaucoup trop faible ; le résultat définitif de nos calculs prouvera peut-être qu’elle est trop élevée.

La quantité de blé affectée annuellement à la consommation de l’Italie se composait donc :

1° Du produit du pays

8 742 819 925

livres

2° Du montant de l’importation

1 000 000 000

 

Total........

9 742 819 925

 

Autant de fois cette quantité renfermait 4.082, nombre qui représente la consommation annuelle de 3 paysans et de 1 citadin, autant de fois il y avait 4 individus dans la population totale. En d’autres termes, le chiffre de la population totale égale la quantité de blé annuellement consommée, divisée par 4.082 et multipliée par 4, égale enfin 9.547.104 individus.

Si maintenant nous revenons sur nos précédents calculs, nous trouverons que la quantité de blé que nous avons supposé être annuellement importée en Italie aurait suffi à la consommation du pays pendant cinq semaines. Or, il est prouvé qu’en France, dans les années de la plus grande disette, 1817 par exemple, l’importation en grains n’a jamais excédé la consommation du royaume entier pendant une semaine[6], et cependant, à cette époque, le prix de l’hectolitre de blé s’est élevé jusqu’à près de 80 francs, c’est-à-dire quatre fois au-dessus du prix moyen de cette denrée. Ajoutons encore que les grains importés étaient affranchis de toute espèce de droit, ce qui, joint au prix élevé des céréales, devait en favoriser l’importation.

Il résulte évidemment, ce me semble, des textes positifs que j’ai cités, dés témoignages dont j’ai apprécié la valeur, enfin des calculs basés sur la connaissance exacte de la consommation journalière d’un individu de famille citadine ou agricole, élément qui n’avait pas encore été employé jusqu’ici ; il résulte, dis-je, de toutes ces prémisses, que l’Italie romaine eut, à toutes les époques de son histoire, une population libre plus forte et moins d’esclaves qu’on ne l’a cru généralement ; que, loin de dépasser le nombre des individus libres, le chiffre des esclaves ne l’atteignit même point et resta constamment inférieur.

Ce résultat, que je crois établi sur des bases solides, bien que contraire aux idées admises jusqu’à présent sans examen et sans preuves, doit contribuer à dissiper quelques préjugés fortement enracinés et à éclairer d’une lumière plus vive et plus nette l’histoire et l’économie politique de la république et de l’empire romain.

 

 

 



[1] Liv. I, ch. II, t. I, p. 96, tr. fr., éd. 1777.

[2] Precious Metals, t. I, p. 182, sqq.

[3] Cette péninsule a, selon M. Blair (p. 15, not. 6), et suivant l’Atlas historique et géographique d’Édimbourg, entre 16 et 17 millions de population, et le savant Écossais attribue 27.776.000 individus de population totale à l’Italie sous Claude.

[4] Josèphe, Bell. Jud., II, 16, p. 189, 190, édit. Havere.

[5] Aurelius Victor, Ep. I, p. 156, éd. Bipont.

[6] Voyez la Statistique de la France publiée par M. le ministre du commerce en 1836.