LES PRISONS DU MONT SAINT-MICHEL

 

CHAPITRE XVI. — LA FIN DES PRISONS.

 

 

Les débats parlementaires de 1844. — Intervention du député Joly. — Un inspecteur général au Mont. — La fin du régime cellulaire. Plus libres... relativement. — Transfèrements divers. Le Mont est vide de politiques. Les Rouges et M. le directeur Régley une curieuse médaille. — Un vœu au conseil général de la Manche en 1856. — Hygiène, esthétique et intérêt électoral. — L'abbaye en 1860. — Déprédations et mutilations. — Ateliers, cachots et latrines. — Le vœu unanime du conseil général en 1860. — Le gouvernement y fait droit. — Décret du 20 octobre 1863. — Évacuation des détenus. Fermeture des prisons.

 

Le 22 avril 1844, s'ouvrait au Palais-Bourbon une discussion relative au régime pénitentiaire susceptible d'être appliqué aux condamnés politiques ; elle donna lieu à des débats passionnés et les interpellations furent particulièrement vives, dans la séance du 18 mai, quand il fut question des attributions disciplinaires des directeurs des pénitenciers à l'égard de leurs prisonniers. Le ministre essaya de couvrir les directeurs du Mont Saint-Michel qui avaient été obligés de prendre des mesures particulièrement sévères à l'encontre des prisonniers politiques dont l'agitation était extrême[1] ; mais le député Joly (de Toulouse) démontra que le système appliqué au Mont n'était rien moins, de quelque nom qu'on l'appelât, qu'un régime cellulaire très rigoureux. Au point de vue légal, disait Joly, rien n'autorise à encelluler les prisonniers et surtout les prisonniers politiques c'est donc en violation des lois que vous avez suspendu pour eux le droit commun, que vous les avez soumis à la vie solitaire, que vous avez causé ainsi tous les maux dont nous nous plaignons.

Les débats eurent pour résultat d'obliger le Gouvernement à envoyer au Mont Saint-Michel un inspecteur général. Les politiques, à la vue de ce fonctionnaire, M. Dugas, comprirent aussitôt qu'il s'était passé, à Paris, un événement extraordinaire, les touchant de près. Le 27 juillet, l'inspecteur général annonça aux politiques que les portes de leurs cellules seraient ouvertes de 6 heures du matin à la tombée de la nuit et qu'ils pourraient librement communiquer ensemble toute la journée.

Peu de temps après, le 4 octobre, intervenait une ordonnance d'amnistie, mais elle ne s'appliquait, pour 48. sur.60, qu'à des prisonniers ayant moins de 6 mois de captivité à faire pour être libres.

Blanqui était à Tours depuis le 15 février 1844 et Barbès avait été transféré à Nimes, dès le 26 juillet 1843 ; il restait au Mont Quignot, Godard, Delsade, Vallière, Espinouze et Martin Bernard. Le 10 octobre, les bénéficiaires de l'amnistie virent s'ouvrir pour eux les portes du Mont Saint-Michel. Le 23 octobre, Martin Bernard, Pétermann, Vilcoq et Fomberteaux étaient dirigés, sous escorte, vers Doullens, où ils arrivèrent le 26 à neuf heures du matin[2].

Les prisons du Mont Saint-Michel ne comptaient plus et ne devaient plus compter aucun détenu politique.

Cependant elles devaient être encore en 1848 le théâtre d'un événement plutôt rare dans les fastes pénitentiaires. Le Mont Saint-Michel avait alors pour directeur M. Régley, fonctionnaire bienveillant et aussi paternel que possible avec les détenus. Certains d'entre eux, appelés les Rouges, menèrent contre M. Régley une campagne violente ; elle trouva même un écho dans les journaux du pays. L'administration supérieure fit une enquête qui démontra l'inanité des griefs des Rouges. Il y eut mieux encore la maison servait aussi de lieu de détention à un certain nombre d'insubordonnés militaires. Les Rouges avaient voulu les entrainer avec eux dans leur lutte contre M. Régley. Les insubordonnés qui appréciaient la bienveillance de celui-ci[3], refusèrent énergiquement de se joindre aux Rouges. Ils se cotisèrent même pour offrir à M. Régley une superbe médaille d'or, sur laquelle étaient gravés ces mots : A leur bon directeur, les insubordonnés militaires du Mont Saint-Michel, 1848... Une médaille et un brevet offerts par des détenus à leur gardien, la chose est assez rare ; elle méritait bien d'être signalée.

Devenu simple maison de correction pour des condamnés de droit commun, le Mont, depuis la fin d'octobre 1844, ne présente plus aucun intérêt historique ; c'est la prison banale, vulgaire et triste. Dès lors, elle s'achemina, lentement, vers sa fin.

En 1856, un rapport était fait au Conseil Général de la Manche, par un de ses membres qui avait été sollicité par les artistes et les archéologues du pays : Quand de tous côtés, lisait-on dans le rapport, on cherche, en France, à conserver les constructions d'un autre âge et à restaurer les vieux monuments des temps passés, le cœur s'afflige, en voyant l'état de dégradation où est tombé l'édifice, fameux depuis tant de siècles, sous le nom de Mont Saint-Michel. L'église, ravagée par un incendie, il y a vingt-cinq ans, est soutenue par un échafaudage très grossier ; le cloître est dégradé par d'ignobles constructions qui le divisent en grande salle de travail et en petites cellules ; la prison a été mal choisie, les salles à compartiments sont étroites et basses l'affreuse odeur des prisons1[4] y séjourne malgré les précautions qu'on peut prendre. La face blême des détenus accuse la souffrance et l'étiolement ; ils sont si mal qu'ils sont arrivés à ce point de commettre des délits[5], afin de faire aggraver leurs peines ; ils appellent de tous leurs vœux le bagne et quelques-uns l'échafaud.

Les conseillers généraux firent la sourde oreille ; il y avait, dans les cantons de l'arrondissement d'Avranches, trop d'électeurs intéressés au maintien des prisons pour que l'on songeât à les supprimer. Que leur importait l'hygiène, la vie même des condamnés ? Le côté pratique seul était à envisager les considérations artistiques n'existaient pas pour eux ; un des plus beaux monuments de la France, un des plus merveilleux édifices du monde pouvait tomber en ruines, pourvu que ses débris suffisent encore à faire vivre une clientèle électorale, exigeante envers ses pourvoyeurs. Des notes prises par un visiteur en 1860, il résulte que le Mont était dans un état lamentable la Merveille était emplie d'une odeur de latrines[6], le transept de l'église était converti en cuisine ; une des gracieuses piscines de la basilique avait été transformée en un évier dégoûtant. On n'osait même plus faire visiter les salles on permettait, tout au plus, de jeter un coup d'œil sur la nef de l'église, à travers un guichet ménagé dans une porte donnant sur la plateforme de l'ouest la crypte des Gros Piliers, appelée quelquefois église souterraine et dont les assises colossales font l'admiration de tous, était couverte de suie et de noir de fumée ; deux fourneaux, employés au vernissage des boutons, étaient installés dans le déambulatoire méridional et des parements de briques escaladaient jusqu'aux nervures de la voûte le promenoir était devenu un atelier de chapeaux ; la crypte de l'Aquilon était un bouge, où l'on enfermait les condamnés à mater. Dans l'aile du cloître, à Beauregard, sur le Saut-Gautier, circulaient des prisonniers à faces patibulaires, marchant cinq de front ; chaque file était séparée par une autre, venant en sens contraire ; des gardiens, en vedette le long des parapets, surveillaient d'un œil mauvais ces tristes rebuts de l'humanité.

En 1860, un conseiller général émit encore le vœu que le Mont cessât d'être une prison ; il fit mieux ; il demanda que l'abbaye devint le musée des gloires guerrières du moyen âge. En 1856, disait un rapport très habile, le conseil général avait été saisi d'une demande de suppression pure et simple des prisons du Mont. Il l'avait écoutée avec une profonde sympathie et il ne s'était résolu à l'écarter que parce qu'il lui semblait dangereux, pour la conservation de la vieille abbaye, de lui enlever sa distinction actuelle sans lui substituer une désignation précise. L'auteur de la proposition complète aujourd'hui son vœu en demandant qu'à la prison soit substitué un Musée des gloires guerrières du moyen âge.

Ce vœu fut adopté à l'unanimité ; peut-être les conseillers généraux avaient-ils cru que ce vœu, comme tant d'autres, demeurerait platonique ; mais le gouvernement, sous la pression de l'opinion publique, s'en empara ; les soumissions devenaient de plus en plus difficiles ; les rabais, proposés par les entrepreneurs étaient insignifiants ; les prisons coûtaient cher ; son budget soulevait de nombreuses critiques au Parlement ; les agents des services pénitentiaires depuis les simples gardiens jusqu'aux directeurs n'aimaient point ce poste l'abbé Lecourt, cet aumônier par destination, venait de prendre sa retraite ; l'abbé Bonnel qui lui succédait n'avait ni son zèle, ni son dévouement ; le 20 octobre 1863, un décret supprima la maison de correction et tous les prisonniers quittèrent le Mont Saint-Michel par des convois organisés en novembre et décembre 1863 et en janvier 1864.

Les Prisons du Mont Saint-Michel avaient vécu.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] On reprochait aussi au ministre de l'Intérieur de favoriser l'ingérence du clergé. L'administration se disculpa en affirmant qu'elle s'était toujours tenue à la hauteur de cette doctrine tous les détenus doivent être laissés à l'impulsion intérieure de leur conscience. De son côté, le clergé publiait à la suite d'une mission (6 septembre 1846), une statistique constatant que si 200 détenus refusèrent le pardon et la grâce de Dieu, il y eut, du moins, 25 premières communions, 200 confirmations et 400 communions. Cette retraite fructueuse pour les âmes avait été prêchée par un vénérable ecclésiastique, M. l'abbé La Roque, auteur d'un ouvrage intitulé : Retraites dans les Bagnes el les Maisons centrales. Paris, Sirou et Desnoyers, s. d.

[2] Dubourdieu fut transféré à Bordeaux.

[3] M. Régley s'occupait aussi d'architecture et d'archéologie. On lui doit le Guide des visiteurs du Mont Saint-Michel et du Mont Tombelaine, Avranches, 1849, in-8°, lithographies de Flamand réimprimé et modifié sous le titre de Guide du voyageur au Mont Saint-Michel et au Mont Tombelaine. Avranches, 1865, in-8°.

[4] Nous avons à supporter constamment les fétides émanations de l'ignoble vaisseau, dont on connaît l'usage. Pas un seul lavage pas une goutte de chlorure de chaux le meuble infâme est là, toujours à demeure la fermeture n'est qu'une dérision et nous en aspirons le méphitisme 23 heures sur 24 heures, puisque nous n'avons qu'une heure de sortie. MATHIEU DPINAL, loc. cit., préf. p. VII.

[5] C'est le même argument que celui qui fut développé par Garnier Pages, en 1833, quand les condamnés de juin furent envoyés, sous le ministère Thiers, au Mont Saint-Michel.

[6] Les latrines avaient été établies primitivement au nord et en dehors de la Salle des Chevaliers. Ce détail que nous nous excusons de signaler ici a, cependant, son importance. On a discuté et l'on discute encore sur la destination de cette salle. Le fait que trois latrines y étaient accolées démontre que cette salle était habitée par de nombreuses personnes et rend très vraisemblable l'hypothèse de M. Corroyer voyant dans cette salle le dortoir de la garnison, dès le treizième siècle.