LES PRISONS DU MONT SAINT-MICHEL

 

CHAPITRE XIII. — UNE FEMME SUSPECTE AUX GEÔLIERS : LA GUILMAIN. LA TENTATIVE D'ÉVASION DE BARBÈS ET DE BLANQUI. BARBÈS EST TRANSFÉRÉ À NÎMES (20 juillet 1843).

 

 

Les agissements de Mme Guilmain une femme suspecte aux gardiens. — Hendricks trahit ses compagnons. Le mouton du directeur. Les tribulations de la Guilmain. — Parlotes entre détenus politiques ; la cellule de Delsade ; Hendricks est brûlé. — Les inquiétudes du directeur Theurier : le fil d'archal révélateur. Visite du sous-préfet d'Avranches. Mesures de sécurité. Découvertes de limes, de scies et de cordes. — Transfert des prisonniers politiques au-dessus du cloître. Les loges. Scènes de tapage, d'injures et de violences. — L'agitation des politiques l'indignation de la presse libérale. — La vérité sur les loges ; leur description. — Alimentation des détenus. Cantine, suppléments ce que l'État payait aux entrepreneurs. Barbès fait une scène terrible. Le récit du capitaine Regnier. L'intervention de Flotte. — Les bonnes notes de Barbès. Il est suspect au sous-préfet. L'extraction des loges ; les nouvelles cellules, les doubles grilles. Encore l'aumônier. — Trop de visites. M. et Mme Carles. Un nouveau directeur. La nuit du 10 au 11 février 1842. La tentative d'évasion la chute de Barbès d'après les rapports officiels. La démission de M. Bonnet. — Son successeur M. Leblanc ; il parle peu, mais agit beaucoup. Barbès aux loges. — Sa maladie une consultation du docteur Voisin.

 

La venue de Mme Guilmain au Mont Saint-Michel avait été très désagréable au directeur de la maison centrale ; il ne comprenait pas comment le ministre de l'Intérieur avait permis à cette femme de s'installer au Mont et surtout de voir, trois fois par semaine, son mari dans la chambre de l'Exil. Aussi, pour mettre sa responsabilité à couvert, Theurier adressait-il, le 13 avril, au ministère un rapport dans lequel il accusait formellement Mme Guilmain de servir d'intermédiaire entre tous les autres prisonniers politiques et certaines personnes de l'extérieur qui préparaient une évasion. Il précisait même des faits particulièrement inquiétants. Il existe, réellement, un projet d'évasion, qui doit être tenté par tous ceux qui ne seraient pas graciés au 1er mai ou au 6 août et beaucoup l'espèrent même sans l'avoir demandé... Je crois aussi, Monsieur le Ministre, devoir vous demander d'interdire pour toujours les visites de Mme Guilmain à son mari, dans la chambre de celui-ci, sans témoins et de les restreindre à celles du parloir, en présence d'un gardien. S'il y avait eu urgence, j'aurais, de suite, adopté cette mesure, ainsi que celle d'une fouille générale dans les chambres, particulièrement dans celles des nommés Blanqui, Vilcoq, Barbès, Quignot, Martin Bernard, Delsade, Dubourdieu, Godart et Guilmain, tous occupant le même quartier et que je soupçonne d'accord.

Samedi dernier, le 10 du courant, le détenu Hendricks qui était proche voisin de Guilmain, ayant eu avec lui et Vilcoq une querelle, est venu me trouver en me priant de lui rédiger une demande en grâce qui a été faite de suite et adressée à Sa Majesté. Il a commis l'imprudence de le dire à ses voisins pour les narguer et il a reçu des reproches et des menaces atroces. Blanqui, le coryphée du parti, l'a menacé de mort. Loin de se repentir de ce qu'il avait fait, Hendricks est venu me demander à quitter ce quartier qu'il maudit et je l'ai fait mettre dans une chambre de punition, n'en ayant point d'autres à lui donner. C'est de lui que je tiens des renseignements dignes de foi, et j'espère en obtenir de nouveaux sous peu[1].

Le directeur avait appris aussi que Mme Guilmain, la Guilmain, comme il l'appelle dans les rapports qui suivirent, avait donné congé du petit appartement loué par elle dans la ville du Mont Saint Michel et qu'elle avait vendu le mobilier le garnissant, sous réserve de ne le livrer qu'à son départ.

L'arrivée de Mme Guilmain n'avait pas été vue d'un très bon œil par la population montoise ; elle avait eu beaucoup de mal à trouver une chambre et le prix qu'elle en offrait fit seul violence à la répulsion qu'éprouvait le propriétaire à passer bail avec la femme d'un détenu. M. Fulgence Girard fait à ce propos une réflexion très juste[2] : Telle est la population de la ville ou bourgade du Mont Saint-Michel qu'il est très peu de familles, si toutefois il en existe, qui ne tiennent à l'administration par un de leurs membres, ouvrier, employé ou fournisseur de la maison centrale. De là l'influence ou pour mieux dire l'autorité irrésistible que le directeur exerce sur toute cette population[3].

Les bas Normands que sont les Montois craignaient toujours de s'aliéner les bonnes grâces de l'administration pénitentiaire ; ils avaient peur surtout de se compromettre et de s'attirer des ennuis avec la police et la justice, en fréquentant des personnes venues on ne savait d'où, des horsains en un mot, suivant l'expression du pays. Leur défiance était si naturelle, si raisonnée, qu'on ne saurait leur en faire grief.

Mme Guilmain avait eu aussi un mot bien malheureux qui s'était vite colporté dans l'infime cité : Nos amis, avait-elle dit en parlant des députés de l'opposition et des journalistes libéraux, finiront par faire supprimer cette horrible prison du Mont Saint-Michel.

Ce propos avait bouleversé les Montois ; fermer la maison centrale, c'était enlever une population de plus de six cents personnes, porter atteinte à de multiples intérêts, semer la ruine chez tous les habitants de la ville. Si le Mont avait compté, ce jour-là, un seul républicain il eût été bel et bien perdu pour le parti et Louis-Philippe eût hérité d'un chaud et irréductible partisan[4].

Hendricks continuait d'être le mouton ; il apprit encore à Theurier certaines choses sur les allées et venues de Mme Guilmain ; mais ses codétenus avaient fini par le soupçonner ils ne parlaient plus devant lui. Hendricks était brûlé.

C'était bien Mme Guilmain qui servait d'intermédiaire entre les condamnés de Juillet et leurs amis politiques. Peu de temps après l'arrivée de la femme du détenu au Mont Saint-Michel, M. Fulgence Girard échangeait, grâce à elle, avec Barbès une correspondance assez active[5]. Voici une de ces lettres nous avons seulement supprimé un passage vulgaire et emphatique sur la monarchie de Maître Philippe et les insigni nebulones de Dupin.

Barbès à Fulgence Girard

Sans date.

MON CHER ET VIEUX AMI,

Tu ne t'es pas trompé en faisant foi sur le plaisir que me causerait ta bonne petite lettre ; c'est la goutte d'eau dans le désert ; la parole de vie qu'il nous eût été si doux de recevoir de ta bouche, mais que les tyranneaux de qui nous dépendons, ne te permettront jamais de venir nous apporter. Je savais tes efforts pour parvenir jusqu'à, nous[6] ; ne me les eût-on pas dits, que j'en eusse encore été sûr, car je connais toute la chaleur de ton amitié et ton dévouement sans pareil ; aussi, dans un moment où la possibilité de refaire pour mon compte personnel, certaine entreprise où nous prêtâmes aide, de compagnie[7], s'était présentée à mon esprit, je n'avais pas hésité à disposer d'avance de mon frère d'Avranches ; mais la chose, cette fois, a avorté en herbe et il faut se résigner, jusqu'à nouvel ordre, à ne pas jouer d'autre tour à notre ami Philippe. C'est encore beaucoup que l'industrie du camarade G.....n[8] nous ait ouvert ce qu'en style de prison nous appelons un soupirail ; avec toi, son esprit fertile en inventions, veillera à ce qu'à l'avenir nos relations ne soient plus interceptées... Tu trouveras ci-jointe une lettre quel je te prie de faire parvenir par voie sûre et détournée à notre collègue, dans la défense d'avril, Thomas. Je désirerais bien que la réclame que je l'engage à faire portât fruit pour ce pauvre Charles, dont la condamnation est une véritable monstruosité. Tu me rendras service en me faisant savoir à l'occasion si tu as aperçu, dans les colonnes du National, quelque chose qui eût rapport à la requête que je fais à Thomas.

Adieu, mon bon et brave ami, je te serre la main.

Ton frère et ami,

A. BARBÈS.

 

Mais Theurier était sur ses gardes.

Dans la nuit du 17 au 18 avril, vers onze heures. du soir, le directeur, accompagné de plusieurs gardiens, fit une ronde à l'improviste dans les cellules des politiques il constata que les portes des chambres de Quignot, de Barbès et de Martin Bernard étaient entr'ouvertes ; les cellules étaient vides. Il y eut, dans le personnel pénitentiaire, un moment d'angoisse. Les détenus s'étaient-ils évadés ?... Theurier, entendant un chuchotement dans la cellule de Delsade, s'y précipita ; il le trouva avec ses trois amis. Sur l'injonction du directeur, Quignot, Martin Bernard et Armand Barbès regagnèrent aussitôt leurs cellules, sans faire aucune résistance, sans mot dire.

Nous savons par Martin Bernard ce qui s'était passé : Notre ami Delsade, dit-il[9], qui faisait de ses yeux et de ses oreilles un usage qui nous causa souvent les plus grandes surprises, Delsade, après des efforts de la plus ingénieuse industrie prisonnière, vint à bout d'ouvrir sa porte[10]. Une fois sa porte ouverte, comme nos verrous n'étaient pas cadenassés, un vieux morceau de fil d'archal fit l'affaire de nos serrures. Il y avait déjà trois jours que, chaque soir, entre la ronde de neuf heures et celle de minuit, Barbès, Quignot, Delsade et moi, n'étions plus qu'au régime de la prison ordinaire[11]. Un pareil petit bonheur ne pouvait pas durer ; nous le savions et nous nous amusions même d'avance de la figure de nos geôliers, quand ils nous surprendraient. Le quatrième soir, vers 10 heures, nous entendons ouvrir la porte du corridor qui conduisait à notre donjon : Pris ! nous écriâmes-nous gaiement. En effet, quelques secondes après, cinq ou six gardiens nous trouvaient dans la cellule de Delsade, où nous étions restés tranquillement, bien certains que notre ami n'aurait pas le temps de nous renfermer dans nos cellules et de refermer lui-même sa porte, petite manœuvre qu'il exécutait avec une rare adresse.

L'importance de cet incident n'avait pas échappé à Theurier. Dès que le jour eut permis la communication avec Avranches, par les signaux Chappe, le directeur télégraphia au sous-préfet. M. Gaudin de Saint-Brice arriva au Mont, dans la matinée, eut un long entretien avec le directeur et l'inspecteur ; les fonctionnaires se préoccupèrent tout d'abord du point de savoir si les politiques n'avaient point de complices parmi les gardiens. Il avait paru extraordinaire que les condamnés eussent pu se réunir si facilement. Il fut bientôt reconnu que Delsade pouvait ouvrir sa porte de l'intérieur, malgré le verrou qui la retenait à l'extérieur et, qu'une fois sorti, il avait pu soit à l'aide de fausses clés — un fil d'archal lui avait suffi, d'après Martin Bernard —, soit autrement, ouvrir les cellules de ses compagnons, se trouvant dans le même quartier. Ainsi tombèrent les soupçons qui s'étaient élevés un instant sur les gardiens préposés à ce service pénible et délicat. M. Gaudin de Saint-Brice se plut à rendre hommage au personnel pénitentiaire qui dans cette circonstance grave, montra de la résolution, et un zèle au-dessus de tout éloge'.

Il fut ensuite convenu que les fenêtres seraient garnies de doubles grilles pour empêcher toute communication avec l'extérieur, que les murailles seraient sondées à nouveau. Pour faire ces opérations, il était nécessaire de renfermer, pendant quelque temps, les politiques dans les Loges. Le sous-préfet prévoyait bien que cette mesure allait provoquer de violentes protestations ; aussi donna-t-il pour instructions d'avertir les condamnés qu'en raison des réparations à faire aux cellules, l'administration était forcée de les placer provisoirement et pour quelques jours seulement dans une autre partie de la maison[12].

Il voulut même être témoin de la communication aux politiques de la mesure qu'il venait de prendre. Ceux-ci furent amenés au greffe, un par un ; et tandis que le sous-préfet était assis devant une table en fer à cheval, avec l'inspecteur et deux ou trois employés supérieurs, M. Theurier leur expliqua le motif de leur transfert dans un autre local.

S'il faut en croire Martin Bernard, les politiques ne furent pas dupes des agissements de l'autorité. Ils se rappelèrent que, déjà, il avait été question de munir les fenêtres de doubles grilles ; treize jours auparavant, on avait même toisé les ouvertures.

A Theurier qui parlait de réparations nécessaires, Martin Bernard répliqua

Vous machinez, monsieur, le placement de doubles grilles !

Le directeur répondit d'un ton visiblement embarrassé :

Je puis vous assurer, monsieur, que je n'ai pas d'ordres à cet égard. Quant la mesure dont je vous fais part, je proteste que ce n'est pas une punition.

Pourquoi, d'ailleurs, s'écria Martin Bernard, userait-on de moyens disciplinaires à notre égard ? Je ne sache pas que nous ayons commis ce que vous appelez un délit dans votre règlement. Mais votre réponse est tellement ambiguë qu'il ne peut plus me rester aucun doute. Malédiction sur vous, monsieur, si vous vous faites l'instrument de l'abomination que je devine et sur laquelle vous ne voulez pas vous expliquer maintenant ![13]

Lorsque les cellules furent évacuées, on y pratiqua des fouilles on saisit quelques lettres compromettantes et une masse considérable de journaux démocratiques. On examina les murs ; on reconnut que des ouvertures avaient été pratiquées .entre certaines cellules. On en découvrit une entre .les cellules de Vilcoq et de Blanqui ; elle formait un carré de 0 m. 40 ; elle était si régulière qu'on l'eût dite faite par un ouvrier menuisier et comme il y en avait un aux criminels on le soupçonna aussitôt. Cette ouverture était très habilement masquée par quelques gros livres et par un rideau de papier. On remarqua également des trous dans le plancher de la chambre de Petremann, nouvellement arrivé de Doullens.

Des recherches plus minutieuses amenèrent ; le 20 mai, la découverte sous le plancher de la cellule de Guilmain de 150 grammes de gros plomb, d'une vrille de moyenne grosseur, de deux crochets ou rossignols et d'une lettre de Guilmain à Delsade on trouva dans la cheminée de la cellule de Huber Louis, une petite scie de 0 m. 15 centimètres, deux ressorts de montre dentelés et montées sur bois, dans la chambre de Blanqui, deux limes et deux scies et, dans la loge de Guilmain, vingt petites lames de scie, s'adaptant parfaitement aux montures trouvées chez Blanqui. Cependant le directeur se sentait suspect à l'administration. A la fin de son rapport sur sa visite des 18 et 19 avril, M. Gaudin de Saint-Brice était d'avis que M. Theurier abandonnât le système des concessions qui lui avait si mal réussi pour resserrer les liens trop relâchés de la discipline et ressaisir l'autorité qui a paru déjà depuis longtemps considérablement affaiblie dans ses mains. M. Theurier n'était pas le seul coupable ; l'administration supérieure, le ministère même, avaient contribué à rendre difficile une surveillance qui, peu à peu, s'était relâchée. La crainte de la presse et surtout celle des interpellations au Parlement avait amené le pouvoir à faire fléchir en faveur des condamnés politiques des règlements dont l'application stricte était indispensable pour le maintien du bon ordre à l'intérieur de la maison centrale. Les visites que faisaient aux détenus, dans leurs cellules, hors de la présence des gardiens, les familles des politiques, la prohibition de faire des fouilles et des perquisitions, la possibilité pour les condamnés de recevoir, de l'extérieur, des brochures, des journaux et même des paquets, tout cela amoindrissait l'autorité des gardiens et annihilait leur surveillance. Theurier avait protesté contre ces violations des règlements ; mais, en haut lieu, on n'avait tenu aucun compte des observations, pourtant si pressantes et si légitimes des bureaux de la maison centrale.

En avril et en mai, Barbès avait reçu, d'un sieur Doux jeune, drapier à Carcassonne, une caisse dont le contenu n'avait pour ainsi dire pas été vérifié et un paquet, dont l'expéditeur était un nommé Berthomieux, de Paris ; il renfermait des livres avec des annotations manuscrites. Fallait-il s'étonner après cela de trouver dans les cellules et dans les loges non seulement des pamphlets démocratiques, ce qui n'était guère dangereux, mais encore des vrilles, des scies montées, des crochets et des rossignols, ce qui était beaucoup plus utile pour prendre la clé des champs ?

Le transfert aux Loges exaspéra les politiques la presse s'émut de la mesure sévère prise contre eux. On ne parla bientôt plus que d'infernales oubliettes, d'odieux in-pace, du Spielberg, de cages de fer. On assassinait les apôtres de la liberté, etc., etc.

Le Mont Saint-Michel avait, au surplus, une réputation déplorable dans l'opinion publique. On rééditait sur lui toutes les rengaines contre l'ancien régime ; on en ajoutait d'autres, plus sombres encore. On aimait surtout à rappeler une harangue de Garnier-Pagès en 1833, alors que M. Thiers envoyait au Mont les condamnés de Juin : Les condamnés qui sont à Sainte-Pélagie, avait-il dit, redoutent par-dessus tout le transport à Melun, à Poissy ou dans d'autres maisons centrales ; à Melun, à Poissy, les condamnés redoutent par-dessus tout leur transfert à Saint-Michel, et je puis citer à cet égard, un fait bien saillant, bien remarquable. Des détenus étaient à Poissy, ils redoutaient d'être transférés au Mont Saint-Michel. Que firent-ils ? Ils brisèrent avec intention une porte ils forcèrent un tiroir, où ils prirent un canif et quelques plumes ; ils se firent traduire devant la cour d'assises de Versailles et là, comme l'avocat général concluait à quelques années de détention, ils se récrièrent et, citant le texte de la loi, ils firent voir que c'étaient les travaux forcés qu'ils avaient .encourus et mérités. Ainsi, il est un lieu en France où l'on doit être traité de telle sorte que, froidement, et par suite d'un calcul fait à loisir, on préfère les travaux forcés à l'habitation de ce lieu, et ̃c'est celui qu'on a choisi pour les condamnés politiques !

Le parti libéral s'indignait à la lecture de ces lignes qu'un auteur anonyme avait prises pour épigraphe à une brochure, tirée à un grand nombre d'exemplaires et vendue cinquante centimes au profit des détenus politiques[14].

Les Loges, surtout, étaient considérées comme un enfer.

Qu'étaient donc ces loges où avaient été transférés, dans la matinée du 18 avril 1841, Barbès, Quignot, Martin Bernard, Delsade, Dubourdieu, Blanqui, Godard, Vilcoq et Guilmain ?

Tous ceux qui ont visité le Mont Saint-Michel, tous ceux même qui en ont lu seulement la description, connaissent ce superbe et colossal bâtiment, s'élevant au nord de l'abbaye-forteresse et qui est formé de trois étages, contenant chacun deux salles. Le peuple a baptisé cet édifice du nom de Merveille : c'est justice l'Aumônerie et le Cellier, à la base, nous impressionnent par leur sombre architecture ; la salle des Hôtes et la salle des Chevaliers, à l'étage moyen, nous attirent par leurs proportions élégantes au-dessus, le Réfectoire offre la douceur de son vaisseau, éclairé par une série de fenêtres s'ouvrant dans de profonds ébrasements. Tout auprès, sur le même palier, est le Cloître qui est, en quelque sorte, l'essence de ce monastère, sa plus haute expression, son âme. Cette cour carrée, aérienne, à plus de trois cents pieds au-dessus du niveau de la mer, enfermée dans une quadruple galerie, est peut-être la plus glorieuse entreprise des Bénédictins, comme l'écrit dom Huynes. Sous ces arceaux où l'on ne voit que le ciel, où l'on n'entend que les vents, où l'on ne voit que l'art dans sa perfection, où la pensée arrive à sa plus pure, exaltation, où la terre n'est qu'un lointain souvenir comme celui d'une existence antérieure, on vit de cette vie idéale, dont les principaux actes sont la rêverie, l'admiration, l'amour, la prière[15].

Quand l'abbaye, laïcisée par les lois révolutionnaires, eut été, au nom de liberté, convertie en prison, quand sa transformation en maison de force eut augmenté d'une manière considérable sa triste population de prisonniers, on dut convertir, nous l'avons vu, ses plus belles salles en dortoirs et en ateliers de toutes sortes. Il fallut même surajouter aux anciens bâtiments on construisit d'affreuses cellules au-dessus d'une des galeries du cloître et même sur les toits des chapelles du chœur, défigurant ainsi cette superbe abside, qui s'ajoure à l'orient de l'église abbatiale.

Les loges se composaient de vingt cabanons alignés sur un seul plan, au-dessus de la galerie nord du cloître elles s'ouvraient sur un couloir parallèle, percé d'un certain nombre de fenêtres prenant jour au-dessous du cloître. Ces réduits étaient, presque tous, de dimensions égales ils avaient environ 6 pieds de haut et 18 pieds de superficie ils étaient éclairés, chacun, par une ouverture, fermant au moyen d'un châssis portant quatre carreaux. On n'avait employé pour la construction de ces loges qui déparaient, qui déshonoraient le cloître, que du fer et du bois ; toutes les pièces avaient été solidement boulonnées et chevillés, à cause de la violence du vent qui soufflait à cette hauteur. Les cloisons, en chêne, et l'intérieur de ces cellules avaient été peints en rouge sombre afin, disait-on dans le clan des politiques, de rappeler aux prisonniers que cette demeure était le premier degré du sanglant appareil qui pouvait un jour se dresser pour eux à la barrière Saint-Jacques.

En vérité, nous ne croyons pas que les constructeurs de ces loges y aient mis tant de malice. L'ameublement de ces cellules se composait d'une galiote, garnie d'une paillasse, et semblable à celle des chambres de l'Exil, d'une chaise et d'un seau.

L'alimentation des condamnés ne subit aucune modification, lors de leur transfert aux Loges ; les récriminations que Martin Bernard fit entendre au sujet de la fameuse purée dans laquelle grouillaient des vers, ne semblent pas justifiées le régime se composait, pour le déjeuner, de soupe, de pommes de terre, de ragoût, d'œufs et de lait, distribués alternativement ; au dîner on servait, cinq fois par semaine, de la soupe grasse et du bœuf bouilli, le jeudi du bœuf à la mode et le dimanche, du bœuf rôti. Les politiques recevaient, par jour, comme boisson, un litre de cidre ou un demi-litre de vin. L'entrepreneur touchait par chaque journée de prisonnier politique environ un franc, exactement 0 fr. 9380.

Sauf le cas de punition, les politiques avaient la faculté de se faire servir de la cantine certaines boissons et quelques mets. Lorsque Barbès tomba malade, il mangeait de la viande de boucherie et de la volaille ; il consommait aussi un pain blanc de 750 grammes.

Les condamnés avaient la permission de fumer ; Barbès, atteint de phtisie laryngée, cessa bientôt l'usage du tabac.

Le plus gros inconvénient des Loges était qu'elles n'avaient pas de cheminée ; leur construction en bois interdisait l'usage du feu au contraire les cheminées des cellules tiraient admirablement ; il était alloué à chaque condamné politique un stère de bois par mois, à partir du 15 octobre jusqu'au 15 avril et un kilogramme de chandelle pour l'éclairage ; si ces quantités ne lui suffisaient pas, il pouvait, sur son pécule, se procurer des suppléments.

Du 18 avril au 21 mai tout se passa tranquillement aux Loges ; on entendait bien, par-ci par-là, quelques récriminations, mais aucun incident grave ne s'était produit[16]. C'était d'ailleurs, l'époque où il n'y faisait ni trop chaud ni trop froid ces cellules, glacières en hiver et fournaises en été, étaient très habitables au printemps et à l'automne.

Le 21 mai, Armand Barbès rentrant de faire, sous la surveillance d'un gardien, sa promenade quotidienne d'une heure, se mit dans une colère violente. Il venait de constater qu'une lucarne, ouverte dans la porte de sa loge, avait été bouchée. Il déclara qu'il ne serait pas réintégré dans ce réduit, avant que la lucarne ne fût rétablie. Il demanda, d'une façon impérieuse, à parler au directeur ; mais celui-ci refusa de venir et ordonna aux gardiens de faire rentrer de force Barbès dans la loge. Il se passa alors une scène extrêmement violente, sur laquelle nous avons plusieurs versions, mais elles peuvent être suspectes ; les écrivains, amis de Barbès, ont, sans doute, exagéré les brutalités des gardiens, les rapports officiels ont peut-être passé sous silence des excès profondément regrettables.

L. Nouguès[17] s'exprime ainsi : Au bout de dix minutes, le gardien chef Turgot arrive, fend la presse de ses subordonnés, entassés dans l'étroit passage, et mettant le sabre à la main, comme pour donner le signal de la violence, il ne prononce qu'un mot : Frappez ! A cette consigne sauvage, la horde des geôliers s'élance sur nos malheureux compagnons, les entoure d'abord, les sépare et s'efforce d'entraîner Barbès vers l'extrémité du corridor. Arrivés à cet endroit et pouvant alors se déployer, les féroces geôliers se ruent à vingt sur Barbès, le frappent tous à la fois, lui arrachent cheveux et barbe, mettent ses habits en lambeaux et l'étendent sur le carreau, où le foulant tour à tour sous leurs pieds, ils s'acharnent à le frapper encore. Las pourtant et n'ayant fait que la première partie de leur besogne, les assassins saisissent Barbès par les jambes et laissant porter la partie supérieure de son corps à terre, ils le traînent sur le sol à travers paliers et corridors, escaliers aux marches de granit jusqu'au fond d'un cachot. Là, après l'avoir de nouveau accablé de coups, ils le dépouillèrent de ses vêtements lacérés pour le revêtir des haillons vermineux d'un réclusionnaire[18].

D'après le capitaine Régnier, qui commandait alors le détachement du 1er léger au Mont, les choses ne se seraient pas ainsi passées. Barbès, voyant la lucarne condamnée, aurait invectivé son gardien et se serait précipité sur lui, en lui assénant un coup de bâton. A ce moment, Guilmain, Delsade et Martin Bernard, enfermés dans leurs réduits, en auraient brisé les portes et se seraient jetés sur le gardien. La troupe intervint alors et tout rentra dans l'ordre Barbès fut conduit au cachot, non sans peine, car il fit une très grande résistance, ainsi que Martin Bernard et Delsade. Le capitaine Régnier ajoute : A peine cette incarcération fut-elle faite que les détenus politiques proférèrent les plus abominables menaces contre le directeur, contre l'inspecteur, enfin contre toute la maison. Les cris de A bas cette canaille de directeur, à bas les baïonnettes, à bas le système cellulaire se firent entendre. Depuis six heures jusqu'à onze heures du soir, les prisonniers ne cessèrent de proférer les plus grandes horreurs contre l'administration et contre le gouvernement, avec une telle force qu'on les aurait entendus d'une demi-lieue sur la grève[19].

Il est bien certain que le capitaine Régnier est plutôt sobre de détails ; l'après-midi et la soirée du 21 mai virent, certainement, une petite émeute. Au bruit de la scène entre Barbès, Delsade, Guilmain et Martin Bernard, les politiques s'étaient mis à hurler dans leurs loges : On égorge nos frères ! Se fondant sur les articles 2 et 5 du règlement, ils réclamèrent la présence du directeur.

Celui-ci répondit qu'il recevrait un des détenus. Flotte, beau parleur, dont les condamnés exploitaient un peu la vanité, se rendit encadré de deux gardiens au cabinet de Theurier. Il se répandit en protestations violentes et déclara que la presse ferait connaître au monde entier les traitements odieux infligés à d'honnêtes et libres citoyens.

Le directeur répondit que si les condamnés avaient des réclamations à faire, celles-ci gagneraient à être formulés sans impertinence et sans menaces. Il ordonna de conduire Flotte au cachot. Flotte-résista ; quatre gardiens le réduisirent à l'impuissance ; Martin Noël fut aussi appréhendé. Il fut même ferré par le petit André, un employé qui, au dire des condamnés, se plaisait à leur prodiguer des lazzis farouches. On lui prêtait les propos suivants, tenus pendant que le serrurier passait les fers

Nous avons des fers pour tous les goûts nous en avons, par exemple, qui vous borderaient les mains derrière le dos à vous faire ressembler à l'empereur, comme deux sous, ce qui ne laisse pas d'être flatteur et agréable, surtout quand on a couché deux jours avec ces bracelets-là ; mais nous avons mieux encore ; on peut vous prendre les pieds et les mains ensemble, de sorte que vous aurez les quatre pattes saisies, comme un veau qu'on porte au marché.

Béraud, jeune étudiant en médecine, qui avait pris une part très active à la rébellion, fut lui aussi descendu dans les cachots. Il raconte qu'il était parvenu à desserrer un peu ses fers : Le soir, dit-il, une ronde de gardiens vint me les visiter et Turgot, s'apercevant qu'ils étaient desserrés, me maltraita et envoya chercher un tournevis. A l'aide de Gaillard, il tourna vigoureusement la vis et aussitôt le sang jaillit. Je sentis mes os broyés. Voyant que j'avais encore mes lunettes, il me les arracha : Des misérables comme vous, dit-il, ne doivent rien avoir ! Puis, tirant son sabre, il m'en menaça en ajoutant : Le premier qui raisonne, je le lui passe à travers le corps. Je tombai évanoui sur les dalles et restai sans connaissance... Le surlendemain, le médecin vint me visiter ; déjà malade d'une affection de poitrine, ma situation empira beaucoup ; je fis, de nouveau, appeler le docteur et réclamai ses secours :

C'est inutile, monsieur, me dit-il.

Comment inutile ?

Eh ! sans doute ; vous n'avez plus que onze mois à rester ici ; d'ici là, vous ne mourrez pas.

Mais, monsieur, je puis mourir le lendemain de mon départ !

Cela ne me regarde pas !

Martin, lui aussi, aurait été victime de mauvais traitements. Blanqui prétend l'avoir entendu crier plusieurs fois pendant la nuit du 22 mai : Ah ! ah ! vous me brisez.

Enfin Huber, qui avait passé la tête au travers de la lucarne de sa loge, aurait été pris par un nœud coulant, comme un gaucho de Buenos-Ayres le fait d'une bête fauve, avec son lazzo.

Il n'est pas douteux que tous ces récits sont dramatisés à plaisir la rébellion n'eut pas le caractère grave que lui donnèrent les politiques. En tout cas, elle. fut rapidement réprimée, un peu sévèrement peut-être. Theurier ne garda même pas rancune à Barbès, de cette scène qui fit grand bruit. Le 13 juillet, il fournissait sur lui le note suivante[20] : Bonne conduite ; n'a subi qu'une punition pendant le premier semestre de 1841 et c'est la première. Elle avait été motivée par son refus de rentrer dans sa chambre en rentrant de la promenade lit, écrit et correspond avec sa sœur et son beau-frère persiste toujours dans ses opinions républicaines. Il refuserait toute grâce particulière.

Cette note très bienveillante ne fut pas du goût du sous-préfet. M. Gaudin de Saint-Brice écrit au-dessous : Je ne partage pas l'opinion favorable, émise par le directeur sur la conduite du détenu Barbès, car il est constant qu'il est l'âme de tous et le chef qui dirige les condamnés politiques dans toutes les occasions de quelque gravité. Le préfet, en transmettant ces notes au ministre de l'Intérieur, ajoutait : Le préfet partage, en entier, l'avis de M. le sous-préfet. Cependant on s'occupait à mettre les cellules des Exils et de la tour Perrine en état de recevoir les condamnés. Tous les murs avaient été sondés ainsi que les planchers les serrures avaient été changées, le système des verrous modifié. Les portes des cellules avaient été refaites ; elles étaient maintenues par une grosse barre de fer qui, fixée à la porte au moyen d'un piton robuste, allait s'accrocher dans un autre piton scellé au mur du corridor. La porte était formée de plusieurs plateaux de chêne, superposés les uns sur les autres, en long et en travers et ne mesurant pas moins de six pouces d'épaisseur.

L'opération, dit Martin Bernard[21], de lever ou de baisser le pont-levis d'une citadelle n'aurait pas produit un bruit plus lourd et plus retentissant que l'ouverture et la fermeture de cette porte avec ces hideux agencements. Qu'on s'imagine maintenant qu'un tel fracas devait être désormais répété trois fois, chaque nuit ; car c'était le nombre de rigueur des rondes nocturnes de nos geôliers et l'on verra que notre sommeil, plus encore que nos veilles, était l'objet des préoccupations de la pensée qui présidait à notre captivité.

Mais ce qui impressionna le plus les politiques, ce qui les terrifia, ce fut la vue des doubles grilles. On a dit beaucoup de sottises, au sujet de ces doubles grilles, et les descriptions données sont le plus souvent inexactes. Essayons de préciser leur disposition et leur nature.

Les fenêtres des cellules étaient pratiquées au fond d'ébrasements considérables que Martin Bernard qualifie improprement de barbacanes. Ces ébrasements, rappelant un peu des entonnoirs, étaient produits par l'épaisseur des murs. Ils sont fréquents dans les salles du Mont Saint-Michel et varient de profondeur. Certains ébrasements ont cinq, huit et même dix pieds. Une première grille, ou plutôt un grillage, fut posé à l'extérieur. Ce grillage était tendu dans un cadre formant une légère saillie et maintenu au moyen de grosses pattes-fiches recourbées et faisant l'office de crampons sur le bois du châssis ; le ciment et le plomb maintenaient fortement ce châssis encastré dans le mur.

Dans le pourtour intérieur des ébrasements, on scella de grosses barres de fer, parallèlement au treillis de l'ouverture, aussi bien en hauteur qu'en largeur ; dans les cellules, ayant des meurtrières dont le pourtour inférieur était au niveau du sol, on bâtit un massif de maçonnerie à hauteur d'appui pour créer une base solide à la grille intérieure. Afin de pouvoir atteindre le grillage extérieur, l'ouvrir ou le fermer à volonté, on avait établi une tringle variant selon la profondeur de l'ébrasement. Le treillage extérieur, tressé à fines mailles avait l'inconvénient d'intercepter l'air et la lumière ; il était, pour l'administration, une garantie absolue contre les communications avec le dehors ; la grille intérieure était comparable au côté d'une cage dont les barreaux avaient 0 m. 025 de section.

Ces travaux coûtèrent 23.954 fr. 70.

On attribue au cardinal La Balue la confection des cages de fer ; l'inventeur des doubles grilles fut, d'après les condamnés politiques, l'aumônier de la maison centrale, l'abbé Lecourt.

Les travaux de forge, dit M. Fulgence Girard[22], reçurent une telle impulsion de l'ardeur apportée par l'aumônier dans la direction du travail des grilles que plusieurs de ces cellules eussent été prêtes à recevoir les détenus dès le commencement de juin, si les ressentiments du directeur eussent été assouvis. Le préfet et le général du -département étant venus le 3 juillet visiter le Mont, purent s'assurer si ces appareils dus à l'instinct inquisitorial d'un humble chapelain n'éclipsaient pas à tous égards les célèbres inventions du cardinal La Balue.

Blanqui accuse formellement l'abbé Lecourt d'avoir, tout au moins, aidé à prendre, le 6 avril 1841, les mesures nécessaires pour l'établissement des doubles grilles mais le portrait qu'il a brossé due l'aumônier, sa bête noire, est tellement chargé qu'il est bien difficile d'ajouter foi à l'insinuation dirigée contre le prêtre :

Certes, c'est un étrange personnage que cet aumônier-charpentier, qui a un grand fils commis aux écritures, qui ôte sa chasuble, après la messe, pour grimper sur les charpentes, qui pose et scelle les verrous et les barreaux, construit les portes des cachots, qui confesse et claquemure ses ouailles. Il est comme un homme avide, sans foi, faux ; il est sale comme un peigne, laid comme le plus laid des singes. Je ne fais pas de style ; j'écris currente calamo ; c'est lui qui a imaginé les grandes grilles qui ont transformé nos cellules en cages de fer ; c'est lui qui a joué le rôle le plus hideux dans ce drame. Lorsque, le 6 avril, on vint prendre des mesures pour les grilles, il accompagnait l'architecte. Il entra d'un air souriant, vint à moi, me prit les mains, me parla avec effusion, en ayant soin de se placer entre la fenêtre et moi, de manière à masquer le commis qui prenait rapidement les mesures[23].

L'assertion de Blanqui est invraisemblable. Si l'on admet que l'administration pénitentiaire prenait toutes les précautions voulues pour ne pas laisser prévoir aux condamnés politiques, déjà surexcités, une transformation de leurs cellules en réduits plus sévères, elle avait un excellent moyen de le faire, moyen qu'elle prit certainement profiter pour avoir les mesures du moment où les condamnés étaient sous le préau ou faisaient leur promenade quotidienne. L'abbé Lecourt servant de paravent à l'architecte, cela fait honneur à l'imagination de Blanqui, mais est contraire à la vérité.

L'abbé Lecourt, nous l'avons dit, était entré dans les ordres, après avoir perdu sa femme ; le fils, auquel Blanqui et plusieurs autres politiques font allusion, sans parler du légitime mariage, est-ce oubli ou malignité ? était employé au greffe le souvenir que les Montois ont conservé de lui est excellent ; c'était un jeune homme très serviable et très doux. Comme son père, il aimait à s'occuper de travaux manuels ; mais il n'avait que faire dans la cellule des condamnés ; la création des doubles grilles fut demandée par Theurier, en raison des multiples communications que les détenus avaient avec l'extérieur ; ils ne pouvaient s'en prendre qu'à eux-mêmes, si la surveillance était devenue plus étroite et leur captivité plus rigoureuse.

Le 18 juillet, Armand Barbès, Martin, Vilcoq, Bernard, Delsade et Quignot furent avisés qu'on allait leur faire réintégrer leurs cellules. Comme ils s'étaient plaint à toutes les autorités d'avoir été écroués aux Loges, Theurier crut que les politiques reverraient leur anciennes cellules sinon avec plaisir, du moins avec une certaine satisfaction.

Il se trompait ; Armand Barbès et Delsade firent un train d'enfer.

Nous venons d'apprendre, s'écrièrent-ils, que Blanqui, Dubourdieu, Godard et Guilmain vont rester aux Loges. Nous ne voulons pas de privilège nous sommes tous frères, nous aurons un traitement pareil !

Il fallut user de violences pour faire descendre Barbès de son perchoir.

Le 23 août, tous les politiques étaient ramenés dans les Exils ; mais la situation n'était guère meilleure qu'aux Loges les doubles grilles ruinaient leurs projets d'évasion et les privaient de toute communication.

Bientôt l'agitation recommença.

Le 12 septembre, Huber Louis, alors .qu'il se promenait sur Beauregard, escorté de deux gardiens, profita d'un moment d'inattention de ceux-ci pour attacher une corde, dissimulée sous sa blouse, à la tourelle dite du Méridien ; il réussit à se glisser jusqu'au chemin du Nord ; mais une sentinelle postée en cet endroit donna l'alarme et Huber fut immédiatement appréhendé. Le lendemain, Delsade, Elie et Herbulet, réussirent à arracher une partie de cadre de la grille extérieure de leurs cellules, très probablement en se servant. de la tringle de commande permettant d'ouvrir et de fermer le treillage. Ils furent immédiatement conduits aux cachots.

Mais ce qui rendait nerveux le directeur c'étaient les visites que recevaient les condamnés et que : l'administration supérieure, malgré les avis donnés, continuait à autoriser. Le frère de Martin Bernard était resté trois jours au Mont, du 3 au 6 septembre il avait eu avec son frère plusieurs entretiens ; on avait attiré son attention sur les doubles grilles. La presse libérale fut sollicitée d'intervenir. Elle livra à l'indignation publique les fonctionnaires coupables d'exercer sur les détenus les plus cruels traitements ; les scènes de la mise en loge, de la conduite aux cachots, de la répression brutale, furent rappelés en termes véhéments ; le sous-préfet vint faire une enquête ; le procureur du roi s'émut et une information judiciaire fut ouverte ; mais l'administration pénitentiaire, jalouse de ses prérogatives, refusa tout renseignement aux magistrats du parquet. Ceux-ci en référèrent au procureur général près la cour de Caen, qui fit connaître, très sèchement, à son substitut que la maison centrale de détention avait été, comme prison d'État, enlevée au ministre de la Justice et placée dans les attributions du ministre de l'Intérieur[24]. Le procureur d'Avranches n'avait donc aucune qualité pour agir ; le magistrat se le tint pour dit, et de ce jour, il ne s'éleva plus de conflits entre le parquet et la sous-préfecture d'Avranches.

Les visiteurs se succédaient ; Mme Blanqui, mère, venait le 15 septembre ; nous reparlerons. de cette visite au chapitre relatif à Blanqui. Le 27 du même mois, la sœur de Barbès, Mme Cartes, son mari et ses deux enfants débarquaient au Mont.

M. Fulgence Girard semble reprocher à Theurier d'avoir enfreint les prescriptions de ses chefs, en ce qui concerne les visites de la famille Barbès ; il y aurait apporté des restrictions et gêné singulièrement les épanchements du frère et de la sœur. La correspondance officielle démontre, au contraire, que le directeur fut avec les Carles d'une bienveillance extrême. Voici un passage du rapport que Theurier adressait, à ce sujet, au sous-préfet d'Avranches, à la date du 20 octobre[25] : A l'égard des visites faites à Barbès, par M. et Mme Carles au parloir, et en présence du premier gardien, j'ai cru devoir les permettre, malgré les instructions, contenues dans la lettre de M. le ministre, du 25 septembre, vu le long trajet que M. et Mme Carles avaient fait pour se rendre ici, avec une permission bien en règle et qui leur a été retirée, sans motif particulier, après les deux premières visites. Si j'ai pris la liberté d'interpréter ces instructions et d'en saisir l'esprit autant que la lettre, c'est que la dépêche précitée n'interdisait que ce qui pourrait devenir un sujet de désordre et même de crainte et qu'elle ne m'ôte pas la faculté d'admettre M. et Mme Carles à visiter leur frère au parloir et en présence d'un gardien. Loin de pouvoir exercer une fâcheuse influence sur le maintien de l'ordre et de la discipline dans la maison, cette permission ne pouvait faire que bon effet.

Les Carles n'étaient pas cependant des visiteurs agréables... pour le directeur. Ils se répandaient, après chaque entrevue avec Barbès, en récriminations de toute sorte. Mme Carles fit notamment des reproches sanglants à M. Theurier parce que celui-ci n'avait pas remis à Barbès un flacon cacheté qu'elle lui avait envoyé.

Le directeur déclara qu'il lui était interdit de faire parvenir aux condamnés des objets dont la nature lui était inconnue et, sans malice, il ajouta :

Supposez, madame qu'il s'agisse d'un poison.

Mme Carles s'emporta :

Hélas, s'écria-t-elle, vous m'accusez de vouloir empoisonner mon frère !

Et Mme Carles une de ces belles et chastes personnes dont la présence seule commande le respect sympathique, dont les vertus et les attraits sont l'épanouissement extérieur de l'âme[26], pâlit affreusement et fut sur le point de s'évanouir. Mais se ressaisissant, elle invita M. Theurier à lui faire apporter un verre du liquide qu'elle avait envoyé à son frère.

Je vais le faire boire à mes enfants ! dit-elle, d'un ton vraiment héroïque.

Le directeur se contenta de congédier la famille Carles un des gardiens entendit M. Theurier murmurer : Quelle comédienne !

Peut-être le directeur n'avait-il pas tout à fait tort...

Les Carles partirent fort aigris. Ils se rendent à Paris où ils se proposent de faire publier leurs prétendus griefs contre le gouvernement et contre l'administration. Ils n'ont pu, à ce qu'il paraît, trouver à Avranches quelqu'un qui voulut se charger de cette affaire[27].

M. et Mme Carles s'étaient, en effet, rendus à Avranches pour consulter un avocat, Me F. Girard. Celui-ci les accompagna chez le procureur du roi, M. Abraham. Dubois ; il était absent, ce jour-là ; mais dès le soir, il se rendit chez Me Girard et écouta les doléances des Carles. Il leur fit connaître qu'il avait fait, personnellement, une enquête sur la situation des détenus au Mont Saint-Michel, mais que le procureur général, après avoir pris des renseignements auprès du préfet de la Manche, lui avait donné pour instruction de s'abstenir de toute intervention, la maison centrale du Mont dépendant uniquement du ministère de l'Intérieur.

Les Carles partis, l'agitation n'en continua pas moins. Le 18 octobre, Quignot, Martin Noël, Petremann et Flotte descellèrent une partie des grillages. On les conduisit aux cachots. Le 21 octobre, Hubei cherchait encore à s'évader le mouton Hendricks rendit la chose impossible. Le 26 octobre Martin Noël mettait le feu à sa paillasse. C'était précisément le jour -où M. Charles Lucas, inspecteur général des prisons, se trouvait au Mont Saint-Michel.

Etait-il venu en tournée ordinaire, ou sa présence ne s'expliquait-elle pas par les plaintes transmises par les prisonniers au ministère de l'Intérieur, et à celui de la Justice et que la presse libérale avait reproduites avec des commentaires désobligeants pour l'administration ? Cette seconde hypothèse est très vraisemblable. L'inspecteur reçut les doléances de plusieurs politiques, notamment celles de Mathieu d'Epinal ; il fut établi que le directeur appliquait les règlements ; toutefois, il est certain que le rapport de l'inspecteur général fut défavorable à M. Theurier qui fut relevé de ses fonctions le 4 décembre ; il les quitta le 15 du même mois. Il eut pour successeur M. Bonnet.

Celui-ci prit possession de son poste, le 28 décembre et visita le jour même tous les politiques.

Au dire de ceux-ci, l'impression que produisit le nouveau directeur fut plutôt favorable : De prime abord, écrit Martin Bernard[28], la physionomie de M. Bonnet ne nous déplut pas. Appelé, d'urgence, au nouveau poste, qu'il venait occuper, il était facile de voir qu'il ne comprenait pas encore, dans toute sa mystérieuse portée, le rôle qu'il allait avoir à jouer près de nous et qu'il s'y prêterait avec répugnance, dès qu'il l'aurait compris car on sentait en lui l'homme spécial, tout à fait étranger aux passions politiques, le bureaucrate qui, ne devant sa position de directeur de maison centrale qu'il occupait déjà avant de venir au Mont Saint-Michel qu'à son travail et à son activité, bornait là son ambition et ne croyait pas avoir besoin, comme son prédécesseur, de racheter son incapacité par des services occultes. Adroitement questionné par plusieurs d'entre nous, sur les instructions nouvelles qu'il apportait, il répondit, sans hésiter, que, pour le présent, il n'en avait aucune, mais qu'il prenait l'engagement de provoquer aussitôt qu'il aurait étudié la question toutes les améliorations dont l'adoption pourrait dépendre de lui.

Les prisonniers se montrèrent satisfaits M. Bonnet, cependant, ne se compromettait guère c'était la prudence administrative qui parlait par sa bouche ; après réflexion, les politiques comprirent qu'ils n'avaient rien à attendre que d'eux-mêmes.

Le 15 janvier 1842, ils reçurent une bonne nouvelle ; le ministre de l'Intérieur les autorisait à communiquer avec leurs familles et à se promener, deux par deux. Ils mirent aussitôt à profit l'une et l'autre de ces mesures. Elles portèrent rapidement leurs fruits.

Dans la nuit du 10 au 11 février, Barbès, Blanqui, Martin Bernard, Huber Constant et Thomas Alexandre, tentèrent de s'évader.

Cette tentative a été racontée de différentes manières ; Blanqui dans une lettre écrite à sa mère, lui en a fait part d'une façon assez exacte ; d'autres écrivains l'ont dramatisée ridiculement ; presque tous ont affirmé que Barbès se cassa la jambe. Les rapports officiels de l'inspecteur Gaujoux remettront les choses au point. Ce fonctionnaire écrivait ceci au sous-préfet d'Avranches, moins de deux heures après l'incident.

MONSIEUR LE SOUS-PRÉFET,

Je m'empresse de vous faire connaître qu'à trois heures du matin, le gardien Hay, jeune, est venu m'appeler chez moi, pour me prévenir que les nommés Barbès, Blanqui, Martin Bernard, Hubert Constant et Thomas Alexandre, condamnés politiques, avaient tenté de s'évader. Ces cinq détenus, après avoir coupé, les uns un carré de leur plancher ou cloison, les autres après avoir démoli le mur de la cheminée, qui sépare la chambre de Blanqui de celle de Martin Bernard, s'étaient réunis dans la chambre de Hubert Constant, où se trouvent deux croisées ; ils ont scié un barreau de l'une de 'ces fenêtres qui donne dans la cour dite des Doubles Grilles, qui conduit de chez le portier au logement du directeur, et c'est après être sortis par cette fenêtre, qu'arrivés sur le Saut Gautier, ils ont placé une corde qu'ils s'étaient faite, au moyen de plusieurs draps noués les uns avec lés autres.

Barbès a été le premier à descendre par cette corde de circonstance et, arrivé à peu près à la moitié de la hauteur du Saut Gautier que vous connaissez, les forces lui ayant manqué, il s'est précipité en roulant jusqu'au pied de la roue, où est habituellement un factionnaire. Ses quatre camarades qui le croyaient tué ayant appelé le factionnaire au secours, alors (sic) le militaire a prévenu le poste et Barbès a été conduit au susdit endroit et conduit à l'entrée du château où je l'ai rencontré à mon entrée dans la maison. Mes premiers soins ont été de le faire conduire au poste des gardiens, de faire appeler M. le médecin qui l'a examiné et n'a trouvé aucun membre fracturé, mais avec de fortes contusions et tout moulu. Il a été mis dans sa chambre, ainsi que Blanqui et Martin Bernard, chacun dans la leur, et Thomas et Hubert dans la chambre noire. La plus grande surveillance est exercée à leur égard et je me propose de faire réparer, de suite, les différents trous qu'ils avaient pratiqués. J'ai demandé à Thomas dans quel but il avait tenté une évasion n'ayant que trois mois à faire ; il m'a répondu qu'il n'avait eu que l'intention d'aider celle de ses camarades et de rester lui-même[29]. Je suis toujours porté à croire que Mme Blanqui[30] qui, encore hier, à quatre heures du soir, était venue voir son fils a procuré les principaux moyens d'évasion et surtout les scies ou limes qui ont servi à couper les barreaux, les planchers et les cloisons, et dont je vais me mettre à là recherche. Du reste la maison est tranquille et je n'ai aucune crainte que l'ordre soit trouble.

Pour le directeur absent,

L'inspecteur,

GAUJOUX.

 

Dans les rapports que Gaujoux adressa postérieurement au sous-préfet d'Avranches, nous trouvons plusieurs autres détails.

Les condamnés déclarèrent qu'ils avaient tout d'abord espéré que leur situation serait améliorée ; par suite du changement de directeur ; voyant, deux jours après l'installation de celui-ci, que leur détention était toujours aussi dure, ils résolurent d'exécuter le plus vite possible un projet d'évasion qu'ils avaient conçu depuis longtemps. Thomas, dont la cellule était au-dessus de celle de Barbès, avait, à l'aide d'une scie, coupé une planche au-dessous de son lit ; par le trou, Barbès était monté dans la chambre de Thomas et tous deux avaient pratiqué une ouverture carrée dans la cloison séparant la cellule de Thomas de celle de Huber Constant. Ce dernier avait démoli un pied et demi environ du mur de la cheminée de sa chambre ; il en avait caché les pierres dans sa paillasse ; la cheminée étant commune par son conduit à celle de Martin Bernard, celui-ci n'eut plus qu'à l'escalader jusqu'au niveau de la chambre de Huber. Ce même passage servit à Blanqui. Ils se trouvèrent ainsi réunis chez Huber, qui avait préalablement scié un des barreaux de sa fenêtre. Par cette fenêtre, très peu élevée au-dessus du sol, ils descendirent, au moyen d'une corde dans la cour des Doubles Grilles, un peu au-dessous du logement du médecin de là, ils gagnèrent le Saut Gautier. Après avoir attaché autour d'une saillie du parapet la corde de fortune faite de draps noués, Barbès descendit le premier ; ses compagnons anxieux demeuraient sans bouger et sans parler, sur la terrasse. Mais la corde était trop courte ; elle mesurait exactement 71 pieds ; or la hauteur du Saut-Gautier, de la plateforme supérieur à la base est de 106 pieds ; il manquait donc 35 pieds à la corde. Barbès en eut-il conscience ? Pensa-t-il qu'il était arrivé au pied de la terrasse et qu'il n'en était plus qu'à une faible distance ? Il déclara qu'il n'avait point conservé un souvenir exact de ce qui se passa. Il se sentit choir dans le vide. Le factionnaire, voyant rouler une masse, dans l'ombre, cria plusieurs fois : Qui vive ? Il entendit des voix bourdonner au dessus de lui, celles de Martin Bernard, de Blanqui, de Huber et de Thomas, restés sur la terrasse et qui, terrifiés, avaient entendu la chute de Barbès, impuissants à lui porter secours et voyant, du coup, toutes leurs espérances ruinées et en perspective une captivité plus dure que jamais.

Blanqui prétendit que la corde n'était pas trop courte, que Barbès réussit même à tomber sur ses pieds au bas du rocher, que ses contusions furent le résultat non pas de la chute, mais du glissement accéléré le long de la paroi du rocher. Blanqui, qui détestait Barbès, ajoute : Cette triste mésaventure n'eût pas eu lieu si Huber était descendu le premier, car il était le plus fort et le plus expérimenté et il serait arrivé sans encombre. Enfin ce qui est fait est fait.

On sent percer le dépit et la rancœur dans cette phrase et l'on peut supposer qu'il y eut entre Barbès et Blanqui plus d'une parole vive d'échangée, quand on agita dans la cellule de Constant Huber l'ordre de la périlleuse descente.

Les rapports de Gaujoux nous apprennent aussi que l'on trouva un paquet de limes de la plus grande perfection dans la chambre de Thomas, une somme de 14 fr. 50 sur Huber, de 16 francs sur Blanqui, et de 14 fr. 85 sur Martin Bernard.

Le 15 février, Bonnet revenait au Mont, où l'administration l'avait rappelé d'urgence ; il refit l'enquête de l'inspecteur Gaujoux et en confirma au préfet tous les termes ; pour le directeur, il n'était pas douteux que Mme Blanqui, seule, avait fait passer aux détenus les instruments nécessaires à l'évasion ; une enquête complémentaire du sous-préfet ne révéla qu'un fait nouveau : Avant de quitter leurs chambres, écrit M. Gaudin de Saint-Brice, les détenus politiques avaient placé dans leur lit des mannequins coiffés et, quelques-uns ayant coupé leur barbe, l'avaient soigneusement ajoutée, de manière à simuler une figure humaine. Ce truc, classique pourrait-on dire, avait été employé en prévision des rondes de nuit qui s'effectuaient après onze heures du soir.

M. Bonnet donna sa démission, dès le 18 février ; cependant à la demande du sous-préfet il ne quitta son poste que le 19 mars.

Entre ces deux dates se produisirent de nouveaux troubles.

Le 21 février Béraud jetait un grillage dans le chemin de ronde, faisait entendre des cris menaçants et était mis dans une loge. Quatre de ses compagnons qui protestaient avaient le même sort ; le 22, Huber et Nouguès cassaient les carreaux des leurs croisés Roudil et Elie voulaient se livrer à des actes de violences, tous les quatre étaient conduits dans le quartier de punition et enfermés chacun dans une loge. Le 23, Bézénec essayait de se pendre. Le 3 mars, des actes de violences et de dévastation étaient commis par Godard, Flotte et Martin Noël ; le 5, Blanqui jetait des bûches à la tête des gardiens le 6, six autres politiques étaient conduits successivement aux Loges[31].

M. Bonnet remit le service à M. Leblanc, son successeur, le 19 mars, au matin comme le remarque l'auteur que nous venons de citer, trouvant sans doute, que ses prédécesseurs écrivaient trop, Leblanc n'écrivit plus du tout... Avec lui les registres de correspondance deviennent d'insignifiants catalogues.

Nous connaissons, cependant, une visite faite par Louis Barbès à son frère Armand. Elle eut lieu, sans incident, le 19 mai, dans une des Loges où, après l'évasion du 11 février, la plupart des politiques avaient été enfermés : Blanqui le 20 avril, Quignot le 25, Roudil, Martin Noël, Godart, Huber, Hélié et Herbulet le 24, Martin' Bernard, Barbès et quelques autres le 26.

Béraud et Thomas avaient, pour un motif ignoré, été transférés à la prison d'Avranches ; Barbès les avait invités à s'aboucher avec M. Fulgence Girard, auquel il écrit à la date du 19 mai :

MON CHER FULGENCE,

Le peu commode procédé d'écriture[32], dont j'use par précaution excessive peut-être, remplit parfaitement lui-même l'office de censeur et me commande comme-une nécessité de faire aussi bref que possible ce petit billet. Le mal n'est pas grand, du reste, car Béraud te donnera de vive voix et beaucoup mieux de toute façon que je ne le pourrais faire par écrit, toutes les nouvelles plus ou moins monotones et toujours vexatoires de notre vie de prison. Comme je sais que le titre seul de républicain et de cellule du Mont Saint-Michel est auprès de toi une recommandation plus que suffisante pour Béraud, je me dispense de te dire combien, je serai personnellement sensible à, tout ce que tu pourras faire pour rendre tolérable la captivité que, de par notre régime, notre compagnon d'armes et de souffrances va subir dans la prison d'Avranches.

A. BARBÈS.

 

Thomas, l'ami qui, après avoir exécuté de sa main une partie des travaux intérieurs d'évasion, devait raconter à M. F. Girard tous les faits généraux et cellulaires et les faits et gestes particuliers à l'évasion[33].

Barbès et- ses compagnons étaient toujours aux Loges ils étaient bouclés par le nouveau directeur M. Leblanc, un petit homme imberbe qui avait, dit Martin Bernard, les formes rondes et potelées, le regard doux et la figure fine d'une jeune fille. S'il écrivait peu, M. Leblanc agissait ferme ; le 22 mai, le ministre de l'Intérieur écrivait au préfet de la Manche : J'ai remarqué, avec satisfaction, que depuis que M. Leblanc a pris la direction du Mont Saint-Michel, il ne s'est rien passé de grave dans le quartier des politiques, et comme nous devons attribuer ce résultat à la fermeté du nouveau directeur et non à des concessions de sa part, je vous prie de lui recommander de persévérer dans cette voie[34].

De telles recommandations, est-il besoin de le dire, étaient des ordres. Les politiques furent traités plus durement que jamais. M. Leblanc n'avait pas pour eux la bienveillance relative de M. Theurier. Voici les notes qu'il donnait sur Barbès, le 1er juillet 1842 :

Homme d'action, mais véritable comédien a de l'emphase dans le langage. Plein d'orgueil. Entretenu dans cet orgueil par sa famille au dehors et, en prison, par ses codétenus sur lesquels il a beaucoup d'influence ; capable de tout pour fixer l'attention publique.

Le 4 août, M. Leblanc saisissait deux lettres adressées au ministre de l'Intérieur par Huber et Barbès, dans les interlignes desquelles les condamnés avaient écrit avec de l'encre sympathique et donné des renseignements exagérés et calomnieux de leur position aux Loges.

Le régime devint encore plus sévère. Depuis quelques semaines, Barbès crachait le sang ; le 19 juillet, il fut pris d'un violent accès de fièvre ; le médecin ne diagnostiqua rien d'inquiétant, mais le docteur ordonna sa réintégration dans sa cellule ; les autres condamnés, enfermés aux Loges, bénéficièrent aussi de la même mesure.

M. Fulgence Girard s'était rendu au Mont, dans les derniers jours de juillet, à la demande de Mme Carles qui avait écrit à Mme F. Girard pour avoir des nouvelles de son frère. M. Girard se vit refuser l'accès de la cellule de Barbès. Celui-ci, ayant appris la visite de son ami, lui écrivit aussitôt une longue lettre[35], dans laquelle il dépeint ainsi son état : Depuis trois mois, j'expectore des crachats sanglants, non pas continuellement et tous les jours, mais à des intervalles irréguliers de jour et d'heure. Depuis le même temps, à peu près, ma voix a subi une altération et un amoindrissement très prononcés ; il y a des moments où je puis, à peine, me faire entendre, moi qui avais auparavant une voix puissante et forte. De plus, j'éprouve un sentiment de constriction, de resserrement du larynx, et ce sentiment suscite une espèce de raclement très fréquent. Certaines fois, le larynx me semble comme une barre, obstrué par un corps spongieux. La toux est apparue depuis une quinzaine de jours seulement, elle n'est pas encore bien forte, mais cependant, elle existe assez fréquente et sans expectoration. Il faut encore ajouter que j'ai la fièvre fort souvent et que ma langue est très chargée. Plusieurs traitements ont été essayés et aucun d'eux n'a amené autre chose qu'une amélioration passagère suivie bientôt d'une nouvelle recrudescence de la maladie application de sangsues, émétisation, purgation ; puis à cause des allures de la fièvre, emploi du sulfate de quinine ; enfin la fièvre ne passe pas et la langue demeure toujours encrassée.

Barbès paraît avoir assez de confiance dans le médecin de la Maison centrale ; à coup sûr, il ne lui est pas suspect[36]. Mais on devine qu'il ne serait pas fâché d'être visité par un homme de l'art, soit d'Avranches, soit de Granville, car les consultations par lettres ne sont pas sérieuses. Le médecin du Mont verrait sans déplaisir un de ses collègues consulter Barbès, mais il faudrait faire une demande à l'administration et il lui répugne de la solliciter.

Barbès prétendait que le directeur Leblanc ne voulait pas reconnaître sa maladie[37] ; il semble bien au contraire, d'après les rapports officiels, que, dès le 9 septembre, M. Leblanc faisait examiner par le docteur Surville Armand Barbès et donnait un avis favorable sur l'opportunité et même la nécessité d'accueillir la demande de Mme Carles, relative au transfert de Barbès dans une autre maison, avant la venue de la saison rigoureuse. Il y avait alors, à Avranches, un médecin qui jouissait d'une très grande considération dans le corps médical de la Basse-Normandie et dont le souvenir vivait encore à la fin du dix-neuvième siècle dans l'esprit de plusieurs vieux Avranchinais. Le docteur Edouard Voisin, médecin en chef, de l'hospice d'Avranches, praticien de mérite, fut sollicité par M. F. Girard d'aller voir d'urgence au Mont le condamné de Juillet ; il accepta .de grand cœur après s'être assuré que l'administration ne s'opposait pas à sa visite. Les malades, dit-il, ont mauvaise mine mais telle n'a jamais pour moi couleur politique ! Il rappela qu'il avait, naguère, donné ses soins à un détenu légitimiste, M. Lahoussaye.

Malgré un temps affreux et des chemins pleins de boue et de fondrières, le docteur Voisin et M. Girard partirent pour le Mont Saint-Michel dans un léger cabriolet[38]. M. Voisin seul fut admis ; il examina le malade, prescrivit une médication provisoire et rédigea un rapport aux termes duquel il déclarait que la guérison de M. Barbès ne pourrait s'opérer que sous l'influence d'un climat plus doux.

La visite du docteur Voisin eut aussi pour résultat d'apporter quelque tempérament à la rigueur de la détention de Barbès ; sa famille fut autorisée à l'entretenir plus souvent et plus librement. Son frère Louis avait désiré louer un appartement au Mont Saint-Michel ; on lui fit comprendre qu'en raison de la tentative d'évasion de Barbès, il était préférable, dans l'intérêt de celui-ci, qu'il s'abstînt d'avoir une résidence aussi rapprochée. Il s'installa à Pontorson ; tous les jours, M. Louis Barbès se rendait de cette dernière ville au Mont Saint-Michel, qui en est distant de neuf kilomètres il lui apportait quelques petites douceurs et des livres, empruntés au cabinet de lecture de la mère Fénard, d'Avranches. Bien entendu, toutes ces entrées étaient soumises à une minutieuse investigation. La lecture était une grande consolation pour Barbès ; mais certains organes démocratiques parurent dangereux à l'administration. Le 7 janvier 1843, sur un rapport de M. Moreau Christophe, inspecteur général des prisons, la Revue Indépendante ne put franchir le seuil de la cellule de Barbès.

Cette cellule, il devait bientôt la quitter. Le 26 janvier 1843, à deux heures de l'après-midi, trois agents de la Sûreté de Paris se présentèrent au greffe de la Maison centrale. Le directeur, avisé de leur venue, par une dépêche du sous-préfet d'Avranches, les conduisit à la cellule de Barbès. Il lui fit connaître qu'il allait être transféré à la Maison centrale de Nîmes : M. le Ministre, dit M. Leblanc, a bien voulu prendre en considération votre état de santé et votre famille, ayant pris à sa charge les frais de transfert, vous allez être dirigé sur Nîmes. L'administration aime à croire qu'aucun incident ne signalera votre voyage.

Barbès haussa les épaules en grommelant quelques mots il fut autorisé à serrer la main à ses compagnons de captivité et à 4 heures moins un quart, la voiture cellulaire, emportant Barbès vers le Midi, quittait le Mont Saint-Michel. L'insurgé y était resté emprisonné 3 ans 6 mois et 9 jours.

 

 

 



[1] Rapport du directeur de la maison centrale du Mont Saint-Michel au Ministre de l'Intérieur, 13 avril 1841. Archives de la Manche.

[2] FULGENCE GIRARD, Histoire du Mont Saint-Michel, p. 206.

[3] La petite ville du Mont, la pendula villa, des anciennes chroniques écrites en latin, comptait alors 350 habitants ; elle en a maintenant 232, recensement de 1910. Inutile de dire combien elle était pittoresque, vers 1840, avec son unique rue, bordée d'auberges et d'hôtelleries, ses vieilles maisons aux pignons coiffés de tourelles pointues, ses boutiques aux auvents gracieux et aux larges cintres, fleuris d'écussons, aux escaliers de bois extérieurs ; la seconde moitié du dix-neuvième siècle l'a transformée et enlaidie. C'est un gros chagrin pour les artistes, les antiquaires et les historiens.

[4] Vers 1862, peu de temps avant la suppression de la Maison centrale, il fut question d'envoyer en Corse, à Chiavari, pénitencier agricole, près de deux cents détenus ; tous les corps politiques du département de la Manche s'émurent et ce fut un tollé général. Le gouvernement capitula devant l'opinion publique, sursaturée d'intérêts locaux.

[5] M. le commandant F. Le Bouffy, petit-fils de M. F. Girard, a bien voulu nous permettre de reproduire cette lettre et plusieurs passages de la correspondance échangée entre les condamnés et M. F. Girard.

[6] Barbès fait sans doute allusion à la visite que M. F. Girard avait rendue à l'aumônier du Mont sous un prétexte d'archéologie.

[7] Évasion des prévenus d'avril, à laquelle concoururent extérieurement Étienne Arago, Armand Barbès et F. Girard.

[8] Guilmain, certainement.

[9] MARTIN BERNARD, Dix ans de prison au Mont Saint-Michel, p. 103.

[10] Delsade occupait la cellule du cinquième étage de la tour Perrine.

[11] Les prisonniers de droit commun avaient des dortoirs pour eux seuls, les politiques étaient en cellules.

[12] Archives Manche. Mont Saint-Michel, Rapports.

[13] MARTIN BERNARD, Dix ans de prison au Mont Saint-Michel, p. 105.

[14] Les Détenus politiques au Mont Saint-Michel, à Paris, dans les bureaux de la Réforme ; in-8°, 1843.

[15] ED. LE HÉRICHER, Avranchin monumental et historique, II, p. 369.

[16] Cependant depuis le 1er mai, on sentait de l'énervement chez les condamnés. Le 18 mai, Pétreman, s'étant montré insolent avec ses amis, était puni des fers. Le 19, Roudil qui s'était plaint avec véhémence de la qualité du cidre, fut entraîné au cachot d'une façon brutale. M. Theurier indisposait aussi les condamnés en leur enlevant certaines distractions inoffensives, notamment en les privant du plaisir d'élever des pigeons.

[17] L. NOUGUÈS, Une Condamnation de mai 1839. Paris, 1860, in-8°, p. 291.

[18] Ce récit est un développement de la plainte que M. Fulgence Girard adressa au ministère de l'Intérieur au nom de M. et de Mme Carles, beau-frère et sœur de Barbès.

[19] D'après les lettres du capitaine Régnier, citées par V. HUNGER, Barbès au Mont Saint-Michel, p. 14, en note.

[20] Archives de la Manche, loc. cit.

[21] MARTIN BERNARD, Dix ans de prison au Mont Saint-Michel, p. 138.

[22] FULGENCE GIRARD, Histoire du Mont Saint-Michel, p. 253.

[23] Lettre de Blanqui à F. Girard, citée par celui-ci, Histoire du Mont Saint-Michel, p. 221.

[24] Archives du Parquet d'Avranches, aujourd'hui détruites (incendie de décembre 1899).

[25] Archives de la Manche, Mont Saint-Michel, correspondance administrative, registre 102.

[26] F. GIRARD, Histoire du Mont Saint-Michel, p. 273

[27] Mont Saint-Michel, correspondance administrative, registre cité. Archives de la Manche.

[28] MARTIN BERNARD, Dix ans de prison au Mont Saint-Michel, p. 152.

[29] Le docteur Ledain, qui fut enfermé au Mont pendant deux ans, a fait cette observation très juste : Le désir de l'évasion est beaucoup plus impérieux, plus entreprenant et plus ingénieux chez les détenus qui touchent à l'expiration de leur peine que chez les autres. On cite un homme, condamné à dix ans de réclusion pour avoir pillé des fourgons appartenant au duc de Wellington. Il était, depuis 9 ans au Mont Saint-Michel où il jouissait d'une assez grande liberté. Arrivé presqu'au terme de sa peine, il tenta de s'évader en se laissant glisseur le long d'une corde par une fenêtre à plus de 60 pieds d'élévation. Des douaniers l'arrêtèrent à la porte de la ville.

[30] L'inspecteur rejette ainsi la faute sur l'administration supérieure qui avait, si imprudemment, autorisé les condamnés à recevoir pour ainsi dire librement la visite de leurs familles.

[31] V. HUNGER, Barbès au Mont Saint-Michel, p. 24.

[32] L'encre sympathique, dont le réactif était connu de M. F. Girard.

[33] Ce sont donc bien les condamnés eux-mêmes qui ont documenté M. Fulgence Girard pour son étude sur le Mont Saint-Michel, prison d'État.

[34] Archives Manche. Correspondance administrative citée.

[35] Rapportée par M. F. Girard, ouvrage cité.

[36] Martin Bernard, au contraire, incrimine le médecin. Lettre de Martin Bernard à F. Girard, du 17 novembre 1842. Cf. Histoire du Mont Saint-Michel, p. 363.

[37] Ce petit Leblanc, écrit Barbès, qui, d'un air dégagé, déclare que j'ai l'esprit frappé, mais que je ne suis pas malade du tout.

[38] Le cabriolet du docteur Voisin avait été guidé dans les grèves par un ancien condamné de droit commun, le sieur L., que nous ne désignons pas autrement parce qu'il a encore, croyons-nous, des parents au Mont Saint-Michel. L. était un homme extrêmement robuste qui offrait ses services aux touristes venant en voiture au Mont Saint-Michel. Afin de justifier les pourboires exorbitants qu'il exigeait, le plus souvent, d'une façon grossière, il prenait soin d'embourber les attelages. Après des efforts simulés, il retirait les voitures de la tangue molle et glissante. Il déclarait que sans lui, bêtes et gens allaient être engloutis. Les visiteurs, dont la tête était farcie par des histoires d'enlisements tragiques, proclamaient leur sauveur ce comédien à demi-escroc.