ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE SECOND — POPULATION

CHAPITRE V — Détermination du nombre des esclaves pendant la durée de la République.

 

M. Blair[1] établit que, dans l’Italie romaine, depuis l’expulsion des rois jusqu’à la prise de Corinthe (de 244 à 608), il y eut un esclave pour un homme libre. L’auteur qui émettait, en 1833, cette assertion sans l’appuyer d’aucune preuve, eût été certainement plus circonspect s’il eût connu l’excellent mémoire de M. Letronne sur la population de l’Attique, publié en 1822 ; car on ne peut comparer, ni pour le commerce et l’industrie, ni pour le luxe et la richesse, l’Italie des six premiers siècles de la république à l’Attique depuis le commencement de la guerre du Péloponnèse jusqu’à la bataille de Chéronée. Or, M. Letronne a prouvé[2] que, dans cette période, la population esclave a été, au plus, de 110.000, et la population libre, y compris les étrangers, de 130.000 individus au moins de tout âge et de tout sexe. Il n’y avait donc pas dans l’Attique, à l’époque du plus grand développement de sa puissance, un esclave pour un homme libre.

Mais nous possédons, pour l’Italie, un document positif, qu’un historien exact et érudit, Denys d’Halicarnasse, affirme avoir tiré des tables de recensement. Je n’en donnerai ici que la substance, car je l’ai exposé et discuté complètement dans un des chapitres précédents[3]. Il y avait alors, dit-il (an de Rome 278), plus de 110.000 citoyens romains ayant atteint l’âge de puberté, comme le dernier recensement l’avait prouvé ; un nombre triple du premier était fourni par les femmes et les enfants, les esclaves, les marchands et les étrangers exerçant les professions mécaniques[4]. On sait que l’âge fixé pour le service militaire, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur de Rome, était de dix-sept ans jusqu’à soixante ; le reste de la population, ou 330.000, était composé des vieillards, des femmes, des enfants de condition libre, des esclaves, des affranchis ; plus des marchands ou artisans, tous métœques ou étrangers à la ville de Rome. Or, en mettant en usage ces données, suivant la méthode employée dans les tables de population de MM. Duvillard et Mathieu, nous trouvons pour Rome à cette époque :

Citoyens mâles de dix-sept à soixante ans

110.000

Citoyens mâles au-dessous de dix-sept et au-dessus de soixante

85.145

Femmes libres et citoyennes de tout âge

195.145

Total . . . . . . . .

390.290

En retranchant ce nombre du total de la population, 440.000, il ne reste pour les esclaves, les métœques et les affranchis, que 49.710 individus. Or, comme nous avons supposé qu’à Rome, en. 278, le rapport des métœques et des affranchis aux citoyens était de 1 à 12, nous trouvons 32.523 métœques ou affranchis, en tout 422.814 hommes libres et par conséquent 17.186 esclaves. Ainsi, la population libre et la population servile sont entre elles dans le rapport de 422.814 à 17.186, ou, à peu près, de 25 à 1.

Le passage précieux de Denys d’Halicarnasse que je viens de citer, et qui avait été négligé jusqu’ici, est le seul, à ma connaissance, qui, dans toute l’Italie romaine, présente un rapport aussi direct de la population libre et de la population servile ; il détruit entièrement l’hypothèse de M. Blair, qui, depuis l’expulsion des rois jusqu’à la prise de Corinthe (244 à 608), admet au moins un esclave pour un homme libre : At least on slave to every free Roman.

Pour obtenir ce rapport à d’autres époques de la république, il fallait, comme je l’ai dit, avoir pour bases de calcul dans l’Italie ancienne :

D’abord, le produit moyen du blé ;

Ensuite, la consommation journalière en blé d’un individu de famille citadine ou agricole ;

Enfin, le nombre d’arpents cultivés annuellement en blé et le rapport de la semence au produit.

Le produit moyen du blé dans l’Italie ancienne peut être évalué, avec une grande probabilité, à 5 pour 1 du temps de Varron[5], quoique cet auteur cite[6] quelques cantons privilégiés de l’Italie et de l’Étrurie qui rendaient 10 et 15 grains pour 1. En effet, Cicéron, en parlant[7] des champs léontins, l’un des meilleurs territoires de la Sicile, dit que, lorsqu’on obtient 8 médimnes pour 1, c’est un bon produit, et que le produit moyen de la Sicile entière n’est que de 5 pour 1[8]. Or, l’Italie, pour la fertilité, ne devait pas l’emporter sur la Sicile. Ce rapport n’était, au plus, que 4 à 1 du temps de Columelle, qui dit positivement[9] : Nam frumenta, majore parte Italiœ, quando cum quarto responderint vix meminisse possumus.

La consommation journalière en blé d’un individu de famille citadine ou agricole nous est four-nie par des textes positifs de Caton, de Salluste et de Sénèque. Cette base était d’autant plus importante à établir et à vérifier, que sa détermination peut conduire à des résultats très curieux, et servir à fixer la population de plusieurs pays soumis à la domination grecque et romaine. En effet, comme l’impôt se payait en nature, et qu’il était, ou le 5e, ou le 10e, ou le 20e, ou enfin une partie aliquote du produit en grain, il sera facile, pour toutes les contrées où l’antiquités nous a transmis le chiffre total de l’impôt, d’obtenir, par un calcul très simple, le chiffre de sa population totale. Par exemple, la population de la Sicile du temps de Verrès, de la Laconie à l’époque de la guerre des Mèdes, des Gaules au IIIe et au IVe siècle de l’ère vulgaire, peut être fixée avec une assez grande précision[10].

Caton, dans le chapitre qui traite des aliments de la famille agricole, fixe la nourriture des travailleurs, selon les diverses saisons de l’année, à 4 et 5 livres romaines de pain[11], dont la moyenne représente 3 livres françaises, poids de marc.

Salluste, dans un des fragments de son histoire[12], prouve que les plébéiens, habitants de Rome, dotés par la loi frumentaire, recevaient chacun, de même que les prisonniers, 5 modius (66 livres ½) de blé, par mois, et que cette nourriture était à peine suffisante. Je dois rapporter ce texte positif : Lege frumentaria... quinis modiis libertatem omnium sestumavere, qui profecto non amplius prosint[13] alimentis carceris. Namque ut illis exiguitate mors prohibetur, senescunt vires : sic neque absolvit cura familiari tam parva res.

Sénèque[14] attribue la même quantité d’aliments aux enclaves de la ville et aux comédiens : servus est ; quinque modios accipit.

Ainsi, la consommation journalière en blé d’un plébéien[15], d’un esclave et d’un prisonnier, dans la capitale était, par jour, d’un peu plus de 9 livres, poids de marc. Cette estimation donnée par Salluste, qui fut l’ami de César, et qui, dans son discours sur le gouvernement de la république[16], appelle l’attention du dictateur sur les distributions gratuites, et par Sénèque, qui fut ministre sous le règne de Néron, me paraît devoir être admise. Les fonctions que remplirent ces deux illustres Romains les mirent à même de connaître exactement les chiffres qu’ils nous ont transmis.

L’assertion de Donatus[17], grammairien du IVe siècle, qui attribue aux esclaves 4 modius de blé (53 livres) par mois, ne peut avoir la même valeur, et Schneider[18] a manqué tout à fait de critique lorsqu’il a avancé, en citant Polybe (VI, 39), que le fantassin romain ne consommait par mois en blé que 2/3 de médimne ou 53 livres ; car Polybe parle ici de la solde, qui était payée à la fois, et suivant le grade, en argent et en nature : au fantassin, 2 oboles par jour et 2/3 de médimne de blé par mois ; au cavalier, 6 oboles par jour et 2 médimnes de froment par mois[19]. Dans le sens que Schneider attribue au passage de Polybe, le cavalier aurait consommé chaque jour trois fois plus de pain que le fantassin, ce qui est évidemment absurde et impossible[20].

Ainsi, la consommation journalière d’un citadin de Rome était d’un peu plus de 2 livres françaises, et celle d’un campagnard, de 3 livres.

J’ai cru nécessaire de vérifier, dans l’Italie et la France actuelles, cette différence entre la consommation des deux classes, différence qui, d’après Caton, Salluste et Sénèque, s’élève à un tiers environ. Je n’ai point épargné le temps ni les recherches ; elles ont été consignées dans un mémoire, lu à l’Académie des Sciences en 1832, Sur la consommation journalière en blé d’un individu dans les familles citadines ou agricoles de France et d’Italie. J’en donne ici la substance.

Pour assurer ma marche dans le grand ouvrage que j’ai entrepris sur la population et les produits de l’Italie sous la domination romaine, il fallait s’appuyer sur deux bases solides : le recensement et la consommation journalière.

Le premier me donnait le nombre des citoyens libres ; je l’ai établi dans le Ier chapitre de ce livre, et je crois que cette question est résolue avec toute la précision que comporte le sujet.

Pour obtenir le nombre des esclaves et introduire dans l’arithmétique politique un certain degré d’exactitude, il était important de fixer la consommation journalière en blé de l’individu dans l’Italie ancienne et moderne ; de longues et minutieuses recherches ont été faites pour obtenir ce chiffre. Pendant trois voyages en Italie, je suis venu à bout de me le procurer dans les parties du Piémont, du Milanais, de la Toscane, de l’État Romain et du royaume de Naples, où le blé est la nourriture principale, où l’on ne cultive ni le maïs ni la pomme de terre.

J’ai obtenu, dans chacun de ces pays, communication des registres de 200 familles agricoles qui, pendant plusieurs années, avaient pesé exactement le blé qu’elles mettaient au moulin, la farine qu’elles en retiraient et le pain produit par cette farine.

La moyenne tirée de ces 1000 registres particuliers, qu’on a lieu de croire exacts, a donné :

Pour la consommation journalière en blé d’un individu de famille agricole en Italie, en nombre rond, 1 livre 8 onces, poids de marc.

J’ai tiré la même moyenne de 2000 familles agricoles de vingt départements de la France, où le blé est presque la seule, ou du moins la principale nourriture.

La moyenne de consommation journalière, en pain de blé, s’est trouvée aussi 1 livre 8 onces, plus une fraction.

Celle d’un individu à Paris est de 342 livres par an, un peu moins de 1 livre par jour, d’après l’exacte statistique de M. de Chabrol.

Le chiffre n’était pas connu jusqu’ici pour les familles agricoles. Un fait remarquable peut se déduire de ces calculs : c’est qu’un rapport à peu près semblable existe chez les Romains et chez nous entre la consommation du citadin et du campagnard.

Ainsi, nous avons pour la quantité de pain consommée par jour à Rome :

 

 

Livres françaises

Par

un citadin

2.21

 

un campagnard

3.00

En France :

Par un parisien

0.93

Dans les vingt départements cités

1.70

M. Édouard Biot est arriva, sans connaître mon travail, à un résultat semblable pour la Chine, et a prouvé[21] que la consommation journalière en riz des familles agricoles était de 1 livre 8 onces. Ce rapport de consommation presque identique, dans des contrées aussi éloignées que la Chine et la France, est certainement un fait très curieux, et si l’on pouvait déduire la force musculaire moyenne de la quantité des aliments, on en conclurait que le Chinois est presque aussi robuste que le Français ou l’Italien, car le blé, à poids égal, ne contient guère plus de substance nutritive que le riz, quoique ce dernier grain soit moins riche en gluten.

J’ai regretté de n’avoir pu prendre une base plus large que celle de 3000 familles, pour obtenir avec plus de précision la moyenne de la consommation journalière de l’agriculteur en France et en Italie ; mais on sent aisément la difficulté d’obtenir ces renseignements. Il n’y avait rien de fait, à ma connaissance, sur cette matière, et le résultat de ce long et pénible travail offrira du moins une approximation basée sur quelque chose de positif.

Après ce résumé, qui est moins une digression que l’établissement d’une base nécessaire au calcul, je reviens à l’Italie ancienne, et je dois chercher à expliquer la cause de cette grande consommation de pain, donnée comme moyenne par Caton au vie siècle de Rome, et de la consommation en blé aux VIIe et VIIIe siècles, qui nous a été transmise par Salluste et par Sénèque. Les Romains mangèrent d’abord le blé cru ou seulement ramolli dans l’eau[22] ; ensuite ils s’avisèrent de le griller. Pline nous apprend que c’est Numa à qui l’Italie doit les procédés de torréfaction des grains, l’invention du four et des vases à griller le froment. Enfin l’on arriva au grand art de moudre, et d’abord on mangea crue la pâte faite avec cette farine. On se servait, pour moudre le grain, d’un pilon ou de deux pierres frappées ou tournées l’une sur l’autre, et c’est de là que, même quand l’usage du pain fut devenu commun, dans les sacrifices, qui conservaient toujours l’image de la vie et des mœurs des anciens temps, on garda l’habitude de piler sur la pierre et de rôtir au feu les grains. C’est cette pâte crue, pals, que le soldat romain apprêtait pour plusieurs jours ; c’est la σταϊτα et le μάζα[23] des Grecs, excepté que cette dernière pâte était mêlée d’huile et se faisait de farine d’orge broyée au pilon ou à la meule. Aussi ne préparait-on cette pâte que pour un jour, de peur qu’elle ne s’aigrit. Enfin on inventa le van, qui nettoie le grain, on trouva le moyen de séparer le son de la farine ; plus tard, et après beaucoup d’essais malheureux, on ajouta le levain, et d’abord on mangea le pain cru, jusqu’à ce que le hasard eut appris qu’en le cuisant on l’empêchait de s’aigrir et on le conservait bien plus longtemps. Ce ne fut qu’après la guerre contre Persée, l’an 580, que Rome eut des boulangers ; Pline a marqué soigneusement cette époque.

Comme les Romains n’ont connu, avant l’ère chrétienne[24], ni les moulins à vent ni cette espèce de pierre meulière[25] particulière à la Brie, et si supérieure, pour la mouture, aux autres pierres, il est également facile d’expliquer la différence de consommation à Rome sous Auguste et actuellement en France.

Parmentier a prouvé que, depuis une époque assez rapprochée, le siècle de Louis XIV par exemple, l’art de moudre a reçu en France de bien grands perfectionnements, que la différence de l’ancienne à la nouvelle mouture peut s’étendre jusqu’à la moitié en sus du pain fourni par la même quantité de blé. En effet on a assigné d’abord 4 setiers, puis 3, enfin 2 setiers de blé pour la consommation annuelle d’un habitant de Paris, qui n’est plus aujourd’hui que de 1 1/3 setier ou à peu près 342 livres par individu. J’ajouterai à ces faits mes observations directes et ma propre expérience. Dans le Perche, que j’ai longtemps habité, des moulins grossièrement fabriqués, qui avaient des meules de granit et de trapp, ont été reconstruits d’après les règles de la mécanique, dont les progrès, depuis trente ans, ont été si considérables. On les a pourvus de bonnes meules de La Ferté, on a moulu le grain en deux fois, on a imprimé au bluteau un mouvement circulaire, et le produit en farine de la même quantité de blé s’est accru d’un sixième.

Ainsi s’explique facilement l’énorme disproportion entre la consommation journalière de blé chez les Romains et chez nous ; la raison en est toute dans l’imperfection des procédés de mouture et de panification. Ainsi doit s’expliquer aussi un fait remarquable signalé par Pline (XVIII, XX, 2), et que M. Bœckh s’est contenté d’indiquer en passant, probablement parce qu’il n’en a pas soupçonné la cause. La farine se vendait à Rome, suivant sa qualité, 40, 48 ou 96 as le modius. Ces prix, si élevés relativement aux cours des grains à cette époque[26], ont leur raison dans l’imperfection des procédés de mouture, qui étaient encore dans l’enfance et devaient entraîner des frais considérables.

Il s’agit maintenant d’obtenir la quotité d’arpents cultivés annuellement en blé dans l’Italie ancienne. L’antiquité ne nous a point transmis ce chiffre, mais nous espérons y arriver par un rapprochement entre l’Italie ancienne et l’Italie ou la France actuelle, contrées soumises au cadastre, et pour lesquelles la population totale et le nombre d’hectares de terre arable ont été déterminés avec une grande précision.

Nous prendrons d’abord la portion de l’Italie désignée par Polybe[27], et qui, en 529 de Rome, présente, pour la population mâle libre, de dix-sept a soixante ans, 750.000 individus.

La domination romaine, comme je l’ai dit, se terminait alors, vers le nord, au 44e degré de latitude, sur la ligne qui, de l’embouchure du Rubicon dans l’Adriatique, coupe l’Italie parallèlement et aboutit dans la mer de Toscane au port de Luna. Rome occupait toute la péninsule depuis cette ligne jusqu’au détroit de Sicile.

Cette portion de l’Italie, représentée aujourd’hui par le royaume de Naples, moins la Sicile, par les États de l’Église, le grand duché de Toscane, les duchés de Modène et de Lucques, a de surface 7774 lieues carrées[28] ou 15.356.109 hectares.

D’après le beau travail publié en 1836 sur la statistique de la France par M. le ministre de l’agriculture et du commerce[29], la France, sur une superficie de 52.768.618 hectares, n’a que 25.559.151 hectares de terres labourables[30]. Nous obtiendrons approximativement la quantité de terres labourables en Italie au moyen de la proportion suivante : 52.768.618 hectares, total de la superficie de la France, sont à 15.356.109 hectares, total de la superficie de l’Italie, comme 25.559.151 hectares, quantité des terres labourables en France, sont à x, quantité des terres labourables en Italie ; x = 7.437.926 hectares. Sans doute ce nombre n’est pas rigoureusement vrai, mais on m’accordera qu’il doit être assez rapproché de la vérité pour ne pouvoir introduire une forte erreur dans le chiffre auquel je prétends arriver. En effet, il est à peu près la moitié de la superficie totale de l’Italie telle que nous la considérons. Or on voit la même proportion en France entre la superficie totale, 52.000.000 d’hectares, et la quantité de terres cultivées en blé, qui est de 25.000.000 d’hectares. Un rapport identique se manifeste encore dans d’autres contrées. D’après M. Éd. Biot[31], la surface totale de la Chine étant de 333.000.000 d’hectares, la culture régulière embrasse les 6/11e, environ la moitié, de l’empire. On verra d’ailleurs par la suite de mon travail que, loin de diminuer la quantité des terres cultivées, pour arriver à une consommation et, par conséquent, à une population moindres, j’ai peut-être exagéré cette quantité.

Admettons donc qu’il y eût, sous la république, dans la portion de l’Italie que j’ai indiquée, 7.437.926 hectares de terres labourables. Le système des jachères étant alors en vigueur[32], une partie de cette superficie restait annuellement improductive[33]. Nicolaï, dans sa statistique de l’État Romain[34], retranche, pour les jachères, ¼ de la superficie labourable, et je me suis assuré par l’examen du cadastre, que, dans la campagne d’Arezzo, la moitié du terrain cultivable reste en jachère chaque année. Si nous appliquions ces deux évaluations à l’état ancien de l’Italie, l’une serait certainement trop faible, l’autre serait peut-être exagérée. D’après le calcul de Columelle[35], 35 jugères de terrain restaient annuellement improductifs dans une propriété de 100 jugères de terre cultivable. En admettant cette proportion, il faudrait retrancher de la superficie totale des terres cultivables en Italie, évaluée à 7.437.926 hectares, 35 sur 100 pour les jachères. Il resterait donc 65 pour 100 de terre annuellement productive, c’est-à-dire une quantité d’environ 4.834.653 hectares[36].

Nous avons fixé à 5 pour 1 le rapport du produit à la semence ; mais avant de faire usage de cet élément, il est indispensable de savoir à quelle quantité s’élevait la semence pour chaque hectare de superficie. Varron nous apprend qu’on semait cinq modius de froment dans un jugère de terre[37]. Cinq modius équivalent à 66 125/1000e livres anciennes, et un jugère à 25 ares 28 centiares. A ce compte, la semence d’un hectare aurait été de 262 715/1000e livres de blé, et son produit brut de 5 fois cette quantité. Mais il faut toujours déduire de ce produit la semence de l’année suivante, ce qui réduit le produit net à 4 pour 1, rapport qui est du reste donné par Columelle, comme nous le montrerons ailleurs. Ainsi le produit net d’un hectare était chaque année de 1.050 4/5e livres de blé, et, par conséquent, les 4.834.653 hectares cultivés annuellement en blé donnaient 5.080.543.452 livres de blé à consommer par an.

Nous avons déjà fixé les quantités de blé nécessaires à la consommation d’un individu de famille citadine ou agricole. Ces quantités n’étant pas identiques, il importerait de savoir dans quelle proportion étaient les paysans et les citadins par rapport à la population totale. Nous pouvons admettre sans hésiter que le quart de la population habitait les villes, et que les trois autres quarts étaient disséminés dans les campagnes. En France, par exemple, où l’on compte 32.000.000 d’habitants, les chefs-lieux d’arrondissement et de département ne renferment ensemble que 4.680.000 individus environ. A ce nombre il faudrait ajouter la partie de la population des bourgs et des villages qui, assez riche pour ne pas se livrer aux travaux agricoles, rentre, quant à la consommation, dans la classe des citadins. Mais on aurait beau forcer tous les calculs, on ne dépasserait certainement pas le nombre de 8.000.000, qui forme le quart de la population totale du royaume.

Reprenons maintenant les éléments que nous avons réunis et arrivons à la solution du problème. Un campagnard consommait 3 livres de blé par jour ou 1.095 par an ; 3 campagnards consommaient 3 fois cette quantité, c’est-à-dire 3.285 livres. La consommation d’un citadin était de 5 modius ou 66 125/1000e livres par mois, ce qui fait, par année, 797 1/100e livres, soit, en nombre rond, 797 livres. Ainsi, 4 individus, dont 3 paysans et 1 citadin, consommaient annuellement ensemble 4.082 livres de blé. Donc, autant de fois 5.080.543.451, nombre qui représente la quantité de livres de blé annuellement affectée à la consommation, contiendra 4.082, autant de fois il y aura 4 individus dans la population totale. Ce calcul nous donnera, en définitive, pour la portion de l’Italie que nous considérons, une population totale de 4.978.484 individus. C’est environ 640 habitants par lieue carrée, proportion qui est maintenant en général plus que double en Italie, mais qui se retrouve cependant, avec peu de différence, dans quelques portions de cette contrée et dans certaines parties de la France.

Polybe donne, d’après les tables de recensement, le nombre des citoyens en âge de porter les armes, c’est-à-dire de dix-sept à soixante ans, pour l’an de Rome 529 ; ce nombre est de 750.000 individus.

D’après les tables de population calculées par M. Duvillard et corrigées par M. Mathieu[38], le nombre des individus de tout sexe, de dix-sept à soixante ans, pour une population de 10.000.000, est de 5.626.819 ; d’où, par une simple proportion, nous tirons 2.801.301 individus de tout sexe et de toute condition dans la limite de dix-sept à soixante ans pour la population totale de l’Italie en 529, qui était de 4.978.484 individus.

Dans les tables que nous venons de citer, le nombre des femmes est réputé égal à celui des hommes. Ainsi, en doublant le chiffre de 750.000, qui, d’après Polybe, représente les mâles libres de dix-sept à soixante ans, nous trouverons, pour la population libre mâle et femelle de dix-sept à soixante ans, 1.500.000 têtes, et il nous restera pour la population affranchie, métœque, esclave, mâle et femelle, du même âge, 1.301.301 individus.

Il faut maintenant tenir compte de la population de tout sexe et de toute condition depuis la naissance jusqu’à dix-sept ans, et depuis soixante ans jusqu’à la mort. Une population de 10.000.000 d’individus en renferme 3.485.535 de la naissance à dix-sept ans, et 887.646 depuis soixante ans jusqu’à la mort, en tout 4.373.181 ; nombre qui, pour la population totale de l’Italie telle que nous l’avons établie, se réduit, au moyen d’une proportion, à 2.177.181 individus. Tâchons maintenant de démêler dans ce nombre les hommes et les femmes libres des hommes et des femmes esclaves, métœques et affranchis. Nous venons de voir que, sur 2.801.301 individus de dix-sept à soixante ans, il y avait 1.500.000 individus libres et 1.301.301 esclaves de tout sexe. Une dernière proportion basée sur ces données nous conduira au résultat que nous cherchons. Mais il importe de faire observer que cette manière de procéder est très défavorable à l’opinion que je cherche à établir, car l’éducation des esclaves ne présentait pas assez de profit pour qu’on eût beaucoup de ces serviteurs depuis la naissance jusqu’à quinze ans. Aussi, dans cette première période de la vie, le rapport de la population esclave à la population libre devait-il être extrêmement faible. De plus, les hommes libres, operarii, mercenarii, étaient, comme je l’ai déjà dit, préférés pour la culture des grains, des prés naturels ou artificiels, des vignes, etc. Cet avis une fois donné, établissons notre proportion et tirons-en la conséquence.

2.801.301 : 2.177.181 : : 1.301.301 : x ;

D’où x = (2.177.181 * 1.301.301) / 2.801.301 = 1.011.376

Il y aurait donc 1.011.376 esclaves, métœques ou affranchis, de tout sexe, de la naissance à dix-sept ans et depuis soixante ans jusqu’à la mort ; nous en avons trouvé 1.301.301 dans l’âge de dix-sept à soixante ; ainsi, le total des individus, hommes et femmes, esclaves, affranchis ou métœques, était, dans l’Italie en 529, de 2.312.677.

La population libre, de la naissance à dix-sept ans et de dix-sept ans jusqu’à la mort, est, d’après le calcul que nous venons de faire, de 1.165.805 ; celle de dix-sept à soixante ans s’élevait à 1.500.000 ; le total est de 2.665.805. Il n’y a qu’une légère différence entre ce nombre et celui que nous avons trouvé plus haut en employant des éléments de calcul différents.

En additionnant les deux totaux partiels que nous venons d’obtenir (2.312.677 + 2.665.805) nous retrouvons, pour la population entière de cette portion de l’Italie, le nombre que nous avait fourni le calcul des consommations, 4.978.482.

Ainsi, en 529, dans la partie de l’Italie que nous avons considérée, la population libre était à la population affranchie, métœque ou esclave, à peu près comme 26 est à 23.

 

 

 

 



[1] Ch. I, p. 10 et 15.

[2] Mém. de l’Acad. des Inscr., t. VI, p. 192-220.

[3] Voyez ci-dessus, livre II, ch. I.

[4] Ant. Rom., IX, 583, lin. 24.

[5] C’est encore la produit moyen dans les États de l’Église, cinque per uno, d’après NICOLAI, Memorie sulle campagne et sull’ annona di Roma, in-4°. Rome, 1803, t. III, p. 218. A Pise, d’après l’estimation du cadastre, la produit des mauvaises terres est de 3 pour 1, celui des plus fertiles de 8 pour 1, pour la blé, l’avoine, les vesces, les fèves, les haricots et le seigle. Le maïs rend 40 pour 1. La même proportion existe dans le territoire d’Arezzo ; mais dans les terrains infertiles on n’ensemence que la moitié des terres, et on laisse l’autre moitié en jachères.

[6] De re rust., I, XLIV, 1, 2.

[7] Verrin., III, 47.

[8] J’abrège cette discussion, qui sera traitée à fond dans mon troisième livre.

[9] III, III, 4.

[10] Voyez dans mon quatrième livre, les chapitres sur l’administration romaine en Italie et dans les provinces, et ci-dessous le ch. VIII, la population de la Gaule.

[11] Familiœ cibaria qui opus facient, per hiemem, panis P. IV. Ubi vineam fodere cœperint, panis P. V, usque adeo dum ficus esse cœperint ; deinde ad P. IV redito. CATO, De re rust., ch. LVI.

[12] Lib. III, c. X, t. II, p. 75-77, éd. Havere. Cf. lib. I, c. VI, p. 13.

[13] Au lieu de possunt ; correction heureuse de Juste Lipse, Elect., II, 8.

[14] Epist. LXXX, in fine.

[15] Alexis Comnène, vers l’an 1200, assignait aux ecclésiastiques 50 modius de blé par an, un peu moins de deux livres par jour. Constit. imper., p. 287, éd. Goth.

[16] Orat. I, c. 41.

[17] Ad Terantil Phorms., I, I, 9.

[18] Comment. in Caton., t. V, p. 126.

[19] Bœckh, Écon. polit. des Athéniens, p. 133, calcula la population totale de l’Attique d’après cette donnée : 7 médimnes 3/8 pour 354 jours. Il dit que c’était aussi la ration du soldat romain. Cette évaluation est trop faible, les hommes libres mangeaient plus. Les esclaves ne recevaient que ce qui leur était nécessaire pour vivre et non pour se nourrir complètement. M. Éd. Biot a prouvé qu’il en était de même en Chine.

[20] Juste Lipse, Elect., I, 8, t. I, p. 249, col. 1, est tombé dans la même erreur au sujet de ce passage de Polybe.

[21] Système monétaire des Chinois, Journal asiatique, 3e série, t. IV,  p. 122.

[22] HEYNE, Opusc. acad., t. I, De Frugum sativarum panificlique originibus, p. 367.

[23] Hesychius, voc. Μάζα. Constantin, lexic., end. v.

[24] CONSTANTIN (v. Μύλη) dit : Molæ usus in Cappadocia repertus manuariæ primum. Inde alias inventus usus earum quæ ad ventum ; et, paulo ante Augustum aquariœ Romæ in Tiberi primum factæ, Pompon. Sabinus auctor est. Voy. MONGEZ, Mém. de la classe d’hist. et de litt. ancienne, t. III, p. 446.

[25] Silex meulière de M. ALEXANDRE BRONGNIART, Dict. des Sciences natur., au mot Silex. — Quartz agathe de la minéralogie d’Haüy.

[26] Voyez liv. I, ch. XI.

[27] II, XXIII, 9. Voyez ci-dessus, ch. I.

[28]

 

 

lieue. carr.

Royaume de Naples (continent)

4100

États de l’Église

2250

Duché

de Toscane

1098

 

de Modène

272

 

de Lucques

54

Total . . . . . . . .

7774

Voyez Malte-Brun, éd. Huot, 1836, t. VII, p. 401, 338, 358. La lieue dont il est fait usage est de 2280 1/3 toises.

[29] Tableau XXV, p. 108.

[30] Voici la division du sol de la France.

 

Hectares

ares

centiares

Terres labourables

25 559 151

75

24

Prés

4 834 621

1

42

Vignes

2 134 822

37

8

Bois

7 422 314

28

25

Vergers, pépinières et jardins

643 699

13

31

Oseraies, aulusies et saussais

64 490

13

12

Étangs, abreuvoirs, mares, etc.

209 431

61

16

Landes, pâtis, bruyères, etc.

7 799 672

49

0

Canaux de navigation

1 631

41

0

Cultures diverses

951 934

25

64

Propriétés bâties

241 841

92

29

Routes, chemins, places publiques, rues, etc.

1 225 014

91

47

Rivières, lacs, ruisseaux

458 165

51

84

Forêts, domaines non productifs

1 203 980

32

51

Cimetières, églises, presbytères, bâtim. publ.

14 847

75

39

Total . . . . . . . .

52 768 618

88

72

 

[31] Journ. asiat., 3e série, t. V, p. 329.              

[32] PLINE, XVIII, 46, éd. Hardouin.

[33] Cf. VARRON, I, XXIX, 1. - COLUMELLE, II, X, 7. - VIRGILE, Géorgiques, I, 71. - PLINE, XVIII, 50.

[34] Tome III, p. 222.

[35] Voyez ci-dessous, livre III, ch. XI, sur le revenu des terres labourables.

[36] Nicolaï (ouvr. cit., t. III, p. 218 et suiv.), après avoir distrait de la superficie totale des États Romains les parties occupées par les routes, les chemins, les rivières, les torrents, les fossés, les marais, les lacs, les étangs, les terrains stériles, les propriétés bâties, les vignes, les vergers, les olivètes, les prairies, et un quart pour les jachères, obtient, pour la quantité de terrain cultivée annuellement en blé, 600 mille rubbio, égalant, 1.104.000 hectares, ce qui, au moyen d’une simple proportion, donnerait, pour toute la partie de l’Italie que nous considérons, 3.814.486 hectares annuellement cultivés en blé. Ce calcul, comme on voit, est beaucoup plus faible que le nôtre, et nous met à l’abri de tout reproche d’exagération. On ne doit pas du reste s’appuyer de l’autorité de Nicolaï pour nous accuser d’inexactitude, car cet auteur n’écrit point d’après des bases officielles.

[37] Seruntur in jugero v modii tritici. Lib. I, c. XLIV, 1.

[38] Annuaire du Bureau des longitudes pour 1839, pp. 178, 179, et table III, p. 184.