Adrien

 

par Durdent

 

 

ADRIEN (P. ÆLIUS ADRIANUS ou HADRIANUS), empereur romain, eut pour père Ælius Adrianus Afer, cousin germain de Trajan, et pour mère, Domitia Paulina, d’une illustre maison de Cadix. Sa famille était originaire d’Italica en Espagne, ville natale de Trajan, et Eutrope dit qu’Adrien lui-même y naquit. Selon Spartien, Rome lui donna la naissance le 24 janvier de l’an 76 de J.-C., sous le 7e consulat de Vespasien et le 5e de Titus. Il n’avait que dix ans lorsqu’il perdit son père, et il eut pour tuteurs Trajan et Tatien, chevalier romains. Après avoir fait de grands progrès dans la langue grecque, il servit en Espagne jusqu’à ce que Trajan le rappelât. Il conduisit ensuite en Mœsie la 2e légion auxiliaire. Ce fut alors, dit-on, qu’il eut la faiblesse de croire à l’astrologie judiciaire, et qu’il apprit d’un nécromancien qu’il parviendrait un jour à l’empire. Son grand-oncle lui avait déjà fait la même prédiction, et, dans la suite, Sura, favori de Trajan, lui prédit en mourant que ce prince l’adopterait. Lorsque Trajan fut adopté par Nerva, Adrien vint le féliciter au nom de l’armée, et ce fut encore lui, qui annonça à ce prince la mort de Nerva. Il paraît que Trajan n’avait pas pour lui une affection bien réelle; mais il était mieux vu de l’impératrice Plotine : cette princesse obtint de l’empereur qu’il lui donnât en mariage sa petite-nièce, Julia Sabina. Nommé questeur, et chargé des registres du sénat, Adrien abandonna cet emploi pour accompagner l’empereur dans la guerre contre les Daces, la 12e année du règne de Trajan. Il devint consul, fut ensuite tribun du peuple, et marcha de nouveau contre les ennemis, à la suite de l’empereur. Il se distingua tellement dans cette guerre, que Trajan lui fit présent du diamant que lui-même avait reçu de Nerva, lorsque ce prince l’avait adopté. Adrien regarda avec raison ce présent comme le gage de son adoption future. Devenu préteur, il donna au peuple des jeux magnifiques en l’absence de Trajan, et, dans la suite, fut nommé archonte d’Athènes. Trajan, étant tombé malade, laissa l’armée sous les ordres d’Adrien, qu’il avait fait gouverneur de Syrie, et mourut peu de temps après. Les historiens varient sur la manière dont Adrien parvint à l’empire. Les uns prétendant qu’adopté par Trajan depuis une année, il lui succéda légitimement; d’autres assurent que Plotine, toujours portée à favoriser Adrien, avait tenu secrète pendant trois jours la mort de Trajan, et que les lettres d’adoption envoyées au sénat étaient supposées. Dion va même jusqu’à déclarer qu’il tenait ces détails d’Apronion son père, qui avait été gouverneur de la Cilicie, où Trajan était mort. Quoi qu’il en soit, Adrien, parvenu à l’empire, commença par gouverner avec douceur ; il annonça l’intention de pardonner à ses ennemis, et on cite le mot qu’il dit à l’un d’eux à son avènement ; Vous voilà sauvé. Il se montra bienfaisant envers le peuple, ennemi du faste, et rempli de bonté pour les gens de guerre, dont il partageait les fatigues et les dangers. Il fit plusieurs règlements dont l’ordre et l’équité étaient le principe. Les sénateurs, les chevaliers pauvres et le peuple furent comblés de ses largesses; et, dès le moment où il commença ses voyages, qui occupèrent la plus grande partie de son règne, il laissa partout des traces de sa magnificence. Enfin, on ne verrait en lui qu’un excellent prince, si ces qualités brillantes n’eussent été mêlées de défauts, et même de vices tellement odieux, que, selon la manière dont on le considère, Adrien peut également être comparé à Domitien ou à Titus. On a déjà vu qu’il croyait à l’astrologie. Il était en effet très superstitieux, et c’est à cette disposition d’esprit que l’on attribue la persécution qui il fit subir aux chrétiens. On n’eut aussi que trop sujet de lui reprocher ses débauches et sa cruauté. S’étant fait déclarer empereur à Antioche le 11 août 117, il écrivit au sénat que ses soldats l’avaient forcé de prendre ce titre, et nomma son tuteur Tatien préfet du prétoire. Il abandonna ensuite toutes les conquêtes de Trajan, soit qu’il ne voulût pas trop étendre un empire déjà immense, soit qu’il fût jaloux de la gloire de son prédécesseur. Il fit même abattre les arches du magnifique port élevé sur le Danube par ordre de Trajan, dans la crainte, disait-il, qu’il ne servit aux barbares pour faire des incursions sur les terres de l’empire. Arrivé à Rome, Adrien refusa les honneurs du triomphe préparé pour Trajan, que le sénat lui offrait, et il les fit rendre à l’image de son prédécesseur. Il fit remise de tout ce qui était dû au fisc depuis seize ans, et brûla publiquement tous les comptes, afin que personne ne prit être inquiété à ce sujet. Plusieurs autres libéralités achevèrent de lui concilier la faveur publique, et il marcha ensuite contre les Sarmates qui avaient fait une irruption en Illyrie. Il les défit; mais, des lieux mêmes où il venait d’obtenir la victoire, il écrivit au sénat contre quatre personnages consulaires qui avaient été honorés de l’amitié de Trajan, et les accusa d’avoir conspiré contre lui. Le sénat les fit mettre à mort, sans même leur apprendre de quoi ils étaient accusés. L’indignation publique força Adrien de revenir promptement à Rome, et de déclarer que ces illustres victimes avaient péri à son insu; mais on ajouta d’autant moins foi à cette justification, que l’empereur fit périr encore plusieurs autres citoyens distinguée. Il cessa cependant enfin de faire couler le sang; et, se contentant d’ôter la charge de préteur à Tatien, dont il redoutait l’ambition, il lui donna en échange une place dans le sénat. Adrien, qui aimait les voyages, et qui disait souvent, qu’un empereur devait imiter le soleil qui éclaire toutes les régions de la terre, se mit à visiter toutes les provinces de l’Empire, et il employa dix-sept ans à ces courses continuelles. Il passa d’abord dans les Gaules et en Germanie. On a même dit qui il s’était rendu en Angleterre, et que, pour garantir les pays que possédaient les Romains des incursions des Calédoniens ou Écossais, il fit bâtir une muraille qui s’étendait dans la longueur de 89 milles, depuis la rivière d’Edan, dans la Cumberland, jusqu’à celle de Tyne, en Northurmberland. Mais ce voyage n’a pas été établit d’une manière certaine ; ce qu’il y a de plus sûr, c’est qu’à cette époque il disgracia plusieurs Romains d’un rang distingué qui avaient manqué de regard à l’impératrice Sabine, et l’historien Suétone fut de ce nombre. De retour dans la Gaule, il y fit élever divers monuments. On lui attribue même la construction des arènes de Nîmes et du pont du Gard. À Tarragone, en Espagne, un esclave courut sur lui l’épée à la main, et manqua de le tuer. Adrien, ayant appris que cet esclave était fou, se contenta de le faire mettre entre les mains des médecins. Ce fut en Afrique qu’il apprit la mort de Plotine; il s’empressa de retourner à Rome, et après lui avoir rendu de grands honneurs funèbres, il la plaça au rang des dieux : il n’avait jamais oublié que c’était à elle qu’il devait la couronne. Ce fut lui qui donna les plans du temple qu’il fit bâtir en l’honneur de la ville de Rome et de Vénus; mais il ne put souffrir la critique qu’en fit le sculpteur Apollodore, dont la mort, arrivée peu après, est un des crimes qui souillent sa mémoire. (Voyez APPOLODORE) Vers cette époque, Adrien passa de nouveau en Asie, appela près de lui tous les rois voisins, et combla de présents ceux qui se rendirent à son invitation. Étant en Égypte, il fit rebâtir le tombeau de Pompée et honora ses mânes par des cérémonies funèbres. Ce voyage est devenu honteusement fameux, en ce qu’on y vit éclater l’odieuse passion de l’empereur pour Antinoüs, jeune Bithynien d’une beauté rare; qui, selon les uns, se noya dans le Nil, et selon d’autres, s’immola pour prolonger la vie d’Adrien. Toujours livré à la plus folle superstition, l’empereur avait eu recours à la magie pour conserver ses jours. Ayant appris que, pour y parvenir, il lui fallait trouver quelqu’un qui s’immolât pour lui, il ne put obtenir que de son favori un si grand sacrifice. Si la seule reconnaissance pour un dévouement aussi rare eût produit les regrets immodérés d’Adrien, à peine oserait-on en blâmer l’exagération; mais l’infâme passion qui s’y joignait le rendit aussi odieux que ridicules. Adrien, dit Spartien, pleura son Antinoüs comme une femme adorée ; il lui érigea une multitude de temples, et lui donna des prêtres, qui rendraient des oracles composés par lui-même. Enfin le bruit se répandit qu’on avait vu dans le ciel un nouvel astre, et que c’était celui d’Antinoüs. Les artistes eurent ordre d’immortaliser la douleur d’Adrien, en multipliant les images de l’objet de son culte; les peintres et les statuaires travaillèrent à l’envi. Quelques-uns des chefs-d’œuvre qu’ils produisirent sont parvenus jusqu’à nous. Peu de temps après, Pauline, sœur d’Adrien, mourut, et celui qui avait poussé jusqu’à l’extravagance les profusions pour les obsèques d’un vil favori, laissé ensevelir sa propre sœur sans la moindre pompe. Tout corrompus qu’étaient les Romains, un contraste si choquant ne manqua pas de faire sur eux une profonde impression. Vers ce temps, les Juifs se révoltèrent contre Adrien, qui, après avoir établi une colonie romaine à Jérusalem, avait donné à cette ville le nom d’Ælia Capitolina, et bâti un temple aux divinités païennes dans le lieu même où l’on avait adoré Jéhovah. Les Juifs, indignés, choisirent pour chef un certain Barcochebas, et lui donnèrent le titre de roi, Tinnius Rufus, qui commandait en Judée, eut d’abord sur eux quelques grands avantages; mais le nombre des insurgés croissant de plus en plus, tous les Romains qui se trouvaient dans cette province furent massacrés. Adrien confia la conduite de cette guerre à Jules Sévère, général considéré comme le plus habile de son temps. Il reprit Jérusalem, et la réduisit en cendres, l’an 136 de J.-C., 20e du règne d’Adrien. Bitther ou Béther, place forte, fit plus de résistance; mais elle se rendit aussi, lorsque la plupart des assiégés furent morts de faim. La guerre cependant pétait point terminée; elle dura trois ans et demi, jusqu’à ce qu’une victoire complète des Romains et la prise de Barcochebas y eussent mis fin. On assure que 580.000 Juifs furent massacrés. Les Romains eux-mêmes essuyèrent de grandes pertes; les Juifs qui survécurent furent vendus au même prix que les chevaux, tant à une foire dite du Térébinthe qu’à Gaza; ceux qu’on ne put vendre furent traînés en Égypte et livrés à un peuple qui les avait en horreur. Adrien leur défendit ensuite, sous peine de mort, d’entrer dans Jérusalem; et, pour mettre le comble à leur humiliation, il fit placer sur la porte du chemin de Bethléem un pourceau de marbre. On sait qu’aux yeux des Juifs, cet animal est immonde. Peu de temps après, les Alains ou Messagètes attaquèrent l’empire; mais Adrien envoya contre eux Arrien, alors gouverneur de la Cappadoce, et célèbre par son histoire d’Alexandre. L’empereur se rendit ensuite à Athènes, et décora cette ville, qu’il affectionnait, de plusieurs monuments dont les ruines subsistent encore. Il eut le fol orgueil de s’y consacrer à lui-même un autel, et de permettre aux Grecs de lui dédier un temple qui fut appelé Panhellénien. Revenu à Rome, après tant de voyages, Adrien, dont la santé s’affaiblissait, résolut de se choisir un successeur. Commodus Verus, qui l’emporta sur plusieurs concurrents, était un homme de mœurs dépravées, et l’on prétendit qu’Adrien ne l’avait adopté qu’à des conditions déshonorantes. Quoi qu’il en soit, le nouveau César fut créé préteur, et mis à la tête de l’armée de Pannonie. Adrien fit ensuite construire prés de Tivoli cette fameuse ville, dont aujourd’hui encore les restes attestent la magnificence. Il s’y plongea, selon Aurelius Victor, comme autrefois Tibère à Caprée, dans de honteuses débauches. Il eut encore avec cet empereur une ressemblance non moins odieuse, c’est la cruauté à laquelle il se livra en faisant périr, par des moyens secrets, et même ouvertement, plusieurs personnages illustres, parmi lesquels on compte Servien son beau-frère, et Fuscus, petit-fils de Servien, chargés de l’accusation vague d’avoir aspiré à l’empire. Verus étant mort, Adrien lui accorda les honneurs de l’apothéose, et, après avoir hésité quelque temps sur le choix d’un autre successeur, il nomma Titus Antonin, à condition que celui-ci adopterait à son tour M. Antonius Verus, appelé depuis Marc-Aurèle, et L. Verus, fils de Commodus Verus. L’impératrice Sabine mourut peu de temps après l’adoption d’Antonin, et Adrien fut accusé de l’avoir empoisonnée, ou de l’avoir traitée si indignement, qu’elle se donna la mort. Toutefois, il ne manqua pas d’en faire une divinité. Sa maladie augmentant, il eut recours à la magie; puis, devenu féroce par l’excès de ses souffrances, il ordonna la mort de quelques sénateurs, et chargea Antonin d’en faire périr plusieurs autres. Antonin n’exécuta point cet ordre barbare. Fatigué d’exister, Adrien demanda plusieurs fois une épée ou du poison ; et promit de récompenser ceux qui l’aideraient à abréger ses jours; mais personne ne voulut s’exposer au danger de lui rendre un pareil service. Il alla à Bayes, ou, méprisant les médecins et leurs ordonnances, il se livra à l’intempérance de la table, et parvint ainsi à avancer le terme de sa vie. Il mourut dans cette ville, le 16 juillet 138, à 62 ans. Peu de jours auparavant, il avait composé les vers suivants, que la situation où il les fit, plus que leur mérite réel, a rendus célèbres :

Animula vagula, blandula,

Hospes comesque corporis,

Quæ nunc ahibis in loca

Pallidula, rigida, nudula,

Nec, ut soles, dabis jocos.

Fontenelle à traduit en vers français ce petit morceau de poésie, qui semble prouver qu’Adrien, persuadé de l’immortalité de l’âme, était inquiet du sort qui l’attendait dans une autre vie. Il nous est parvenu encore quelques fragments des poésies d’Adrien, que l’on trouve dans l’Anthologie latine de Durmann et dans les Analecta de Brunck. Melchior Goldast a recueilli des sentences de cet empereur, gr. lat., Genève, 1801, in-8°. Il avait composé une Alexandriade qui ne nous est pas parvenue. Le talent de la poésie n’était pas le seul que possédât Adrien. On a vu qu’il connaissait l’architecture; il était aussi peintre et musicien; il réussissait dans beaucoup d’exercices qui demandent de la force et de l’adresse, et sa mémoire était prodigieuse. Lorsqu’il fut mort, le sénat, qui se ressouvenait des cruautés dont le commencement et la fin de son règne avaient été souillés, voulut casser tous ses édits; mais Antonin fit observer qu’alors il faudrait aussi casser sa propre adoption, et le sénat n’insista plus. Adrien obtint même, selon l’usage, les honneurs de l’apothéose. Parmi les nombreux édifices que ce prince fit élever, on distinguera toujours le pont sur le Tibre, nommé aujourd’hui pont Saint-Ange; ainsi que son mausolée placé près de ce pont, et connu sous le nom de château Saint-Ange. Dès le règne de Justinien, cet immense édifice servit de forteresse, usage auquel il est encore destiné de nos jours. On voyait autrefois à son sommet un char sur lequel était la statue d’Adrien ; maintenant ce char est remplacé par la figure en bronze d’un ange tenant une épée.