LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.
La tenue exacte des registres du cadastre et de l’état civil, qui avait, comme je l’ai dit plus haut, commencé avec les rois et s’était maintenue sous la république, où elle formait une des principales attributions de la censure[1], ne fut point négligée par les empereurs qui avaient succédé au titre et aux fonctions de censeurs. Tite-Live (XXIX, 3) et Suétone (Caligula, 8) nous apprennent que ces actes existaient aussi dans les provinces. Ce dernier auteur et Tacite assurent qu’Auguste avait écrit de sa main le résumé de la statistique de l’empire romain. Ce registre, que Tacite nomme simplement libellum, mais que Suétone (Auguste, 28) désigne, avec plus de précision, par le titre de rationarium imperii, breviarium totius imperii, contenait le résumé des ressources de l’empire, le nombre des citoyens et des alliés sous les armes, l’état des flottes, des provinces, des royaumes, des tributs, des impôts directs ou indirects, des dépenses nécessaires et des gratifications. Auguste, dit toujours Tacite, avait écrit le tout de sa propre main ; il y avait ajouté le conseil de ne plus étendre les bornes de l’empire[2]. Niebubr[3], fort jeune encore il est vrai, a jeté des doutes sur la réalité du cadastre et du recensement général de l’empire romain exécuté par Auguste, et qui est pourtant admis comme un fait positif par son ami Savigny[4]. Ce scepticisme outré d’un critique habile nous force à rassembler les témoignages et les faits qui en établissent l’existence. Suétone[5] dit qu’outre l’histoire de sa vie et les dispositions relatives à ses funérailles, Auguste avait écrit un tableau abrégé de tout l’empire, combien de soldats sous les armes, combien d’argent dans le trésor public et dans les autres caisses des impôts de toute nature. Il y avait même ajouté les noms des affranchis et des esclaves auxquels on pouvait demander l’apurement de leurs comptes[6]. Tacite et Suétone ne nous ont pas transmis le cotte tenu de cet abrégé statistique de tout l’empire romain, mais il est utile et curieux d’établir par les témoignages historiques et les faits positifs jusqu’où s’étendirent ce cadastre et ce recensement général, exécutés sous Auguste, et dont il avait écrit les tableaux sommaires de sa main, sous le titre de bréviaire ou abrégé, résumé de tout l’empire. Le célèbre Frontin donne même le nom de l’ingénieur en chef du cadastre, Balbus, qui, dit-il, pendant le règne d’Auguste, a déterminé les formes et les mesures de toutes les provinces, de toutes les cités[7], qui les a consignées dans les registres cadastraux, et qui a développé et rédigé les lois qui régissent la propriété foncière pour l’universalité de l’empire[8]. Cassiodore confirme ce témoignage et ajoute : Sous Auguste, l’empire romain a été divisé en parcellaires et décrit dans le cadastre, de manière que chaque possesseur connut exactement la contenance de son bien-fonds et la quotité d’impôts que devait payer sa propriété[9]. Les histoires sacrée et profane sont unanimes sur ce recensement général dont la date se rattache à l’époque la plus célèbre dans le monde, celle de la naissance de Jésus-Christ[10]. Saint Luc[11] nous dit que, lorsque Auguste publia son édit ordonnant le recensement de toutes les contrées soumises aux Romains, les Juifs, quoique régis par un roi de leur nation, obéirent à cette injonction et se rendirent chacun dans leur pays natal pour ce recensement : Καί έπορεύντο πάντες άπογράφεσθαι έxαστος είς την ίδίαν πόλιν. Josèphe (Ant. Jud., XVIII, 1) rapporte que Quirinius, sénateur
et consulaire, fut envoyé par Auguste avec quelques soldats, σύν όλίγοις,
en Syrie et dans Le mot cens, xήνσος, qui comprenait le dénombrement des habitants, l’estimation et le cadastre des propriétés, bases nécessaires de la répartition des impôts et des levées, prit en grec, surtout dans le grec du Nouveau Testament, l’acception de tribut ; aussi vous lisez dans saint Mathieu (XVII, 24) : Les rois de la terre, dont ils tirent des impôts ou des tributs, τέλη ή xήνσον. Vous y voyez les Pharisiens demander à Jésus-Christ s’ils devaient payer ou non le tribut, xήνσον, à César, et il leur répond : Montrez-moi la monnaie du tribut, nummum census, dit la traduction latine. C’est pour ce recensement que Joseph fut forcé d’aller avec Marie, de Nazareth, ville de Galilée, à Bethléem en Judée, parce qu’il était de la famille et de la patrie de David ; et le Christ naquit à Bethléem pendant le cadastre de tout l’empire romain, απογραφή πάσης τής οίxουμένης. Eusèbe (Hist. eccl., I, 5) atteste aussi ce fait important. Tertullien[12] rappelle ce
recensement opéré sous Auguste : Ex censibus sub
Augusto in Judæa actis genus Christi inquirere eos potuisse, et
Josèphe[13]
indique que ces opérations furent terminées, pour L’usage établi pour ces recensements était que chaque habitant fût recensé dans le lieu de sa naissance[15] ; aussi saint Luc nous dit qu’après l’édit d’Auguste, tous se rendirent dans leur canton pour y faire leur déclaration : Et ibant omnes ut profiterentur singuli in suam civitatem. Cet usage existait déjà 173 ans avant J.-C.[16], comme nous le savons par Tite-Live. Quand les censeurs voulurent clore le lustre, le consul L. Posthumius ordonna, du haut de la tribune, que tous les alliés et les Latins retournassent dans leur pays, afin qu’aucun ne fût porté sur le cens à Rome, mais que tous fussent recensés dans leurs cantons respectifs[17]. La même injonction est reproduite par Ulpien dans ses livres sur le cens. Ces tables de recensement, de cadastre et d’estimation, avec les détails, existent, comme je l’ai montré, dans les premiers siècles de Rome. Etablies par Servius Tullius, on les suit sous la république d’époque en époque ; témoin ce lustre ou cens fait par Quintius[18], l’an de Rome 288, 465 ans avant J.-C., où on recensa 104.214 citoyens, outre les pères et mères qui avaient perdu leurs enfants et qui restaient sans postérité, prœter orbos orbasque[19]. Largius, dit l’exact historien Denys d’Halicarnasse[20], ordonna à tous les Romains, suivant la loi sage et utile établie par Servius Tullius, le plus populaire des rois, d’apporter, tribu par tribu, l’estimation de leurs biens, en y joignant les noms de leurs femmes et de leurs enfants, leur âge et celui de leurs enfants. Le recensement ayant été achevé très vite (car il y avait des peines graves contre les contrevenants, telles que la confiscation des biens et la perte du titre de citoyen), on trouva 150.700 citoyens au-dessus de l’âge de puberté. Plutarque, dans la vie de Caton l’Ancien[21], donne une idée de l’étendue des fonctions des censeurs et de la minutieuse exactitude avec laquelle ils exécutaient le cens, c’est-à-dire l’inventaire et l’estimation générale de toutes les propriétés mobilières et immobilières. Caton, dit-il, ordonna une estimation des habits, des voitures, des ornements de femme, des meubles et ustensiles de ménage. Quels sont les peuples modernes qui peuvent se vanter d’une exactitude pareille dans leurs tables statistiques et leurs registres de population ? quels sont ceux qui possèdent une connaissance aussi précise de leurs moyens et de leurs ressources en tout genre ? Je citerai encore ce passage positif de Dion[22] : L’an de Rome 708, le nombre des citoyens romains était considérablement diminué par la quantité qui en avait péri, comme on s’en apercevait à la vue, et comme César s’en convainquit par les tables de recensement qu’il dressa lui-même en qualité de censeur ; aussi attribua-t-il des prérogatives à la fécondité des mariages. Tacite nous montre les Clites, nation sujette du roi Archélaüs, se réfugiant sur le Taurus parce qu’on la forçait de se soumettre au cens et au cadastre, et de payer les tributs suivant le mode romain[23] : Quia nostrum in modum deferre census, pati tributa adigebatur. Claude, dans son discours au sénat[24], loue les
Gaulois d’être restés fidèles à son père Drusus, qui faisait la guerre aux
Germains, et cela après le recensement, opération nouvelle alors et inaccoutumée
chez les Gaulois, novo tum opere et inassueto Gallis.
Ces passages n’ont pas besoin de commentaires ; ils montrent que le cens, c’est-à-dire le dénombrement exact des personnes, le cadastre scrupuleux des propriétés, était la base fondamentale de l’administration romaine. Sur la connaissance exacte de ses ressources en tout genre se mesuraient l’audace et la prudence du gouvernement ; la péréquation dans la levée des hommes et des impôts en était la conséquence nécessaire, et cette conséquence seule mène à d’autres et explique beaucoup de faits. On voit donc que l’usage des tables détaillées de naissances, de décès, même les registres de population tenus exactement par conditions, par sexes et par âges, l’emploi du cadastre, c’est-à-dire l’arpentage et l’estimation de toutes les propriétés, vérifiés, modifiés à chaque lustre, naquirent en quelque sorte avec Rome et s’étendirent successivement dans toutes les parties du monde soumises à ses lois ou à son influence. Auguste eut la gloire d’exécuter avec précision le recensement et le cadastre détaillés de l’Italie, des provinces, des villes libres et des royaumes rangés sous sa domination, ce qui lui fit donner par ses contemporains le titre de père de famille de tout l’empire, pater familias totius imperii. Ces règlements subsistèrent sous les empereurs suivants. Julius Capitolinus nous fait suivre l’existence et le perfectionnement des registres de l’état civil sous l’empire du philosophe Marc-Aurèle. Ce prince ordonna que chaque citoyen déclarât, devant les préfets du trésor de Saturne, l’enfant qui lui naîtrait, et lui imposât un nom avant le délai de trente jours. Il établit aussi dans les provinces l’usage des tabellions publics, devant lesquels on remplissait, pour les naissances, la même formalité qui s’observait à Rome devant les préfets du trésor de Saturne[26]. Alexandre Sévère[27] suivit ces sages mesures d’administration ; ses tables de statistique, ses états de revue et de contrôle pour les armées étaient dans le meilleur ordre, et il en lisait sans cesse tous les résumés : et perlegebat cuncta pittacia. Ce fut son préfet du prétoire, Domitius Ulpianus, collègue de Paulus, jurisconsulte habile, cité si souvent dans le Digeste, qui publia cette table des probabilités de la vie humaine que les Pandectes nous ont conservée, et qui fixe à trente axes la durée moyenne de la vie pour cette époque. On a vu, par la loi d’Ulpien sur les recensements, que les registres de l’état civil et de statistique détaillée avaient toujours été tenus avec le plus grand soin. Sous Gallien, Alexandrie souffrit un siège et fut, dit Eusèbe, témoin oculaire[28], tellement dépeuplée par la famine et les maladies, qu’on trouva, après le siége, un moindre nombre d’habitants, depuis l’âge de 4 ans jusqu’à celui de 80, qu’on n’y en comptait auparavant depuis 40 jusqu’à 70. On connaissait, dit-il, ces différences par les rôles dressés pour les distributions gratuites de blé. Il y eut encore, l’an 305 de J.-C., un recensement général sous Dioclétien. Ce prince, pour suffire aux frais de l’établissement des quatre Augustes ou Césars qu’il institua, refit un cadastre général de l’empire[29]. Lactance[30] nous a laissé un témoignage de l’exactitude avec laquelle le cens était exécuté : Agri glebatim metiebantur, vites et arbores numerabantur, animalia omnis generis scribebantur, hominum capita notabantur ; unusquisque cum liberis, cum servis aderant[31]. Sous Constantin, ce cadastre minutieux se répétait tous les quinze ans. Eumène dit formellement : Habemus enim et hominum numerum qui delati sunt et agrorum modum[32]. Le code Théodosien (XIII, XI, leg. 1) prouve qu’une fausse déclaration était punie de mort et de la confiscation des biens : Si quis declinet fidem censuum et mentiatur callide paupertatis ingenium, mox detectus, capitale subibit exitium et bona ejus in fisci jus migrabunt. Les recensements généraux sont rares après Constantin. En 406, pourtant, des péréquateurs sont envoyés dans diverses provinces, et au bout de dix ans la péréquation d’Agapitus fut admise à perpétuité[33]. |
[1] L’an 375 de Rome, les tribuns se plaignent que le sénat cache les registres du cens où sont inscrites ces usures et les dettes du peuple. Ce passage important prouve que les registres du cens comprenaient aussi les capitaux prêtés à intérêts. Le sénat recule devant ces tables publiques, qui attesteraient le cens de chacun ; il ne veut point laisser voir l'énorme masse des dettes et la preuve qu'une partie de la cité dévore l'autre... Tite-Live, VI, 27.
[2] Annal., lib. I, c. 11. Alors [Tibère] fait apporter un registre dont il ordonne la lecture ; c'était le tableau de la puissance publique : on y voyait combien de citoyens et d'alliés étaient en armes, le nombre des flottes, des royaumes, des provinces, l'état des tributs et des péages, l'aperçu des dépenses nécessaires et des gratifications. Auguste avait tout écrit de sa main, et il ajoutait le conseil de ne plus reculer les bornes de l'empire ...
[3] Hist. Rom., t. IV, p. 457. C’est en 1812, et avant d’avoir connu l’Italie, qu’il imprima cette dissertation sur le droit agraire, reproduite dans la traduction française ; du reste il s’est jugé sévèrement lui-même, puisqu’il a cru devoir la retrancher de sa seconde édition.
[4] Thém., X, 248, n. 1.
[5] Auguste, 101, et Pitisc., note 45.
[6] Des trois paquets cachetés, l'un contenait des ordres relatifs à ses funérailles; l'autre un sommaire de ses actions, fait pour être gravé sur des tables d'airain devant son mausolée ; le troisième était un exposé de la situation de l'empire. On y voyait combien de soldats étaient partout sous les armes. combien d'argent se trouvait au trésor, ainsi que dans les diverses caisses, et quels étaient les arrérages des revenus publics. Auguste y avait aussi marqué les noms des esclaves et des affranchis auxquels on pouvait en demander compte.
Le mot nomina peut signifier ici dette, mais c’est peu important pour l’objet qui nous occupe.
[7] Civitates
est pris ici dans l’acception de ville avec tout son territoire, ou petit État
séparé. On sait que la circonscription des évêchés de France, avant la
révolution de 1789, était la même que celle des anciennes cités de
[8] De Colon., ap. Goes., p. 109.
[9] Variar., III, 52.
[10] Je crois avoir prouvé, dans une dissertation encore inédite, d’après les synchronismes des proconsuls de Syrie, de la mort d’Hérode, combinés avec les textes des Évangiles et des premiers Pères de l’Église, que Jésus-Christ est né véritablement, non pas six ans seulement, comme l’a dit San-Clemente, ni huit ans, comme l’a soutenu le Père Magnan (Problema de anno nativitatis Christi, Rom., 1772), mais onze ans avant le commencement de l’ère vulgaire, enfin l’an de Rome 743.
[11] Évangile, cap. II, 1, 3. Εξήλθι δόγμα παρά Καίσαρος γουστοΰ άπογράφισθαι πάσαν τήν οίxουμένην, c’est-à-dire tout l’empire romain.
[12] Contra Marcion, IV,
[13] XVIII, 9. Vide Perison., Dissert. IV, p. 330.
[14] Apol. II ad imperatorem Anion. Pium.
[15] Voyez le passage d’Ulpien, § 2, à la fin du volume.
[16] L’an 599 de Rome.
[17] ... l'injonction aux alliés du nom latin, que l'édit du consul C. Claudius obligeait à retourner dans leurs cités, de ne pas se faire recenser à Rome, mais dans leurs localités respectives. Tite-Live, XLII, 10. Niebuhr a prouvé que ces phrases : Socium latinique nomin. ; Prisci, Latini, signifient les alliés et les Latins, les Latins et les Prisci ; de même que P. R. Quirit., le peuple romain et les Quirites ou Sabins sortis avec Numa de la ville de Cures.
[18] Tite-Live, III, 3.
[19] Voyez aussi, sur les motifs et l’utilité du cens, Denys, XI, 737, et IX, 594, lign. 38.
[20] Liv. V, p.
[21] Cap. XVIII, tom. II, p, 583, éd. Reisk.
[22] Lib. XLIII, cap. XXV.
[23] Ann. VI, 41. ... mécontente d'être assujettie, comme nos tributaires, au cens et aux impôts, se retira sur les hauteurs du mont Taurus.
[24] Inscript. tab. œr. Lugd., ap. Brottier, ad Tacite, Annal. lib. XI, 24, tom. II, p. 351.
[25] Ann., lib. I, 31 ; lib. II, 6. Voyez Tite-Live, Épitomé 134, et Dion Cassius, LIII, 22 ; Pour l’Asie et les autres provinces, Dion XLII, 6. Hyginus, de Limitibus constituendis, p. 198, éd. W. Goesii. Le cens général d’Auguste est rappelé par tous les agrimensores latins, même les derniers, Latinus et Mysrontius, p. 255, éd. Goesii, qui citent aussi les cadastres de Caligula, de Néron, de Trajan, de Vespasien.
[26] Il établit des garanties pour les procès touchant à la liberté des hommes : il fut le premier à décider que les citoyens devraient donner un nom à leurs enfants nés libres, puis les déclarer devant les préfets du trésor de Saturne, dans les trente jours suivant leur naissance. Dans les provinces, il créa le corps des archivistes publics, auprès des quels les formalités relatives à la naissance étaient les mêmes que celles qui, à Rome, étaient remplies auprès des préfets du Trésor. Hist. Auguste, M. Ant. Philosoph., c. IX, t. I, p. 327, éd. Var. On sait que, vers l’an 216, Caracalla donna le droit de citoyen à tous les sujets de l’empire. (Crevier, Hist. des Empereurs, t. VII, p. 131 ,. in-8°. Dion Cassius, LXXVII, 9, Digest., I, v. 17.)
[27] Lampride, in Alex. Sever, cap. XXI.
[28] Hist. eccl., VIII, 21.
[29] Lydus, de Magistr. Rom., I. 4. Vesme, de Re tributaria, mss., p. 9.
[30] De Mortib. pervec., ch. 23.
[31] Voyez Gibbon, Décad. de l’Emp. rom., ch. XVII, tom. IV, p. 139, tr. fr.
[32] Eumène, in Paneg., vet., VIII, p. 6.
[33] Cod. Théod., de Censitoribus, XIII, XI, 10 et 13 ; Vesme, mss. de 1837, p. 60.