ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.

CHAPITRE XX — Certitude des documents statistiques que nous ont transmis les auteurs anciens.

 

 

Cette institution fondamentale de la république et de l’empire, qui au moyen des registres de population exactement tenus par conditions, par âges et par sexes, au moyen d’un cadastre et d’estimations précises vérifiées à chaque lustre sur les lieux et d’après les titres de propriété, donnait aux chefs du gouvernement romain l’appréciation exacte et précise des ressources de l’Etat dans tous les genres, qui rendait de plus le poids des impôts facile à supporter parce qu’ils étaient plus également répartis ; enfin, cette loi juste et sévère du cens, base solide de la puissance romaine, n’a point été jusqu’ici dignement appréciée, et cependant elle aurait pu fournir un beau chapitre à l’immortel auteur de la Grandeur et Décadence des Romains.

Il est maintenant utile de prouver que ces documents statistiques étaient publiés régulièrement, et que les historiens grecs et latins ont eu tous les moyens de nous transmettre des renseignements exacts et fidèles.

Les Romains , dans le dernier siècle de la république et sous les empereurs, eurent des bulletins, journaux quotidiens ou hebdomadaires, qui correspondaient à nos procès-verbaux des Chambres, à notre Bulletin des lois, à une partie de nos annuaires et à nos gazettes des tribunaux. Ces journaux étaient régulièrement publiés, mais on ne peut former que des conjectures sur le mode de publication. Il est difficile d’admettre qu’il y ait eu, comme chez nous, des bureaux de rédaction, des abonnements, des distributions quotidiennes dans la ville, des envois réguliers dans les provinces ; mais ceci importe peu à la question qui nous occupe ; il nous suffit qu’on ne puisse révoquer en doute la publication des acta diurna, et le fait est parfaitement constaté.

Jules César, si nous en croyons Suétone[1], aurait été le fondateur de cette publication dans son premier consulat, où il eut pour collègue Bibulus : Inito honore, primus omnium instituit ut tam senatus quam populi diurna acta conficerentur et publicarentur[2].

Ces actes ou procès-verbaux des séances du sénat, que les Grecs appelaient ύπομνήματα, étaient rédigés, sous la surveillance d’un sénateur, par des esclaves publics nommés tabularii, scribœ, logographi, actuarii[3]. Ces actuarii étaient des sténographes, comme le prouvent Suétone (César, 55) et Sénèque (Ep. 33). Sans doute la fonction de rédacteur des séances du sénat était honorable, car Adrien en fut chargé par Trajan[4].

Quand la séance devait être secrète, des sénateurs remplissaient l’office de ces tachygraphes, de ces greffiers, de ces scribes.

Les actes du peuple se nommaient publica acta[5], comme on le voit dans Suétone[6], ou, par abrégé, acta ou diurna, parce qu’ils paraissaient tous les jours, ce que prouvent les phrases de Tacite (Ann., III, 3) : Diurna actorum scriptura, ou libri actorum diurni, ou enfin diurna urbis acta (Ann. XIII, 31). Ces journaux du peuple romain étaient très répandus[7] ; ils circulaient, dit Tacite, dans les provinces et dans les armées : Diurna populi Romani per provincias, per exercitus curatius leguntur[8].

Ils contenaient tout ce qui pouvait intéresser le peuple romain : des extraits des registres de l’état civil, les jugements publics, les supplices, le résultat des comices, les naissances, les décès, les mariages, les divorces, enfin tout ce qui regardait la construction des édifices et les nouvelles du jour[9].

En effet, l’état civil devait être plus régulièrement tenu que jamais, surtout depuis les lois Julia et Papia, qui infligeaient des peines aux célibataires et accordaient des prérogatives aux Romains qui avaient des enfants. Il parait même qu’auparavant, les mariages et les divorces étaient consignés dans cette espèce de bulletin des lois ; la septième lettre de Cœlius à Cicéron[10] l’indique : Paulla Valeria, soror Triarii, divortium sine caussa fecit. Nuptura est D. Bruto, nondum retulerat (sous-entendu in acta). Juvénal[11] le prouve pour les naissances par ce vers :

Tollis enim, et libris actorum spargere gaudes

Argumenta viri.

et pour les mariages par cet autre :

Fient ista palam, cupient et in acta referri[12].

Scœvola[13] montre que ces actes servaient à prouver l’état des personnes. Je cite ce passage précis : Mulier gravida repudiata, absente marito filium enixa, ut spurium in actis professa est. Je citerai encore cet autre témoignage de Capitolin[14] : Filium Gordianum nomine Antonini, et signo illustravit, quum apud præfectum œrarii, more Romano, professas filium, publicis actis ejus nomen insereret.

Il paraît que ces actes étaient dressés par des esclaves, écrivains et greffiers publics, et conservés dans les archives de l’atrium du temple de la liberté. Tite-Live[15] le témoigne en ces termes : Censores extemplo in atrium Libertatis ascenderunt, et ibi, signatis tabellis publicis, clausoque tabulario et dimissis servis publicis... Une ancienne inscription, citée par Juste Lipse[16], montre que les préposés de ces archives portaient le titre de curatores tabulariorum publicorum. Nous apprenons par Tacite[17] que la tenue de ces registres publics fut transférée successivement des questeurs aux préfets du trésor. J’ai expliqué la cause de ces mutations dans mes notes sur les nouvelles inscriptions de Tarquinies[18]. Quant aux archives ou tabularia, Cicéron en fait mention dans sa harangue pour le poète Archias[19], et Virgile dans ce vers des Géorgiques[20] :

Iasanumque forum, eut populi tabularia vidit.

Lampride[21] nous donne une idée de l’exactitude avec laquelle ces registres (acta) étaient rédigés, et nous montre que les magistrats les plus considérables présidaient à leur rédaction. Fecit (Al. Severus) Romæ curatores urbis XIV, sed ex consularibus viris, quos audire negotia urbis jussit, ita ut omnes aut magna pars adessent cum acta fierent.

Il y avait même, outre ces actes, d’autres registres dont Vopiscus[22] annonce s’être servi pour son histoire : Usus sum etiam regestis scribarum porticus porphyreticæ, actis etiam senatus ac populi.

Les faits que j’ai rassemblés sur l’existence et l’exactitude des journaux et des registres du sénat et du peuple romain suffisent pour indiquer le degré de confiance qu’on doit accorder aux historiens grecs et latins qui les ont consultés, et montrent qu’ils ont eu tous les moyens de nous transmettre des détails et des chiffres précis.

Ces considérations préliminaires, ou plutôt les faits nombreux qu’elles présentent sur l’ordre, la sévérité, l’exactitude, je dirais presque la minutieuse pt actualité de l’administration et du gouvernement romain, quant à la connaissance de ses forces en hommes propres à la guerre , de ses ressources en impôts directs ou indirects, même de la valeur capitale des propriétés mobilières et immobilières de tous les sujets de la république ou       ï de l’empire ; enfin, cette exposition du matériel de la puissance d’une nation entièrement agricole et guerrière, m’a paru le préambule nécessaire des discussions que je vais entreprendre sur la population de l’Italie.

On saura désormais que les récits, les données et les chiffres des historiens graves ont dû s’appuyer sur les bases fixes et solides du cens, du cadastre, de la capitation, et d’un état civil régulièrement tenu.

 

 

 

 



[1] J. Cæs., 90. Crévier dit pourtant que cet usage est plus ancien que César, et qu’on a un fragment d’un semblable journal dans le second consulat de Paul-Émile, l’an 584 (Hist. rom., tom. IX, p. 103, in-8°). M. V. Leclerc, dans un savant mémoire lu en 1837 à l’Académie des Inscriptions, Sur l’époque et l’usager des journaux chez les Romains, a réfuté cette assertion dénuée de preuves. Cet ouvrage vient d’être imprimé chez Firmin Didot, avec le titre : Des journaux chez les Romains. J’avais déjà traité la question des journaux dans un mémoire lu à l’Académie des Inscriptions en 1816, et qui a été imprimé en 1833 parmi les Mémoires de cette académie.

[2] En prenant possession de sa dignité, César établit, le premier, que l'on tiendrait un journal de tous les actes du sénat et du peuple, et que ce journal serait rendu public.

[3] Cf. Capitolin, Ant. phil. 9. Macrin. 7. Cod. Just., lib. X, tit. LXIX. Tertullien, Apologie, 20.

[4] Après la questure, il (Adrien) eut mission de contrôler la rédaction des procès-verbaux du Sénat. Spartien, in Adrian., cap. III.

[5] Tacite, Ann. V, 4. Capitolin, l. c.

[6] Tibère, 5 ; Caligula, 8 ; et passim.

[7] Suétone, Claude, 41.

[8] Ann. XVI, 22. Les armées, les provinces, lisent les journaux du peuple romain avec un redoublement de curiosité...

[9] Cf. Ammien, lib. XXII, 3 ; Tacite, XIII, 31 ; Suétone, l. c.

[10] Ad. fam., VIII, 7.

[11] IX, 84 : Tu les élèves, tu es heureux de semer dans les actes publics les preuves de ta capacité virile.

[12] Juvénal, II, 136 : Vivons quelque temps encore et voilà ce que nous verrons, voilà ce qui se fera publiquement, ce qu’on voudra coucher sur des actes officiels.

[13] Digest., XXII, III, 29.

[14] In Gordianis, cap. IV. Il est certain enfin qu’il rehaussa son fils qui s’appelait Gordien en lui donnant le nom d’Antonin quand il vint, selon l’usage romain, le reconnaître auprès du préfet du Trésor et inscrivit son nom sur les registres publics.

[15] XLIII, 16. Aussitôt les censeurs montèrent dans la salle de la Liberté, et, après avoir scellé les registres de leur sceau, fermé les archives et renvoyé les appariteurs...

[16] Ad. Tacite, Annal., VI, 4.

[17] Annal., XIII, 28.

[18] Annales de l’Instit. archéol., t. IV, p. 157, 162 (1832).

[19] Pro Archia, c. 4.

[20] Lib. II, v. 502 : il les cueille sans connaître ni les lois d'airain ni le forum insensé ni les archives du peuple.

[21] In Alex. Sever., cap. XXXIII. Il créa à Rome quatorze curateurs urbains, choisis parmi les anciens consuls et chargés de s’occuper, en liaison avec le préfet de la Ville, des affaires de la cité en étant tous présents, ou au moins un grand nombre d’entre eux, quand les décisions étaient prises.

[22] In Probo, cap. II. J’ai également consulté les registres des scribes du portique de porphyre, sans oublier les actes du Sénat et du peuple.