LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.
J’ai prouvé par le témoignage d’un augure arpenteur du Ve siècle de Rome, par celui de deux ingénieurs du cadastre, Siculus Flaccus et Hyginus, vivant sous Domitien et sous Trajan[1], que les lois réglant l’état de la propriété foncière, même pour l’époque des premières conquêtes de Rome dans l’Italie, y existaient encore au Ier siècle de l’ère vulgaire. Ces ingénieurs exacts et précis assurent même, j’ai transcrit les textes, que, dans plusieurs colonies, les bornes limites plantées par les rois subsistaient encore de leur temps. Le savant et judicieux Bœckh[2], admet comme vraie et certainement puisée à des sources antiques, l’assertion d’Aurelius Victor[3] qui dit que Servius établit à Rome le système des poids, des mesures, des classes et des centuries : Servius Tullius mensuras, pondéra, classes centuriasque constituit. Qu’on le nomme Servius ou Mastarna, qu’on le fasse Latin. ou Étrusque, peu importe ; les fables sont de la tradition, les institutions sont de l’histoire. Ainsi des témoignages positifs admis par M. Bœckh prouvent que la monnaie de cuivre remonte au moins à Servius[4]. Une conséquence de ce fait, c’est que la mancipatio per œs et libram, confirmée par la loi des douze tables[5] et qui se perpétua jusqu’à Constantin, existait antérieurement à Servius ; car la forme de cette aliénation solennelle remonte évidemment à une époque où la monnaie n’existait pas encore. Si l’on admet l’ancienneté de cette cérémonie, il faut admettre aussi l’authenticité du cens de Servius, qui repose sur des témoignages tout aussi positifs, et qui d’ailleurs, selon plusieurs jurisconsultes habiles, présente avec la mancipatio per œs et libram des rapports incontestables. Pour la forme, par exemple, les cinq citoyens qui assistaient comme témoins à la vente représentaient sans doute les cinq classes de Servius Tullius[6]. Pour le fonds, la vente per œs et libram était une constatation légale des mutations de propriété, et par suite des changements dans les capacités politiques attachées à la propriété[7]. C’est après avoir rapporté toutes ces autorités graves que j’oserai exposer, d’après Denys d’Halicarnasse, et employer avec assurance les détails de la forme du cens et du cadastre exécutés par Servius Tullius l’an 197 de Rome, 555 ans avant la naissance de J.-C. Le scepticisme paradoxal que Niebuhr a cherché à faire prévaloir, et quia obtenu un certain succès, m’a obligé à réunir les témoignages les plus positifs et qui n’avaient pas encore été employés, relativement à cette époque reculée de l’histoire romaine. Ce fut après avoir heureusement terminé la guerre contre les Étrusques, que Servius Tullius, dit Tite-Live (I, 42), entreprit un grand ouvrage, le plus beau qui ait jamais honoré la mémoire d’aucun législateur ; car si nous devons à Numa[8] nos institutions religieuses, Servius a eu dans la postérité la gloire d’avoir créé nos institutions politiques et fixé une sage gradation des rangs et des fortunes. Dans cette vue, il établit le cens, opération si utile dans un empire qui devait être aussi étendu ; au lieu qu’auparavant, soit dans la guerre, soit dans la paix, les charges tombaient également sur chaque tête, elles furent réglées dorénavant en proportion des fortunes. Il institua les classes, les centuries, et fonda sur la base du cens cet ordre admirable qui n’a pas moins contribué à la paix intérieure de Rome, qu’à sa gloire militaire. Denys d’Halicarnasse nous a conservé, sur le cens et sur le cadastre institué par Servius, quelques renseignements précieux que je dois citer en entier, car ils fournissent une base solide aux calculs qu’on pourra établir sur les résultats épars dans les auteurs anciens, en montrant qu’il existait des éléments fixes desquels ces écrivains ont tiré leurs déductions. Servius Tullius,
dit l’historien grec[9], après avoir partagé le territoire entre les tribus de la
campagne, fit fortifier les bourgs, πάγους,
pour servir de refuge aux paysans lors des incursions de l’ennemi. Ces postes
étaient commandés par des magistrats chargés d’enregistrer les noms de ceux
qui se retiraient dans chaque bourg, et de connaître les propriétés dont ils
tiraient leur subsistance. Toutes- les fois qu’il était nécessaire d’appeler
aux armes les cultivateurs ou d’exiger les imp8ts par tête, les chefs
levaient les tributs et les hommes. De plus, afin de connaître et de compter
plus facilement le nombre des habitants, Servius fit dédier dans chaque bourg
des autels aux dieux surveillants et protecteurs du bourg ; il ordonna que,
chaque année, tous les habitants vinssent honorer ces dieux par des
sacrifices communs. Il établit une fête sous le nom de Paganales, et en régla
lui-même les cérémonies, que (dit toujours Denys d’Halycarnasse) les Romains observent encore aujourd’hui. Il ordonna de
plus qu’à ces sacrifices et à cette assemblée, tous les habitants
apportassent une pièce de monnaie déterminée, mais différente, selon que c’était
un homme, une femme ou ‘un enfant au-dessous de l’âge de puberté. Cette
différence consistait,soit dans la diversité des modules des pièces, soit
même dans la diversité de leurs empreintes. Il parait néanmoins que les
monnaies de cuivre portant l’effigie de divers animaux ne sont point, à
proprement parler, des monnaies romaines. Pline, qui dit le contraire, serait
tombé dans une erreur palpable, et n’aurait connu, s’il faut s’en rapporter
aux recherches consciencieuses des PP. Marchi et Tessieri, ni l’époque
précise de la fonte, à Rome, de l’œs grave
figuré, ni la véritable empreinte des as, ni leur poids à diverses époques[10]. L’inspection
des as romains conservés à Les monnaies du cens, comptées
par ceux qui présidaient aux sacrifices, donnaient exactement le nombre de la
population, distinguée par sexe et par âge (xατά
γένη xαί xαθ'
ήλιxιάς).
Lucius Piso, dit toujours Denys, rapporte,
dans le premier livre de ses Annales, que Servius voulut aussi savoir le
nombre des naissances et des décès, et le nombre de ceux qui prenaient la
robe virile dans la ville de Rome. Dans ce but il fixa une somme que les
parents devaient payer, pour chaque enfant nouveau-né au trésor d’Ilithye,
pour chaque individu mort au trésor de Libitine, et à celui de la déesse
Juventus pour ceux qui prenaient la robe virile ; ce qui lui donnait le moyen
de connaître quel était, chaque année, le nombre total des citoyens et le
nombre partiel de ceux qui avaient l’âge propre à la guerre. Dans les tribus
de la ville et de la campagne il établit des chefs, semblables aux phylarques
et aux comarques, qu’il chargea de connaître exactement quel était le domicile
de chaque citoyen. Lorsqu’il eut fondé
ces institutions, il ordonna à torts les citoyens romains de donner leurs
noms, et, après avoir prêté le serment fixé par les lois que leur estimation
était véridique et de bonne foi, d’évaluer leurs biens en argent (άργύριον), de déclarer leur âge, les noms de leurs père et mère, de
leur femme et de leurs enfants, de plus, quel quartier de la ville ou quel
bourg du territoire chacun habitait. Il établit ensuite contre ceux qui ne se
soumettraient pas au cens une peine sévère : leurs biens étaient confisqués ;
ils étaient battus de verges et vendus à l’encan comme esclaves. Il institua
le lustre, où tous les citoyens romains étaient obligés de se présenter en
armes dans le Champ-de-Mars. Ce lustre ou dénombrement comprit,
dit Denys d’Halicarnasse (p. La sixième classe, celle des prolétaires, les femmes, les enfants, les jeunes gens au-dessous de dix-sept ans et les esclaves, n’étaient pas compris dans ce dénombrement ; mais on reconnaît que Denys, écrivain laborieux et exact, avait puisé ses documents aux meilleures sources, dans ces tables de cadastre et de statistique qui formaient la base de l’administration des censeurs et du gouvernement romain, et dont l’existence est encore indiquée par les ingénieurs cadastraux du temps de Domitien[12]. Ce même historien[13] a soin de nous dire que ces tables censoriales, τιμητιxά ύπομνήματα, passaient du père au fils chez les Romains, et que chaque famille les transmettait à ses descendants avec autant de soin que la religion de leurs ancêtres. Ces tables, dit toujours l’historien grec, sont conservées par les hommes éminents appartenant aux familles censoriales. J’y ai puisé ces faits, etc. Les esclaves étaient peu nombreux à Rome du temps de Servius ; cependant ce prince, administrateur habile, chercha à les attacher à leurs maîtres, et voulut, je crois, en connaître le nombre en établissant les fêtes compitales, auxquelles les esclaves seuls assistaient et portaient chacun un gâteau[14]. |
[1] Vide supra, p. 170, sqq.
[2] Metrol. unters., p. 162.
[3] De Vir. illustr., c. VII.
[4] Pline, XXXIII, 13,
XVIII, 3. Denys d’Halicarnasse, p.
[5] Fragm. vatic., § 5o. Et mancipationem et in jure cessionem lex XII tabularum confirmat.
[6] Voyez Festus, Classici testes, et les notes de J. Scaliger.
[7] Schilling, cité par Laboulaye, p. 131, II, 1.
[8] Le sceptique
Niebuhr (Hist. Rom. t. II, p. 211,
ss.) veut qu’il n’y ait pas eu d’espèces monnayées avant Servius. Bœckh (p.
162) s’accorde avec lui sur ce point et pense que le collège des ærarii,
fondé par Numa et dont il est parlé dans Pline (XXXIV, 1), n’était pas une
corporation de monnayeurs ; mais il croit pouvoir affirmer que, sous ce prince,
on se servit, pour signe d’échange, de cuivre brut, œs rude, ou même de cuir et de
tessons, si l’on en croit Suidas (v. Ασσάρια). Ce
fait, si la source en était authentique, serait le premier exemple d’une
monnaie de convention, que nous savons avoir eu aussi cours à Carthage, sous la
forme de morceaux de cuir ronds marqués d’une empreinte. D’ailleurs on pourrait
peut-être ne pas regarder comme tout à fait improbable l’usage de la monnaie
fondue sous Numa, si l’on songe qu’elle avait cours alors dans
[9] Antiq. rom., éd. Sylburg., Francf, 1586,
in-f°, p.
[10] Marchi et Tesseiri, Æs grave, p. 12, sqq.
[11] Voyez sur cette timocratie introduite à Rome par l’Étrusque Servius Tullius, Ottfried Muller, Die Etrusken, liv. XI, c. II. p. 10, et la trad. par C. Giraud, Droit de propriété chez les Romains, Pièces just., p. 22.
[12] Vide supra, p. 170.
[13] Antiquités rom., lib. I, p.
[14] Antiquités rom., lib. IV, p. 219. Voyez dans Beaufort (Rep. rom., lib. IV, ch. 4) le nombre des citoyens donné par chaque cens.