La calendre en cage de Guillaume de Saint-Pair. Tous poètes ! Le nouveau chansonnier des républicains. — L'incendie du Mont en vers français. Les œuvres de MM. Travers et Caillaux. — Une chanson de Barbès. Élie et la belle rousse. — Les nuits de Mathieu d'Épinal. Explication physiologique des maladies des prisonniers. Chaud et froid. — Les œuvres de Martin Bernard. Les politiques pouvaient-ils lire et écrire librement ? Le cabinet de lecture de la mère Fénard. Les rats de bibliothèque. — — Ce qu'on lisait au Mont, de 1839 à 1844. Les soucis du père Bourdiguel, relieur à Avranches. L'avocat-conseil des politiques M. Fulgence Girard. De la Broïse en Bacilly au Mont Saint-Michel. Consolations aux prisonniers ; le Chant du départ et la Marseillaise sur les grèves et dans la nuit. L'exaltation du républicanisme. Les petits cadeaux aux politiques. Les écureuils et les moineaux ; les distractions de la geôle. Un dessinateur malheureux. — Un mauvais statuaire. La poésie est-elle fille de la solitude et de l'isolement ? On pourrait le croire en examinant, de près, les occupations des prisonniers 'politiques du Mont Saint-Michel, qui n'étaient astreints à aucun travail manuel. Désœuvrés, ils rêvaient dans leurs cellules et ceux qui connaissaient les poètes du moyen âge devaient se rappeler les vers de Guillaume de Saint-Pair, le chantre romien de l'abbaye-forteresse, au douzième siècle : Kalendre[1] chante plus en cage Quel ne ferait au vert bocage ; Aussi sert plus Dieu et honoure Cil qui en la cage demoure[2]. Les Colombat, les Prospert, les Blanqui, les Barbès, les Martin Bernard, les Mathieu d'Épinal m'honorèrent pas, croyons-nous, la Divinité, mais leurs cellules virent éclore prose et vers ; le goût de la versification ne fut jamais plus poussé qu'aux Loges ; il y eut un moment où tout le monde écrivait. La contagion gagna même le médecin de la maison. Il éprouva le besoin de consigner ses impressions dans un opuscule dont le titre, surtout, est curieux : Épisode littéraire pour servir à l'histoire des ouvriers de la pensée relatif au testament médical philosophique du docteur Dumons de Montaux, dernier médecin pénitentiaire du Mont Saint-Michel. L'hirondelle gentille, Oui voltige à la grille Du prisonnier, inspira des centaines de chansons ; naturellement la politique s'en mêla. En 1834, parut le Nouveau chansonnier des républicains du Mont Saint-Michel. Louis-Philippe y était traité de la belle façon[3]. Un placard, avec images, venait de montrer de quelle horrible manière les républicains étaient enfermés dans la geôle où le souverain emprisonnait les amis de la Liberté[4]. L'incendie du Mont Saint-Michel fut célébré en strophes. enflammées. Il parut même un bien curieux sonnet renfermant une périphrase à rendre jaloux Delille lui-même. L'eau ayant manqué dans les citernes du château et du Mont, la population et les pompiers firent la chaine jusqu'au bord de la mer. Le poète écrit : Les flots de l'Atlantique arment leurs mains hardies. Le vent était assez violent ; le feu atteignait les prisons, les détenus n'allaient-ils pas profiter de la panique pour s'échapper ? Aussitôt l'incendie ouvrit une aile immense Et souffla furieux l'air de la Liberté. Mais en vain les captifs sont affranchis d'entraves, Tous, de l'honneur français héroïques esclaves, Engagent sans pâlir un sublime duel[5]. Ces vers font sourire nos parnassiens et nos naturistes ; ils faisaient l'admiration de nos pères en 1834 ! En avril 1836, un poète chartrain venait visiter le Mont Saint-Michel ; il composait, tout aussitôt, une pièce de vers intitulée les Captifs ou En vue du Mont Saint-Michel[6]. Il exalte les condamnés de 1832, les nobles victimes du cloître Saint-Merry, ces Thermopyles de la liberté ! Prospert, Jeanne, Blondeau, Lepage vont-ils entendre ses accents, lorsqu'il chantera sur les grèves A l'aspect de ce Mont qu'emprisonne un long mur, Ceux-là qui, dans la nuit des cachots solitaires, Ne se sentent qu'un tort, le tort d'être vaincus ! Les prisonniers de droit commun chantaient une chanson, faite par un des leurs et dont le refrain était Dans les cachots tu me fais dépérir. M. Ed. Le Héricher rapporte l'impression pénible qu'il éprouva en entendant un détenu, puni des fers et enfermé dans un des Jumeaux, lui lancer le refrain de ce chant, avec un regard chargé de haine. C'est vers cette époque, août 1837, que Victor Hugo passait quelques heures au Mont Saint-Michel, au cours d'un voyage en Normandie et en Bretagne : Le Mont Saint-Michel, écrivait-il, un lieu bien étrange ! Autour de nous, partout, à perte de vue, l'espace infini, l'horizon blanc de la mer ; les oiseaux envolés à toutes ailes, les vaisseaux à toutes voiles[7] et puis, tout à coup, dans une crête de vieux mur, la pâle figure d'un prisonnier. Jamais je n'ai senti plus qu'ici les cruelles antithèses que fait l'homme avec la nature. Barbès, dont quatre vers de Hugo avaient sauvé la tête, fut reconnaissant aux Muses, en les taquinant un peu, mais plutôt maladroitement. On lui attribuait, dans le quartier des politiques, une poésie où il faisait aussi parler sa sœur, Mme Carles : Oh ! bon geôlier, laissez-moi voir mon frère ; C'est du pain blanc que je veux lui donner !... des limes et des scies également, puisque Mme Carles, avec la Guilmain et la Blanqui, préparait l'évasion de son frère. Élie soupirait des vers tendres et langoureux en l'honneur d'une jeune Montoise, une pêcheuse de coques grande et svelte, légèrement dorée par la réverbération des grèves et qui, par les formes et par la couleur, rappelait les femmes de Rubens. C'était une belle rousse qui n'avait pas froid aux yeux et qui fut très flattée d'épouser devant M. le maire et M. le curé une des célébrités du château, un monsieur connu à Paris. Le plus fécond producteur fut Mathieu d'Épinal. Il écrivit quatre ou cinq mille vers ; il jugea qu'un millier d'entre eux était digne de passer à la postérité ou, du moins, d'être imprimés[8]. Ce qu'il y a de meilleur dans ce volume de vers, c'est la préface en prose ; elle est datée des prisons du Mont Saint-Michel, du 16 octobre 1842. Il y donne l'origine des affections pulmonaires et laryngiennes, dont furent atteints plusieurs politiques. Que dirais-je du passage subit d'une atmosphère lourde ou brûlante à une température humide, froide jusqu'à la glace. Après une heure de promenade au grand soleil sur des dalles de granit, échauffées comme les briques d'une fournaise, exposées à la réverbération d'une grève blanche, de huit lieues carrées, sans autre abri que le ciel, nous rentrons haletants, ruisselants de sueur, les yeux éblouis, aveuglés ; nous rentrons, dis-je, tout à coup, par l'église sombre et fraîche[9] ; nous descendons ensuite sous les voûtes qui surplombent et nous glacent ; la transpiration s'arrête, les pores se referment et la circulation se trouve ainsi obstruée, sans qu'aucune activité puisse la rétablir. De là les engorgements et les afflux de sang sur différentes parties du corps, selon les prédispositions locales que présentent les tempéraments de chacun. Plusieurs de ses poésies, banales par le fond, médiocres dans la forme, sont dédiées à certains compagnons de captivité, désignés seulement par leurs initiales : L. N. (Louis Nouguès), F. (Fomberteaux), A. B. (Armand Barbès ou Auguste Blanqui) ; M. Fulgence Girard, leur conseil et leur ami, est honoré de la dédicace d'une poésie sans titre où l'on célèbre un noble jeune homme et sa compagne s'agenouillant devant les Exils et envoyant des baisers aux martyrs de la Liberté[10]. Le volume se termine par une évocation des chevaliers de Saint-Michel qui se lamentaient de voir converti en prison ... le vieux cloître assis sur un rocher Que redoute en voguant l'aventureux nocher. Le reste est à l'avenant. Blanqui noircissait feuillet sur feuillet mais défiant et peu communicatif, il cachait ses productions, si bien que Fomberteaux disait dans un entretien avec l'auteur de l'Enfermé[11] : Blanqui lisait et pensait ; il n'a jamais beaucoup écrit. Martin Bernard prenait note sur note. Ses feuillets qu'il réunit dans un volume préfacé de Londres, le 27 décembre 1850, présentent un intérêt vif et soutenu. La part faite aux exagérations d'un détenu qui maudit, chose bien naturelle, ses juges, ses ennemis politiques et ses geôliers, on y trouve des détails assez précis sur les principaux événements qui se passèrent au Mont, pendant la détention de Martin Bernard, c'est-à-dire du 17 juillet 1839 au 28 juillet 1844, date de son transfert à la citadelle de Doullens. Si les politiques écrivaient, ils lisaient aussi toutefois l'administration surveillait leurs lectures. L'ancienne abbaye ne possédait plus de bibliothèque le monastère qui, au moyen âge, avait l'honneur insigne d'être appelé la Cité des Livres avait été pillé au moment de la Révolution ses manuscrits avaient été déchirés ou brûlés, ainsi que les ouvrages imprimés que les bénédictins avaient acquis depuis les premières années du seizième siècle deux cent cinquante manuscrits environ avaient échappé à la destruction jacobine ils étaient conservés à la bibliothèque d'Avranches, où, de temps en temps, un érudit de la localité secouait leur poussière. Certains directeurs possédaient une petite bibliothèque particulière ils prêtaient volontiers quelques ouvrages aux détenus politiques. C'est ainsi que M. Theurier confia à Martin Bernard les Mémoires du cardinal de Retz, l'Histoire de Paris, de Dulaure, et le Cours de Littérature de La Harpe. La provision eût été bien vite épuisée, mais les politiques eurent la ressource de faire des emprunts à la mère Fénard. La mère Fénard tenait à Avranches une toute petite librairie dans la rue des Fossés. Son magasin, mal éclairé par une devanture étroite dont les vitres n'étaient jamais nettoyées, était encombré de vieux livres, de gros volumes reliés en veau marbré et dont les tranches rouges coupaient, par endroits, des piles de brochures et de plaquettes. Quelques amateurs de livres, les helluones librorum de la ville, comme les nommait le régent de rhétorique, M. Le Héricher qui connaissait son Horace, venaient y bouquiner de temps en temps. Les découvertes de volumes précieux étaient rares un jour on trouvait l'édition originale des premiers exercices de Jehan de Vitel, poète avranchois[12], dont la Prinse du Mont Saint-Michel est plein d'une mythologie extravagante ou encore l'Union d'amour et de chasteté, pastorale d'Aubin Gautier[13], apothicaire avranchais, un aïeul d'Emile Littré, dont on parlait déjà sur la place Baudange comme d'un étudiant instruit et travailleur. Les membres de la Société d'archéologie d'Avranches, de création récente, recherchaient des documents sur l'histoire de la Basse-Normandie et achetaient volontiers les tirages à part de M. de Gerville, un savant de Valognes, le premier maître de Léopold Delisle, et qui alors faisait autorité. On se passait les poésies de Léon Barbey d'Aurévilly, de Jean Burnouf, de Louis Blondel et de nombreux Manchots, qui occupaient tout un rayon à gauche, en entrant dans la librairie. Il y avait le coin des Abrincatiana en même des Huetiana, constamment fureté par M. de Pirch, M. de Saint-Victor, M. de Clinchamps et M. Mottet, studieux bibliophiles d'Avranches. Mais cette librairie était avant tout un cabinet de lecture ou plutôt une bouquinerie de prêt, comme disaient les Avranchinais. La mère Fénard n'avait même pas une bonne réputation ; elle avait chez elle de mauvais livres, elle prêtait des romans à la jeunesse et ainsi elle la perdait. Plusieurs fois, les curés des trois églises d'Avranches avaient fait des allusions à ce cabinet où l'on trouvait des livres immoraux et dépravés. Ces ouvrages nous paraîtraient aujourd'hui bien anodins. La boutique de la mère Fénard fournissait aux condamnés politiques de nombreux ouvrages que des commissionnaires portaient et rapportaient. Pour 0 fr. 10, on pouvait garder un livre pendant. un mois, et un abonnement annuel de 3 francs permettait de prendre jusqu'à trois volumes par semaine. Ces messieurs du Mont Saint-Michel doivent être bien savants, disait la mère Fénard, ils lisent de tout. Martin Bernard se complaisait dans les études d'histoire locale ; il avait payé trois suppléments pour conserver l'Histoire pittoresque du Mont Saint-Michel, de Maximilien Raoul[14], et les Châteaux de la Manche, de M. de Gerville[15]. Armand Barbès avait dévoré Marceline Vauvert et Deux martyrs, de son ami Fulgence Girard, et réclamait à cor et à cri Un drame sur les Pontons, du même auteur. Paul Féval était très demandé ; il fallait s'inscrire à l'avance pour avoir le Château de Croïat, les Bandits ; on se battait pour obtenir les Nuits du Père Lachaise, de Léon Gozlan. Blanqui lisait le Pamphlet des pamphlets, le Livret de Paul Louis, vigneron, de Courier, le Livre du Peuple, l'Esquisse d'un philosophe et Une voix de prison, de l'abbé Lamennais. Jules Janin, Alphonse Karr, Sainte-Beuve, Hugo, Alfred de Vigny firent. aussi plusieurs fois le voyage d'Avranches au Mont. Le pauvre Mathieu d'Épinal égara les Méditations de Lamartine et brisa le dos de Lucrèce Borgia ; il lui en coûta 3 fr. 75, plus une reliure chez le père Bourdiguel qui n'aimait pas beaucoup à travailler pour ces messieurs du Mont Saint-Michel. Un mauvais plaisant lui avait dit : Vous savez, si le Gouvernement apprend que vous faites des reliures pour ce vieux coquin de Blanqui, on augmentera bien certainement votre patenté ! Cependant, ces messieurs du Mont Saint-Michel comptaient à Avranches quelques amis[16] ; le plus zélé était, sans contredit, M. Fulgence Girard, dont nous avons cité le nom plusieurs fois, en parlant de la détention des condamnés de 1839. Originaire d'une petite commune du canton de Sartilly, Bacilly que Blanqui appelle Barilly dans une de ses lettres, il avait fait à Paris de bonnes études de droit et s'était fait inscrire au barreau de la capitale. Son aspect sympathique, son esprit vif, ardent même, lui avaient concilié l'amitié de certaines personnalités appartenant au parti libéral, et quelques-unes même affiliées à des groupements ou à des sociétés qualifiées de révolutionnaires. Il avait des relations avec les rédacteurs du National, du Globe, du Constitutionnel, du Courrier français et du Temps. Aussi préférait-il la plume à la parole et s'adonnait-il largement à la littérature, abordant, avec un succès très inégal, le roman, l'histoire et l'archéologie[17]. M. Fulgence Girard se plaisait surtout dans sa petite gentilhommière de Bacilly, appelée la Broïse[18]. Dès que le Journal d'Avranches lui laissait un moment de loisir, M. Girard courait à sa campagne et y travaillait dans le silence d'une nature pleine de charmes. C'est généralement de la Broïse qu'il partait pour se rendre au Mont Saint-Michel, où étaient enfermés ses amis. Il maudissait la prison, mais il admirait l'abbaye forteresse dont il avait écrit sommairement l'histoire, en suivant d'un peu trop près ses confrères de la Société d'archéologie, MM. Boudent Godelinière, Blondel et Desroches. Mais, suspect à l'administration, qui connaissait par des rapports de police ses relations avec Auguste Blanqui, Armand Barbès et Martin Bernard, il n'avait pas accès auprès d'eux. Cela ne l'empêchait pas de venir par les grèves, de Vains et de Saint-Léonard ou de Genêts, jusque sous les murs des Exils[19] et de chanter, la nuit venue, quelque refrain en l'honneur de la Liberté et même les strophes de la Marseillaise. Un soir, il amena de la Broïse un groupe d'amis, cinq ou six libéraux d'Avranches ; la grève était déserte et le ciel sans étoiles ; quelques faibles lueurs éclairaient les fenêtres des Exils ; de temps en temps un chien aboyait, derrière les remparts et un autre répondait, tristement, du côté de la rive. Tous les quarts d'heure montait, des chemins de ronde vers le château, le cri des factionnaires espacés de soixante mètres en soixante mètres : Sentinelles ! Prenez garde à vous ! Le vous était traîné avec un accent douloureux et sinistre. Tout à coup, le Chant du départ éclate dans la nuit c'est M. Fulgence Girard et ses amis qui envoient ce salut aux politiques, dont les cellules sont là, dans l'ombre, à cent cinquante pieds au-dessus des grèves. La Marseillaise est ensuite vigoureusement entonnée. Barbès, Martin Bernard, Mathieu d'Epinal et quelques autres politiques se lèvent de leur galiote. Des amis inconnus sont là. Des larmes coulent de leurs yeux. La scène est vraiment émouvante. L'un d'eux l'a racontée ainsi : Un seul incident, mais bien poétique et dont le souvenir fait vibrer toutes les cordes de mon cœur, se rattache à ce mois[20]. Une nuit, alors que tout était silencieux dans le village, nous fûmes réveillés de notre premier sommeil par le bruit harmonieux de chants qui partaient de la grève. Il n'y avait pas à se méprendre sur la distinction de ces chants c'étaient le Chant du départ et la Marseillaise. Oh ! qu'ils furent doux à nos oreilles et à nos âmes ; nous n'en perdîmes pas une syllabe. Et comme nous ne pouvions pas douter qu'ils ne partissent de cœurs qui sympathisaient vivement avec notre position, l'illusion devint pour nous si grande, que nous en vînmes à reconnaître la voix de plusieurs de nos amis de Paris ; nous lançâmes même quelques noms aux échos de notre rocher. Mais soit que nos mystérieux amis craignissent de nous rendre l'objet des rigueurs de nos geôlier, en provoquant de notre part des élans de sympathie, certes bien contraires aux prescriptions du régime odieux que nous avions à subir, soit qu'ils ne voulussent pas devenir eux-mêmes et bien gratuitement l'objet des investigations inquisitoriales du commandant de la place qui exerce un pouvoir presque dictatorial sur les étrangers qui viennent au rocher, les chants cessèrent instantanément et nous n'entendîmes plus que ces mots : Adieu Courage ![21] Mais Fulgence Girard apportait aux condamnés mieux que des chansons ; avec l'autorisation du directeur, il leur fit parvenir des écureuils. Il y en avait de bien jolis dans les bois de Bacilly, ou plutôt dans les bouquets de hêtres, ces futaies, où se complaisent les jacquets, nom donné en Basse-Normandie aux écureuils. Ne les voyait-on pas figurer, précisément, dans les armes des seigneurs de Tombelaine dont l'orgueilleuse devise était : Quo non ascendam ?, si naturelle dans la bouche de ces grimpeurs alertes et rusés. C'était Martin Bernard qui était le grand dresseur de jacquets. Dans une lettre qu'il écrit à Fulgence Girard, il met, à la hâte, deux mots à l'adresse du grave Constitutionnel, mais il consacre plusieurs lignes aux écureuils. Celui que Mme Delsade lui a remis est un peu vieux ; il serait tout au plus bon à mettre en cage ; mais lui, l'apôtre de la liberté, il ne songe pas à emprisonner cette bête innocente son rêve serait d'avoir un jacquet tout jeune ; il le dresserait à sortir de son cabanon et à y rentrer ; il ferait ses petites commissions ; un jour, peut-être, il serait le messager, le facteur de la poste aux lettres des infortunés reclus ! Hélas, les trois écureuils apportés par Mme Delsade eurent un lamentable sort. Martin Bernard qui serrait toujours le sien sur sa poitrine, l'étouffa une nuit, en dormant, tout comme une nourrice imprudente son nourrisson. Celui de Delsade s'échappa ; il entendait tellement parler d'évasions Celui de Quignot disparut un jour sans qu'on sût pourquoi. Son maître accusa le geôlier de l'avoir mangé en gibelotte ! On toléra aussi, pendant quelque temps, la présence dans les cellules de moineaux et même de poules mais celles-ci développaient trop souvent, en éventail, les plumes de leur croupion les planchers étaient sales ; les moineaux aussi s'oubliaient constamment. Le charmeur d'oiseaux était Delsade. Au préau, appelé la Fosse aux Lions, il n'avait pas son pareil pour engluer et prendre dans des lacets, par les temps de neige, les petits moineaux attirés par les miettes de pain Martin Bernard traitait Delsade de brigand, de tyran, de sicaire de Louis-Philippe et cherchait à éloigner des trébuchets les pauvres petites fauvettes en leur lançant des boules d'une neige pure et libératrice ! D'autres prisonniers se livraient au dessin. Le vicomte Walsh[22] rapporte, à ce propos, une anecdote émouvante. Pendant qu'il prenait un croquis de l'intérieur de l'église, un grand et beau jeune homme vint s'asseoir mélancoliquement sur la même poutre que lui. Il regarda avec attention le croquis ébauché, et, s'apercevant que l'artiste hésitait pour tracer une ligne de perspective, il lui dit : — Si Monsieur veut me le permettre je lui ferai observer que cela devrait être ainsi. — Vous dessinez donc ? lui demanda le vicomte Walsh. — Oui monsieur, répondit le détenu. Ah ! les talents ! On me les avait tous donnés, mais comme on ne m'avait donné que cela, vous me voyez ici !... Il poussa un profond soupir, la rougeur lui monta au front et du revers de sa main il essuya de grosses larmes. D'autres détenus faisaient de la sculpture. L'un d'eux modela même un saint, Michel qui fut coulé en plâtre et placé sur un des autels de l'église. Le travail était grossier, affreux même les statues de saint Michel archange cuirassé à la romaine, couronné d'un casque de pompier ou d'une tiare pareille à un moule à riz et dont les modèles ont pullulé dans les églises, étaient des chefs-d'œuvre en comparaison de l'ouvrage du prisonnier. Le jour même où la statue avait été placée, une vieille Montoise, venue faire ses dévotions à l'église, fut si effrayée qu'elle prit l'archange pour Satan lui-même. Elle courut chez elle prendre un bâton, retourna à l'église et administra une volée sur la statue : Tiens, tiens, tiens ! hurlait-elle. Le sacristain accourut à ses cris et eut toutes les peines du monde à la désarmer. Le mal était fait le nez de saint Michel était emporté, la croix de sa couronne brisée, un bras rompu à la hauteur de l'épaule. Malgré ses blessures, saint Michel survécut encore quelques années, grâce à des replâtrages et à des armatures. Un jour, un prélat qui avait un peu de goût fut choqué de voir cette horreur ; il la fit disparaître, non sans peine. |
[1] Alouette.
[2] Der Roman du Mont Saint-Michel, von Guillaume de Saint-Paier, wiedergabe der beiden handschriften des Brittischen Museums, von Dr PAUL REDLICH, Marburg, 1894.
[3] VICTOR BASIÈRE, Nouveau chansonnier des républicains au Mont Saint-Michel ou Choix de chansons. Paris, P. Dupont, 1834, brochure in-8°.
[4] OUVRAGE ANONYME, Départ d'un républicain pour la prison du Mont Saint-Michel ; traitement qu'on y fait éprouver aux détenus ; détails concernant leur captivité. Lettres adressées à leurs parents par les détenus républicains du Mont Saint-Michel. Paris, Mie, 1833, f° avec images.
[5] JULIEN TRAVERS, le Mont Saint-Michel, sonnets, Cherbourg, Boulanger, 1834, in-8°. Extrait des Mémoires de la Société académique nationale de Cherbourg, pp. 381-412. Les descriptions envers pullulaient. En voici un échantillon ; le poète nous invite à contempler la plate-forme du Saut-Gautier :
C'est par là que Barbès essaya de fuir,
Mais le vieux détenu n'y put y parvenir.
C'est exact, mais un peu... plat.
[6] CHARLES CAILLAUX, la Plaine et la Mer. Chartres imprimerie Félix Durand, 1838.
[7] L'œil énorme de Victor Hugo a grossi singulièrement les barques à fond plat de sept pieds de longueur qui naviguent, d'ordinaire, autour du Mont Saint-Michel !
[8] MATHIEU D'ÉPINAL, Mes nuits au Mont Saint-Michel. Paris, Victor Bouton, 1844, petit in-12.
[9] Le chœur seul servait de chapelle il était séparé du transept par une mauvaise cloison en planches.
[10] Mes nuits, loc. cit., p. 195.
[11] G. GEFFROY, l'Enfermé, p. 116.
[12] Les Premiers exercices de Jan de Vitel, poète avranchois, Paris 1588, au compte de Pierre Hury et d'Estienne Prévosteau. Une bonne édition de la Prise du Mont Saint-Michel, par Jan de Vitel, a été donnée par M. Eugène de Beaurepaire, Avranches, Anfray, 1861, petit in-8° de 68 pages.
[13] A Poictiers, chez la vefve Jehan Blanchet, 1606, petit in-8° de 66 ff.
[14] MAXIMILIEN RAOUL, Histoire pittoresque du Mont Saint-Michel et du Mont Tombelène, ouvrage orné de 14 gravures à l'eau forte par Boisselat. Paris, A. Ledoux, 1834, in-8°.
[15] GERVILLE, Recherches sur les anciens châteaux du département de la Manche. Caen, T. Chalopin, 1825-1830, 4 vol. in-8°.
[16] MM. Godin, Delouche, Foisil, etc.
[17] Citons notamment : Chroniques de la marine française sous la République, le Consulat et l'Empire, 5 vol. in-8° s. d. ; Histoire géologique, archéologique et pittoresque du Mont Saint-Michel, 1 vol. in-8°, 1843 ; Histoire du Mont Saint-Michel, comme prison d'Etat, avec les correspondances inédites des citoyens Armand Barbès, Auguste Blanqui, Martin Bernard, Flotte, Mathieu d'Épinal, Béraud ; Paris, Paul Permain, 1849 ; Annuaire historique d'Avranches, 1 vol. in-8°. Marceline Vauvert, 2 vol in-8° ; Deux martyrs, 2 vol. in-8° ; Un drame sur les pontons, 2 vol. M. Fulgence Girard a publié aussi de nombreux articles dans la France maritime et dans le Journal d'Avranches, dont il fut longtemps un des principaux rédacteurs.
[18] Et non Terpsichore, comme on l'a écrit par erreur et qui est une propriété voisine.
[19] Je me cachais, écrit-il, dans les hautes herbes du cimetière municipal et l'on s'inquiétait de voir ma lorgnette fixée sur les cinq jours de souffrance des Deux Exils. F. GIRARD, Mont Saint-Michel.
[20] Le mois de septembre 1839 ; Blanqui, Herbulet, Godart, Hendricks et Dubourdieu n'étaient pas encore au Mont, où se trouvaient Martin Bernard, Armand Barbès, Delsade et Austen.
[21] MARTIN BERNARD, loc. cit., p. 70.
[22] WALSH, Lettres vendéennes, Écho de la Jeune France. 1833-1834, p. 128.