ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.

CHAPITRE II — Des poids et des mesures romaines

 

 

La détermination exacte des différentes mesures de la Grèce et de Rome était le préliminaire indispensable de nos recherches sur la population et les produits de l’Italie sous la domination romaine, recherches qui embrassent la statistique et l’économie politique de cette contrée pendant une période de douze siècles. Nous avions espéré trouver les secours qui nous étaient nécessaires dans les huit tables pour la conversion des mesures grecques et romaines en mesures françaises, publiées par M. Letronne peu de temps après ses Considérations générales sur l’évaluation des monnaies grecques et romaines. Ces tables, reproduites par l’auteur, en 1825, sous une forme plus commode à la suite de son édition de l’Histoire romaine de Rollin, l’ont été encore par Lemaire dans son édition des classiques latins. Mais, dans ces tables, ainsi que dans le savant ouvrage qui les a précédées, M. Letronne avait cru devoir porter à 6160 grains, poids de marc, la livre romaine, évaluée par Barthélemy et de La Nauze[1] à 6144, c’est-à-dire aux 2/3 de notre ancienne livre française de 16 onces. D’autre part, les recherches publiées en 1822 par Gosselin[2] portaient à 0m,296296 le pied romain que M. Letronne évaluait seulement à 0m,295. Enfin, les valeurs du pied romain et de la livre romaine données par les tables étaient loin de satisfaire au texte si formel du plébiscite conservé par Festus[3] : Quadrantal vini octoginta pondo siet. La livre était trop forte ou le pied trop faible.

La question restait donc indécise ; et dans un mémoire composé en 1824, lu en 1826 à l’Académie des Inscriptions et en 1832 à l’Académie des Sciences, nous avons cherché à jeter quelque lumière sur un problème à la solution duquel l’Europe savante a toujours attaché tant de prix[4]. Nos conclusions ont d’ailleurs été confirmées par plusieurs monuments découverts depuis l’époque de notre travail. Nous citerons particulièrement trois poids de dix livres en serpentine, cinq pieds de bronze et un demi-pied en ivoire trouvés dans les fouilles d’Herculanum et de Pompéi, qui ont été l’objet d’un savant mémoire lu par M. Cagnazzi à l’Académie royale des Sciences de Naples[5]. Nous nous contentons de signaler ici ces éléments nouveaux, nous réservant d’en discuter la valeur dans les chapitres suivants.

L’unité de longueur chez les Romains était le pied, qui se divisait en 4 palmes, et le palme en 4 doigts. Le palme dont il est ici question est le palmus minor ; il v avait une autre espèce de palme appelée palmus major, qui valait 12 doigts.

Les multiples du pied romain étaient :

1° Le pas, passus major, de 5 pieds : il y avait en outre le passus minor ou gressus, de 2 pieds ½ ;

2° La decempeda, de 10 pieds, mesure analogue à notre toise, et qu’Auguste plaçait, au lieu de lance, dans la main des soldats auxquels il voulait infliger une punition humiliante[6] ;

3° L’actus, de 120 pieds ;

4° Le mille ou milliarium, de 1000 pas ou 5000 pieds.

Nous mentionnerons encore le cubitus ou coudée de Vitruve, qui valait 1 pied ½.

L’unité agraire était le jugerum, qui se subdivisait en 2 actus quadratus. L’actus quadratus était un carré de 120 pieds romains de côté, et se subdivisait lui-même en 4 clima ; le clima comprenait 36 decempeda quadrata, et la decempeda quadrata 100 pieds carrés.

Les multiples du jugerum étaient : 1° l’hœredium, valant 2 jugerum ;

2° La centuria, de 100 hœredium ;

3° Le saltus, de 4 centuria disposées en carré.

On distinguait trois espèces d’actus : l’actus minimus, de 120 pieds de long sur 4 de large ; l’actus quadratus, dont nous avons déjà parlé plus haut ; et l’actus duplicatus, de 240 pieds de long sur 120 pieds de large.

L’unité de capacité était l’amphore ou quadrantal : l’amphore se divisait en 2 urnes et en 3 modius, de sorte que l’urne valait 1 modius ½. L’urne se subdivisait à son tour en 4 congias, le congius en 6 sextarius, le sextarius en 2 hemines, et enfin l’hemine en 2 quartarius, ou 4 acetabulum, ou 6 cyathus, ou 24 ligules.

Le culeus valait 20 amphores.

La capacité de l’amphore était celle d’un pied cube, comme l’indique le mot quadrantal et comme le prouvent évidemment les vers suivants de Priscien, attribués à Q. Rhemnius Fannius Palémon[7].

Pes longo spatio latoque notetur in anglo

Angulus ut par sit, quem claudit linen triplex ;

Quatuor ex quadris medium cingatur inane ;

Amphora fit cubus, quem ne violare liceret,

Sacravere Jovi Tarpeio in monte Quirites.

Les deux derniers vers et l’inscription mensurœ exactæ in Capitolio, du conge de Vespasien, nous démontrent en outre ce fait important : que les étalons des mesures romaines étaient déposés au Capitole, comme les minutes du cadastre aux archives impériales. De là l’expression amphora Capitolina pour désigner une amphore d’une contenance parfaitement exacte.

L’unité de poids était l’as ou la livre, qui se partageait en douze onces, chaque once se partageant à son tour en 24 scrupules, de sorte qu’il y avait 288 scrupules à la livre.                  

Nous donnons ici un tableau des multiples            et des subdivisions de la livre, avec leur valeur correspondante.                         

 

onces

 

livres

Scrupulum

1/24

As ou libra

1

Sextula

1/6

Dupondius

2

Sicilicus

¼

Tressis

3

Duella

1/3

Quadrussis

4

Semuncia

½

Quincussis

5

Uncia

1

Sextussis

6

Sescuncia

1 ½

Septussis

7

Sextans

2

Octussis

8

Quadrans[8]

3

Nonussis

9

Triens

4

Decussis

10

Quincunx

5

Vigessis

20

Semissis[9]

6

Trigessis

30

Septunx

7

 

 

Bes

8

 

 

Dodrans

9

 

 

Dextans

10

 

 

Deunx

11

 

 

As ou libra

12

Centussis

100

 

Nous ne devons pas omettre, relativement à ces noms, une remarque fort importante ; les Romains les employaient dans deux sens différents :

1° Dans leur sens propre et primitif, pour exprimer les poids plus petits que la livre ;

2° Par extension d’idées, pour représenter dans un total quelconque la partie que ces poids représentaient dans la livre. Voulait-on, par exemple, exprimes qu’un citoyen héritait d’un autre pour 1/12e, on disait : hœres ex unciâ ; devait-il hériter des ¾, il était hœres ex dodrante. C’est encore par une semblable extension d’idées qu’ils avaient donné à la decempeda quadrata, mesure de superficie le nom de scrupule, parce que la decempeda quadrata était 1/288e du jugerum, comme le scrupule 1/288e de la livre.

Il existait entre l’unité de poids et l’unité de capacité une relation bien remarquable, qui nous est donnée par le texte de Cestus déjà cité : Quadrantal vini octoginta pondo siet. L’amphore devait donc contenir 80 livres de vin. Ce résultat est confirmé par les vers suivants de Priscien[10] :

Nam libræ, ut memorent, bessem sextarius addet,

Seu punu pendas latices scu dona Lyæi.

En effet le sextarius étant le 6e du congius et ce dernier le 8e de l’amphore, il y avait 48 sextarius dans l’amphore ; or 1 2/3 x 48 = 80.

Le dernier des deux vers que nous venons de citer nous apprend en outre que, lors de l’établissement du système métrique romain, l’eau et le vin étaient regardés comme ayant la même densité, ce qui est d’autant moins surprenant que, si la densité des vins de fronce est en général un peu plus petite que l’unité, celle des vins des pays plus chauds, de l’Espagne, par exemple, lui est souvent supérieure. M. Gay-Lussac a trouvé 1,01597 pour la densité moyenne de 10 espèces de vin[11].

Au reste, dès le IVe siècle de notre ère, les idées étaient devenues bien plus exactes à ce sujet. A l’appui de cette assertion il suffira de citer la suite du passage de Priscien[12] :

Hœc tamen assensuu facili sunt credita nobis :

Namque nec errantes undis labentibus amnes,

Nec mersi puteis latices, aut fonte perenni

Manantes, par pondus habent ; non denique vina,

Quæ campi aut colles, nuperve aut ante tulere.

Ainsi l’on avait, sinon mesuré, du moins reconnu, au temps de Priscien, note seulement la différence de densité de l’eau et du vin, mais celle des différentes sortes d’eaux et de vins.

Dès le siècle d’Auguste, on savait que c’était à l’eau de pluie qu’il fallait avoir recours pour obtenir exactement un poids de 80 livres au moyen de l’amphore. C’est ce que prouve le texte suivant de Dioscoride, qui écrivait dans le premier siècle de l’ère chrétienne. Après avoir exposé quels étaient les différents poids correspondant aux différentes mesures de capacité, il ajoute : On dit que, si le vase est rempli d’eau de pluie, la mesure doit être très exacte[13].

En résumé, l’eau de pluie contenue dans l’amphore pesait exactement 80 livres romaines. Ajoutons avec M. Cagnazzi[14] qu’il s’agit évidemment ici de l’eau de pluie conservée dans les citernes, et non de cette eau au moment de sa chute.

 

 

 

 



[1] Dissertation sur le poids de l’ancienne livre romaine, par M. de La Nauze, dans les Mém. de l’Acad. des Inscr., éd. in-12, t. LII, p. 397 et suiv. C’est dans ce mémoire que si trouve développée l’opinion de Barthélemy.

[2] Mém. de l’Acad. des Inscr., t. VI, nouv. série, p. 44 et suiv., 260 et suiv.

[3] Au mot Publica pondera.

[4] Voy. ce travail dans les nouveaux Mém. de l’Acad. des Inscr., t. XII, 2e partie, p. 286 et suiv.

[5] Su i valori delle misure e dei pesi degli antichi Romani, desunti dagli originali esistenti nel real Museo Borbonico di Napoli. Naples, 1825, in-8° de 153 pages.

[6] Suétone, in August., c. 94.

[7] De ponderibus et mensuris, apud Cagnazzi, p. 105.

[8] Ou teruncius.

[9] Ou sembella.

[10] De ponderibus et mensuris, ap. Cagn., p. 107.

[11] Bullet. des sciences, par M. Da Férussac, t. VII, p. 400.

[12] Ouvrage cité, et Cagn., p. 107, 108.

[13] Hippocrate, éd. Chartier. Paris, 1639, in-fol., t. XIII, p. 984, D.

[14] Su i valori delle misure, p. 112.