LES PRISONS DU MONT SAINT-MICHEL

 

CHAPITRE IX. — LE MONT PENDANT LA RÉVOLUTION (SUITE). L'ÉVÊQUE CONSTITUTIONNEL LE COZ ; LES VENDÉENS AU MONT. LES PRÊTRES INSERMENTÉS. — SOUS LES CENT JOURS.

 

 

Une réception en 1793 au Palais de Justice de Rennes. Le Carpentier et Le Coz, évêque de Rennes. Une réplique en vers de Voltaire. — Incarcération du prélat. Son transfert au Mont Saint-Michel. Une longue étape. Un convoi de 180 prêtres. Odieux traitements. Une belle noyade manquée. — Les plaintes de Le Coz : les prêtres manquent de pain. L'agent Frain. — A propos d'un exemplaire d'Homère. Le bréviaire de l'abbé Briard. — Les Vendéens au Mont Saint-Michel. Molestation des hôteliers ; les républicains se terrent à Tombelaine. Le récit du Livre Blanc. — Une invention de Le Coz ; sa vantardise et ses mensonges ses dénonciations ; sa correspondance avec la citoyenne Herodière. Un brave prêtre : l'abbé Faligant ; un prêtre savant : le docteur Cousin. Une femme vaillante : la mère Roullé, de Carolles. Les prêtres dans le Cachot du Diable. Une victime des Cent Jours : le père Le Baffle ; un drame sur les grèves.

 

Il y avait, ce jour là — 15 septembre 1793 — une réception officielle dans la grande salle du Palais de Justice de Rennes. Ce n'était plus le parlement de Bretagne qui y tenait ses séances ; les magistrats qui composaient cette noble assemblée avaient pris le chemin des prisons ou celui de l'exil. Un petit groupe de Jacobins pérorait à la tribune où d'éloquents avocats généraux — les gens du roi — prenaient autrefois la parole, pour y soutenir de justes causes. Tout près d'eux, non loin du siège du premier président, un transfuge du Parlement de Bretagne, un adulateur de tous les puissants, promenait sur la salle ses yeux méchants et fauves un rictus haineux contractait ses mâchoires de prognate. Il cherchait, sans doute, dans cette foule, certaines personnalités épargnées jusqu'ici. Il avait hâte, sans doute, de dénoncer au terrible conventionnel, attendu par lui avec impatience, quelques-uns de ses anciens collègues, dont il connaissait l'impartialité et l'inflexible droiture de mouchard inspirait une sorte de terreur dans la placide capitale de la Bretagne. Aussi, depuis que la révolution avait éclaté, tous les bons citoyens redoutaient sa vengeance. On savait que, depuis 1790, il écrivait des notes sommaires — on dirait aujourd'hui des fiches — sur tous ceux qui s'étaient détournés de lui avec dégoût.

Malgré ses bassesses et ses viles complaisances, il n'avait rien obtenu des ministres Turgot, Necker et 'Brienne ; mais, quand l'écume révolutionnaire monta à la surface, cet homme sans honneur, mais insatiable d'honneurs, éprouva une joie intense. Il comprit que son heure était venue et que bientôt ses rancunes pourraient être satisfaites. Sa fortune, sortie disait-on de l'armoire d'une matrone, s'était encore accrue grâce à d'occultes compromis :avec des liquidateurs tarés étapes fraudes fiscales. Ce gredin appartenait à une famille de lâches. On racontait, sous le manteau, qu'un dé ses membres, investi d'une magistrature honorable, avait sué la peur en 1779, quand coururent des bruits de guerre entre la France et la Prusse. Ce poltron ambitieux, s'estimant trop près de la frontière dangereuse, avait à force d'intrigues obtenu un poste de toute sécurité, où il n'avait à craindre ni les boulets des vaisseaux de l'Angleterre, ni les balles des soldats de l'Allemagne.

Cet être abject était à Rennes le meilleur indicateur de Carrier ; il échangeait avec lui une correspondance très active ; il le renseignait sur les familles nobles et bourgeoises, dont il connaissait, par la nature même de ses fonctions, la situation et même les secrets. Il était informé des retraites où se cachaient de pauvres prêtres et il avait hâte de les faire diriger maintenant vers ces prisons dont les portes 'ne s'ouvraient que pour le sinistre appel à l'échafaud. Enfin le personnage attendu entra ; il fut aussitôt entouré par les sans-culottes et les clubistes, qui tendirent vers lui leurs faces grimaçantes.

Un formidable cri de Vive Carrier retentit dans la salle. Il y répondit en agitant le bonnet phrygien qui le coiffait et en donnant l'accolade à son sinistre ami.

Le hideux révolutionnaire était arrivé, de Nantes à Rennes, le premier septembre, en compagnie de Pochole et ces amis du peuple menaient joyeuse vie à l'hôtel de Montluc, malgré la disette qui désolait la ville et affamait tant de pauvres gens.

Tout à coup, on annonça l'arrivée de Le Coz.

Né le 22 décembre 1740, à Plonevez-Porzay, à cinq lieues de Quimper, Claude Le Coz, après avoir fait ses études au collège de cette ville, y était revenu comme professeur et comme sous-directeur. Dès le début de la révolution, ce prêtre intrigant, arriviste dans l'âme, avait manifesté, en les criant par dessus les toits, des idées libérales qui devaient le porter aux plus hautes dignités. Le 7 février 1791, il prêtait le serment à la constitution civile du clergé, acceptait, un mois après, le siège de l'évêché de Rennes et se faisait sacrer à Paris, le 10 septembre. Député d'Ille-et-Vilaine, il rentrait à Rennes et prodiguait, tout aussitôt, au pouvoir des marques d'un servilisme répugnant.

Toutefois, au moment du passage dé Carrier, son esprit parait manifester une velléité de révolte. Sa conscience lui reprochait-elle, enfin, ses triste agissements ? Ne gardait-il pas plutôt envers ce pouvoir qu'il avait adulé jusqu'à l'avilissement la rancune d'une ambition outrée, inconnue et non satisfaite ?

A peine Carrier aperçut-il l'évêque de Rennes qu'il le fixa d'une-manière insolente et lui commanda de lui faire la remise d'ordre : Toutes ces jongleries, s'écria-t-il, doivent finir. Tu aurais dû te convaincre par l'exemple de ton confrère Collet, que la conquête de la philosophe sur les préjugés est désormais assurée ! L'ex-abbé[1] Collet auquel Carrier faisait allusion était vicaire à Bain de Bretagne ; Le Coz avait flétri publiquement son mariage sacrilège.

Au lieu de dire : Citoyen ; défroque donc ! Carrier, grandiloque, employait ce charabia prétentieux et grotesque qui se nommait l'éloquence des clubs.

Littérature pour littérature, Le Coz répliqua par une citation de Voltaire :

Abandonner un Dieu que l'on craint dans son cœur,

C'est le crime d'un lâche et non pas une erreur ;

C'est trahir à la fois, sous un masque hypocrite,

Et le Dieu que l'on prend et le Dieu que l'on quitte ;

C'est mentir au ciel même, à l'univers, à soi.

Et sa tirade finie :

Citoyen, regarde-moi, dit-il à Carrier, et vois si je suis capable d'une telle lâcheté !

Huit jours après, Le Coz était incarcéré dans la tour Le Bart, à Rennes et, après une semaine de détention, il fut transféré au Mont Saint-Michel.

Le 15 octobre 1793, écrit-il à un destinataire inconnu, on vint, à minuit, me tirer du cachot où j'étais à Rennes et m'avertir ide me tenir prêt à partir pour le Mont Saint-Michel. Incommodé, ayant presque perdu l'usage des jambes par une longue et rigoureuse détention, je demandai qu'il me fût permis de me servir de ma voiture : L'égalité s'y oppose, me répondit-on. — Cependant il y a trois ou quatre cabriolets pour des insermentés. Qu'on m'accorde au moins des chevaux ! dis-je. Après beaucoup de difficultés, on eut l'air d'y consentir. Pour ne choquer personne, je fis dire à mon domestique de me conduire deux chevaux, à un quart de lieue de la ville. J'allai à pied. Quelle fut ma surprise ! Un nommé Helliot, que Pocholle avait fait venir je ne sais d'où, pour exécuter ses ordres, renvoya les chevaux et me fit attacher avec une corde, à la tête des plus jeunes prêtres insermentés ; les autres étaient dans des charrettes ou autres voitures. J'éprouvai, à ce moment, une commotion terrible, heureusement elle ne dura que quelques minutes[2].

Ces lignes révèlent bien l'état d'esprit inquiet et jaloux de l'évêque de Rennes. Il s'étonne que lui, bon républicain, ami du pouvoir et victime temporaire, il l'espère du moins, d'un ennemi personnel, soit obligé de marcher, tandis que les insermentés ont des carrioles. La République est bien ingrate, mais Carrier peut être certain que les membres du Gouvernement connaîtront cette différence de traitements.

Le convoi, dont Le Coz faisait partie, comprenait environ cent quatre-vingts prêtres du diocèse de Rennes. Ils mirent trois jours à franchir les vingt lieues séparant cette dernière ville de l'abbaye-forteresse normande. Des gardes nationaux les escortaient et les brutalisaient odieusement. Par un raffinement de cruauté, on les logeait dans les églises désaffectées ou souillées ; les soldats prenaient plaisir à briser les statues, à barbouiller d'ordures les autels ; le curé de Pontorson réussit à préserver de la destruction une très belle Vierge de pierre qui ornait son église. Il l'avait coiffée d'un bonnet phrygien. Les purs trouvèrent cela très drôle et respectèrent cette nouvelle Marianne.

A Pontorson précisément, ville la plus voisine du lieu de détention et dernière étape de ces infortunés, on vint dire au commissaire, chargé de l'escorte des ecclésiastiques de Bretagne, que la marée montait et qu'on ne pouvait passer la demi-lieue de grèves entre Moidrey et le Mont : Eh bien ! répondit le commissaire, s'ils boivent un coup cela ne leur fera point de mal[3]. Ils ont avalé pas mal de poussière depuis Rennes. Et j'ai oublié de les faire suivre de leur vin de messe ! La garde nationale de Pontorson répondit à cet odieux personnage qu'elle avait ordre d'escorter les détenus jusqu'au Mont Saint-Michel et non de les noyer sur les grèves. Elle força le commissaire à rentrer en ville et à y rester jusqu'au moment où la mer fut retirée.

Inhumainement conduits au Mont, les prêtres bretons y furent durement traités, quoiqu'ils fussent, presque tous, vieux et infirmes. Ils y retrouvèrent un certain nombre d'ecclésiastiques de Normandie.

En effet, dès le 16 mai 1792, les premiers prêtres inconstitutionnels y furent enfermés plusieurs, sur l'ordre de Le Carpentier, s'y rendirent d'eux-mêmes, entre autres le curé de Vains-sous-Avranches, François Grentet et le curé de Saint-Georges de Reintembault, Bertrand Thomas.

Tous ces malheureux étaient soumis à un régime exceptionnellement sévère, leur alimentation était mauvaise et insuffisante et les geôliers, obéissant aux ordres secrets de l'administration supérieure, se plaisaient à toutes sortes de vexations constituant de véritables tortures morales.

Dès le 24 octobre 1793, Le Coz se plaint amèrement du défaut de nourriture, dans une lettre  qu'il adresse à A. Clinchamp, membre de la Convention : Citoyen, mon ancien collègue, permettez-moi de réclamer votre humanité et, par vous, celle de tous les membres du département en faveur des malheureux prisonniers, exposés à mourir de faim-. Hier plus de soixante de ceux qu'on a amenés, ici, de Rennes, manquèrent de pain ; les autres n'en eurent que très peu et, sans les soins de la bienfaisance de notre maire et de notre procureur de la commune de l'île, je ne sais où nous en serions déjà. Au moment où je vous écris, je n'ai pas un morceau de pain pour déjeuner. Le département de la Manche dit que ce n'est pas à lui de nous nourrir. Si vous tenez à notre égard le même langage, il ne nous restera plus qu'à nous résigner à la plus cruelle des morts. Le désordre le plus complet régnait dans l'administration elle ne se préoccupait que d'une chose accabler de mauvais' traitements les prêtres insermentés et les torturer de toute façon. Le grand meneur était un sieur Frain, d'Avranches, arrogant, fourbe' et vindicatif, qui était passé maître dans l'art de se libérer de l'influence néfaste des hommes noirs[4]. Bien que Le Coz fût, à ses yeux, un esprit bien supérieur à ses codétenus, puisque les autres étaient des suppôts du tyran et que l'évêque de Rennes avait été un des premiers à saluer l'aurore de la Révolution, Frain, mis en présence du prélat constitutionnel l'avait traité avec une morgue et une dureté révoltantes. L'agent du district d'Avranches entra un jour dans la cellule de Le Coz ; celui-ci faisait ses prières devant un crucifix de bois qu'un de ses confrères lui avait prêté. Frain prit une colère d'énergumène ; il vomit blasphèmes et injures et brisa le crucifix. Il envoya, dit Le Coz, le comité révolutionnaire du Mont Saint-Michel fouiller dans ma chambre. On y trouva un Homère grec avec le portrait du poète. Le portrait fut pris pour une figure de saint et je pensai y être de mon Homère.

A la même époque, un prêtre d'Avranches, l'abbé Bréard avait réussi à dissimuler un bréviaire, puisque, par un raffinement de cruauté, on privait les ecclésiastiques des livres indispensables la récitation de leurs offices. Le bréviaire circulait prudemment, de main en main. Mais les doigts des malheureux prêtres auxquels l'eau n'était point prodiguée pour les ablutions, laissèrent aux feuillets une telle... trace que les rats, alléchés par l'odeur, dévorèrent en une nuit l'unique livre de prières.

Cependant les Vendéens, en marche sur Granville, lancèrent de Pontorson un détachement de cavalerie pour mettre en liberté les prêtres, détenus au. Mont. Saint-Michel. Pour l'orgueilleux évêque, cette petite expédition avait pour but ! non avoué sa propre capture, puisque les Chouans avaient juré : d'avoir sa tête. Ils cherchaient, dit-il, à me brûler à la tête de leur camp. Rempli de cette idée, Le Coz a forgé de toutes pièces une invraisemblable histoire.

A la nouvelle de l'arrivée prochaine des Vendéens, les prêtres insermentés lui offrirent, dit-il, protection et inviolabilité. Il refusa fièrement leurs services, mais il prit ses sûretés. Il se cacha dans l'abbaye. C'est alors que ces prêtres, soupçonnant que je n'avais pas quitté le château, sommèrent avec menaces le concierge de leur indiquer l'endroit où j'étais. Ils voulaient m'avoir mort ou vif et leur projet était, je l'ai entendu moi-même, de me conduire au quartier général de l'armée et de me livrer solennellement aux flammes. Ils ne furent arrêtés dans leurs recherches que par l'affirmation de quelques vieillards de m'avoir vu fuir dans la grève. Ils me croyaient même englouti dans les flots et ils avaient plusieurs raisons de le croire.

La vérité est que les Vendéens ne se préoccupaient nullement de Le Coz, dont ils ignoraient la détention au Mont. Ils se contentèrent de mettre quelques- prêtres en liberté ou, plutôt, d'ouvrir les salles où étaient entassés ces malheureux. La plupart refusèrent de suivre leurs libérateurs, soit par crainte de représailles, soit par scrupule excessif, soit par l'anéantissement physique dans lequel ils se trouvaient, en raison des privations que leur infligeaient leurs bourreaux[5].

Au son des tambours vendéens, les purs du Mont Saint-Michel avaient pris la fuite ; le maire, le citoyen Natur, s'était honteusement caché à Tombelaine avec la garde nationale ; les Montois subirent alors les exigences des vainqueurs d'un jour ; les hôteliers, surtout, furent dévalisés par le détachement des Chouans, malgré les efforts de leurs officiers.

Le Livre Blanc de la commune du Mont nous donne quelques renseignements sur le passage des Vendéens au Mont Saint-Michel. L'auteur de ce livre manuscrit, aussi chaud républicain que piteux chroniqueur, les appelle des aitres infernals, d'exécrables chouen, de brigans délivrant les prêtres des fairs et menaçant les Montois de leur trancher la tête avec leurs sabres sur le coup. Ce même registre nous apprend que les Vendéens enclouèrent toutes les pièces d'artillerie, jetèrent les boulets dans les grèves et détruisirent l'arbre chéri de la liberté.

Dès que Le Coz fut bien assuré que les Vendéens étaient partis, il sortit de sa cachette, très décidé à profiter de la circonstance pour se poser en champion généreux des pauvres prêtres demeurés au Mont.

L'heure de la vengeance avait sonné pour les Jacobins les Chouans allaient payer cher la peur que les Vendéens avaient inspirée aux purs de l'endroit. Cinquante prêtres, affirme Le Coz dont les déclarations sont très-suspectes, avaient répondu à l'invitation des Vendéens, bien que j'eusse fortement conseillé à mes compagnons de captivité de ne pas quitter la prison ; quand l'armée des Chouans fut mise en déroute, plusieurs fugitifs revinrent au gîte. J'insistai fortement auprès de l'administration municipale qui, en raison de quelques services rendus[6] avait de la confiance en moi, pour qu'elle leur rouvrît la prison sans, tenir aucune note de leur sortie, ce qui fut fait.

Dix ans plus tard Le Coz aimait à rappeler cette intervention, à laquelle nous ne croyons guère, étant donné le caractère de cet personnage. Il écrit à la date du 2 juillet 1803 : J'ai sauvé la vie à plusieurs prêtres qui avaient dirigé contre moi les Vendéens au Mont Saint-Michel. J'ai fait révoquer l'arrêt de mort prononcé contre deux. L'un avait violemment menacé la municipalité du Mont Saint-Michel, si elle ne me livrait mort ou vif. Heureusement on ignorait où j'étais caché. Eh ! bien, on m'a signalé comme l'un des bourreaux de ces pauvres prêtres.

Pour peu, Le Coz écrirait qu'il était leur meilleur ami ; mais nous sommes en. 1803 ; ne l'oublions pas ; l'es persécutions religieuses s'étaient ralenties, le pouvoir du clergé catholique s'affermissait chaque jour et l'astucieux Le Coz sentait bien d'où venait le vent.

Tandis que les insermentés, à peine vêtus, mal nourris, dépérissaient dans des cachots étroits, n'ayant pour réconfort que leur foi dans la Providence, Le Coz s'entretenait à ses frais et se lamentait sur la vie chère. Le 14 janvier 1794, il se plaignait que ses facultés fussent bien affaiblies par quatre mois de prison. Il réclame, aux autorités du département d'Ille-et-Vilaine ses indemnités épiscopales. Tout au Mont est hors de prix. On n'a pas une épingle sans la payer. Il a été obligé de payer 40 sous 3 livres de pain. Il loue 6 livres par mois un petit matelas et une mauvaise couverture. Trois cents de ses frères en Jésus-Christ sont étendus sur de la paille pourrie et pleine de vermine. Mais, ce ne sont pas : de bons républicains comme lui. On lui doit son traitement d'évêque ; déjà le 22 décembre 1793, il s'est plaint de sa situation misérable au citoyen Turreau, ardent conventionnel dont la, parole est -écoutée et qui était venu au Mont Saint-Michel pour jouir du spectacle, bien cher à ses yeux de philosophe humanitaire, de trois cents, apôtres de la superstition.

Il écrit et il dénonce.

La citoyenne Hérodière, de Pontorson qui, d'après lui, a à son égard les sentiments d'une mère, favorise sa correspondance. Le 14 octobre 1794, il écrit, du Mont, à Daniélou qu'il a, le 24 germinal an. III, dénoncé à la Convention un homme qu'elle commence à connaître[7]. Cet homme c'est Le Carpentier. Il devait, lui aussi, sous un autre régime tâter de la geôle du Mont Saint-Michel.

Toutefois la détention de Le Coz est loin d'être aussi rigoureuse que celle de ses compagnons. Carrier ne l'oppresse pas tant que cela sous le poids de son autorité néronienne ; l'évêque jouit de la faveur de se promener sur les grèves ; il a son lit, sa cellule, du papier et de l'encre ; il peut, tout à son aise, préparer des exhortations et surtout rédiger des plaintes. A force de réclamer sa liberté, il l'obtient et quelques semaines plus tard il quitte le Mont Saint-Michel.

Il y laissait des centaines de malheureux dont le seul crime était de rester fidèles à leurs serments[8].

Parmi eux se trouvait l'abbé Féligant appelé quelquefois l'aumônier des Chouans. Arrêté une première fois à Rennes, le 4 décembre 1791, il avait été condamné à une année de détention, puis transféré au Mont Saint-Michel, en même temps que Le Coz. Délivré par les Vendéens, il les avait suivis, mais il fut bientôt arrêté par les troupes républicaines traduit devant la commission militaire de Saint-Malo, il n'avait pas été traité avec trop de rigueur ; ses juges s'étaient contentés de le renvoyer au Mont Saint-Michel. Il en sortit à la suite de l'amnistie du 12 nivôse an III.

Il avait pour ami l'abbé Garnier, un prêtre sexagénaire qui fut détenu jusqu'à 1796 époque à laquelle la persécution parut se ralentir ; il ne jouit pas longtemps de sa liberté ; surpris par les Bleus, aux environs de Saint-Lô, la veille de Pâques 1797, il fut lâchement assassiné. L'abbé Gosselin, de Carnet, eut le même sort ; il n'avait consenti à franchir les portes ouvertes par l'armée vendéenne que pour aller exercer en cachette, son ministère,  dans le canton voisin de Saint-James. Les soldats de la République le fusillèrent à Argouges, le 14 août 1795. On peut encore citer dom Dufour, ancien professeur à l'abbaye du Mont, dom Curton, cellérier et Pierre Cousin, curé d'Avranches, qui avait toujours la plume en main. Au cours de sa longue détention, il écrivit vingt gros volumes in-folio, compilation étrange, touffue, sans intérêt, où l'on ne saurait puiser aucun renseignement utile Courte, aumônier des vaisseaux du roi, mourut au Mont, en captivité, le 15 juin 1794 ; Denis Denis, grand chantre de la cathédrale d'Avranches et Belletier, gardien de l'hôpital de Rennes, y furent incarcérés et y décédèrent, le premier en l'an III et le second en l'an II[9].

Le plus grand nombre de ces ecclésiastiques appartenait aux diocèses de Coutances et d'Avranches qui formaient, avant la Révolution, deux évêchés différents. La plupart avaient tout d'abord été écroués au collège de cette ville qui servait de maison d'arrêt pour les personnes accusées de chouannerie. Le 28 brumaire an IV, l'administration municipale d'Avranches écrivait au département que le collège, contenant alors 147 détenus, était un local étroit et malsain. Elle ajoutait : Le local que nous croyons propre et que nous vous proposons est le Mont Saint-Michel, maison de force où il existe de la place pour nos détenus. Les prêtres que nous avons en arrestation pourraient aussi y être transférés. Ils y reconnaîtraient un domicile qu'ils n'auraient jamais dû quitter. Une compagnie de vétérans, que nous avons dans notre commune, pourrait augmenter la garde. Venez notre secours en ordonnant la translation des condamnés et des prêtres.

Le 9 frimaire, de département ordonnait cette mesure ; on y annexait un tableau des prêtres, condamnés à la détention en vertu de la loi du 3 brumaire ; il comprenait 46 noms, appartenant au clergé séculier et au clergé régulier ; ce serait allonger inutilement ce chapitre que de les faire figurer ici ; cette liste n'aurait d'intérêt que pour les historiens locaux.

Ces malheureux, si durement traités, recevaient cependant des marques touchantes d'affection. La tradition populaire a conservé le nom d'une femme pieuse et héroïque, la mère Roullé, une pauvre meunière de Carolles, qui sauva un des prêtres mourant de faim[10]. Depuis un certain temps, elle cachait chez elle un vénérable ecclésiastique qui célébrait secrètement la messe, dans une petite boulangerie du bourg. Un matin, l'abbé Guillard fut surpris par les Bleus ; couvert d'injures et de coups, il est aussitôt conduit au Mont Saint-Michel. Les détenus y sont tellement nombreux et l'incurie ou plutôt la férocité de l'administration est telle que les prisonniers manquent de pain. La mère Roullé apprend cela ; chaque semaine, elle traverse les grèves dangereuses, les rivières perfides elle apporte du pain à l'abbé Guillard grâce à la complaisance d'un geôlier qui a été mitron dans la petite boulangerie de Carolles, les miches parviennent au prêtre qui partage aussitôt ce pain quasi providentiel avec ceux qui souffrent dans le même cachot que lui[11]. Ce cachot état une petite chambre rectangulaire, au milieu de laquelle s'élevait une jolie colonne monocylindrique, dont les nervures s'épanouissaient, s'entrelaçaient et retombaient gracieusement comme des branches d'un saule pleureur. La pièce était connue, sinon à cette époque, du moins vers 1811, sous le nom de Cachot du diable. M. V. D. Jacques[12] dans les notes qu'il a prises avant les transformations du Mont Saint-Michel s'exprime ainsi : Avant la disgracieuse ouverture pratiquée en haut, sur un des côtés du cloître, cette petite chambre était mystérieusement sombre et si pleine ide terreur que les prisonniers ide :la maison centrale la nommaient le Cachot du diable. Nous ignorons sa destination primitive, à moins que ce ne fût le vestibule de la pièce voisine à laquelle on accédait par des ouvertures à couloirs profonds[13].

La tradition populaire veut aussi que ce soit dans ce cachot que fut enfermé le père Le Baffle. Le Baffle, originaire de Genêts, petite commune située sur la côte normande ; à une heure environ du Mont Saint-Michel, s'était engagé, comme marin, dans les armées de la République. Il avait servi sous les ordres du conventionnel Jean-Bon Saint-André, celui-là même qui, avec l'amiral Villaret-Joyeuse, avait attaqué les Anglais, commandés par Howe, au large de Brest, le 1er juin 1794. Il fallait entendre le père Le Baffle raconter le glorieux engloutissement du Vengeur ! Il avait pris part aussi à l'expédition de Saint-Domingue et il avait laissé une jambe à l'assaut du fort de la Crête à Pierrot, le 23 mars 1802. L'empereur lui avait donné l'étoile des braves et une pension de 600 francs. Il s'était marié en 1790, entre deux campagnes, et était devenu père d'une charmante fillette en 1791.

Depuis 1803, il vivait tranquillement à Genêts aux côtés de sa fille qui s'occupait de son ménage, Mme Le Baffle étant morte, enlevée par une mauvaise fièvre.

Le père Le Baffle aimait passionnément l'empereur Austerlitz l'avait transporté de joie ; la capitulation de Paris l'atterra et ce fut la rage au cœur qu'il apprit l'entrée de Louis XVIII à Paris. Cependant il aurait dîi être radieux au cours de ce beau mois de mai 1814, un jeune officier de marine, Pierre Edom, s'était fiancé avec sa fille Marguerite, toute rayonnante de jeunesse et de beauté. Déjà, elle avait refusé de brillants partis, mais Pierre Edom par sa loyauté, sa bravoure, avait vite conquis le cœur de Mlle Le Baffle. Sa décision d'épouser Pierre Edom navra un homme du pays, riche et intrigant, Jacques Dubosc qui avait réussi à se faire bien voir du père Le Baffle. Deux ou trois jours après les fiançailles de Marguerite, on trouva Pierre Edom assassiné dans une ruelle du bourg de Genêts. Les soupçons se portèrent sur Jacques Dubosc. Le père Le Baffle, interrogé par le juge d'instruction d'Avranches, fit une déposition très grave contre l'ancien bon ami de sa fille. Dubosc fut écroué mais, faute de preuves, il bénéficia d'une ordonnance de non-lieu.

Il n'eut plus alors qu'une seule pensée se venger de la famille Le Baffle. Les événements politiques le servirent à souhait ; Napoléon venait d'être dirigé sur Sainte-Hélène. Dubosc qui comptait des amis dans l'entourage de Fouché se posa très habilement comme une victime des bonapartistes de la Manche. Il dénonça le père Le Baffle comme étant un agent de Napoléon des rapports de police firent connaître que l'ancien marin légionnaire avait, à l'annonce du retour de l'île d'Elbe, arboré de sa main le drapeau tricolore sur le clocher de l'église de Genêts. Le Baffle fut aussitôt incarcéré au Mont Saint-Michel et sa fille Marguerite n'eut point l'autorisation de le voir.

Un dimanche, elle revenait de vêpres et sortait du cimetière, où elle avait déposé un bouquet de fleurs sur la tombe de son malheureux fiancé, quand elle se trouva face à face avec Jacques Dubosc. Sa figure se crispa elle détourna les yeux en voulant fuir.

Monstre, s'écria-t-elle, en apercevant celui qu'elle considérait comme le meurtrier de son ami et l'auteur de l'incarcération de son père.

Marguerite, dit Dubosc, je comprends que je vous fasse horreur, bien que je sois innocent ; mais les apparences sont contre moi je suis venu vers vous, afin de vous annoncer une bonne nouvelle. J'ai des amis puissants, vous le savez ; eh bien j'ai obtenu d'eux la mise en liberté de votre père et j'ai voulu que ce fût vous qui lui fissiez part de son élargissement. Courez au Mont Saint-Michel la mer est basse, vous avez juste le temps d'y parvenir ; mais la nuit va tomber, hâtez-vous.

Marguerite se précipita vers la grève, confiante dans les paroles de Dubosc et insouciante du danger ; les indications de son ennemi étaient fausses ; on était en grande marée, la mer galopait déjà dans les ténèbres elle surprit l'infortunée jeune fille entre Tombelaine et le Mont Saint-Michel. Le surlendemain on retrouvait son cadavre sur la petite grève du bec d'Andaine.

Dubosc disparut du pays : sa vengeance était satisfaite[14].

 

 

 



[1] Cf. A. ROUSSEL, Un évêque assermenté  (1790-1802), Le Coz, évêque d'Ille-et-Vilaine. Paris 1898, et DUCHÂTELIER, Histoire de la Révolution dans les départements de l'ancienne Bretagne.

[2] Cf. P. ROUSSEL, Correspondance de Le Coz, évêque constitutionnel d'Ille-et-Vilaine. Paris, 1900.

[3] A Angers, on disait des prêtres qu'on noyait : Envoyons-les faire la pêche du corail !

[4] L'agent Frain qui, de tous les administrateurs du district d'Avranches, se montra le plus féroce envers les prêtres et les nobles, devint lui-même un aristocrate fieffé sous le Premier Empire. Il se fit appeler Joseph Frain de la Touche et son blason était d'azur à la branche de chêne d'argent glandée de même, chargée d'une fasce crénelée. Frain fut député de la Manche, maire d'Avranches et préfet. Il mourut le 26 décembre 1840, à l'âge de 82 ans, étant né le 10 juillet 1768. Il fit partie de la Légion d'honneur en 1809 et des chevaliers tourne-veste. D'après miss Costello (article du Journal d'Avranches du 10 janvier 1841), Frain aurait cependant cherché à sauver quelques têtes d'Avranchinais de la guillotine que Le Carpentier avait fait dresser dans cette ville.

[5] La garde nationale du Mont avait été instituée le 15 août 1790. Elle se composait de 60 hommes, d'un major, d'un capitaine, d'un lieutenant, d'un enseigne et d'un sergent. Le gouvernement, ayant appris la lâcheté de cette garde, envoya au Mont un détachement régulier. Les soldats logèrent dans l'église paroissiale qui fut saccagée et profanée. Ils firent une ouverture dans la voûte pour donner passage à la fumée sur les autels, on installa les fourneaux.

[6] Le Coz avait réussi à capter les bonnes grâces de la municipalité montoise. Celle-ci lui décerna même un certificat constatant que Le Coz s'était toujours comporté en vrai républicain. Ce' certificat fut visé, conforme et approuvé, par le comité de surveillance.

[7] Annales de la Religion, 9 avril 1796.

[8] Grâce au dossier de Michel Le Rendu, prêtre réfractaire des environs de Coutances nous connaissons la plupart des noms des ecclésiastiques internés au Mont Saint-Michel. Cf. Archives de la Guerre ; armée des côtes de Cherbourg 5/19. Lettre de Frémenger du 8 août 1794 et Archives nationales, F¹ 7606.

[9] On trouvera dans les ouvrages locaux des renseignements plus précis sur la période révolutionnaire dans les départements de la Manche et de l'Ille-et-Vilaine, spécialement dans les études de MM. Sarot et Tresvaux. En juillet 1793, d'après une liste conservée aux archives de la paroisse d'Angey, canton de Sartilly, Manche, 107 prêtres appartenant aux diocèses de Coutances et d'Avranches étaient internés au Mont Saint-Michel.

[10] En avril 1794, une nièce du chanoine Louis-Georges de Gouvets, épouse de M. Ferrey de Montitier, qui possédait une terre à Huisnes, faisait parvenir en cachette du pain de seigle à son oncle, détenu au Mont. Sans votre pain, votre bon pain de la Gestière, écrivait à un fermier normand un prêtre de Brécey, incarcéré au Mont, je mourrais de faim. Cf. Revue de l'Avranchin, 1912, n° 1.

[11] L'encombrement des prisons était tel qu'en octobre et en décembre 1794, plusieurs prêtres furent mis en liberté. Les 6, 8 et 29 février 1795, le représentant Legot en libéra plusieurs. Les derniers ecclésiastiques quittèrent le Mont en octobre 1799.

[12] VICTOR JACQUES, Le Mont Saint-Michel en poche. Avranches, 1874, in-8°.

[13] Nous avons entendu un vieux gardien appeler cette pièces le Vestibule des Voûtes ; d'après lui, par un phénomène d'optique, les tuiles rouges du cloître jetaient un reflet flamboyant dans cette salle, d'où le nom de Cachot du Diable.

[14] M. F. Girard a dramatisé cette scène dans une nouvelle publiée dans la France maritime, année 1846, p. 213.