ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.

CHAPITRE VIII — Rapports des métaux précieux en général

 

 

Ce sujet a été traité, relativement à la Palestine, par le célèbre Michaelis[1], et, quant à la Grèce, par deux hommes bien habiles, MM. Bœckh et Letronne[2]. Quant à l’Italie ancienne et à l’empire romain, on peut dire que la matière avait été à peine effleurée par Hamberger[3] et Keffenbrink[4]. Je crois même que les travaux de MM. Bœckh et Letronne laissent à désirer quelque chose quant à l’explication de la cause des variations du rapport des métaux monnayés entre eux, depuis Hérodote jusqu’à la mort d’Alexandre. Ces savants distingués ont négligé d’introduire d’ans cette question de métaux l’élément scientifique et minéralogique qui la domine entièrement et qui peut seul en donner une solution satisfaisante. Je vais essayer de remplir cette lacune, qu’on s’étonne de rencontrer dans des travaux si consciencieux et sortis de mains si habiles.

L’or est le premier des métaux précieux qui ait dû être employé dans l’enfance de la civilisation et qui l’ait été, en effet, longtemps avant l’argent. Cela tien : i à la nature du gisement de ces deux minéraux, et à l’état plus ou moins pur dans lequel ; ils se trouvent répandus sur la surface ou au milieu des fissures de l’écorce du globe. Le premier se rencontre pur ou allié à un peu d’argent ; on l’obtient par un simple lavage. Le second existe généralement en filons encastrés dans les roches les plus dures des terrains primitifs ; il exige, pour son extraction, l’emploi des machines et des travaux compliqués de l’oryctognosie. Les gisements d’or les plus abondants affectent ordinairement, dit M. Alex. Brongniart[5], les terrains de transports anciens, les sables ferrugineux noirs ou rouges. Dans l’Amérique méridionale, on n’exploite même pas l’or en filons, mais l’or disséminé en poudre et en grains dans les terrains d’alluvions. Il en était de même chez les anciens du temps d’Hérodote, qui nous a transmis à ce sujet un renseignement précieux[6].

L’étude des plus anciens monuments écrits de la Grèce et de l’Asie, du nord de l’Europe, et des relations originales des conquérants du Nouveau-Monde, démontre que l’usage de l’or en ustensiles ou en bijoux peut très bien s’allier avec un état de choses voisin de la barbarie, tandis que l’emploi de l’argent à ces mêmes besoins dénote par lui seul un état social assez avancé.

Les Espagnols ont trouvé l’or employé en ornements parmi les indigènes des Antilles, dont la civilisation était presque dans l’enfance, et même chez des peuplades encore plus voisines de l’état de barbarie. Le 12 octobre 1492, Colomb découvrit la première terre du Nouveau-Monde, l’île San-Salvador, et ce jour-là même ou le lendemain il vit quelques Indiens portant au nez de petites plaques d’or[7]. A Cuba, le 5 novembre, les explorateurs envoyés par l’amiral annoncent avoir trouvé l’or employé à décorer les meubles[8]. Oviedo[9] parle aussi des bijoux et des statuettes en or appartenant aux Indiens sauvages de l’isthme de Panama qu’il visita en 1527 ; il mentionne aussi l’or des tribus du pays de Zénu, nommé depuis l’État de Carthagène, qu’il reconnut en 1515.

On trouva encore chez différents peuples, très peu avancés en civilisation ; du littoral du continent américain des alliages d’or et d’argent, ou d’or et de cuivre, désignés tantôt sous le nom de Guanin, tantôt sous celui de Caracoli ; de plus, dans les mémoires de Colomb, il est spécifié que ces alliages sont naturels.

Lors de la découverte du Brésil par les Portugais, les indigènes employaient l’or pour leurs hameçons, quoique le fer abondât dans leur pays[10].

Quant à l’argent, on ne le rencontre que chez les deux peuples les plus civilisés de l’Amérique, les Mexicains et les Péruviens[11]. Ces deux peuples sont aussi les seuls qui aient élevé des édifices en pierre, et qui aient possédé des haches, des ciseaux, etc., en cuivre, métal qu’ils savaient rendre dur et tranchant au moyen d’un alliage d’étain, ainsi que l’ont prouvé les analyses de M. de Humboldt. C’est cet amalgame que, sous le nom de bronze et d’airain, les anciens peuples d’Occident employaient aussi avant que l’usage du fer se fût répandu[12].

La même remarque doit être applicable aux plus anciens peuples de l’Asie et de l’Afrique ; Niais il faut excepter l’Inde et l’Égypte, dont les plus antiques monuments attestent l’existence d’une civilisation très avancée, à une époque où l’Europe et le reste dit monde étaient dans un état voisin de la barbarie.

Des tombeaux scandinaves, certainement anciens, qui ont été récemment explorés par les antiquaires danois, et dont le mobilier est déposé au musée de Copenhague, ont offert des outils et des armes dont la lame est en bronze avec la pointe en fer[13]. La profusion de l’emploi de l’or et du cuivre, dans ce mobilier de la tombe, contraste avec la parcimonie évidente de l’application du fer, et prouve que, chez le peuple inconnu qui éleva ces tumulus, ce dernier métal était bien moins commun que l’or et le cuivre.

L’or et l’argent, au Xe siècle avant J.-C., étaient très abondants en Palestine. Ainsi, nous savons par le livre des Rois (III, 10, 14) que la quantité d’or que Salomon recevait chaque année, soit en présents, soit par l’exportation, indépendamment des tributs, était de 666 talents d’or, c’est-à-dire, d’après les calculs de M. Saigey, d’environ 1246 kilogrammes, près de 42 millions. La reine de Saba lui offrit 120 talents (environ 7 millions), outre beaucoup de parfums et de pierres précieuses. La flotte d’Ophir, guidée par les Tyriens d’Hiram, apporta à Salomon 420 talents d’or (environ 26 millions).

Si ce pays d’Ophir, sur la position duquel on a tant disputé, doit être placé dans l’Afrique équatoriale vers Sofala, comme le croit M. Quatremère[14], il est probable qu’en allant et en revenant, la flotte d’Hiram recueillait une partie de cet or par des échanges avec les Sabéens et les peuples de l’Arabie, leurs voisins, chez lesquels, au dire de Strabon, l’or natif était si abondant qu’on en donnait dix livres pour une livre de fer, et deux pour une livre d’argent[15]. Le rapprochement des deux passages des Rois et de Strabon n’avait pas été fait jusqu’ici, du moins à ma connaissance, et il m’a semblé curieux à établir.

Du reste, il paraît que l’or et l’argent, du temps de Salomon, étaient extrêmement communs, puisque le sanctuaire et le Saint des Saints étaient entièrement couverts d’or pur, que le palais de bois du Liban en était entièrement revêtu, que tous ses vases et ses ustensiles étaient en or, et que l’argent, dit la chronique sacrée[16] (mais on ne doit pas prendre à la lettre cette hyperbole orientale), devint à Jérusalem aussi commun que les pierres. Ces passages, quoique se rapportant à une époque assez reculée, n’infirment point nos assertions précédentes ; car Salomon était allié de Tyr, ville dès la plus haute antiquité très riche et très commerçante, et, de plus, voisine des grands empires de Babylone et de Chaldée, dont la civilisation était parvenue au plus haut période avant la naissance des petites monarchies et des petites républiques de la Grèce et de l’Occident.

Diodore (II, 2) rapporte que Ninus, le fondateur de Ninive, accumula de grandes masses d’or et d’argent, parce qu’il s’empara de tous les trésors de la Bactriane, dans lesquels ces deux métaux précieux se trouvaient en très grande abondance.

Le même auteur nous apprend que Sémiramis, qui bâtit la cité de Babylone et le temple de Jupiter ou Baal, y avait consacré des statues colossales, des trônes, des autels, des animaux, des vases, tous d’or massif, pesant ensemble 6300 talents, que Barthélemy évalue à 275 millions de livres tournois. La mention que fait Diodore de ces statues colossales en or massif acquiert une certaine autorité, si on la rapproche du récit de Daniel, où le prophète parle de la grande statue d’or élevée par Nabuchodonosor dans la plaine qui touche à la cité de Dura. Cyrus, dit Pline (XXXIII, 15), rapporta de ses conquêtes de l’Asie 34 mille livres, d’or, sans compter les vases, les ornements, les bijoux et 500000 (lisez 50000[17]) talents égyptiens d’argent, dont Varron fixe le poids à 80 livres. C’était en or 38 millions de francs, et en argent environ 288 millions.

La richesse maintenant bien connue des terrains aurifères de la Bactriane, et de cette partie de l’Asie située entre l’Immaüs et le Paropamisus, peut rendre vraisemblables ces chiffres donnés par Diodore et doit conduire cette supposition probable : que, du XVe au VIe siècle avant l’ère vulgaire, le rapport de l’or à l’argent était peut-être comme 1 à 6 ou comme 1 à 8, rapport qui a existé dans la Chine et au Japon jusqu’au commencement du XIXe siècle, et que, dans le cours de ces dix siècles, il ne fut pas de 1 à 13, comme Hérodote le fixe pour la Perse sous le règne de Darius, fils d’Hystaspes.

Le code des lois de Manou[18], écrit entre 1300 et 600 avant J.-C., nous donne même un rapport plus faible qui a été vérifié sur le texte sanscrit par M. Eugène Burnouf. On peut donc accorder à ce fait, qu’on n’avait pas même soupçonné, une entière confiance. Un mâchaka ou 729 milligrammes d’argent est donné comme l’équivalent de deux krichnala ou 292 milligr. d’or ; d’où l’or est à l’argent comme 292 à 729, ou plus simplement comme 1 à 2 ½.

Les mines d’argent ne se trouvent guère en effet que dans les terrains primitifs, surtout dans les terrains à couches, et dans quelques filons des terrains secondaires[19]. Job, auteur qu’on regarde comme contemporain de Moïse, et au moins comme antérieur à David, connaissait non seulement l’or et l’argent, mais encore le mode d’existence de ces deux métaux[20].

Il ajoute plus loin que la terre a de la poussière d’or. Mais dans la tribu de Job, peut-être l’argent circulait-il comme monnaie, et l’or était-il employé en bijoux. A la fin du poème, quand Job recouvre la santé, chaque visiteur lui apporte, suivant les plus habiles interprètes, une pièce de monnaie en argent et une boucle d’oreille en or.

Les gangues de l’argent, au lieu d’être des sables d’alluvion, sont ordinairement les roches les plus compactes et les plus dures, telles que le quartz, le pétrosilex, la roche cornéenne, etc.. Ce métal est plus commun dans les régions froides, soit par leur latitude, soit par leur élévation absolue, que l’or, qui en général affecte les pays chauds[21]. Au contraire de l’or, on ne rencontre que très rarement l’argent à l’état de pureté, et, même dans les mines du Potose, si riches en argent, et qui depuis 1545 jusqu’à 1638 ont produit 396 millions de piastres, ce métal n’existe qu’à l’état de muriate et de sulfure noir[22]. Quant au rapport de la quantité des deux métaux répandue sur la surface du globe, M. Alexandre de Humboldt[23] écrivait, en 1811, que la proportion de l’or à l’argent était en Amérique de 1 à 46, en Europe, y compris la Russie asiatique, de 1 à 40. Les savants minéralogistes de l’Académie des Sciences et les habiles professeurs de l’École des Mines pensent qu’aujourd’hui la quantité de l’argent est à celle de l’or comme 52 à 1. Cependant le rapport[24] des valeurs de ces deux métaux n’est que de 15 à 1. Enfin, pour plus de clarté, il y a aujourd’hui cinquante-deux fois plus d’argent que d’or et néanmoins une livre d’or ne vaut que quinze livres d’argent[25].

Le cuivre natif, de même que l’argent, a pou gisement les terrains primordiaux anciens[26]. Le plus pur et le plus riche se rencontre à l’état de cuivre sulfuré[27] ; sous la forme de cuivre gris on le voit allié à l’argent[28]. Mais ce minéral se trouve esse ; souvent, de même que l’or et plus que les autre, minéraux, soit à la surface de la terre, soit à di petites profondeurs, aggloméré en masses pures quelquefois d’un poids considérable[29]. C’est pour cette raison sans doute qu’il a été travaillé le premier, et employé avant le fer aux besoins des peuples anciens, dans la guerre ou dans la paix[30].

Le vers de l’Odyssée (I, 184) où il est question du fer porté à Témèse, dans le Bruttium, pour être changé contre du cuivre, le passage de Strabon[31] sur les mines de cuivre de Témèse, jadis riches, épuisées sous Tibère, prouvent qu’au IXe siècle avant J.-C. le cuivre natif était fort abondant et le fer encore assez rare en Italie, puisqu’il y était importé de la Grèce et de l’Asie, dont la civilisation et l’industrie étaient alors bien plus avancées que celles de l’Italie[32]. Les nombreux passages cités par Niebuhr, par Bœckh et par Heyne, attestent l’existence d’une grande quantité de cuivre brut ou frappé, en circulation dans l’Italie soumise aux Romains, à partir du Ier jusqu’au Ve siècle de la république. Ces textes confirment tous l’exactitude de ce que j’ai avancé, qu’on peut déterminer a priori le degré de civilisation d’un peuple d’après la seule connaissance de l’espèce de métal, or, cuivre, argent ou fer, qu’il emploie pour ses armes, ses outils ou sa parure.

L’emploi du cuivre, de même que celui de l’or, s’allie très bien avec un état voisin de la barbarie. Aussi Hésiode, au commencement de son poème sur l’agriculture[33], dit que, dans les anciens temps, la terre fut travaillée avec l’airain, parce que le fer n’avait pas encore été découvert

Χαλxώ δέργάζοντο 'μελας δούx έσxε σίδηρος.

Lucrèce (V, 1286) confirme cette idée juste et vraie de l’antique poète d’Ascrée par ce vers :

Et prior æris erat quam ferri cognitus usus.

M. Jacob[34] cite en Nubie et en Sibérie d’anciennes mines de cuivre dont l’exploitation a cessé depuis plusieurs milliers d’années[35], certainement, pour la Sibérie, avant la conquête de ce pays par les Tartares, qui précéda de 150 ans l’ère chrétienne. Des restes de ces mines ont été reconnus par Gmelin, Lepechin et Pallas, sur les versants orientaux des monts Oural. Ces savants ont inféré de l’absence de constructions en maçonnerie qu’elles furent exploitées par un peuple nomade, probablement par les Scythes. L’étendue des ouvrages prouve le nombre des travailleurs, de même qu’un examen attentif démontre qu’ils connaissaient à peine les premiers rudiments de l’art du mineur. Les riches usines de Hongrie, au contraire, n’ont pas été ouvertes avant le visse siècle de notre ère.

Le judicieux observateur Hérodote fait remarquer que les Massagètes n’avaient que du bronze, et point de fer. Ce dernier métal, d’après les marbres d’Oxford, ne fut connu que l’an 1431 avant J.-C. Aussi, bien que déjà mentionné dans les poèmes d’Homère, le fer y paraît d’un usage très rare au prix de l’airain, cet alliage de cuivre, de zinc ou d’étain[36], dont les sociétés grecque et romaine se servirent si longtemps, même pour la fabrication des haches et des rasoirs.

Ces bases fondamentales une fois bien établies, il nous sera facile d’expliquer les causes de la variation du rapport de l’or, de l’argent et du cuivre entre eux à diverses époques, et dans les diverses parties du monde connu des anciens.

L’écoulement des métaux précieux a suivi dans l’antiquité, du moins jusqu’au Ier siècle de notre ère, une direction inverse de celle qu’il suit de nos jours. C’est maintenant l’Amérique qui eu est la source principale ; ils se portent d’Amérique en Europe, et d’Europe en Asie. Dans les temps anciens, c’était l’Asie qui renfermait les mines les plus riches et les plus fécondes. Une exploitation continuée sans relâche pendant plusieurs siècles, ou plutôt la dépopulation causée par les sanglantes invasions des Romains et par la dureté de leur administration depuis la conquête de la Macédoine jusqu’à la bataille d’Actium, diminuèrent la production de l’or et de l’argent. Ces métaux passèrent de l’Asie en Grèce et en Italie, d’abord lentement par la voie du commerce, ensuite à grands flots, lors des conquêtes des Grecs et des Romains. On peut se faire une idée de la quantité de richesses métalliques que durent verser sur le bassin oriental de la Méditerranée les conquêtes d’Alexandre et ses excessives largesses envers les États de la Grèce et ses braves compagnons d’armes, par cette simple liste des trésors royaux dont il s’empara, et qui nous a été conservé par Quinte-Curce, Strabon, Justin, Arrien, Diodore et Plutarque[37]. Ce fut : dans le camp de Darius et à Babylone, 40 ou 50 mille talents ; à Persépolis, 120 mille talents ; à Pasagarde, 6 mille, et à Ecbatane, 180 mille. C’est en tout 351 mille talents = 1930 millions, 500 mille francs. Aussi, remarque-t-on à partir de cette époque un renchérissement notable dans les prix des denrées, des salaires, et une élévation considérable de l’impôt annuel.

Maintenant la liste des satrapies sous Darius, et la quotité du tribut imposé à chacune en or ou en argent[38], nous permettent de fixer à peu près l’emplacement des mines qui produisaient ces métaux. L’Assyrie, la Médie, les Parycaniens, les Caspiens, les Darites, les Bactriens, les Susiens, les Cissiens, indépendamment de l’Inde, qui payait 6oo talents d’or en lingots, fournissaient à peu près la moitié de tout le tribut en métal imposé par Darius. Ces satrapies répondent à cette portion de l’Asie qui, située à l’est du Tigre et s’étendant le long de la mer Caspienne, renferme la Perse, une partie de la Sibérie, de la Tartarie, et de ce que les Perses connaissaient alors du Tibet, de la Chine et de l’Inde au-delà du Gange. On sait maintenant que ces pays renferment beaucoup de terrains d’alluvion aurifères, de filons de métaux précieux, dont quelques-uns fournissent encore de l’or et de l’argent, mais qui, dans les anciens temps, étaient exploités sur une beaucoup plus grande échelle[39].

On n’avait donné avant Hérodote aucun renseignement, ni sur la quantité respective de l’or et. de l’argent en Asie, ni sur le rapport de ces métaux, soit de l’un avec l’autre, soit de l’un et de l’autre avec le cuivre. A en juger d’après le texte précis de Manou, d’après ce qui existe aujourd’hui à la Chine et au Japon, il est probable que dans l’Asie, jusqu’au vue siècle avant l’ère chrétienne, la valeur de l’or relativement à l’argent fut beaucoup moindre que 1 à 13, rapport donné par Hérodote[40], et même que 1 à 10, rapport consigné par Xénophon[41], et exprimé, cent ans après, dans le traité entre les Étoliens et les Romains.

Nous trouvons même dans Strabon[42] que, chez une nation voisine des Sabéens, le cuivre avait une valeur triple, et l’argent une valeur double de celle de l’or. Agatarchide[43] dit même que ces peuples payaient le fer deux fois son poids en or, et donnaient dix livres d’or pour une seule livre d’argent[44]. On conçoit la possibilité de ces faits, tout extraordinaires qu’ils paraissent au premier abord ; car chez ce peuple arabe, l’or, dit Strabon, se trouvait, non en paillettes, mais en petites boules grosses au moins comme un noyau, au plus comme une noix, et qui n’avaient pas besoin d’affinage. Le judicieux Strabon ajoute encore que la raison de ce bas prix de l’or est dans l’inexpérience des peuplades arabes à travailler ce métal, et dans la rareté des objets d’échange dont l’usage est le plus nécessaire à la vie.

D’ailleurs, pour obtenir l’or pur ou presque pur des immenses terrains d’alluvion situés entre les chaînes de l’Indou-Kosh et de l’Himalaya, il ne fallait qu’un simple lavage. Nous savons qu’alors ces contrées de l’Asie avaient une population abondante, et par conséquent la main d’œuvre à très bon marché. L’argent, par la nature de son gisement, par l’état d’alliage où il se trouve, était, comme je l’ai prouvé, beaucoup plus difficile à extraire. L’imperfection des procédés du mineur et du métallurgiste, l’absence de machines et de moyens d’épuisement, enfin la difficulté de l’exploitation, durent élever la valeur de l’argent, relativement à l’or, dans une proportion très forte, eu égard à la rareté et aux avantages respectifs

des deux métaux.

L’effet contraire s’est produit dans l’Asie et dans la Grèce à partir de la mort d’Alexandre. Les sables aurifères s’épuisèrent ; le prix des esclaves et de la main-d’œuvre augmenta ; la mécanique et la géométrie ayant fait d’immenses progrès depuis Euclide jusqu’à Archimède, on put exploiter avec avantage les riches filons des mines d’argent de l’Asie, de la Thrace et de l’Espagne, et l’argent étant cinquante-deux fois plus abondant que l’or, le rapport de valeur entre les deux métaux dut changer, et la livre d’or qui, du temps de Xénophon, 350 ans avant l’ère vulgaire, s’échangeait contre dix livres d’argent, valut dix-huit livres de ce dernier métal[45] l’an 421 après la naissance de Jésus-Christ.

Je n’entrerai point dans le détail des oscillations de la valeur de ces métaux, oscillations qui souvent ont tenu à de grands événements politiques, et qui d’ailleurs ont été développées, relativement à la Grèce et à l’Asie, avec une érudition et un talent remarquables par MM. Bœckh et Letronne[46]. Cette discussion m’éloignerait trop de l’Italie et de mon sujet spécial, où j’ai hâte de rentrer. Mais j’ai cru nécessaire de montrer, ce qui n’avait pas encore été fait jusqu’ici, que le changement successif des rapports entre l’or et l’argent, entre l’argent et le cuivre, à diverses époques de l’existence des nations, a dû dépendre immédiatement d’abord de la nature du gisement de ces trois métaux, et de l’état plus ou moins pur dans lequel ils se trouvent[47]. Une civilisation plus ou moins avancée, les progrès plus ou moins lents de la mécanique et de la métallurgie, le bas prix ou la cherté de la main d’œuvre, enfin les grands changements politiques, tels que l’invasion de l’Asie et d’une portion de l’Afrique par les Perses et par les Macédoniens, plus tard la conquête par les Romains de la partie des trois continents qui prit le nom d’orbis Romanus, ont été des causes puissantes, mais secondaires, de la variation du rapport des métaux entre eux, depuis les premiers temps de l’histoire jusqu’à la découverte de l’Amérique.

L’Italie fut d’abord très pauvre en or et en argent. Cette contrée, par la nature de sa constitution géologique, contient fort peu de mines de ces métaux précieux, quoique Pline (XXXIII, 4) affirme presque le contraire, Nulla fecundior metallorum tellus. Elle est néanmoins assez riche en cuivre natif ; aussi la monnaie de cuivre forma-t-elle jusqu’en 247 avant J.-C., sinon le numéraire unique, au moins la monnaie normale, l’unité monétaire dans l’Italie moyenne. Les colonies grecques du midi de la Péninsule tirèrent certainement de la Grèce ou de l’Asie, soit directement, soit par l’intermédiaire de Tyr ou de Carthage, l’argent dont elles fabriquèrent des monnaies depuis le Ve et le VIe siècle avant J.-C.

Comment, dit M. Letronne, les Romains ont-ils pu conserver si longtemps leur lourde et grossière monnaie de cuivre, lorsqu’ils étaient si voisins de peuples qui se servaient de monnaies d’argent aussi élégantes que commodes ? La réponse est facile, même en admettant, star l’autorité de Pline, l’année 485 comme date de la première fabrication des monnaies d’argent. Le même motif qui porta Lycurgue à proscrire dans Sparte la circulation des métaux monnayés, et à faire de la Laconie un vaste couvent de moines austères et guerroyants, le même motif qui fit établir à Rome les lois Liciniennes, protectrices de l’agriculture, de l’égalité civile et politique, et dirigées contre le luxe et l’oligarchie, ce besoin de conquérir, cette nécessité de se défendre qui fit des Romains un peuple de laboureurs et de soldats[48], imposèrent probablement à leur gouvernement l’obligation de proscrire la monnaie d’or et d’argent. Le sénat et le peuple durent pressentir que l’introduction d’un moyen d’échange aussi commode amènerait inévitablement la ruine des moeurs et des vertus antiques, la concentration des propriétés, l’accroissement du nombre des esclaves, la décadence de l’agriculture, et, par une suite nécessaire, l’affaiblissement de la population libre et combattante. L’histoire des VIIe et VIIIe siècles de Rome n’a que trop justifié ces sages prévisions. Quand la poésie s’est écriée : Luxuria sœvior armis incubuit ; Grœcia victa victorem ferum cepit, elle n’a point poussé à l’excès l’hyperbole, elle n’a fait qu’exprimer en traits concis et énergiques une vérité palpable universellement reconnue. Mais on verra tout à l’heure qu’il ne faut pas prendre à la lettre le passage de Pline sur la première monétation de l’argent, et que Rome eut des monnaies de ce métal avant l’année 485 et peut-être même sous ses derniers rois.

Deux passages décisifs de Pline lui-même viennent prêter un nouveau poids à cette dernière opinion ; car nous voyons que l’or et l’argent furent exploités dans l’Italie pendant toute la période des rois, et que le travail des mines ne fut interdit que par le sénat, probablement à l’époque des premières lois somptuaires et des lois Liciniennes. Je cite ici l’un de ces textes. Italia metallorum omnium fertilitate nullis cedit terris ; sed interdictum id vetere consulto patrum, Italiæ parci jubentium[49].

Il est évident que Pline comprend dans le mot omnium les métaux précieux, tels que l’or et l’argent, puisque, dans la partie du livre 33 où il traite de l’or et de l’argent, il rappelle le passage que nous venons de citer, en disant : Italiæ parci vetere interdicto patrum diximus : alioqui nulla fecundior metallorum quoque erat tellus[50].

 

 

 

 



[1] De pretiis rerum apud veteres Hebrœos Commentatio. Voy. aussi Duband, Hist. nat. de l’or et de l’argent.

[2] Bœchk, Econom. polit. des Athén., liv. I, ch. 2à 6, tr. fr. Letronne, Considér. génér. sur les monn. gr. et rom., p. 104 et suiv.

[3] De pretiis apud veteres Romanos Deputatio. Gœtting., 1754.

[4] Sur le rapport du numéraire et des moyens d’existence, depuis Constantin le Grand jusqu’au partage de l’empire romain sous Théodose le Grand, et sur son influence. Berlin, 1777.

[5] Dict. des Sciences natur., tom. XXXVI, p. 234 et suiv.

[6] Hérodote, VI, 325, et Dion Chrysostome, Orat., XVII, p. 253, et LXXVIII, p. 659.

[7] Histor. del signor Fernando Columbo, cap. XXIII.

[8] Ibid., cap. XXVII.

[9] Nouv. ann. des voyages, cahiers de mai 1838, p. 131-157.

[10] Jacob, Historic. inquiry into the production and consomption of the precious metals. London, Murray, 1831, in-8°, 2 vol., tom. I, p. 2.

[11] Ibid., voy. aussi Gomenba, Oviedo, Xeres et Garcilasso de la Vega, Manuscr. de M. Ternaux-Compans, Nouv. ann. des voyages, ann. 1838, t. II.

[12] Les mines de Bérénice, dit Agatarchide, cité par Diodore (III, 12-15), furent exploitées sous les anciens rois avec des outils d’airain, le fer étant alors inconnu. Ces mines ont été retrouvées à Alaki, à quinze journées du Nil ; la ville la plus proche est Assouan. Voy. M. Quatremère, Mém. sur l’Égypte, t. II, p. 175.

[13] JACOB, t. I, p. 3.

[14] Mém. ms. lu à l’Acad. des Inscr.

[15] AGATARCHIDE, voy. ci-dessous.

[16] REG., Ibid., 27.

[17] Le développement du calcul qui donnerait 3 milliards 400 millions démontre suffisamment la nécessité de cette correction.

[18] VIII, 134, 135. — Wilson, sanscr. Dictionnary, aux mots Mâcha et Krichnala.

[19] Dict. des Sc. nat., t. II, p. 495.

[20] Job, XXVIII, 1, 6, 15, 17 et XLII, 11.

[21] Dict. des Sc., t. II, p. 496.

[22] Ibid., p. 499.

[23] Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, p. 635, édit. in-4°.

[24] Dictionnaire des Sciences natur., t. XXXVI, p. 254.

[25] La valeur de l’or, par rapport à l’argent, tend à augmenter chaque jour, ce qui tient à la rareté du premier métal, à son transport plus facile, et à plusieurs autres causes trop longues à énumérer, mais qu’il est aisé d’entrevoir. Aussi donne-t-on 1010 à 1015 francs en billets de banque ou en pièces de 5 francs pour avoir 1000 francs ou 50 louis en or.

[26] Diction. des Sciences nat., t. XII, p. 153, 180.

[27] Ibid., p. 155.

[28] Ibid., p. 161.

[29] On a recueilli au Brésil une masse de cuivre pur pesant 2616 livres. Ibid., p. 154.

[30] Cette idée est du fameux minéralogiste Werner. Voy. Niebuhr, Hist. Rom., t. II, p. 213, n. 267.

[31] L. VI, 255. Cf. Heyne, Ac. Gœtting. Nov. comm., t. V, 41.

[32] Voy. Niebuhr, Hist. rom., t. II, p. 214, tr. fr. et Bœckh, Metrol. unters., p. 416, 418, s.

[33] Έργα, 1, 151, et Tzetzes, Sch., p. 48 ; éd. Heins., 1603.

[34] Tom. I, p. 35, 42.

[35] Voy. les preuves, tom. I, p. 35, de l’Histoire généal. des Tartares d’Abulgasi, et J. E. Fisher, Sibirische Geschichte. Pétersbourg, 1768.

[36] Voy. Mongès, mém. de l’Acad. des Inscr. et Bell.-Lettres,. t. III, p. 492 et suiv.

[37] Q. Curt., V, 2. Strabon, XV, p. 731. Justin, XI, 14. Arrien, III, 16 et pass. Dion., XVII, 66. Plutarque, Alex., c. 36.

[38] Hérodote, III, 89-97.

[39] Voy. les curieuses recherches de M. Jacob, t. I, p. 30, 40.

[40] III, 95. Voy. M. Bœckh, Économ. politiq., tom. 1, p. 15, trad. franç.

[41] Anabas, I, VII, 18, éd. Weiske. Voy. M. Letronne, Consid. génér., p. 107, 108.

[42] Strabon, XVI, 18, p. 778, et not. tr. fr.

[43] Agatarchide, De mari rubro., in. Geogr. min., éd. Hudson, t. I, p. 65, et Jacob, Precious metals, t. I, p. 97. Ce dernier auteur pense, comme moi, que le rapport entre l’or et l’argent dans les anciens temps a dû être fort différent du rapport actuel. J’ajouterai que cette vue nouvelle peut rendre raison des immenses richesses et du vaste commerce d’une contrée aussi pauvre et aussi resserrée que la Phénicie. Ses habitants possédaient des mines d’argent assez riches en Espagne. Or, la différente de valeur relative entre l’argent et l’or dans les autres parties du monde dut être pour eux la base d’échanges très profitables et d’un commerce très étendu ; elle explique la splendeur de Tyr du XVe au VIIIe siècle avant l’ère chrétienne.

[44] Du temps de J. César, le fer était si rare dans la Grande-Bretagne qu’il y servait de monnaie. Ces., bell. Gall., V, 12.

[45] Hamberger, Tabula pretiorum, p. 33., Cod. Théod., VIII, IV, 27.

[46] Économ. polit. des Ath., ch. 3, 4, et 5. — Consid. génér., pag. 104 à 113.

[47] Pline, XXXIII, 21-23, rapporte que, de son temps, l’Asturie, la Galice et la Lusitanie fournissaient par an 20.000 livres d’or ; mais l’Asturie y était pour la plus forte part. L’or, dit-il, contient 1/10, 1/9, 1/8 d’argent, excepté celui d’une mine de la Gaule, nommée Albicratense, qui n’a que 1/36 d’argent ; ideo, dit-il, cœteris prœest. Cette mine était peut-être située dans la contrée des Albici, qui habitaient, suivant César (Bell. civ., I, 34), les montagnes voisines de Marseille.

[48] Virgile a bien exprimé cette idée fondamentale du gouvernement romain dans ces vers si célèbres (Æn., VI, 852) :

Romain, souviens-toi de gouverner les nations sous ta loi, - ce seront tes arts à toi...

[49] Pline, Hist. nat., III, 24.

[50] XXXIII, 21, t. II, p. 618, l. 21.