Les religieux du Mont Saint-Michel et les événements de 1789. — Ce que renfermait la Bastille Normande. — Le loyalisme des Pères de la Congrégation de Saint-Maur. Les lois de février 1790. La déclaration des biens meubles et immeubles. — Un Inventaire au Mont, le 12 octobre 1791. Les citoyens Auvray, Maillard et Guillou. — Où est la cage ? La décision d'une société patriotique en 1790. Bel exemple à suivre cruelle déception. — Le pillage du Chartrier. L'inventaire des matières d'or, d'argent et de cuivre. La pesée et le triage. — L'émotion du citoyen Maurice Auvray ; un faux accès de fièvre paludéenne ; honte et remords devant un ex-voto ; le petit cœur de cuivre ; deux initiales : M. A. ; une mèche de cheveux blonds ; un saut dans le vide ; une trouvaille en 1811, dans les grèves du Mont Saint-Michel. Quand les événements de juillet 1789 furent connus au Mont Saint-Michel, l'enthousiasme s'empara non seulement des habitants de la petite ville, mais aussi des religieux de l'abbaye. Le prieur dom Ganat et le sous-prieur dom Aurore se firent une joie, d'après les historiens locaux du temps, d'ouvrir eux-mêmes au cri de : Vive la liberté, les portes de ces froides demeures à un nombre-considérable de citoyens ! On croirait à les entendre que la bastille normande renfermait des centaines de prisonniers ! L'exagération est évidente ; des relations dignes de foi[1] démontrent que les cachots du Mont renfermaient tout au plus une dizaine de personnes, détenues, non pas en vertu de lettres de cachet, mais bien pour raison de, santé. Parmi elles M. de Raizieux, un bénédictin, dom de La Tour et le vieux de Villeneuve-Rollon, incarcéré depuis 1764. Peut-être aussi s'y trouvait-il quelques religieux dont la vie n'était pas édifiante ; ils ne pouvaient célébrer la messe l'abbaye était pour eux bien plus un lieu de retraite ecclésiastique qu'une geôle de rigueur. Les cinq derniers mois de 1789 et les quatre premiers de
1790 ne modifièrent pas sensiblement la vie que les religieux de Saint-Maur
menaient à l'abbaye. Le dernier chapitre du couvent fut tenu en mai 1790.
Deux lettres y furent lues par le prieur ; la première était une
communication du cardinal de La Rochefoucauld au supérieur général de la
congrégation de Saint-Maur. Le cardinal annonçait qu'après avis des évêques
les religieux de l'ordre pouvaient être sécularisés. Dom Chevreux, supérieur
général de la congrégation, écrivait dans la seconde, qu'en toute position les Frères ne devaient cesser d'être de zélés et
fervents ministres de l'Eglise. Les religieux obéirent scrupuleusement aux instructions de leurs supérieurs. Ils acceptèrent, sans murmure, les lois des 4 et 11 août 1789 et les décrets rendus par l'Assemblée Constituante, en novembre de cette même année. Le R. P. dom Maurice vint, en personne, à Avranches, présenter aux -officiers municipaux du bailliage l'état des biens meubles et immeubles dépendant de la mense conventuelle et des prieurés non unis. Mais les événements se précipitèrent. Les lois des 18, 19, 20 février 1790 avaient ordonné la suppression des vœux et des ordres monastiques. Les religieux furent bientôt contraints de quitter leur chère abbaye. La situation matérielle de celle-ci était mauvaise depuis plusieurs années, les fermiers s'étaient soustraits au paiement de leurs redevances. Les tenanciers, paysans âpres et madrés, étaient soutenus par l'opinion publique. Certes, ils étaient obligés, par des contrats en due forme, envers les moines mais ceux-ci n'étaient-ils pas assez riches ? La révolution qui grondait encourageait plus ou moins secrètement les pratiques de ces gens sans foi. Les religieux avaient été contraints de recourir à des emprunts. Un de leurs amis, M. Joseph Henry, échevin d'Avranches, leur prêta environ 30.000 livres. Les lois de spoliation empêchèrent les religieux de faire face à leurs engagements. Après les spoliations légales, l'heure sonna des soustractions violentes. Le 12 octobre 1792, vers 8 heures du matin, un groupe d'une dizaine de citoyens se présentait au corps de garde du Mont Saint-Michel et 'l'un deux exhibait au chef de poste un papier qui fit ouvrir toute grande la Porte du Roi occupée par la milice de la ville[2]. C'était le procureur syndic d'Avranches qui venait opérer le récolement des biens mobiliers énumérés dans l'inventaire, dressé le 10 février de l'année précédente, par le dernier prieur, depuis en exil[3]. Un détachement de la milice communale[4] escorta le procureur jusqu'à l'entrée de l'abbaye et le magistrat s'engouffra dans cet escalier formidable éclairé par en haut, et dont le cintre surbaissé se voûte, si puissamment, entre les deux tours rondes et crénelées, ressemblant à deux gigantesques bombardes dressées sur leurs affûts. Au-dessus de la porte, les jolies niches trifoliées étaient veuves de leurs saints, le Mont Saint-Michel, devenu le Mont Libre, ayant été laïcisé par les lois de février 1790. Les religieux en étaient partis depuis de longs mois, et avec eux avaient disparu les innombrables hôtelleries et les-multiples magasins dans lesquels les pèlerins se restauraient autrefois et achetaient mille béatilles, souvenirs de leurs pieuses visites. La liberté, entrant au Mont, avec un cortège de suspects, immédiatement incarcérés, y avait ruiné le commerce et dispersé les familles. Seuls, quelques purs se réunissaient ré dimanche sur la plate-forme de la tour Boucle et dansaient autour d'une pique surmontée d'un bonnet phrygien, en hurlant des chansons contre les nobles et les prêtres. Ce jour-là, le procureur syndic avait reçu pour instructions de s'emparer des diamants, rubis, ciboires, soleils, mitres, calisses (sic) et tous autres objets de matière précieuse, or, argent, voire airain et cuivre. Il avait également pour mission de se faire représenter la cage, où les despotes enfermaient leurs victimes et les faisaient dévorer par les rats. Les officiers du district espéraient bien qu'une description sensationnelle de cet instrument de torture ameuterait encore davantage contre les nobles et les prêtres les populations de l'Avranchin et de la Basse-Normandie. Aussi la déception du syndic fut-elle cruelle, quand le portier gardien de l'ex-abbaye lui déclara que la cage n'existait plus. Un Montois interrogé dit qu'il se rappelait bien que cette cage avait été démolie quinze années auparavant, lors d'une visite faite au Mont par un ci-devant prince de la Maison de France. C'est impossible ! s'écrièrent les officiers du bailliage. Nous ne croirons jamais que les tyrans aient ordonné la démolition de cette cage ! Il fallut bien pourtant se rendre à l'évidence. Om ne découvrit que le crochet qui servait à suspendre la cage dans un obscur couloir. J'avais l'ordre, dit solennellement le syndic, d'offrir, au nom de la République, le bois provenant de cette cage, aux indigents de la ville du. Mont Saint-Michel. — Leur patriotisme, plus profond encore que leur dénuement, s'écria le maire[5], eût transformé ces poutres maudites en un feu de joie ! C'est ainsi qu'un beau procès-verbal fut perdu. Il fallut bien se rabattre sur la Bibliothèque et sur le Trésor. L'opération se fit rapidement. En passant par le Chartrier, quelques officiers subalternes et plusieurs miliciens arrachèrent vivement aux splendides manuscrits, dont s'enorgueillissait le monastère depuis le dixième siècle, de nombreux feuillets où étaient peintes d'incomparables miniatures. Les bons pères de famille ; rapportaient ainsi de belles images à leurs enfants, espoir de la République. Mais, pendant qu'un groupe de citoyens travaillait au Trésor, qui se trouvait dans le transept méridional de la basilique désaffectée, le procureur syndic se réservait l'inventaire et l'emballage des pierres précieuses, ex-voto, couronnes, bijoux et autres riches objets de toute nature qui entouraient la statue la plus vénérée de l'abbaye, celle du grand saint Michel en la nef. Midi sonna à la grosse horloge de la tour dont les cloches, descendues depuis quelques jours, ne remplissaient plus de leurs suaves mélodies, les grandes grèves de la baie. Le procureur syndic, le citoyen Maurice Auvray et ses compagnons suspendirent leur besogne, sortirent de l'abbaye et entrèrent pour se restaurer, dans une guinguette révolutionnaire, La Licorne Rouge, qui se cachait au fond d'une ruelle, non loin du beau logis que Bertrand Duguesclin avait fait construire en 1365 à sa loyale épouse, la douce fée, Tiphaine Raguenel. Le repas fut gai. Le procureur songeait à la longue énumération des pièces saisies qu'il annexerait à son rapport et l'expert joaillier, amené d'Avranches, supputait déjà les bénéfices qu'il réaliserait en versant dans les coffres du Trésor public le montant très éloigné de la valeur réelle, des objets achetés comme biens nationaux. Le café pris, les citoyens remontèrent travailler. Conformément aux ordres donnés par le procureur syndic, des hommes de peine, sous la surveillance de gardiens probes et intègres — on aime à prodiguer dans les époques de pillage les appellations les plus honorables —, les hommes de peine, disons-nous, avaient rempli plusieurs cuveaux de tous les ex-voto et souvenirs pieux qui ornaient l'église. Une des cuves contenait tous les cœurs d'or, d'argent et de cuivre que les fidèles pèlerins, au cours des siècles, avaient offerts à l'archange en reconnaissance des grâces obtenues. Le cœur était, en effet, l'ex-voto le plus offert. Il était, généralement, surmonté d'une petite croix ou d'une flamme, entouré d'une couronne d'épines, incrusté de fleurs ou d'initiales souvent, il était creux ; il s'ouvrait alors, comme une montre et, à l'intérieur, on mettait un petit morceau de parchemin sur lequel on avait écrit l'objet du vœu formé ou réalisé. Il y avait des cœurs en or avec des pierres précieuses, d'autres étaient en argent, de très nombreux en cuivre, en beau cuivre jaune, en or de Villedieu, comme on dit dans cette partie de la Normandie où, depuis des siècles, on travaille ce métal pour en faire des chaudrons et des poêles. Comme le temps était un peu sombre, quoique l'air fût tiède et doux, le procureur et son expert résolurent de s'installer, pour faire la prisée des objets remplissant le cuveau, sur la plate-forme dite Plomb-du-Four, qui s'étend à l'ouest de l'église ; mais en 1791, par suite d'écroulements récents, la terrasse n'était bordée d'aucune murette. Le procureur et le joaillier s'installèrent à plus de vingt pieds du bord dangereux Un joli saut ! dirent-ils en regardant l'abîme qui se creusait de tous les côtés du Plomb-du-Four. C'était un vide effrayant ; la roche droite et sauvage, chantée par Benoît de Saint-More, dominait de près de deux cent cinquante pieds la base du Mont et la mer, qui commençait à monter, étendait déjà sa nappe grise sur les sables de la baie. Maurice Auvray et le bijoutier se placèrent devant une petite table ; l'expert déterminait la nature du métal, pesait chaque objet au moyen d'une romaine et le remettait au procureur qui prenait note de ses constatations. Ils travaillaient depuis une heure environ quand, soudain, le procureur s'arrêta l'expert venait de lui passer un petit cœur en cuivre ; ses doigts tremblèrent — Qu'avez-vous donc, citoyen procureur ? questionne l'orfèvre. Il ne fait pourtant pas froid sur cette plate-forme et l'on dirait que vous grelottez ! Auvray s'était vite ressaisi. Il n'ignorait pas que son compagnon était un des indicateurs du Comité de Salut public. — Ce n'est rien, répliqua-t-il vivement ; je suis sujet à des attaques de fièvre quarte et comme j'ai dû traverser, ce matin, les marais d'Ardevon, j'y ai récolté une attaque de paludéenne. Soyez donc assez complaisant pour aller chez l'apothicaire d'en bas m'acheter de l'écorce de saule, que je vais immédiatement mâcher le remède est infaillible. Resté seul et après s'être bien assuré que son triste
acolyte était parti, le procureur reprit le petit objet de métal et l'examina
avec soin. Il portait, gravé sur une de ses faces les initiales M. A. ses
initiales à lui, Maurice Auvray et, à l'envers, cette date : 1771. Une
charnière faisait saillie sur la tranche ; il ouvrit le cœur comme on ouvre une
montre. Sous un verre, il aperçut une petite boucle de cheveux blonds,
attachée par un ruban de soie blanche à une feuille de parchemin, sur
laquelle étaient écrits ces mots : Claude
Auvray et Jeanne Courtois, époux, ont offert ce cœur à l'Archange saint
Michel, qui préserva miraculeusement leur enfant Maurice, victime d'un
accident affreux. Que le Prince des milices célestes protège à jamais leurs
fils chéri ! On prétend qu'avant de mourir, l'homme, quand il possède sa pleine connaissance, voit avec une netteté merveilleuse se dérouler devant lui, en quelques secondes, tous les événements de sa vie passée. Devant cet humble cœur, l'infortuné syndic se rappela qu'un jour-il y avait près de quarante ans un petit garçon avait reçu, dans la cour de la ferme exploitée par ses parents, un terrible coup pied de cheval. Pendant huit jours l'enfant fut agonisant. Le médecin, qui avait constaté une fracture du crâne, avait déclaré que seul un miracle pouvait ramener à la vie le petit blessé. Ses parents firent immédiatement un viage au Mont Saint-Michel. Ils s'y rendirent, pieds nus, malgré les douze heures de route et vouèrent. à l'archange leur unique fils bien-aimé. L'enfant guérit et, en témoignage de la grâce obtenue, ils offrirent à Saint Michel ce petit cœur de cuivre, au cours d'un pèlerinage d'actions de grâce, en l'an 1751. Le syndic revécut cette scène, vieille de plus de quarante ans. Sa raison sombra dans cette évocation à la fois douce et effrayante. L'image de ses parents défunts se dressa devant lui. L'abîme était là à deux pas et Maurice Auvray, se faisant justice, se précipita dans le vide en étreignant sur son cœur de chair le pauvre petit cœur de cuivre qui lui rappelait son enfance. Il emporta son secret dans la grande tombe de sable qui ne le rendit jamais. Vingt ans plus tard, vers 1811, un pêcheur de coques trouva, entre le Mont Saint-Michel et Tombelaine, un petit objet de métal tout oxydé par l'eau de mer. Il le vendit pour quelques sous à un habitant du pays. C'était le cœur de cuivre offert par les parents de Maurice Auvray. Les initiales M. A. étaient encore parfaitement visibles, mais il ne contenait plus le parchemin ni la belle petite boucle de cheveux blonds. |
[1] BOUDENT-GODELINIÈRE, Le Mont Saint-Michel. Avranches, 1835. Cet auteur avait visité le château en 1789. Il ne contenait que 5 ou 6 individus, dont la raison était égarée. Il n'y avait aucun prisonnier en vertu de lettres de cachet.
[2] Du 12 février 1791 jusqu'au 1er octobre 1792, le château fut gardé par trente hommes du régiment de Lorraine et 15 canonniers invalides de la compagnie de Navarre. Comme la ville n'avait pas de caserne et que l'administration du district d'Avranches ne s'opposait pas à ce que les soldats habitassent en ville, ils furent installés dans le château ; les deux officiers reçurent une indemnité pour location d'une chambre garnie dans la ville.
[3] Les délégués d'Avranches se nommaient Auvray, Maillard et Guillou.
[4] Le Mont avait été déclassé comme place de guerre par la loi du 10 juillet 1791 ; le détachement de la 14e division de la compagnie des canonniers invalides qui y tenait garnison fut dirigée sur Cherbourg. (Lettre d'Abancourt, ministre de la Guerre, 30 juillet 1791.)
[5] Le maire du Mont Saint-Michel, le citoyen Natur, celui-là même qui devait honteusement se cacher à Tombelaine, lors du passage des Vendéens au Mont, avait-il eu connaissance de ce qui s'était passé à Loches quelques mois auparavant ? Le 21 août 1790, M. Jacob-Louis Dupont, président de la Société patriotique et littéraire de Loches, demandait l'autorisation de faire abattre et mettre en pièces la prison connue sous le nom de cage de fer, renfermée dans une triple prison de l'une des tours du château, pour en vendre le fer au profit des veuves et des orphelins des vainqueurs de la Bastille et pour brûler, dans le feu de joie de 14 juillet 1791, le bois qui la composait. Un prêtre gagné aux idées républicaines, l'abbé Pottier, proposa un amendement le bois devait être distribué : à deux ou trois familles pauvres de la ville. Les purs de Loches étaient si fiers de leur initiative humanitaire, qu'ils envoyèrent une copie de cette proposition au maire d'Angers, dont le château renfermait lui aussi une cage de fer. Peut-être' adressèrent-ils aussi leur factum au maire du Mont Saint-Michel, dont la cage était célèbre, bien qu'elle eût été démolie en. 1777. (Procès-verbal de la Soc. patriot. et litt. de Loches. Août 1790. Tours, Vauquier imprimeur.)