LES PRISONS DU MONT SAINT-MICHEL

 

CHAPITRE II. — LES PRISONNIERS ÉCOSSAIS AU MONT. — L'ÉVASION DE KIRKCALDY ET DE SES COMPAGNONS.

 

 

Le Mont en 1549, les transformations de l'armement et de l'architecture militaire. — Le jour des Rois en Basse-Normandie. Bombances et Beuveries. — La fuite des Scots. Le récit de Charles de Bourgueville. Recherches sur l'identité des prisonniers. Le registre des tabellions de Cherbourg pour 1547. Noms estropiés, noms véritables. — Les meurtriers du cardinal Beaton. — Knox et ses partisans. — De Rouen aux galères de la Loire et aux prisons du Mont. — Un prieur frivole et un lieutenant débauché. Ribaudes et sergents d'armes moines et hérétiques. Pression religieuse. Projets d'évasion un cas de conscience, Knox et l'effusion du sang. La ruse des Écossais l'auberge où l'on s'amuse. En pleine ivresse. Comment fut franchie la Porte du Roi. La fuite sur les grèves. — De Saint-Malo au Conquet. Le navire sauveur. En route pour l'Écosse la petite ferme de la Grange, en Kinghorn.

 

Le lundi 7 janvier 1549, vers cinq heures du matin, les habitants de la petite ville du Mont Saint-Michel furent réveillés par le bruit de quatre coups de canon, tirés, de suite, par la batterie installée sur le bastion de la demi-lune, à la porte du château. Cette batterie, dont l'utilité était contestable -au point de vue de la défense, avait été conservée par ordre de Gabriel du Puy, très expert dans l'art de la guerre et surtout dans celui des fortifications mais il n'avait pas voulu démunir le château -des ouvrages édifiés par ses prédécesseurs, au .cours des siècles antérieurs il les avait seulement transformés en tenant compte des progrès faits dans l'armement des places, en raison aussi -de la portée des grosses pièces, dont les effets, déjà puissants dans les premières années du quinzième siècle, avaient modifié les conditions de l'attaque et par conséquent de la défense des citadelles et des villes de guerre. Il avait estimé qu'un bouleversement général pouvait être nuisible au Mont Saint-Michel que, sans doute, il était nécessaire de suivre les. progrès d'une arme nouvelle, mais qu'il était imprudent de tout sacrifier à une stratégie et à une balistique, d'origine récente qu'il était bien préférable d'attendre de l'expérience des avertissements et d'utiles leçons. Merveilleusement, il avait respecté l'état ancien, en transformant aux moindres frais la ligne des défenses primitives et innové seulement aux endroits où la nature n'avait pas suffisamment prémuni le Mont contre des attaques inopinées. Par sa position exceptionnelle, le Mont semblait être à l'abri des coups de force mais l'histoire avait enregistré des assauts dont la hardiesse déconcertante avait failli plus d'une fois les faire tomber aux mains de ses pires ennemis. Tout l'effort, aux siècles précédents, se concentrait sur les portes maintenant qu'elles pouvaient être battues de loin, on les renforçait par des avancées afin de cracher aussi loin que possible une mitraille serrée sur le flot sans cesse renouvelé des assaillants furieux. Toutefois à côté des bastillons à batteries rasantes, dont la tour Gabriel est le modèle achevé, on avait conservé les anciens fortins on s'était dit qu'un jour, lorsque des découvertes nouvelles auraient été appliquées, ces bastions pourraient reprendre leur utilité première. N'a-t-on pas vu, tout récemment, des ouvrages fortifiés jugés inutiles, déclassés même par le génie militaire, sur l'avis du conseil supérieur de la Guerre, et distraits du domaine public, vendus à vil prix et rachetés à nouveau par l'Etat à des conditions exorbitantes ?

Aussi, Gabriel du Puy, en respectant le passé, prouva qu'il était un ingénieur militaire prudent, averti et sans parti pris, soucieux des deniers publics. Il n'eut pas la stupidité de détruire des fortifications et d'aliéner des terrains pour les racheter à nouveau et y faire de nouvelles constructions. Cet homme de guerre ne gaspillait ni le temps ni l'argent.

La batterie haute fut donc longtemps conservée sous le Châtelet et ses pièces servaient aux tirs à blanc, lors des principales fêtes micheliennes, à la réception des capitaines et des gouverneurs, à l'élection des abbés, aux pèlerinages des rois, des princes du sang et des dignitaires de l'Église, aux grandes solennités religieuses et aussi à signaler les évasions des détenus du château, dès qu'on s'apercevait que ceux-ci avaient pris la clé. des champs.

Le mois de janvier est particulièrement mauvais au Mont Saint-Michel, la pluie et le vent y font rage. Du nord-ouest accourent de grosses nuées qui se résolvent en ondées torrentielles et glaciales les trois vallées de la Sée, de la Sélune et du Couesnon, convergeant vers l'îlot, impriment des mouvements giratoires aux masses d'air qui se précipitent de l'Atlantique, en se comprimant dans le passage de la Manche. Le vent se coupe aux arêtes des bâtiments, se relève au fond des cours, fouette les murs et rejaillit en trombes il s'infiltre sous les ardoises, arrache les plombs, refoule le jet des monstrueuses gargouilles et taille en biseau les pauvres arbres qui lui résistent dans le petit bois de la Merveille. Les cheminées, dont les têtes sont cylindriques ou octogonales, afin de permettre le glissement des molécules d'air, forment de véritables tuyaux, dont les anches sont figurées par des encorbellements de six pieds de diamètre. Quand un ouragan passe sur les grèves et souffle sur le Mont, une musique diabolique enveloppe le palais de l'archange. Les gens du pays entendent alors, disent-ils, les orgues de saint Michel.

Elles ronflaient diablement, dans la nuit du 6 au 7 janvier de cette année-là. Cependant, le vent s'était un peu apaisé au matin et le canon fut très bien entendu de la rive normande mais, comme on n'était pas en guerre à cette époque, la milice ne prit point les armes. non plus que les vassaux de la côte. On devina tout aussitôt qu'il s'agissait d'une quadruple évasion et la prime de cinq livres, promise pour chaque capture, fit mettre rapidement sur pied les petits villageois du Mont et plus encore les misérables pêcheurs. Les soldats du corps de garde du Châtelet descendirent, quatre à quatre, le Grand Degré et la rue de la ville. Déjà les Montois mettaient le nez aux fenêtres :

Les Scots sont partis ! clamait un malheureux sergent, chef de poste préposé à la garde des prisonniers. — Arrêtez-les ; arrêtez-les.

Ce n'était pas chose aisée car ils couraient depuis minuit et l'on se doutait bien qu'ils ne s'étaient pas arrêtés pour réciter les litanies de la Sainte Vierge, devant la statuette de la Porte Notre-Dame, ni pour faire leurs dévotions dans les prieurés micheliens de la rive, entre Ardevon et Saint-Brolade.

Cependant, une vingtaine d'hommes d'armes sortirent précipitamment du château et s'éparpillèrent sur les grèves, les uns dans la direction de Genêts et de Tombelaine, les autres vers Pontorson et Avranches, dans l'espoir de rejoindre ceux qui venaient ainsi de fausser compagnie à M. le lieutenant du roi, commandant du Mont Saint-Michel, et auquel ils avaient été très spécialement confiés.

Quels étaient donc ces prisonniers ?

Aucun annaliste de l'abbaye, ni dom Huynes, toujours bien informé, ni dom Leroy, toujours curieux, ni leurs continuateurs Louis de Camps et Étienne Jobart ne disent mot de ces détenus. Ils n'ont même pas l'excuse d'une surcharge d'événements d'importance à cette époque les fastes sont plutôt maigres vers le milieu du seizième siècle. Les chroniqueurs ont, tout au plus, l'occasion d'enregistrer la fondation d'un obit, la construction d'une cloison dans le chœur de l'église ou l'apposition, sur le grand autel, des armoiries du cardinal Jacques d'Annebault.

C'est seulement dans les Mémoires de Charles de Bourgueville, sieur de Bras, Caennais de marque et écrivain de valeur, que nous trouvons, sur ce sujet, une note sèche et rapide

Viron ce temps, dit-il, trois gentilshommes écossais qui avoient tué le cardinal David, au chasteau de Saint-André en Escosse, furent mys prisonniers, par l'autorité du roy au Mont Saint-Michel, dont ils s'eschappèrent à la faute de bonne garde et par la négligence du cappitaine, le sieur de Montbrun. Monsieur le bailli de Caen et moi fûmes desputés comme commissaires par Sa Majesté pour informer de ceste évasion et eschappement et le dit cappitaine Montbrun privé de son Estat.

De Bourgueville ne nous dit ni le nom de ces gentilshommes, ni les circonstances de l'événement mais, sans avoir recours aux historiens d'outre-Manche, nous sommes renseignés, à ce sujet, par deux documents du registre des Tabellions de Cherbourg, pour l'année 1547.

Le VII décembre, à Cherbourg, devant Jehan Guiffart et Jehan Le Vallois, tabellion et notaire, commis et establi au siège de Cherbourg pour le Roy, furent présens nobles hommes, Jehan de Fontagnes, seigneur de la Faye et hommes d'armes de la garnison du dict lieu de Cherbourg [Suit une énumération sans intérêt de plusieurs hommes d'armes] ; lesquels nous ont affirmé et attesté que, le VIe jour d'octobre, dernier passé, fut baillé par les seigneurs généraux de Rouen et mis en la saisigne et garde de noble homme Janot de Lasne, lieutenant en la ditte ville et chasteau de Cherbourg, troys gentilshommes écossais, scavoir Nirmont Lessetay, cappitaine du chasteau de Saint-André, Millort de Grange, et le seigneur du Petit Mel, suivant le commandement et le vouloir du roy, nostre dict seigneur, dont nous a esté requis le présent certificat pour servir et valloir ce qu'il appartiendra. Présens pour tesmoins Thierry de Goberville, escuier et Jullien Fouache de la garnison.

Une annotation du même registre dit encore

Les prisonniers furent envoyés par le roy, au Mont Saint-Michel, où ils ont été prisonniers viron dex ans, comme du Mont Saint-Michel eschappèrent, dont le cappitaine de dict lieu eut bien à faire.

Aucun doute n'est possible sur l'identité de ces Écossais, bien que leurs noms soient défigurés dans le texte de l'acte notarié. Nirmont Lessetay n'est autre que Norman Leslie, Millort de Grange William Kirkcaldy of Grange et le seigneur du Petit Mel, Pitmillie.

Ces détenus étaient des personnes de marque. Norman Leslie fut, on le sait, un des champions les plus distingués mais les plus violents de la Réforme en Ecosse. En 1547, Leslie, à la tête d'une petite troupe de quinze hommes, égorgea le cardinal Beaton, au château de Saint-André et s'enferma dans la place qu'il venait de prendre avec Knox, le grand réformateur de l'Ecosse. Henri II, roi de France, qui soutenait les catholiques dans ce pays, envoya Strozzi assiéger le château qui se rendit peu après. Leslie et ses partisans furent faits prisonniers de guerre, ramenés en France et internés dans différents châteaux et places fortes.

L'information de l'écrivain caennais et les notes des actuaires cherbourgeois sont trop laconiques pour ne pas être complétées par les récits des historiens écossais, qui ont puisé d'intéressants détails de cette évasion dans les relations faites par les prisonniers eux-mêmes.

Mais il convient, tout d'abord, de faire plus ample connaissance avec les prisonniers du Mont, qui n'étaient pas trois, mais bien quatre, savoir William Kirkcaldy of Grange, Peter Carmichaël, Robert et William Leslie.

Tout d'abord, le groupe pris à Saint- André, avait été dirigé sur Cherbourg. John Knox et Balfour, ainsi qu'une demi-douzaine d'individus de moindre qualité, avaient été expédiés sur les galères de la Loire, Henri Balneaves, retenu à Rouen et James Melville, relégué au château de Brest, où il mourut peu après son internement.

De Cherbourg furent envoyés au Mont les deux Leslie, Carmichaël et Kirkcaldy. Ils y furent écroués vers la mi-décembre 1547, mais il semble bien que leur détention cessa bientôt d'être rigoureuse la facilité relative avec laquelle devait s'opérer, treize mois après, leur évasion, le démontre d'une façon certaine ; il n'est pas inutile, non plus, pour l'expliquer, de rechercher quelle était, à cette époque, la situation administrative de la fameuse abbaye, forteresse à laquelle le roi confiait des personnages aussi importants.

Le Mont Saint-Michel avait alors pour abbé Jacques d'Annebault, très noble seigneur de Normandie, ami du faste et des plaisirs : L'air du monde, dit dom Huynes, estant plus essentiel à son naturel que celui des cloistres, cette solitude lui fut bientôt insipide. Il quitta sans regret son abbaye pour la cour royale et finit par oublier ses moines, mais non ses revenus. Le capitaine de la forteresse n'était autre que le prince de Tende, personnage inquiet et maladif, qui ne tarda pas à trouver bien étroite l'enceinte de la place qui lui était confiée. Il la quitta bientôt pour y mettre M. de Montbrun. Celui-ci se déchargea lui-même de son service, en le transmettant au lieutenant Renault Quintel. Le Mont Saint-Michel, forteresse et abbaye, était donc aux mains d'agents subalternes. Les chats partis, les souris dansaient. Un prieur claustral, d'un caractère frivole et insouciant, un lieutenant paresseux et débauché, demeurèrent donc seuls au Mont, dont le gouvernement spirituel et temporel se relâcha d'une scandaleuse façon. Renault Quintel, lieutenant et morte-paie du château, n'eut plus aucune autorité sur ses hommes et le désordre, matériel et moral, envahit tout à la fois le cloitre et le château. Jusqu'à cette époque, les femmes avaient été rigoureusement éloignées du Mont. Non seulement les ribaudes, mais celles que le pudibond chroniqueur déclare ne pouvoir désigner, avaient défense de franchir la porte de la ville il était aussi interdit aux autorités civiles et militaires de faire venir leurs familles. Le lieutenant transgressa cette prohibition, en voulant tenir sa femme et ses servantes à l'intérieur de ce Sainct Mont. Il en résulta des scandales et le comte du Boschage, capitaine et successeur du prince de Tende, en 1548, eut toutes les peines du monde à faire déguerpir, après avoir pourtant obtenu une sentence sans appel du juge d'Avranches, la femme et les meschines[1] de Renault Quintel qui se consolaient de l'isolement affreusement triste du Mont, en entretenant les meilleures relations avec les sergents et les hommes du guet, voire les bourgeois du corps de garde. On n'avait plus à redouter les attaques nocturnes des Anglais, et le petit bois de la Merveille où, cent ans auparavant, on risquait fort d'être transpercé de flèches ou de traits d'arbalètes, était propice, en ce milieu du seizième siècle, aux rêveries d'amour et aux gentils esbattements.

Les quatre Ecossais furent tout d'abord accueillis avec défiance par les moines et par les soldats. Pour les bénédictins c'étaient d'abominables impies pour les militaires, des ennemis du roi de France ; ils parlaient presque la même langue que ces odieux godons du siècle précédent. On savait qu'ils traitaient de mômeries les cérémonies du culte catholique, qu'ils tournaient la messe en dérision, qu'ils se répandaient en injures grossières contre le pape, dont ils méconnaissaient l'autorité. A Cherbourg, le gouverneur du château avait fait l'impossible pour déterminer les Ecossais à assister à la messe. Ils ne s'étaient émus ni de ses menaces, ni de ses promesses. Ils avaient répondu que, si on les contraignait à assister à un office romain, ils invectiveraient les prêtres : Au surplus, avaient-ils ajouté, nous voulons bien entendre la messe, mais à la condition que vous nous donniez des bâtons nous en rosserons le célébrant.

Les bénédictins avaient frémi en entendant le récit de ces blasphèmes horribles, et leur indignation fut extrême, quand ils apprirent, peu de jours après l'internement des Ecossais dans les murs de leur moustier, que leur chef et leur ami Knox avait jeté dans la Loire, avec un éclat de rire satanique, une statue de la Sainte Vierge que tout le pays révérait depuis des centaines d'années !

Au fond, les moines étaient surpris des ordres que le pouvoir royal avait donnés de traiter les quatre prisonniers sans rigueur inutile et avec toutes les prévenances compatibles avec les mesures de sûreté.

Kirkcaldy, Carmichaël et les deux Leslie jouissaient, au Mont, d'une liberté relative. Ils n'étaient pas tenus constamment enfermés dans la Tour Perrine, où ils occupaient de vastes et confortables chambres sous la surveillance bienveillante des gardiens, ils descendraient souvent dans la petite ville montoise, jusqu'à la Porte du Roi qui leur était assignée comme limite extrême à leurs promenades. Bientôt ils furent connus, appréciés, aimés des habitants du Mont. Ceux-ci s'étaient vite aperçus que ces étrangers pouvaient bien être des fanatiques, mais non des bandits ; que leur religion, sans doute, était différente de celle des catholiques ; mais que, comme eux, ils aimaient Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qu'ils se conduisaient en honnêtes gens.

Ils avaient aussi de l'or dans leurs poches et cette circonstance contribuait bien un peu à les rendre sympathiques à ces excellents Normands. Il n'était pas rare qu'ils achetassent, sans marchander, des denrées pour améliorer leur ordinaire, pour se procurer de petites douceurs et leurs gardiens étaient les premiers à rendre hommage à leur bon cœur et à leur générosité. Tout d'abord, nous l'avons dit, l'opinion générale leur avait été défavorable. On n'ignorait pas qu'ils étaient nés, de l'autre côté de la mer, sur cette grande île conquise par Guillaume : on ne les différenciait guère des Anglais ; leur langage rappelait celui que parlaient les Bedford, les Suffolk, les Poole et tous ces ennemis qui, cent vingt ans auparavant, s'étaient rués contre le Mont Saint-Michel. Toutefois on ne les traitait ni de godons ni d'anglisches ; on les nommait les Scots, les Scaûx, d'après la prononciation trainante des paysans de Basse-Normandie.

Des quatre prisonniers, Kirkcaldy of Grange devint bientôt le plus sympathique. Il dut, sans doute, ce privilège, à ses manières de gentilhomme et à sa connaissance de la langue française ; il sut se créer, dans la petite ville, des relations amicales grâce à elles et à l'argent semé par une main largement ouverte, il réussit bientôt à correspondre avec ses parents d'Ecosse, et, en France, avec ses coreligionnaires, embarqués sur les galères de la Loire.

Naturellement des projets d'évasion s'élaborèrent sans tarder. Kirkcaldy écrivit à Knox que l'évasion du Mont Saint-Michel était chose difficile, mais non impossible et il supplia son conseiller de lui dire si ses compagnons et lui avaient le droit, en face de Dieu, de s'échapper de leur prison. Knox lui répondit : Vous ne commettrez aucune faute morale en saisissant la première occasion de sortir furtivement du Mont Saint-Michel pour reconquérir votre liberté, à la condition expresse que la chose se fasse sans effusion de sang.

Sir James Kirkcaldy fut, lui aussi, mis au courant des projets d'évasion de son fils ; mais il semble bien que le, vieil Écossais encouragea peu William dans cette voie ; il lui représenta, non sans raison, que si la tentative échouait, la détention deviendrait fatalement beaucoup plus rigoureuse.

William et ses trois compagnons hésitèrent longtemps avant de prendre la décision suprême mais l'éloignement du pays natal, l'attachement à la cause qu'ils défendaient si énergiquement, enfin et surtout cette soif ardente de la liberté qui torture tout prisonnier, quelle que soit sa geôle, les déterminèrent à agir au plus vite. Il y avait plus d'un an qu'ils étaient internés au château.

Ils n'y étaient pas restés oisifs.

Observateurs pleins d'attention, ils avaient non seulement étudié la disposition des bâtiments, le mode de fermeture des portes, les habitudes des gardiens, les coutumes des Montois, mais encore les usages particuliers du pays et ils s'étaient vite aperçus qu'il n'y avait pas de fête chez les Normands sans agapes ni beuveries. Le 6 janvier, on devait célébrer la fête de l'Epiphanie. Dans chaque maison, dans chaque ménage, on ferait, selon ses moyens, bonne chère .et franche lippée. La fête des rois, en Normandie, c'est le Christmas de l'Angleterre. Les Écossais .avaient pu s'en convaincre, en voyant célébrer l'Epiphanie de 1548. Les mêmes festins se reproduiraient certainement ; l'occasion était à saisir.

Donc, ce jour-là, nos quatre Écossais, sans donner le moindre signe de trouble ou d'agitation, passèrent bien tranquillement leur matinée dans leurs chambres, mais obtinrent, l'après-midi, l'autorisation de sortir du château, sous la surveillance de leurs gardiens. Avant de quitter leurs chambres fortes ils avaient passé des habits de marin sous leurs vêtements ordinaires. Ils avaient réussi, à l'aide d'infinies précautions et de manœuvres ingénieuses, à se procurer des pantalons de grosse toile écrue, des vareuses et des bérets. Un pêcheur montois, Jean Chevrel, les avait munis de ce costume indispensable pour traverser des contrées où les délateurs, friands d'une prime importante, étaient loin de faire défaut. Jean Chevrel, misérable pêcheur de coques, connaissait admirablement les grèves, ces grandes grèves qu'ils apercevaient par les étroites fenêtres -de leurs cellules.

On fêtait joyeusement les Rois au Mont Saint-Michel.

Dans toutes les hôtelleries qui bordaient l'unique rue de la petite ville montoise, la pendula villa des anciennes chroniques, on n'entendait que rires et que chanson. A la Teste d'Or, des gens de qualité, venus d'Avranches, de Pontorson et de Fougères, se délectaient d'oies rôties, de gigots de pré-salé cuits à point sous la claire flambée des bûches de pommier. Dans les guinguettes plus modestes, Au Lion d'Argent, Au Petit Saint-Pierre, A l'Écu de Bretagne, des gens du peuple, des marins, des pêcheurs, des laboureurs, des ouvriers goûtaient le cidre nouveau, le cidre gouleyant et légitime de Lolif-sous-Avranches et de Bacilly, dont l'or liquide commençait à pétiller dans les verres, au sortir des cruchons emplis à la mi-novembre. On chantait à tue-tête :

Amis, puisqu'on est tous ensemble,

Faut savoir qui sera le Roi,

En chantant pour que tout en tremble

D'une voix :

Le Roi boit !

Puisque nous sommes bien ensemble

Partageons cet épais gasteau,

Mais c'est au plus vieux qu'il nous semble

De couper le friand morceau :

Dieu nous voit

Le Roi boit !

A peine fut-il au bas du Grand Degré, à peu près en face de la Tour du Nord que Kirkcaldy offrit une tournée à ses aimables gardiens. Ceux-ci refusèrent tout d'abord, mais mollement. Ils invoquèrent les règlements qui leur défendaient d'accepter quoi que ce fût, des prisonniers. Le lieutenant, dirent-ils, nous punirait sévèrement. Nous pourrions même perdre notre place. Pour ce qu'elle est agréable, achevèrent-ils avec un geste découragé

Toutefois l'un d'eux fit observer que, dans une des venelles se détachant de la rue, vers le chemin de ronde, on pourrait découvrir un cabaret, très discret, dont le tenancier était précisément un de ses parents. On les accueillerait avec plaisir dans une petite salle très retirée que connaissaient bien les ribaudes et les sergents de la garnison mais, à la suite de certains scandales, l'auberge était consignée à la garnison et le pauvre cabaretier se morfondait de voir proscrit un établissement qu'il affirmait être aussi bien tenu que telle auberge de la basse ville, où maint seigneur des environs abritait ses amours faciles avec les belles dames venues au Mont sous le prétexte d'y faire des neuvaines à l'autel privilégié du grand archange

Kirkcaldy commanda un repas soigné. On arrosa le mouton grillé de plusieurs pichets de cidre de Bacilly, le meilleur cru de pays, et le vin de Brion, récolté sur le domaine des abbés du Mont Saint-Michel, fut apprécié par les geôliers, bien qu'il fût connu sous le nom de rompt-ceinture, à cause de son âcreté laxative.

Les gardiens buvaient comme des tanches, mais les Ecossais touchaient à peine à leurs verres. On s'en étonna.

C'est, dit Leslie, que notre religion nous défend de prendre part à toute réjouissance catholique. Or, la fête que nous célébrons aujourd'hui est considérée par nos prêtres comme une idolâtrie mais nous respectons vos croyances et nous sommes heureux de vous voir vous réjouir ainsi.

La vérité, on le devine, était que Kirkcaldy, les Lesley et Carmichaël voulaient garder leur sang-froid pour les événements du soir.

Six coups frappèrent dans la tour de l'horloge qui dominait l'église abbatiale c'était l'heure fixée pour la réintégration des prisonniers. Les gardiens auraient oublié le règlement, si les Ecossais n'avaient pris soin de le leur rappeler. Ils tenaient à ce que rien n'éveillât les soupçons. Les gardiens, en veine de boire, hasardèrent alors timidement qu'après le couvre-feu, à neuf heures, on pourrait encore faire bombance, hors du château. Il fut convenu qu'ils ouvriraient les portes des cellules, la grille inférieure de la Tour Perrine et qu'ils sortiraient avec les détenus, par une poterne, dont l'un d'eux avait la clé, et qui donnait accès au chemin de ronde du sud. De là à l'auberge, il n'y avait point cinquante pas. Ce qui fut dit fut fait. Tout se passa sans incident, sans le moindre accroc ; les quatre Écossais dont le costume de marin était recouvert de leur habituel vêtement, prirent soin d'emporter tout l'argent qu'ils possédaient : environ cent livres tournois économisées en prévision de leur fuite, sur les subsides qu'ils recevaient de leurs familles et de leurs amis ils avaient d'ailleurs promis de remettre vingt livres au pêcheur Jean Chevrel, qui devait les attendre derrière la Tour Gabriel, pour les guider jusqu'à la rive, s'ils réussissaient à sortir du Mont. Jean Chevrel avait été prévenu, le matin même.

La beuverie recommença, comme de plus belle, au Pot d'Etain ils en étaient les seuls clients tout allait pour le mieux ils invitèrent le patron à s'asseoir à leur table. Le gardien et lui ne refusèrent aucune rasade le vin de Gascogne coula à flots, payé généreusement à l'avance. Les Écossais n'y trempèrent même pas leurs lèvres ; mais les explications qu'ils avaient données, l'après-midi, à leurs gardiens avaient satisfait pleinement ces brutes. Avant onze heures, geôliers et patron étaient ivres ils roulèrent sous la table et s'endormirent pesamment.

L'heure était venue pour les Écossais de fausser compagnie à ceux qu'ils avaient saoulés d'une façon si habile. En un clin d'œil, Kirkcaldy et ses compagnons se dévêtirent de leurs habits et ne conservèrent que leur costume marin ils troquèrent leur feutre contre un béret et, en descendant doucement la petite venelle qui s'amorçait sur la grande rue, ils gagnèrent la Porte du Roi.

Le cœur leur battait violemment.

N'allaient-ils pas trouver le poste éveillé, faisant bonne garde auprès du râtelier où pendaient les clés de la Porte du Roi, de la Barbacane et de la Bavole. Kirkcaldy, seul, s'approcha à pas de loup ; le corps de garde était éclairé il vit les deux soldats étendus sur le lit de camp sur le plancher gisaient plusieurs bouteille vides et des reliefs de victuailles prouvèrent à l'Écossais que les deux gardiens de la Porte du Roi avaient copieusement fêté l'Épiphanie. Une minute suffit à Kirkcaldy pour s'emparer des trois clés des poternes et. pour enfermer, tout doucement, les deux soldats dans le corps de garde, pour le cas où ils viendraient à se réveiller et à s'apercevoir de la disparition des clés.

Les Écossais avaient vraiment de la chance leur plan se déroulait sans à-coup, méthodiquement ; la nature même semblait être leur complice ; depuis dix heures le vent s'était élevé et la tempête commençait à faire rage, absorbant, dans son vacarme, tout autre bruit que celui des ardoises qui claquaient comme des castagnettes, et des grandes feuilles de plomb sur lesquelles roulaient les rafales.

Enfin, il était plus facile de sortir du Mont Saint-Michel que d'y entrer, puisque tout avait été disposé contre un assaillant venu, par conséquent, de l'extérieur. On trouvait tout d'abord, après avoir monté la patte d'oie dallée qui formait radier et éventail sur la grève, une porte dite Bavole, en raison de sa fermeture légère et de sa manœuvre aisée. Cette première défense formait l'entrée, près de laquelle s'élevait la potence des abbés du Mont, ayant droit de haute et basse justice. Il y avait porte et poterne. Pendant le jour, une simple barrière fermait la porte ; mais, le soir, la Bavole était consolidée par une poutre dont on distingue encore facilement les rainures et le trou d'attache de la barre. On entrait alors dans la Place d'Armes appelée aussi le Ravelin et, de nos jours, la Cour du Lion, à cause de l'écusson de granit encastré dans le mur et que Robert Jolivet avait fait sculpter dans une niche de remparts ; il fut déplacé vers 1806 et les travaux de restauration l'ont réintégré à son lieu primitif..

La Porte Notre-Dame, protégée par une demi-lune et couronnée de créneaux, donnait accès au second ravelin du boulevard. Cette partie a été profondément modifiée, vers la fin du dix-huitième siècle. Enfin, on se trouvait devant la Porte du Roi. Elle comprenait deux ouvertures, une porte principale destinée aux chariots et une poterne latérale donnant accès à la ville. Au-dessus de la porte était une vaste pièce dite le Logis du Roi.

Les Écossais n'eurent pas à faire jouer le vantail postérieur qui s'ouvrait en dehors sur la rue de la ville .il était resté ouvert par suite de l'incurie des hommes de garde quant au vantail antérieur, doublé de la herse, ils n'avaient pas à s'en préoccuper il leur suffisait d'avoir la clé de la poterne latérale.

Les trois portes furent ainsi franchies, sinon sans bruit, du moins sans que le grincement des serrures et la chute des leviers fussent particulièrement perceptibles dans le vacarme de la tempête.

Arrivés sur la grève, à mer basse, les quatre Écossais s'arrêtèrent. Une ombre vint vers eux ; elle s'était détachée de la Tour Gabriel. C'était le pêcheur Jean Chevrel ; ils s'étaient abouchés avec lui, parce qu'il connaissait admirablement les grèves et qu'il leur fallait un guide pour les conduire jusqu'à la côte, par la nuit noire, sur des grèves extrêmement dangereuses, en raison des sables mouvants.

Une demi-heure après les cinq hommes arrivaient au pied d'une petite dune de tangue, appelée mondrin par les gens du pays. Les Écossais se firent donner encore par leur guide certaines indications sur le pays, noyé dans l'ombre épaisse, mais dont ils connaissaient la topographie générale, pour l'avoir aperçu à travers les fenêtres grillées de leurs cellules. Pontorson était à deux lieues au sud ; Avranches à trois, vers l'est ; Granville à cinq au nord et Saint-Malo à douze, à l'ouest ; mais, comme ils faisaient à leur guide la remise de la somme convenue, le pêcheur se montra exigeant et se plaignit violemment de la modicité de son salaire. Il exigea que les étrangers lui versassent tout l'argent qu'ils avaient sur eux. Sa prétention indigna les malheureux évadés. Il leur vint à l'esprit d'étrangler cet homme sans foi ni probité. La chose eut été vite faite ; ils étaient quatre contre un ; mais ils se rappelèrent les conseils impérieux de Knox ils vidèrent leur bourse dans les mains du misérable qui disparut bientôt dans la nuit.

C'est alors que se passa une scène émouvante. Afin de ne pas trop attirer l'attention dans les pays qu'ils devaient traverser, ils avaient résolu de se séparer en deux groupes et de prendre une direction différente. Les deux Leslie allaient se diriger vers Rouen et non vers Rohan de Bretagne, comme l'écrit Calderwood trompé, sans doute, par une similitude de prononciation. William Kirkcaldy et Carmichaël chercheraient à s'embarquer dans un petit port breton.

Une étreinte silencieuse réunit lés quatre Écossais quelques paroles d'espoir et de réconfort, une courte prière à la Providence et ils se séparèrent...

Vingt jours après, William et Robert Leslie arrivaient à Rouen sans encombre, après avoir traversé la Normandie mais Kirkcaldy et Peter Carmichaël eurent mille périls à affronter. Ils ne pouvaient guère voyager que la nuit le jour, ils se cachaient dans les bois ou dans les anfractuosités de la côte. A Saint-Malo, aucun navire n'était en partance pour l'Angleterre ; rien non plus à Saint-Brieuc ni à Paimpol, ni à Morlaix.

A Roscoff où, d'habitude, venaient d'Irlande et de la Cornouaille anglaise de petits caboteurs pour charger des légumes et des fruits, ils ne découvrirent aucun bateau susceptible de les rapatrier. Une petite chapelle leur rappela leur pays, celle de Saint-Ninian, où avait prié auparavant, la jeune princesse Marie Stuart, celle-là même qui avait été baptisée par le cardinal Beaton. Cette vue et ce souvenir ranimèrent encore leur courageuse ardeur leur pays avait besoin d'eux. Vaillamment, quoique fatigués par les courses pénibles entreprises depuis près de deux mois, ils se remirent en route, en suivant le littoral tourmenté de la côte septentrionale du Finistère. Un soir ils arrivèrent au Conquet dans ce petit port, ils aperçurent un navire gréé comme ceux que l'on voit sur la Clyde. Avec prudence, ils s'approchèrent du bord et écoutèrent la langue maternelle vint frapper leurs oreilles avec une douceur infinie. C'était bien un dundee d'Écosse ; le capitaine était précisément sur le pont ils lui demandèrent de les autoriser à venir lui parler à bord. Ils apprirent avec joie que le capitaine était un de leurs coreligionnaires. Ils lui dirent qui ils étaient ils furent accueillis à bras ouverts.

Le lendemain, le dundee, ayant comme passagers William Kirkcaldy of Grange et Peter Carmichaël, s'éloignait, à l'aube naissante, de la terre bretonne ; l'ile d'Ouessant disparaissait bientôt dans les lointains vaporeux et le petit navire, poussé par une bonne brise du sud-est, prenait rapidement la haute mer. Sur le pont, têtes nues, les deux Écossais faisaient une prière d'actions de grâces. C'était enfin la liberté et, derrière les froides brumes qui s'étendaient vers le nord, c'était la patrie prochaine et pour Kirkcaldy le petit domaine de Grange.et la maison familiale, dans la jolie paroisse de Kinghorn[2].

 

 

 



[1] Servantes.

[2] Kinghorn est situé sur le rivage nord de Fifth of Forth, Écosse. On y remarque encore. la maison de ferme, connue sous le nom de La Grange. C'est le siège ancestral des Kirkcaldy. Les anciens bâtiments ont à peu près disparu et la date de 1687, accompagnée d'un monogramme illisible, gravé dans le linteau de la porte intérieure, indique l'année des nouvelles constructions. Toutefois un pigeonnier et une tour d'angle ; que les gens du pays disent protéger un souterrain allant jusqu'à la chapelle de Sainte-Marie ; à la limite des terres des lairds of Grange, pourraient bien être contemporains des Kirkcaldy du quinzième siècle, époque à laquelle Sir George de Kirkcaldy était grand propriétaire foncier dans te pays de Scaneld et de Tyrie.