LES PRISONS DU MONT SAINT-MICHEL

 

CHAPITRE VI. — L'AFFAIRE DU CHEVALIER D'ÉLIVEMONT.

 

 

Une enquête administrative dans les prisons du Mont en 1781. Un vert-galant de Bretagne : M. Armez de Poulpry. — Les protestations de MM. de Panloup, d'Esparbez et du Père Thierry. — Meslé, délégué de l'intendant, interroge M. Anne-Scipion d'Elivemont. Plaintes et promesses. M. de Vergennes ouvre une information. — Les investigations de M. Couraye du Parc. — Une enquête bien menée. — Les inquiétudes de dom Maurice le prieur n'est pas sans péché. — Seul à seul : graves révélations. La scène du 9 janvier. M. d'Elivemont refuse d'obéir : la menace de la cage. — A coups de tisonnier. — L'intervention du serrurier Turgot et du porte-clefs Hamel. — Les brutalités de M. Toufair, agent des religieux. — Un coup de fusil malheureux. Qui l'a tiré ? — La blessure de M. d'Elivemont ; le chirurgien Natur. M. le chevalier dans la cage. Témoignages contradictoires. La clôture de l'enquête. Sanctions proposées : le déplacement de Toufair, la lettre forte au prieur ; les avertissements aux prisonniers.

 

Au cours d'une visite faite par Meslé, sur l'ordre de Feydeau de Brou, intendant à Caen, au château du Mont Saint-Michel, l'attention de celui-ci avait été appelée plus spécialement sur M. Anne-Scipion d'Elivemont, un jeune gentilhomme, d'une vingtaine d'années, qui faisait le désespoir de sa famille[1].

Il était très peu sympathique aux religieux qui l'accusaient de se livrer à des emportements et à des inconduites dans la maison.

Meslé détestait les religieux. Dès 1781, il avait écrit à Esmangart, intendant de la Généralité, qu'ils étaient des souverains despotes sur leur rocher, que l'autorité des lois ne s'y faisait sentir qu'accidentellement et par convulsions, lorsqu'elle tendait à augmenter la leur ; que celle du Prince y était inconnue. Très franchement, Meslé avait déclaré à ses supérieurs qu'il lui était extrêmement pénible de se rendre en inspection au Mont Saint-Michel.

Aussi Esmangart, avec lequel Meslé entretenait les meilleures relations, l'avait-il souvent dispensé de cette corvée mais, cette fois, l'ordre du nouvel intendant était formel et Meslé dut vaincre sa répugnance à s'isoler dans cette maison. Il se rappelait, peut-être, qu'en 1774, M. Boyer, officier du génie, qui visitait le château, avait été rossé par les moines[2].

Elle contenait alors onze pensionnaires et deux pauvres aliénés. Meslé les interrogea tous, individuellement, mais il voulut le faire hors la présence des religieux et même des gardiens il craignait justement que les geôliers n'impressionnassent les détenus. L'enquête fut si favorable à quatre d'entre eux, qu'ils furent élargis peu après ; c'étaient MM. de Gouyon, Dieudé de Saint-Lazare, Jean Buisson du Parc et Sylvain de la Celle.

Meslé, ayant demandé à être conduit dans la chambre de M. Armez de Poulpry, se trouva en présence d'un vieillard de plus de quatre-vingts ans[3]. Il avait été écroué, l'année précédente, en vertu d'une lettre de cachet que sa famille avait obtenue assez facilement, en raison de l'inconduite de M. Armez. Le vieillard se chauffait bien tranquillement à un bon feu de branches de pommier ; en voyant entrer M. Meslé, qui déclina aussitôt sa qualité, Armez se leva et avec un geste de gentilhomme désigna au délégué un fauteuil de paille, voisin de la cheminée. Ils causèrent.

Je proteste tout d'abord, dit le vieillard, contre l'appellation, d'une familiarité déplacée, dont se servent les religieux à mon égard. Je ne suis pas monsieur Jean, mais bien M. Armez de Poulpry. Ma noblesse est connue dans toute la Bretagne et j'entends qu'on la respecte.

Meslé affirma qu'il allait donner des instructions pour que M. de Poulpry fût traité conformément à ses titres.

Vous êtes de Paimpol, je crois, monsieur de Poulpry ? questionna Meslé, en prenant un air de bienveillant intérêt.

Oui, monsieur, et j'ai grand'hâte d'y revenir. Toutes les jolies femmes du pays soupirent après mon retour et je suis encore capable, savez-vous, de leur faire des politesses !

Le délégué sourit le dossier de M. Armez l'avait renseigné ; c'était un vieux beau, très entreprenant, trop entreprenant même, car les officiers de police de Paimpol avaient dû souvent intervenir, quand il dépassait les limites de la galanterie. Meslé, en prenant congé de l'octogénaire, le complimenta sur sa verdeur et lui dit qu'il examinerait avec bienveillance la requête qu'il venait de lui faire pour rentrer dans sa chère Bretagne.

Les chambres voisines étaient occupées par M. Roy de Panloup[4], le comte d'Esparbez et le Père Thierry, ancien prieur de Souvigny en Bourbonnais. Ses supérieurs, les religieux de l'ordre de Cluny, avaient été obligés de le faire détenir par les Bénédictins, en raison de fautes graves contre la discipline monacale.

Les Exilés protestèrent contre la détention dont ils étaient l'objet, mais n'articulèrent aucun grief contre leurs gardiens.

Il n'en fut pas de même pour un jeune homme, M. Anne-Scipion d'Élivemont, à peine âgé de vingt ans, dont les religieux avaient dit pis que pendre à Meslé. C'était une raison pour que celui-ci l'écoutât avec bienveillance. Il n'eut pas de peine à démontrer à Meslé que le régime auquel il était soumis lui devenait intolérable, qu'il dépérissait au sein de ces murailles, que les promenades, faites dans les cours et sous la surveillance des gardiens, étaient absolument insuffisantes. Il reconnut d'ailleurs, de fort bonne grâce, qu'il avait, plusieurs fois, donné un libre cours à sa colère, qu'il avait injurié les gardiens, outragé les religieux. Il promit que si on lui donnait une liberté relative avant de le faire sortir d'une véritable geôle imméritée, il s'adoucirait et aurait une conduite exemplaire.

Meslé lui donna l'assurance que les religieux allaient recevoir des instructions en ce sens et prit congé, d'une façon très amicale, du jeune Scipion. Il l'assura même qu'il veillerait à ce qu'il jouît d'une liberté plus grande.

Meslé ne devait pas revenir au Mont.

En février 1786, les doléances des détenus reprirent de plus belle. Meslé déclara tout net qu'il en avait assez de toutes ces visites, enquêtes et contre-enquêtes, qu'il ne tenait pas à vivre en état de guerre, lui, magistrat d'Avranches, avec ses voisins, les religieux du Mont Saint-Michel. Le ministre, M. de Vergennes, délégua l'intendant de Granville, M. Couraye du Parc, pour inspecter le Mont. Il reçut pour instruction de faire des visites inopinées, des improvistes, de rester plusieurs jours au château et d'y constater, de visu, l'état des chambres, surtout celles de l'Exil et de vérifier la qualité des denrées. L'ordonnance royale datée de Versailles, le 16 février 1786, donnait au commissaire enquêteur les pouvoirs les plus étendus : Il pouvait se faire ouvrir toutes les portes sans exception, interroger les supérieurs et les religieux sur les faits résultants des déclarations des détenus et faire générallement tout ce que la ditte visite et les circonstances paraîtraient exiger.

Pour qui sait lire entre les. lignes des instructions officielles, on devinait que le gouvernement en avait assez de toutes ces réclamations ; il finissait par suspecter les religieux et par se demander si de véritables drames ne se passaient pas derrière les murailles de la sombre abbaye-forteresse. Il voulait savoir exactement si les règlements étaient observés, si les religieux n'usaient pas envers les prisonniers de sévérités excessives, et Couraye du Parc eut l'ordre d'amener dans le grand réfectoire chacun des détenus, l'un après l'autre, pour recevoir leurs déclarations, cette salle étant la plus convenable pour cet objet et la seule qui, par son étendue, mit les détenus à portée de s'expliquer sans crainte d'être entendus[5].

Couraye du Parc arriva inopinément au Mont Saint-Michel. Comme il était accompagné de sergents et d'exempts, le prieur crut, tout d'abord, que c'était un nouveau pensionnaire, mais il fit la grimace quand il apprit sa qualité de commissaire royal. Le couvent, toutefois, fit contre fortune bon cœur ; on prodigua à M. Couraye du Parc de nombreuses marques de déférence et on poussa la politesse jusqu'à l'inviter à prendre ses repas avec les religieux. Le commissaire refusa net et les prisonniers lui surent bon gré de ne pas manger à l'abbaye. Ainsi, il n'aurait pas, à leurs dépens, la reconnaissance de l'estomac envers leurs gardiens.

Conformément aux instructions royales, M. Couraye du Parc s'installa dans le réfectoire et, après avoir invité le prieur à se retirer et s'être assuré que personne n'écoutait aux portes, il ordonna qu'on lui amenât, un à un, tous les détenus. Le bon vieil Armez de Poulpry renouvela ses doléances, fit allusion à l'entretien qu'il avait eu deux ans auparavant avec M. Meslé, raconta encore ses bonnes fortunes et dit plaisamment qu'il voyait venir la mort plus vite que l'amour et la liberté. MM. Renaire de Romagny, de Landerneau et d'Esparbez protestèrent contre leur internement. On leur reprochait leurs prodigalités : Était-ce donc un crime que de manger son bien par anticipation ? Les deux religieux qui exposèrent ensuite leurs doléances n'étaient pas, non plus, de grands coupables ; l'un, dom Suard, était détenu depuis de longues années parce qu'il avait été sensible à l'âge de vingt-deux ans ! Le pauvre dom Thierry avait suffisamment expié ses fredaines de Souvigny. Enfin l'interrogatoire du jeune de Magny, détenu depuis la fin de décembre seulement et dont la lettre de cachet était limitée, ne dura que quelques instants.

Couraye du Parc prit, de sa main gauche, sa droite étant estropiée, des notes très sommaires. Il se proposait, dans ses rapports, de faire envoyer le vieil Armez de Poulpry dans une résidence plus confortable[6] ; dom Suard méritait bien maintenant d'obtenir une obédience ministérielle pour la maison que les Bénédictins ont à Marmoutier ; dom Thierry avait amplement expié ses fautes ; Renaire, d'Esparbez et Landerneau avaient droit à une résidence plus agréable ; trois fous devaient être retenus ainsi que deux jeunes gens, dont les agissements avaient désolé d'honorables familles : ils avaient tourné à l'escroquerie ; leurs, parents étaient fondés à les retenir au Mont, tant qu'ils jugeraient leur détention nécessaire. L'enquête n'était point finie ; le prieur devenait de plus en plus inquiet et les religieux se montraient d'une nervosité extrême les gardiens paraissaient extrêmement troublés. Le commissaire royal gardait un détenu pour la bonne bouche. Il fit appeler M. Anne-Scipion d'Elivemont.

J'entrerai avec monsieur ! s'écria le prieur dom Maurice.

Je vous le défends ! repartit d'une voix impérieuse M. Couraye du Parc. M. d'Élivemont sera interrogé seul à seul ; j'ai reçu de Sa Majesté des ordres formels à ce sujet et si vous protestez le moindre peu, monsieur le prieur, je consigne l'incident sur mon procès-verbal.

Dom Maurice comprit parfaitement qu'il était inutile d'insister ; il devint très pâle et baissa même la tête, quand M. d'Élivemont, que M. Couraye du Parc accueillait avec égard, passa devant lui, fièrement.

On n'a pas eu le temps d'oublier cet impétueux jeune homme qui avait eu, en novembre 1784, un long entretien avec le commissaire Meslé ; le détenu, âgé d'une vingtaine d'années, avait fait sur le commissaire une excellente impression. On n'avait guère à lui reprocher que des écarts de langage et de violents emportements ; le proverbe : Mauvaise tête et bon cœur, s'appliquait fort bien à lui après avoir entendu ses explications, Meslé estima que les religieux se montraient à son égard d'une sévérité excessive. Il avait rédigé un rapport en ce sens et l'autorité supérieure avait intimé au couvent l'ordre de traiter M. d'Élivemont avec plus de douceur et d'égards.

Le prieur en avait gardé rancune à Meslé et plus encore à celui dont la plainte avait été écoutée. Cependant, les religieux, se conformant aux instructions reçues de l'intendant général et même du ministre, laissèrent une plus grande liberté au jeune Scipion. Peut-être en abusa-t-il.

Dans la matinée du 9 janvier, M. d'Élivemont, qui se montrait nerveux depuis quelques jours, fut invité par le prieur à venir dans le salon de l'Abbatiale, où dom Maurice avait une communication urgente à lui faire. M. d'Élivemont répondit avec humeur que si le prieur désirait le voir, il n'avait qu'à venir lui-même le trouver dans sa chambre. Le domestique, chargé du service, rapporta aussitôt cette réponse à dom Maurice ; celui-ci pinça les lèvres sans mot dire et rédigea immédiatement un billet qu'il fit porter à l'un des religieux : c'était l'ordre de priver de sortie, pendant toute la semaine, M. le chevalier d'Élivemont, qui avait enfreint ses prescriptions réglementaires en ne se rendant pas à une convocation du prieur. Conformément à cet ordre, les verrous devaient être immédiatement tirés à l'extérieur de l'appartement de M. d'Élivemont ; toute sortie, même la promenade sous le préau, était rigoureusement interdite c'étaient, en quelque sorte, des arrêts de rigueur.

Au religieux qui vint lui notifier la décision de dom Maurice, le jeune chevalier répondit par une bordée d'injures ; il traita tous les membres du couvent d'assassins et de voleurs et déclara qu'il ne tiendrait aucun compte de la prohibition de dom Maurice, qu'il sortirait à son heure et à son gré, et qu'il irait où bon lui semblerait. Il leva même la main sur le frère et le fit sortir brutalement de la chambre.

Le prieur, averti aussitôt de ce qui se passait, accourut auprès d'Elivemont. La vue de dom Maurice, que le chevalier considérait comme son ennemi le plus acharné, le surexcita extrêmement.

Monsieur le chevalier, dit le prieur, vous vous mettez dans un mauvais cas ; j'avais le droit de vous priver de toute sortie pendant huit jours, en raison de votre désobéissance. Les injures que vous avez adressées à mon envoyé, les brutalités que vous venez même d'exercer sur sa personne m'obligent, à mon grand regret, à vous faire conduire à la Cage[7].

Coquin, bandit, voleur ! s'écria M. d'Élivemont. Vous voulez donc m'assassiner comme vous le fîtes pour Dubourg ! Prenez garde, je ne me laisserai pas faire. Et il s'empara d'un tisonnier laissé dans la cheminée.

La chose faisait du bruit ; les détenus étaient accourus dans le corridor, ainsi que les soldats bourgeois Hérault, Desplanches, Poulard, Martin, Blin, le serrurier Turgot, le porte-clés Hamel. Le vacarme était tel qu'on l'entendait de la ville ; M. l'abbé Jean-Baptiste Davy, vicaire de la paroisse et trois notables commerçants, MM. Duval, Claude Chartier et Guérin, montèrent même en toute hâte au château, croyant qu'une émeute venait d'y éclater[8].

C'est alors que se passa une scène vraiment dramatique, que l'enquête, pourtant si minutieuse de M. Couraye du Parc, n'a pas élucidée complètement.

Dom Maurice, en présence de la rébellion de son pensionnaire, fit appeler un sieur Toufair, sorte de domestique au service du couvent qui, doué d'une force peu commune, était chargé de mater les détenus rebelles et de passer la camisole de force aux fous furieux. C'était vraiment, rapporte le commissaire enquêteur, un cœur de fer qui ne convenait que pour la garde d'une prison prévôtale. Toufair avait déjà appesanti sa main sur le jeune d'Élivemont et celui-ci lui avait voué une haine féroce.

Espèce d'argousin, si tu approches, je te tue ! vociféra le chevalier et au moment où Toufair se jetait sur d'Élivemont, celui-ci lui asséna un terrible coup de tisonnier ; Toufair put le parer du bras.

J'ai le bras cassé ! hurla-t-il dans un cri de douleur.

Je fends la tête au premier qui approche, déclara d'Élivemont qui avait réussi à sauter derrière le lit et qui se tenait, maintenant, le dos contre la muraille, pour ne point être surpris par derrière.

A ce moment, au dire de certains témoins, le prieur perdit son sang-froid. Le soldat Blin était porteur d'un fusil, chargé de grains de froment. Il est probable qu'un règlement intérieur prescrivait d'avoir une arme ainsi chargée, au cas où des incidents violents surgiraient ; dom Maurice se serait alors écrié : Tire-lui un coup dans les jambes !

A cause du lit qui le gênait et derrière lequel, nous venons de le dire, s'était réfugié d'Élivemont, le soldat visa plus haut et le pensionnaire fut atteint en pleine cuisse. Il chancela en poussant un cri et tomba par terre en s'écriant : Ils m'ont tué ![9]

Dom Maurice affirma qu'il n'avait point donné l'ordre de tirer un coup de feu sur le chevalier. Il prétendit qu'il avait quitté la chambre de celui-ci, dès qu'il avait constaté que sa présence irritait M. d'Élivemont. Le prieur déclara qu'à peine était-il dans le corridor d'en bas qu'il entendit ce mot : Tire ! sans pouvoir distinguer de qui était la voix. Il crut que c'était une menace vaine pour effrayer le séditieux, ne sachant pas qu'il y eût des fusils chargés et l'usage n'étant pas de charger les armes en pareille occasion. Il retournait cependant pour empêcher de faire de la violence déplacée, il entendit un coup de fusil dont il fut surpris et épouvanté il courut vers la chambre du jeune homme les personnes présentes lui dirent que ce n'était rien, qu'on lui avait piqué les jambes et qu'il avait été à sa fenêtre dire : Je suis mort ! Alors très troublé, le prieur se serait retiré dans sa chambre.

Cette déclaration du Prieur nous est très suspecte. Elle est, d'ailleurs, formellement démentie par les témoignages reçus ; le serrurier Turgot dit seulement qu'il ne put distinguer la voix qui ordonna de tirer le coup de fusil. Les Montois Chartier, Duval et Guérin, ainsi que le vicaire Davy, affirmèrent que tout était fini quand ils parvinrent, tous les quatre, sur le seuil de l'appartement du chevalier. Enfin ne serait-il pas extraordinaire que le Prieur se fût retiré juste au moment où la scène devenait grave, angoissante et terrible ?

Quoi qu'il en soit, d'Élivemont, blessé grièvement, fut traité d'une façon inhumaine. Toufair, sur lequel semble peser la responsabilité des mesures prises après le coup de fusil, ordonna qu'on l'étendît sur le lit ; il fut maintenu par quatre hommes. Turgot lui mit alors les fers aux pieds et aux mains et on le porta dans un fauteuil dans la cage, par ordre de M. Toufair. C'est seulement quand le pauvre chevalier fut dans cette cage qu'il reçut les soins de M. Natur[10], chirurgien de la maison. Quoique l'hémorragie eût été très abondante — il avait fallu un certain temps pour ferrer le malheureux, — la blessure n'était pas très grave ; aucune partie essentielle, aucun gros vaisseau, n'avaient été atteints. Le Prieur poussa un soupir de soulagement. Il eût mieux fait de se préoccuper du blessé. Celui-ci resta dix jours dans la cage ; il était étendu sur un méchant grabat avec paille et couverture ; le chirurgien ne peut affirmer qu'il eût des draps. Comme le sang, malgré le pansement, maculait la chemise, le prisonnier en changeait souvent ; mais pour cela le serrurier allait le déferrer des mains toutes les fois qu'il fallait ôter la chemise. Le 20 janvier, le chevalier d'Elivemont fut réintégré dans sa chambre.

Une scène aussi scandaleuse, des traitements aussi barbares envers un blessé auraient mérité des sanctions sévères. Couraye du Parc manqua d'énergie. Il se contente, dans son rapport, de faire écrire au nom du ministre une lettre forte au Prieur, lequel jouissait, d'ailleurs, de la meilleure réputation, pour lui dire qu'on ne doit recourir aux coups de fusil que dans les. cas d'une nécessité indispensable, qu'il avait le moyen de vaincre le sieur d'Élivemont par la faim et par la soif ; que le danger de son évasion pouvait être prévenu par l'établissement d'un factionnaire sous sa fenêtre, qu'il était inexcusable en disant qu'il n'avait pas donné l'ordre de charger les fusils, parce qu'ayant le commandement des armes, toute opération militaire doit émaner de lui seul, autrement il serait indigne de la confiance du roi. Mais M. Couraye du Parc n'oubliait pas qu'il ne faut jamais diminuer le prestige de l'autorité. La brutalité de Toufair méritait une sanction ; il serait déplacé. On conviendra que la peine était légère ; la lettre forte au Prieur aurait comme contrepoids une lettre dans laquelle le roi disait qu'il voulait bien oublier la rébellion des détenus, mais que le Prieur était toujours en droit d'employer les fers et de faire remettre les coupables à la justice des lieux pour en faire des exemples effrayants. Ainsi fut terminée cette très malheureuse affaire elle avait fait grand bruit dans tout le pays, où les religieux du Mont comptaient de nombreux ennemis. On disait couramment, dans l'Avranchin — et le bruit s'en était répandu jusqu'en Bretagne —, que les moines du Mont Saint-Michel assassinaient leurs pensionnaires pour les voler. L'intendant général de Caen, après l'enquête de M. Couraye du Parc, exprima l'avis qu'il serait bon de faire maison nette, de libérer ceux qui auraient droit à cette faveur, en raison de leur bonne conduite ou de la durée de la peine subie et de transférer aussi les pensionnaires, écroués en vertu de lettres de cachet.

Le gouvernement royal fit la sourde oreille à ce conseil la révolution grondait le roi et ses ministres avaient en vérité bien autre chose à faire que de s'occuper des détenus du château du Mont Saint-Michel.

 

 

 



[1] Cf. Archives du Calvados, C. 477 à 480 et les lettres de Bertin, de Meslé, de Fontette, de Sartine, de Meslé, de Feydeau, de Vergennes, citées par M. A. DE BRACHET, les Prisonniers de l'ordre du Roi au Mont Saint-Michel (XVIIIe siècle). Le Pays de Granville. N° de janvier 1910.

[2] Lettre du subdélégué Feydeau, 14 mars 1786.

[3] Jean Armez, armateur à Paimpol, avait épousé une demoiselle Viel, dont il eut trois enfants : Nicolas, né en 1754, qui fut, sous la première République, procureur général syndic des Côtes-du-Nord, mort en 1816 ; Louis-Marie, né en 1756, mort en 1845, et Nathalie. Jean Armez acheta la propriété du Bourgblanc, en Plourivo, où habite actuellement son descendant, M. L. Armez, député des Côtes-du-Nord.

[4] M. Roy de Panloup avait alors 27 ou 28 ans. Il était originaire de Moulins et lieutenant de dragons à Orléans. Il mourut au Mont le 21 février 1787 et fut inhumé, le lendemain, dans le cimetière de la paroisse. Son acte de décès est signé de Messire Ange-Scipion d'Élivemont, de la paroisse de Saint-Sulpice de Paris.

[5] La salle, appelée le grand réfectoire, est-elle l'ancien réfectoire converti en dortoir au dix-septième siècle par les religieux de la congrégation de Saint-Maur et qui se trouve au même niveau que le Cloitre ou bien la Salle des Hôtes, au deuxième étage de la Merveille ? Nous croyons que M. Couraye du Parc fit son enquête, qui dura dix jours, dans cette dernière salle parce qu'elle était, quoique sans feu, la plus spacieuse et la plus convenable, pour être certain de ne pas être entendu. Lettre de l'intendant de Caen à M. de Vergennes, du 28 juin 1786.

[6] Il ne fut pas donné plus de suite à la proposition de Couraye du Parc qu'à celle de Meslé en ce qui concerne ce vieux débauché d'Armez. Nous avons trouvé, dans les registres paroissiaux de Saint-Pierre-du-Mont, son acte de décès, au Mont, le 24 décembre 1786. Il y est qualifié seulement de Jean Armez, négociant à Paimpol, pensionnaire du roi.

[7] Voici un détail qui est singulièrement troublant. Il n'est pas douteux que le pauvre chevalier d'Élivemont fut, après avoir été blessé, transporté à la Cage. Le prieur, dom Maurice, le chirurgien Natur et un sieur Desplanches, le disent expressément dans leurs dépositions. Or, cette scène eut lieu en janvier 1785. Et cependant Mme de Genlis et plusieurs auteurs affirment que la cage fut démolie en 1777. Le Mont Saint-Michel aurait donc possédé deux cages, si tant est que le récit de Mme de Genlis soit exact. Mais à quelle époque aurait disparu la seconde cage ? Aurait-elle été détruite par les révolutionnaires qui saccagèrent l'abbaye en 1793 ? On ne possède aucun document à ce sujet et il serait bien étonnant que les Jacobins de l'époque n'eussent pas célébré en pages dithyrambiques la démolition d'un odieux instrument de torture inventé par les tyrans.

[8] Les familles Poulard, Duval, Turgot et Hamel étaient établies au Mont depuis plusieurs siècles. Les Poulard exerçaient plus particulièrement la profession d'hôteliers, les Turgot étaient attachés au service pénitentiaire du château. On trouve encore un Turgot, gardien, au temps de la détention d'Armand Barbes.

[9] Le chirurgien, M. Natur, interrogé par M. Couraye du Parc, déclare : Le coup lui procura une playe large comme un petit écu ou environ et profonde de deux à trois lignes autour de la dite playe, il y en avait de petites occasionnées par les grains de froment écartés. C'était extraordinaire que le coup tiré de si près n'eût pas fait balle, dans ce cas une grosse artère aurait pu être coupée et la blessure eût été mortelle.

[10] Louis Natur, chirurgien et lieutenant de la milice bourgeoise du Mont Saint-Michel, époux de Gabrielle Ridel, mourut au Mont le 13 février 1793. Il avait succédé, en qualité de chirurgien du château, à François Charles Navet, originaire de la Trinité, qui s'était marié le 18 novembre 1755 à Marie Chaignon, veuve Gautier, de Drogey. D'après LES REGISTRES PAROISSIAUX DU MONT SAINT-MICHEL, Greffe du Tribunal civil d'Avranches.