ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE SECOND — POPULATION

CHAPITRE III — Exagérations des auteurs anciens et modernes relativement au nombre des esclaves.

 

Les grands écrivains de la Grèce et de Rome ne nous offrent, relativement à la statistique, que des notions insuffisantes, ou quelquefois suspectes. Les historiens, dit M. Letronne[1], plus occupés d’intéresser que d’instruire, ont trop souvent mieux aimé peindre des tableaux d’un effet harmonieux ou brillant que remonter péniblement, par des observations sur les ressources respectives des peuples, jusqu’aux secrètes et véritables causes des événements. D’un autre côté, les philosophes et les moralistes anciens se sont moins attachés à nous transmettre fidèlement les observations qu’ils avaient faites et les renseignements qu’ils avaient recueillis, qu’à choisir parmi ces renseignements ceux qui s’accordaient le mieux avec leurs idées sur l’existence et l’organisation d’un état social purement imaginaire. J’ajouterai que les écrivains anciens, brillant, chacun à leur manière, de tout l’éclat, de toutes les parures du style, s’adressent à l’imagination vive des hommes plutôt qu’à leur raison calme et réfléchie. Le style est pour eux l’homme tout entier ; l’éloquence et la verve, non les moyens, mais le but. La recherche et l’élégance dans les narrations leur interdisent souvent les chiffres, les calculs, les proportions et les rapports des diverses classes de la population entre elles[2]. D’ailleurs ces grands historiens, poètes et orateurs admirables, n’avaient point reçu de la nature ou ont dédaigné d’acquérir l’exactitude scrupuleuse du savant ou de l’érudit.

On petit dire aussi que l’âge de la civilisation déterminait ces goûts et ces préférences. Sous plus d’un rapport, les sociétés grecque et romaine étaient encore dans l’adolescence. Animées des passions vives et fougueuses de la jeunesse, accessibles à toutes les illusions de cet âge, elles encourageaient de leur éclatante approbation les ouvrages où la forme et l’imagination dominaient ; elles ne montraient qu’un froid dédain, elles n’accordaient qu’une médiocre estime à des penseurs profonds, à des narrateurs exacts tels que Polybe et Strabon. La forme seule du style de l’encyclopédie de Pline, sa manière brillante et recherchée que semblait devoir exclure la nature même de son sujet, est une preuve irréfragable de l’influence que le siècle u exercée sur l’écrivain.

Les hommes les plus éminents du XVIIIe siècle ont reçu de même l’influence de leur époque, et n’ont point été étrangers à l’esprit de système dans leurs jugements sur l’antiquité. Montesquieu, cette intelligence si vive et si nette, a voyagé dans l’Italie moderne ; il n’y a pourtant vu qu’un désert auprès des innombrables habitants dont son imagination l’a peuplée du temps des Romains ; et c’est après avoir, dit-il[3], lu les historiens anciens et modernes, et comparé tous les temps, qu’il avance que la seule ville de Rome contenait autrefois plus de peuple qu’un grand royaume de l’Europe n’en a aujourd’hui, et qu’il y a à peine sur la terre la dixième partie des hommes qui y étaient dans les anciens temps.

Buffon, quoique en avant de son siècle pour l’exactitude et la méthode, construisait la théorie de la formation du globe, lorsque la géologie, qui lui servait de base, venait à peine de naître.

Les méthodes scientifiques ont fait, depuis cinquante ans, d’irrécusables progrès ; l’érudition a dû profiter de leur exemple, surtout dans les parties de ses recherches qui, telles que l’arithmétique politique, sont accessibles au calcul.

Je crois avoir réuni les données nécessaires pour ramener à une simple règle de proportion le grand problème de la population et des produits de l’Italie sous la domination romaine ; aucun de ces éléments n’avait été employé jusqu’à présent pour résoudre cette question difficile. Nous connaissons :

1° Le rapport de l’argent au prix moyen du blé et de la journée de travail ;

2° La consommation journalière en blé d’un individu de famille agricole en France, dans l’Italie ancienne et moderne, et le produit en pain d’une quantité fixe de blé ;

3° Le rapport de la semence au produit du blé dans toute l’Italie ancienne et moderne ;

4° Le produit moyen en blé d’un jugère de terre labourable[4] ;

5° Le montant de l’importation des blés étrangers à diverses époques de l’empire romain.

Ces divers éléments ont été déterminés pour la France et l’Italie actuelles, et nous pourrons comparer, à des époques diverses et dans des climats différents, des quantités et des résultats semblables. Nous pourrons déduire du calcul des produits et de la consommation annuelle, la population totale de l’Italie romaine à diverses époques.

Les dénombrements qui existent nous donnent le montant de la population libre.

Nous obtiendrons le montant de la population esclave en retranchant la somme des hommes libres de la population totale, et ces deux calculs, tirés d’éléments très différents, auront l’avantage de se contrôler et de se vérifier réciproquement. Malheureusement, les érudits qui ont, avant moi, traité la question, ont mieux aimé s’en rapporter aux déclamations de quelques rhéteurs ampoulés que de fatiguer leur esprit dans d’arides et pénibles calculs ; aussi je me vois encore ici obligé à combattre une erreur accréditée depuis trois siècles, comme je l’ai fait dans les chapitres précédents, pour la population libre de l’Italie, pour le rapport des métaux monnayés entre eux et leur valeur intrinsèque et relative.

Les savants ouvrages de Vossius[5], de Juste Lipse, sur la grandeur romaine, de Meursius sur le luxe romain, de Pignorius sur les esclaves, l’histoire de l’esclavage en Grèce par Reitmeier, ont fait autorité et ont été suivis jusqu’au commencement du XIXe siècle, époque à laquelle MM. Bœckh et Letronne, pour l’Attique, ont soumis les faits à l’épreuve d’une saine critique. MM. Blair et Saint-Paul, au contraire, dans leurs travaux récents sur l’esclavage, ont, de même que Montesquieu, vu la population romaine, esclave ou libre, de l’Italie, à travers un télescope grossissant. J’ai tâché et j’essaie encore de faire, pour la population et les produits de l’Italie sous la république et sous l’empire, ce que les savants et les critiques éminents que j’ai nommés, MM. Bœckh et Letronne, ont fait pour l’Attique, depuis la guerre du Péloponnèse jusqu’à la bataille de Chéronée.

La méthode rigoureuse des sciences physiques et mathématiques a été, je le répète, tout à fait étrangère aux savants qui, depuis la renaissance des lettres jusqu’à nos jours, ont discuté ces problèmes d’arithmétique politique. Tous se sont appuyés sur des faits évidemment exagérés, sur des autorités souvent fort suspectes ; ils ont fait de l’exception la règle générale. Si Pline et d’autres déclamateurs ont dit emphatiquement que Rome s’étendait d’Otricoli jusqu’à Ostie, que le palais de Néron était plus grand qu’une ville, si Athénée a donné aux riches Romains des milliers d’esclaves, on en a tiré la conclusion que la Rome d’Auguste, dont la superficie n’était pourtant que le cinquième de celle de Paris, avait une population de plusieurs millions d’habitants, et que les esclaves, dans les derniers siècles de la république et les trois premiers de l’empire, devaient être au moins dix fois plus nombreux que les hommes libres.

M. Blair[6], plus modéré, ne met en Italie qu’un esclave pour un homme libre, depuis l’expulsion des rois jusqu’à la prise de Corinthe, et depuis cette époque (608 de Rome, 144 av. J.-C.) jusqu’à Alexandre Sévère (222 à 235 de J.-C.), trois esclaves pour un homme libre. Ajoutons que ce rapport n’est déduit que d’une simple hypothèse, et que l’auteur, pour fixer le chiffre de la population servile, n’a pas cherché à obtenir le produit total en blé de l’Italie, plus la somme de l’importation sous la république et sous l’empire, élément qui, joint à la consommation journalière en froment d’un individu de famille citadine ou agricole, peut seul fournir une approximation un peu exacte de la population totale de cette contrée sous la domination romaine.

Il me semble qu’avant d’admettre, comme un fait incontestable, des conclusions tirées de données aussi vagues et d’y soumettre son jugement, on devait se poser d’abord ces questions préjudicielles :

D’où venait, comment se reproduisait, où se recrutait cette population servile qu’on vous représente si excessive ?

Tous sont d’accord :

Que le nombre des esclaves mâles était quatre à cinq fois plus fort que celui des femelles[7] ; que les mariages, dans cette classe, étaient généralement prohibés ; que la population esclave ne se recrutait que par la guerre, la traite, les ventes volontaires, et qu’elle diminuait par l’affranchissement. J’ai établi par de nombreux témoignages que le prix moyen de l’esclave mâle, adulte, propre aux travaux de l’agriculture, a oscillé en Grèce et en Italie, depuis la guerre médique jusqu’à la fin de la deuxième guerre punique, entre 500 et 1.200 francs[8].

Il faut ajouter que, dans cette période, la presque totalité de la population servile ne se recrutait qu’aux dépens de la population libre, et que la durée moyenne de la vie d’un esclave en Italie[9] devait être au plus, comme dans les Antilles, de 8 à 9 ans ; car l’esclave était une chose et non une personne[10]. Varron (I, XVII, 1), à la fin du VIIe siècle de Rome, le place, avec les chars, au nombre des instruments agricoles. C’était, dit-il, un instrument doué de la parole, instrumentum vocale, plus utile peut-être que les instruments demi muets, instramentum semi-mutum, tels que le cheval, le bœuf et le chien, et que le plaustrum ou la charrue, instrumentum mutum. Or, dans cet état de choses, pour motiver le grand nombre d’esclaves dans le monde ancien et spécialement dans l’Italie romaine, il faudrait trouver de vastes contrées où la population fût exubérante, les aliments surabondants, très peu coûteux, et dans lesquelles le prix de la nourriture et du vêtement de l’esclave, cultivateur ou domestique, depuis la naissance jusqu’à quinze ans, fût au-dessous du prix de la vente.

Il aurait fallu enfin que des nations entières trouvassent du profit à élever des hommes pour la traite, comme nous élevons des bœufs, des chevaux, des mulets, des moutons, pour nous en servir ou pour les vendre, et les auteurs anciens affirment que, relativement à l’espèce humaine, c’était une mauvaise spéculation[11]. On voit que dans l’Orient et même dans l’empire Ottoman, où l’esclave est traité avec douceur, devient membre de la famille et peut arriver à tout, il y a pourtant bien moins d’esclaves que d’hommes libres. La guerre ne recrutait que momentanément la population servile et détruisait les sources de la reproduction. Enfin, si elle avait produit ce nombre fabuleux d’esclaves dont l’imagination des écrivains que j’ai cités a peuplé l’Italie, tous les pays en guerre avec Rome auraient dû être dépeuplés, et nous voyons l’effet contraire.

Le savant et judicieux Heyne, dans son opuscule Sur les pays d’où l’on tirait les esclaves pour les amener aux marchés de la Grèce et de Rome[12], n’a pu lever cette difficulté, qui est réellement insoluble. Aussi cet esprit sage et éclairé s’est-il contenté de réunir quelques généralités sur ce sujet, et s’est-il abstenu de fixer le nombre d’esclaves que le nord, l’occident et l’orient de l’Europe et de l’Asie fournissaient annuellement à la Grèce et à l’Italie. Il signale seulement, comme une des causes du décroissement des produits alimentaires de l’Italie dans les VIe et VIIe siècles de Rome, cette grande importation d’esclaves illyriens, gaulois, espagnols, qui, peu propres aux travaux rustiques, ont porté un coup mortel à l’agriculture, déjà attaquée dans son principe vital par la concentration des propriétés.

 

 

 



[1] Nouv. Mém. de l’Acad. des Inscript., t. VI, p. 165-166.

[2] Par exemple, dans la récit des révoltes d’esclaves qui, depuis 618 jusqu’à 679 de Rome, exposèrent la république à de si grands dangers, les auteurs anciens ont consigné ordinairement la nombre des hommes tués dans une bataille, quelquefois le nombre total qui a péri dans la guerre, et cependant on n’y rencontre jamais la proportion qui existait entre les populations libre et servile quand ces révoltes ont éclaté. On voit seulement, par la chiffre des esclaves révoltés et celui des morts et des prisonniers, tels que nous les a transmis l’antiquité grecque et romaine, que le total de la population servile en Sicile et en Italie, dans le VIIe siècle de la république, devait être fort inférieur à ce qu’on le suppose généralement. M. Letronne avait déjà fait pressentir cette opinion en réfutant Athénée. Mém. cit., p. 175, ss.

[3] Montesquieu, Lettres persanes, CXII. Voyez Esprit des lois, liv. XXIII, ch. 17, 18, 19, 23.

[4] La quotité d’arpents cultivés annuellement en froment ne nous est pas connue ; on ne pourra l’obtenir que par un rapprochement entre l’Italie moderne et l’Italie ancienne,

[5] Isaaci Vossii Observ. var., p. 65-68. Londres, 1686.

[6] Chap. I, p. 10 et 15. Voir l’art. sur l’ouvrage de M. Blair, Recherches sur l’esclavage chez les Romains, dans le Quaterly Review, tom. L, p. 401.

[7] M. Letronne (Mém. sur la pop. de l’Attique, Acad. des Inscr., t. VI, p. 196) prouve qu’il y avait au plus dans Albinos un esclave femelle sur douze esclaves mâles. Caton le Censeur séparait les deux sexes, et leur vendait, pour un temps limité, le droit de s’approcher et de se voir mutuellement. PLutarque, Cat. maj., c. 21, t. II, p. 592, éd. Reisk. Hume, (Polit. disc., X), et M. Blair (p. 120, 121), conviennent, que, dans l’Italie romaine, le nombre des vernæ, ou esclaves nés dans la maison, était fort inférieur à celui des esclave achetés et importés. Sur le bien de Trimalcion, à Cumes (Pétrone, Satiricon, LIII), il y avait parmi les vernæ, quarante mâles et trente femelle. Voyez, sur le rapport des sexes parmi les esclaves des villes, M. Blair, p. 122 et 254, not. 73, 74.

[8] Voir ci-dessus le chapitre sur le prix des esclaves, livre I, chapitre XV.

[9] Heyne, op. cit., p. 132.

[10] Ibid., p. 123.

[11] Xénophon, Économ., c. 21, sq., éd. Weisk.

[12] Op. cit., p. 132.