LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.
L’or fut d’abord très rare à Rome, puisqu’en 365 l’État et les particuliers en purent à peine réunir mille livres pour se racheter des Gaulois. L’argent, pour les causes que j’ai indiquées ci-dessus, et en raison de l’époque où il commença à servir de monnaie courante à Rome, dut être plus commun que l’or dans une proportion assez forte. La possession des mines d’Espagne, si riches en argent[1], cette circonstance remarquée par Pline (XXXIII, 15), que les tributs que Rome exigea des vaincus jusqu’au VIIe siècle, et en particulier de Carthage, furent toujours payés en argent, la quantité de ce métal que ces causes firent refluer dans l’Italie durent maintenir l’or à un niveau assez élevé. Ce métal, selon Pline, ne fut employé qu’en lingots dans les paiements jusqu’à l’an 547. Cette année, on frappa pour la première fois à Rome des monnaies d’or. A cette époque, les Romains ne taillèrent pas encore un nombre déterminé de pièces dans une livre de métal. Leur monnaie d’or était rapportée au scrupule, qui valait 20 sesterces ; de sorte que chaque pièce d’or valait 20, 40, 60, 80 sesterces, suivant qu’elle pesait 1, 2, 3 ou 4 scrupules. Ces pièces sont aujourd’hui fort rares. M. Letronne en a pesé un certain nombre qui ont donné depuis 21 grains, ou 1 scrupule, jusqu’à 204 grains ou 9 ½ scrupules. Or, un fait remarquable, c’est que les pièces de 1, 2 et 5 scrupules portent les marques XX, XXXX, LX, qui indiquent leur valeur en sesterces, tandis que les pièces d’un poids supérieur ne portent aucune marque de valeur[2]. Elles exigeaient donc dans les paiements l’usage de la balance et ne différaient des lingots que par l’empreinte. Le rapport entre la monnaie d’or et la monnaie d’argent est facile à établir ; 1 scrupule d’or valait, avons-nous dit, 20 sesterces = 5 deniers ; le denier, étant la 84e partie de la livre d’argent, pesait 3srup.,4285. Ainsi un scrupule d’or valait 5 fois 3,4285 ou 17,14 scrupules d’argent. Mais le rapport entre les valeurs commerciales des deux métaux était un peu différent. Pline nous apprend[3] qu’un scrupule d’or s’échangeait contre 4 deniers d’argent, c’est-à-dire contre quatre fois 3,4285 = 13,71 scrupules d’argent. L’argent était donc à l’or, dans le commerce, comme 13,71 à 1, dans les monnaies, comme 17,14 à 1. Cette différence des deux rapports a fourni à M. Letronne le moyen d’expliquer complètement le passage de Pline relatif à la première monnaie d’or, passage fort obscur et dont Bardouin n’avait fait qu’entrevoir le véritable sens. Aureus nummus percussus est, dit Pline[4], ita ut scrupulum valeret vicenis sesterces : quod efficit in libras, ratione sesterciorum qui tunc erant, sestertios DCCCC. Pline a précédemment indiqué le gain qu’avait fait la république à chaque rédaction des monnaies, et c’est encore un gain fait par l’État qu’il exprime dans ce passage. Dans le commerce le scrupule d’or valait 4 deniers ou 16 sesterces ; donc 4608 sesterces étaient l’équivalent d’une livre d’or. En donnant au scrupule d’or monnayé la valeur de 20 sesterces, on porta la livre de ce métal à 5760 sesterces. L’Etat fit donc un gain total de 1152 sesterces par livre, gain qui, déduction faite des frais de fabrication, se réduit tout naturellement aux 900 sesterces donnés par Pline. Plus tard les Romains cessèrent de rapporter leur monnaie
d’or au scrupule et taillèrent dans la livre d’or un nombre de pièces
déterminé. Post hæc, dit Pline, placuit X. (denarios) XL signari ex auri libris,
paulatimque pondus imminuere principes ; minutissime vero ad XLV[5]. M. Letronne[6] a prouvé jusqu’à
l’évidence que ce changement important dans la monétation de l’or eut lieu de
l’an 700 à l’an 705, et fut probablement introduit par Jules César.
Tite-Live, qui écrivait son histoire vingt ou vingt-cinq ans après cette
époque, nous fournit[7] une comparaison
entre l’or et l’argent qu’il importe d’examiner ; il évalue En remontant au-delà de l’an 547 de Rome, on retrouve encore à diverses époques un rapport à peu près identique entre les deux métaux. Ainsi Hérodote dit (III, 95) que l’or est treize fois plus précieux que l’argent ; Platon nous apprend[9] que l’or s’échangeait contre douze fois son poids en argent ; enfin deux passages de Ménandre et de Xénophon[10] prouvent que, vers l’an 300 avant J.-C., la proportion de l’argent à l’or était de 10 à 1 ; et c’est, comme le fait justement remarquer M. Letronne, la même proportion qui se trouve clairement indiquée dans le traité entre les Romains et les Étoliens, rapporté par Polybe et par Tite-Live[11]. Dans ces passages, il s’agit sans aucun doute d’or en lingots, et par conséquent ils fournissent aussi bien le rapport commercial que le rapport monétaire. Mais il faut remarquer que le double rapport est aussi donné dans l’évaluation de Tite-Live que nous avons rapportée plus haut. On peut donc dire que depuis Hérodote jusqu’à la dictature de Jules César, le rapport commercial de l’argent à l’or n’a pas éprouvé de bien grandes variations. Il y eut néanmoins, de 701 à 707 de Rome, au commencement
de la guerre civile de César et de Pompée, une oscillation subite et très
remarquable entre la valeur de l’or et de l’argent. La livre d’or, qui valait
environ Il m’a toujours semblé improbable que la véritable cause
de cet avilissement si brusque et si extraordinaire de l’or en Italie fut
celle qui a été alléguée par Suétone. Mais un autre événement coïncide avec cette époque ; c’est
le pillage et l’émission du trésor de la république par César, événement qui
dut sans contredit exercer, sur le rapport des valeurs entre les métaux, une
bien autre influence que le produit des dépouilles de Cette masse énorme de métaux, jetée subitement dans la circulation, dut contribuer à l’abaissement de l’intérêt en accroissant l’abondance du signe, et comme l’or, à raison de sa plus grande valeur et de la moindre place qu’il exige, existait à cette époque, en bien plus forte proportion que l’argent dans le trésor de la république, l’émission subite d’une immense quantité de monnaie d’or dut changer momentanément le rapport entre l’or et l’argent, jusqu’à ce que la pente naturelle du commerce, jointe aux causes que j’ai signalées[15], eût mis en équilibre la valeur relative des deux métaux. Lorsque, pour la première fois, on tailla des monnaies d’or rapportées à la livre, l’aureus fut exactement la 40e partie de la livre et pesa de 153 à 154 grains ; c’est le poids de l’aureus de Jules César. Depuis Auguste jusqu’à Titus, le denier d’or arriva par des réductions successives à ne plus peser que la 45e partie de la livre, c’est-à-dire environ 136 grains. Mais il faut remarquer que le denier d’argent fut aussi réduit successivement et dans la même proportion. Aussi le rapport des deux métaux resta-t-il sensiblement le même jusqu’à Domitien ; sous ce dernier prince il était encore de 1 à 11,30[16]. Dans le reste du haut empire, depuis Adrien jusqu’à
Constantin, il est impossible de suivre la marche delà proportion entre les deux
métaux. Sous Constantin, on a cru[17] que la
proportion s’était élevée à 1/15e probablement d’après la fausse
interprétation d’une loi datée de 325, dont voici le texte : Si quis solidos appendere voluerit auri cocti, septem
solidos quaternorum scrupulorurn nostris vultibus figuratos adpendat pro
singulis unciis, quatuordecim vero pro duabus, juxta hanc formant omnem summam
debiti inlaturus : eadem ratione servanda etsi materiam quis inferat ut
solidos dedisse videatur[18]. Il ne s’agit
plus ici du denier d’or, aureus, de 40
ou de 45 à la livre, mais du sou d’or, ou solidus,
qui était la 72e partie de la livre. Hamberger, Godefroy, Garnier
et plusieurs économistes ont cru voir dans la loi que nous venons de
rapporter la preuve que, sous Constantin, on taillait à la livre, du moins à
partir de l’an 325, 84 solidus de 4
scrupules chacun, sans faire attention que par là même ils portaient l’once
romaine à 28 scrupules au lieu de 24, et la livre à 336 scrupules au lieu de
288. Pancirol et Savot après lui ont pensé que le texte était altéré, et
qu’il fallait y lire sex au lieu de septem, duodecim
au lieu de quatuordecim ; cette double
correction n’est nullement nécessaire à l’intelligence de la loi. On sait que
les Romains monnayaient l’or presque sans alliage. Constantin, au
commencement de son règne, afin de subvenir aux frais des nombreuses guerres
qu’il eut à soutenir, fut obligé de déroger à cet usage et d’augmenter la
valeur courante des monnaies d’or en affaiblissant leur titre. On n’en
continua pas moins à percevoir indifféremment l’impôt en lingot ou en espèces
; le tout, suivant l’usage, était fondu et réduit en masse avant d’être porté
au trésor pour y subir l’opération de l’affinage. Mais comme les collecteurs
d’impôts étaient naturellement portés à se rembourser d’avance de leurs
pertes éventuelles, soit en rançonnant les contribuables, soit en les
trompant dans les pesées, Constantin remédia à cet inconvénient par la loi
que nous avons citée, en vertu de laquelle les collecteurs, échappant à toutes
les chances de perte, n’avaient plus d’intérêt à vexer les contribuables.
Ceux qui voulaient payer en espèces d’or, et qui apportaient des solides
frappés à l’effigie de Constantin, en donnaient 7 au lieu de 6 pour une once,
parce que ces 7 solidus fondus et
affinés ne valaient pas plus de 6 solidus
d’or fin. De même on imposait à celui qui payait en lingots, pour éviter
toute contestation sur le titre, l’obligation de donner 28 scrupules par once
au lieu de 24, parce qu’on supposait que 28 scrupules d’or en poudre ou en
lingot, une fois fondus et affinés, ne laisseraient que 24 scrupules d’or
fin. On demanda 1/7e
en sus pour l’alliage et les frais de fabrication ; et c’était bien calculé,
car l’or natif, soit en poudre, soit en pépites, est assez pur, et Pline
assigne à l’or des mines du plus bas titre 1/8e d’argent. C’est ainsi que
les ouvriers qui ramassaient l’or étaient obligés de fournir On voit qu’il n’est nullement question dans cette loi d’une taille monétaire ; nais elle nous apprend au moins la loi de la taille des monnaies d’or sous Constantin ; car, le solidus étant de 4 scrupules et la livre de 288, il est clair qu’on taillait 72 solidus dans une livre, puisque 72 x 4 = 288. Sous Valentinien, en 367, la livre d’or fournissait
toujours 72 solidus[20] : In septuaginta duo solidos libra auri feratur accepta.
Trente ans après, une autre loi d’Arcadius et d’Honorius[21] fixe la
proportion de l’or et de l’argent : c’est 5 sous d’or pour une livre
d’argent. La livre d’or valait donc en argent 72/5e = Enfin, en 422, une loi d’Honorius et de Théodose le Jeune[22] fixe la proportion de 18 à 1 entre l’argent et l’or : Pro singulis libris argenti quaterni solidi præbeantur. Or, 72 / 4 = 18. Ainsi la valeur de l’or relativement à l’argent s’était accrue depuis Domitien jusqu’à Honorius ; car la livre d’or qui, sous le dernier des Flaviens, entre les années 82 et 96 de l’ère chrétienne, ne valait que 11 1/3 livres d’argent, en valait 18 en 422. Le solidus ne
paraît, dit-on[23],
comme monnaie d’or, que depuis Dioclétien. Cependant Scaliger l’a trouvé
désigné dans une inscription antérieure, et J. Godefroy pense[24] qu’il fut
substitué à l’aureus sous Alexandre-Sévère ; mais un passage de Pétrone[25] prouve que
l’existence du solidus est plus
ancienne. Je cite ce texte précis, qui n’a point été connu des savants et qui
me semble décider la question : Puto mehercule
illum reliquisse solidum centum,et omnia in nummis habuit. Du
reste, la monnaie d’or qui était, comme aujourd’hui en Angleterre, la
régulatrice des valeurs, fut toujours conservée sans altération, soit pour le
poids, soit pour le titre. Les empereurs d’Orient et d’Occident s’en firent
une loi invariable, et une novelle de Valentinien III[26] contient ces
paroles remarquables : L’intégrité et
l’inviolabilité du signe favorisent le commerce et maintiennent l’uniformité
du prix de toutes les choses vénales. Ce prince, dans la même
novelle, fixe la valeur du nummus,
monnaie de cuivre dont 7000 valaient 1 sol d’or ou 15 francs ; et déjà
Arcadius et Honorius, dans une loi de l’an 396[27], avaient fixé à
1 solidus la valeur de Avec des données aussi précises sur la valeur des métaux
entre eux à diverses époques, et après avoir fixé le système complet des
poids et des mesures pour Rome et pour |
[1] Pline, XXXUI, 31,
atteste qu’un seul puits fournit à Annibal
[2] Letronne, Consid. gén., p. 73.
[3] Hist. nat., XIX, 4, tom. II, p.
[4] XXXIII, 13, t. II, p. 612.
[5] J’adopte l’heureuse correction proposée par M. Letronne, de vero pour Nero, que porte l’édition d’Hardouin, et qui est contredite par la plupart des mss. Mes pesées m’ont convaincu que l’aureus était bien plus léger sous Galba, Vespasien et Titus, que sous Néron.
[6] Consid. gén., p. 73-76.
[7] XXXVIII, 55.
[8] Voy. Letronne, ouvrage cité, p. 78, note 9.
[9] Hipparch., t. II, p. 231. D., Paris, Estienne, 1578, in-fol.
[10] Ménandre, ap. Pollux, IX, § 76. — Xénophon, Anabase, I, VII, 18, éd. Weiske.
[11] Polybe, XXII, 15, Tite-Live, XXXVIII, 11. Cf. Letronne, Consid. gén., p. 64.
[12] Dans
[13] Breviar. Hist. Rom. VI, 14,
[14] XXXIII, 17. Cf. Brottier, Ann. Tacite, t. II, p. 419, sqq., éd. in-4°.
[15] Les quantités respectives des deux métaux, qui sont 1/52e ; l’emploi de l’argent à un plus grand nombre d’usages, etc.
[16] Voy. le tableau des réductions dans M. Letronne, Consid. gén., p. 83, 109.
[17] Ibid., p. 112.
[18] Cod. Théod., XII, VII, 1, t. IV, p. 563.
[19] Cod. Théod., X, XIX, 4. Cf. Cod. Just., XI, VI, 2. Et voy. Bouteroue, Recherches curieuses des monnaies de France, p. 115, 116. Paucton, Métrol., p. 419, ss.
[20] Cod. Théod., XII, VI, 13.
[21] De argenti pretio. Cod. Théod., XIII, II, 1.
[22] Cod. Théod., VIII, IV, 27, de Cohortalibus.
[23] Voy. ce mot dans les Lexiques de Gessner et de Foacellini.
[24] Comment. sur le Cod. Théod., tom. III, p. 184, c. 2.
[25] Tom. I, p. 162, éd. 1713, 2 vol, in-12°.
[26] Parmi celles de Théodose, tit. XXV, de Pretio solidi, Cod. Théod., tom. VI, append., p. 12.
[27] Cod. Théod., de Conlat. œris, XI, XXI, 2. On lit dans le code Justinien (Cod. Just., X, tit. 29, de Coll. æris.) : Pro viginti libris æris unus auri solidus reddatur. Les copistes ont omis ici le mot quinque, qui se trouve dans la loi précédente, et Savot, qui le rétablit, me semble avoir raison contre Jacques Godefroy. Cod. Théod., t. IV, p. 161, col. 1.