LES PRISONS DU MONT SAINT-MICHEL

 

CHAPITRE PREMIER. — LOUIS XI AU MONT SAINT-MICHEL. — LES CAGES DE FER.

 

 

Le départ d'Amboise. — L'escorte royale sur les chemins Montois. L'itinéraire du Viage. — Le registre des Comptes de l'Hôtel. Un déjeuner dans une auberge normande. — Louis XI à Avranches. — Les chiens du roi la meute, les moutons et les oies. Égorgements et indemnités. — Le protocole de la visite d'un souverain. Le roi pèlerin. — Visite du Mont. Pourboires et aumônes. Souterrains et couloirs. Libération d'une femme ostayge. — La prétendue incarcération de Noël Beda. — Un bel anachronisme. — Une légende sur le cardinal La Balue. — La caricature d'un bon diable d'évêque. — Louis XI Tombelaine. A travers la Normandie ; le retour à Amboise. — Les cages de fer ; leur fabrication, leur coût, leur description. La cage de fer du Mont Saint-Michel autres cages du royaume. — Comment fut démolie la cage du Mont, d'après Mme de Genlis. Les tortures de Simon de Quingey. Une cage au Japon en 1811.

 

Vers la fin de juin 1470. Louis XI quittait le château d'Amboise pour se rendre à Tours, où il passait la première quinzaine de juillet. Après un séjour de deux semaines aux Ponts-de-Cé, il rentrait à Tours, le 4 août, et repartait le lendemain, traversait Bouche-Maine, le 6, et gagnait Angers, pour y recevoir la reine Marguerite, le prince de Galles et Warwick, le fameux faiseur de rois. Le 22 août, il était au Mans et tout aussitôt il se disposait à entreprendre un voyage en Normandie. Il avait une affection très particulière pour cette province. Th. Basin nous affirme que Louis, dauphin, se complaisait à parler de ce pays qui allait être un des plus riches fleurons de sa future couronne. Il devait y faire au moins six voyages, en 1462, 1463, 1466, 1470, 1473 et 1476[1] ; mais, de tous ces voyages, le plus curieux à étudier est certainement celui qui fut entrepris en 1470 et au cours duquel le monarque visita le Mont Saint-Michel. C'était surtout un pèlerinage qu'accomplissait ce roi, dont la piété était voisine de la superstition. Il s'acquittait ainsi d'un vœu fait à l'occasion de la naissance du fils que venait de lui donner Charlotte de Savoie et qui devait être, un jour, Charles VIII[2].

Aussi ce voyage, sauf quelques cérémonies exceptionnelles, conserva-t-il un caractère plutôt privé que rendent particulièrement curieux des documents découverts dans les collections nationales et que M. Adigard a signalés dans une intéressante brochure[3].

Du Mans au Mont Saint-Michel la distance, à vol d'oiseau, est d'environ trente lieues deux routes s'ouvraient au roi il pouvait gagner le fameux sanctuaire en passant ou par Villaines, Javron, Lassay, Septforges et la Basoche, ou en remontant par Domfront, Ambrières et le Passais. Or, le Registre de l'Hôtel sur lequel sont soigneusement notées les dépenses du roi ne fournit sur l'itinéraire aucune indication bien précise toutefois, certaines particularités nous font croire que le roi suivit la seconde de ces routes. Tout d'abord un chemin montais, venant du Mans, traversait le Passais ; il était fréquenté par les Manceaux et par les Angevins, dont on connaît le culte pour saint Michel. Les chroniqueurs de l'abbaye normande nous signalent fréquemment plusieurs viages accomplis par les habitants de ces provinces. Nous savons même, par le Registre des Sauf-conduits conservé aux Archives de l'Etat, que de nombreux Angevins et Manceaux, hommes, femmes et enfants ne craignirent pas, au moment même où la guerre était déchaînée entre la France et l'Angleterre, de franchir les lignes d'investissement qui encerclaient le Mont Saint-Michel et de s'aventurer sur des grèves ensanglantées par de violents combats[4]. Les pèlerinages vraiment édifiants, entrepris individuellement ou par groupes, se reproduisirent plus nombreux encore dans le cours du seizième et du dix-septième siècle, surtout lorsque les confréries de Saint-Michel furent organisées d'un bout à l'autre de la France. Un évêque d'Angers, Guillaume Ruzé (1572-1587), favorisa particulièrement ces pèlerinages, ainsi que Dom Ignace Philibert, abbé de Saint-Vincent du Mans (1647), monastère que des liens étroits rattachaient au Mont non seulement au spirituel mais aussi au temporel.

Le chemin montais, venant de l'Anjou et du Maine, voyait donc passer de longues files de miquelots ; aussi est-il tout naturel de penser que le roi, pèlerin lui-même, ne voulut point s'écarter de cette route du paradis, comme on appelait les voies conduisant au Mont ; de plus, on peut découvrir d'autres jalons pour tracer cet itinéraire c'est ainsi que l'on trouve dans les archives paroissiales du Passais traces d'une fondation faite par Louis XI d'une messe dite messe du roi[5].

Quoi qu'il en soit, Louis couchait à Domfront, dans la nuit du 26 au 27 août ; le lendemain il quittait cette ville, après avoir prié à l'église Notre-Dame-sur-l'Eau où l'abbé Robert de Torigné avait tenu sur les fonts baptismaux la princesse Aliénor, fille de Henri II d'Angleterre. Il passait par Saint-Georges, Barenton et Milly et s'arrêtait, vers trois heures du soir, dans une modeste auberge de Paindavaine, aujourd'hui Isigny-le-Buat.

Il aurait pu, cependant, trouver gîte et couvert ; dans les environs, où plusieurs gentilshommes avaient d'agréables manoirs. Le château des Avenel des Biards était tout proche, ainsi que celui des Colin de Brécey ; il eût reçu, au castel de Mortrie, non loin de Ducey, une hospitalité loyale et somptueuse ; il préféra se restaurer dans une petite auberge, où il ne fit pas grande chère il y dépensa neuf écus, pour lui et pour sa suite, neuf écus qui figurent ainsi sur le Registre du Compte de l'Hôtel : Payés à Moreau pour donner à l'ostesse de Paindavaine, entre Donfront et Avranches, où disna notre dit seigneur.

A Paindavaine, le roi quitta le chemin montais qui, sous l'appellation, de route Biardaise, continuait par Ducey pour aboutir sur les grèves du. Mont Saint-Michel, à peu près à l'endroit d'où part aujourd'hui la digue submersible de Roche Thorin, destinée à favoriser l'exhaussement de la baie, dans l'entreprise des Polders de l'Ouest. Deux heures après son départ d'Isigny, le roi arrivait à Avranches, où il était chaleureusement reçu par son confesseur et aumônier, Jean Boucart de la Vaucelle, titulaire, depuis 1453, du siège épiscopal. L'évêché était un bâtiment tout neuf, édifié sur la base même de l'ancien palais et qui s'élançait hardiment, fort et sévère, jusqu'à la ligne des remparts, pour s'épanouir ensuite en tourelles, en lucarnes ouvrées, que Louis de Bourbon devait, vingt ans plus tard, agrémenter encore d'ornements plein d'élégance. Des lucarnes aux trois pignons fleuronnés, que bosselaient de nombreux médaillons, on voyait le Mont Saint-Michel qui dressait sur les grèves, à trois lieues de distance, sa pyramide fortifiée à sa base et couronnée de sa nouvelle église au sommet. Le roi prit un plaisir extrême à contempler l'horizon merveilleux qui se déroulait devant lui, depuis la pointe brumeuse de Cancale jusqu'aux plantureuses campagnes de Pontorson et d'Antrain. Dès le lendemain, le roi quittait Avranches après avoir acheté une épée, dont le coût est porté au compte de l'Hôtel. Rien ne donne créance à cette affirmation de l'Histoire de Barante, prétendant que le roi passa à Avranches la revue des gentilshommes de sa maison, appointés à 20 écus de gages. Il les aurait trouvés si mal équipés qu'il leur aurait fait don d'une écritoire : Il faudra, Messieurs, me servir de la plume, puisque vous ne voulez le faire par les armes. L'anecdote est plaisante, mais rien ne nous en garantit l'authenticité[6].

Le petit crochet que le roi avait fait en passant par Avranches, au lieu de suivre directement le chemin Biardais, avait eu pour conséquence de l'obliger à traverser les grèves de Genêts au Mont, en laissant Tombelaine sur sa droite. Le cortège fit une très courte halte au bourg de Genêts, au sortir duquel il se produisit un petit incident. Sur le rivage paissaient de nombreux moutons, de ces moutons dont la chair délicate, nourrie d'une herbe couverte par le flot aux grandes marées et de criste-marine, est connue sous le nom de présalé. Des milliers d'oies prenaient aussi leurs ébats sur les herbus de la côte. Les chiens du roi, qui couraient constamment sur les flancs de l'escorte, étranglèrent plusieurs moutons et une demi-douzaine de volatiles. Le fait n'était pas rare. Le monarque ordonna aussitôt d'indemniser largement les propriétaires des victimes de sa meute. C'est ainsi que le compte, établi par Jean Soret, escripteur du roi, mentionne des indemnités de un ou deux écus données à des personnes dont les bêtes à plumes et à poils ont esté estranglées par les lévriers de Sa Majesté.

Le roi était bien attendu au Mont, mais il n'avait pas annoncé officiellement sa visite il voulait y être reçut, non en roi mais en pèlerin. Autrement tous les bénédictins, l'abbé à leur tête, seraient venus au-devant de lui sur les grèves et toutes les cloches auraient sonné[7]. Les moines ont respecté même ce quasi-incognito en ne transcrivant pas sur leurs registres ou même sur leurs notes ou remarques personnelles, le récit de cette visite. C'est donc pure imagination de prétendre que le roi tint, cette année-là, dans la salle des Piliers, le premier chapitre de l'ordre de Saint-Michel qu'il avait créé quelques mois auparavant. Dom Huynes, dom Le Roy et leurs deux continuateurs ne soufflent mot du voyage de 1470, alors qu'ils nous donnent des détails assez intéressants sur les visites du roi au Mont, en 1462 et en 1473[8].

Mais, à défaut de nos informateurs habituels, le Compte de l'Hôtel[9] nous permet de suivre un peu le roi dans sa visite de 1470. Il semble bien qu'il s'intéressa vivement aux travaux de la construction du chœur, commencé en 1450 ; il admira cette œuvre déjà fort avancée et qui devait être un des plus élégants spécimens de l'architecture ogivale française. Il gratifia les maçons qui y besognaient et grimpa dans le clocher ardument. Il donna un pourboire à la guette qui l'avait guidé à monter et à descendre en le dit clocher, dont l'ascension n'était pas chose aisée, à cause de l'usure des marches et de la vétusté des charpentes ; le bois dont le clocher était presque exclusivement fait pourrissait vite, exposé, à plus de 300 pieds au-dessus des grèves, aux ardeurs du soleil, aux pluies torrentielles et aux brouillards pénétrants. Cette tour, en bois, avait été édifiée par Bernard du Bec en 1135 ; elle avait donc plus de trois siècles d'existence, quand Louis XI y monta.

Sur le parvis, le roi fit la rencontre de plusieurs misérables des scrofuleux touchèrent ses vêtements, la tradition populaire voulant que le monarque eût le don de guérir les écrouelles[10]. A plusieurs ladres et povres hommes, Louis XI fit aumônes et largesses. Puis, descendu sous le parvis, il prit une attention extrême aux substructions de la plate-forme de l'ouest, de la chapelle souterraine et aux fondations de l'église. Les couloirs obscurs et les cachots l'intéressèrent vivement. Eut-il à ce moment l'idée de faire transporter au Mont une de ces cages, où l'on enfermait des personnes de marque ? On ne saurait l'affirmer mais il est certain, d'après une ligne du Compte de l'Hôtel qu'il visita les prisons puisqu'il en libéra une povre femme tenans ostaige pour son mari.

On se demande, toutefois, où certains auteurs ont puisé le récit vraiment impressionnant de la contemplation muette et sinistre du monarque devant la cage de fer où Noël Beda, principal du collège de Montaigu à Paris, était enfermé, dans un des souterrains du Mont ? L'information, certes, ne vient pas d'une source authentique. La visite de Louis XI au Mont Saint-Michel est de 1470, admettons même que cette scène ait eu lieu lors de la dernière visite en 1477. A cette époque Noël Beda, dont on ignore le lieu exact de naissance, les environs d'Avranches au dire de quelques écrivains, était encore un enfant, si même il était né. Son œuvre de polémique, ses grandes luttes contre Érasme datent de 1519 à 1526 et on l'enferme au Mont en 1470 ou en 1477 Les chiffres font bonne justice de cette extraordinaire assertion.

D'autres écrivains ne commettent pas un anachronisme aussi monstrueux ; ils placent l'incarcération de Noël Beda pendant la commende du cardinal Le Veneur. On précise encore en disant qu'elle eut lieu à l'époque où Robert Cénau ou mieux Cenalis occupait le siège épiscopal d'Avranches. La détention de Noël Beda se placerait donc à partir de 1532. D'après Monsignor Deschamps Dumanoir — source non citée bien entendu, — Cénau aurait entretenu de fréquentes rapports avec le Mont Saint-Michel où languissait dans les prisons du château son grand ami (?) Noël Beda. Cénau aurait adouci, autant que possible, la rigueur de sa captivité et quand la mort eut frappé Beda dans sa déportation, l'évêque d'Avranches n'aurait pas craint de célébrer pontificalement un service funèbre pour le repos de son âme dans l'église des Mathurins de Paris, le 10 février 1537.

Ces renseignements vaudraient quelque chose si Monsignor Deschamps avait cité, à l'appui de son dire, une autorité respectable. Or, tous les chroniqueurs, tous les annalistes de l'abbaye sont absolument muets sur cette détention qui était, cependant, digne de remarque, pour employer l'expression même de dom Thomas Le Roy, quand il enregistre un fait intéressant ou simplement curieux.

Il en est de même pour l'incarcération de La Balue, sur la captivité duquel nous n'avons découvert aucun document. Fulgence Girard, Deschamps, Boudent, Pigeon et vingt autres, qui se copièrent inlassablement, affirment cette détention et c'est tout.

Ce n'est pas assez et pour des raisons identiques à celles que nous venons de développe au sujet de Beda, nous nous inscrivons en faux contre la captivité au Mont de celui que Louis XI appelait un bon diable d'évêque. On peut être bien certain que si La Balue eût été enfermé dans une cage, les malins annalistes n'auraient pas manqué de nous rapporter sur lui quelque piquante anecdote. On connaît les plaisanteries qui accueillirent le bref de Paul II, élevant Beda au cardinalat[11]. Les continuateurs de dom Huynes et de dom Le Roy auraient saisi l'occasion de nous faire quelques belles considérations sur la fragilité des faveurs royales et le frère Estienne Jobart eût certainement fait allusion à une petite caricature qui circulait prudemment sous le manteau, pendant le règne de Louis XI. Un dessin représentait un homme assis sur un trône et habillé comme un souverain. Au-dessus de sa tête était écrit le mot FAVEUR. Avec un chalumeau, il gonflait une bulle qui prenait la forme d'un âne, ayant une mitre entre les oreilles et une crosse entre les jambes. C'était Louis XI créant La Balue.

Cette digression qui nous évitera de revenir sur les prétendues détentions au Mont de Beda et de La Balue, nous amène à parler de la cage du Mont Saint-Michel qui, elle, exista bel et bien ; mais pour en finir avec la visite de Louis XI et son voyage en Normandie quelques mots sont encore nécessaires.

Le roi après avoir gratifié le portier du château, comme l'indique le Compte de l'Hôtel, ne manqua pas, selon sa coutume, de prendre contact avec les gens de la ville. Il fit quelques emplettes dans les boutiques de quincaillerie et de bimbloterie, où l'on vendait des souvenirs de pèlerinage, médailles, statuettes, cornets, enseignes et autres béatilles. Il achète un ruban de soie, avec coquilles pour faire une écharpe pour lui.

Enchanté de son séjour au Mont, il assure les bénédictins de sa bienveillance et, pour témoigner sa sympathie aux moines et aux Montois, il confirme plusieurs privilèges, ainsi qu'il est rapporté dans les archives de l'abbaye et dans les recueils officiels[12].

Tombelaine était trop près — une demi-lieue sépare ce rocher, aujourd'hui désert, du Mont Saint-Michel — pour qu'il ne visitât point cette forteresse occupée par les Anglais de 1419 à 1450 et dont les Français conduits par Louis d'Estouteville s'emparèrent, le 16 mai de cette dernière année.

Le capitaine Ymbert de Baternay, qui commandait le Mont et Tombelaine, lui fit les honneurs de ce château qu'enserraient encore de hautes et solides murailles et qui était armé des pièces d'artillerie que les Anglais, sortis de Tombelaine avec les honneurs de la guerre, y avaient laissées contre une indemnité de 500 écus. Louis XI, après avoir selon son habitude dévotement prié devant Notre-Dame de la Gisante, honorée dans la chapelle du prieuré, regagna Avranches où il demeura jusqu'au 31 août. Il passa cette journée-là à Granville et coucha au château de Chantelou près Bréhal. Il y reçut l'hospitalité de Jean d'Estouteville dont la maison s'était couverte de gloire durant le siège du Mont Saint-Michel. Pour bien marquer aux habitants .de Coutances son mécontentement de les avoir vus, trois ans auparavant, accueillir les troupes du duc François de Bretagne, son ennemi, il évita de passer par cette ville, traversa la petite paroisse de Notre-Damede-Cenilly, dont il aumôna l'église de Notre-Dame de Piété et gagna Saint-Lô. Là encore,  l'évêque Jean Boucard le reçut dans son manoir patrimonial de la Vaucelle. Il y resta deux jours ; puis, par Neuilly et Bayeux, il se rendit à la Délivrande pour y vénérer Notre-Dame le 25 septembre il rentrait à Amboise.

Si le roi ne fit pas au Mont une de ces rencontres tragiques qu'il n'était pas mécontent de se ménager avec certaines de ses victimes, il n'est pas téméraire, cependant, de supposer qu'en visitant les substructions du Mont Saint-Michel, il se rendit compte des avantages que l'isolement donnait à ce château, pour en faire une prison politique et y loger une de ces cages où il ne lui déplaisait pas de torturer ses ennemis.

Il est bien certain qu'une cage y fut transportée par son ordre, mais on ignore la date où cet affreux instrument de torture fut placé dans l'abbaye-forteresse les annalistes n'en ont jamais parlé. Il faut donc chercher ailleurs que dans dom Huynes et dom Le Roy, des renseignements sur cette cage nous essaierons de la reconstituer, en nous aidant de plusieurs documents et d'un récit de Mme de Genlis.

Philippe de Commines[13], qui avait tasté de ces cages pendant huit mois, nous dit très brièvement qu'elles étaient tantôt en fer, tantôt en bois ; dans ce cas, on les recouvrait de plaques de fer, soit en dehors, soit en dedans. Un compte, publié par Sauval[14], nous apprend que les cages variaient de grandeur suivant la manière dont on voulait torturer le prisonnier. Elles étaient quelquefois si réduites, par un raffinement de cruauté, que le prisonnier était obligé de se replier sur lui-même. La cage où fut enfermé Simon de Quingey[15] était tellement étroite que l'on dut équarrir les solives pour qu'il parvint à se tenir debout. Les prisons de Loches en contenaient une, dont les dimensions étaient très exiguës, six pieds et demi de hauteur et de largeur ; et encore la mesure est prise au dehors, ce qui réduit la cage à un volume tel que l'enfermé n'y pouvait s'y tenir ni debout ni couché.

Mais on a mieux que des descriptions ou des récits. Un dessin conservé à la Bibliothèque Nationale, Estampes, 2e volume, Topographie du département d'Indre-et-Loire et qui remonte à 1699, nous représente une de ces cages, d'après Gaignières.

Cette cage parait être composée de 16 grosses pièces de bois se coupant à angle droit avec 16 autres solives sur la face la plus large. A peu près au milieu de la cage, on remarque une ouverture de trois pouces environ de hauteur ; c'est la trappe destinée à faire passer la nourriture au prisonnier. Celui-ci était introduit dans la cage par une porte s'ouvrant en dehors et sur le côté le plus étroit. Quelquefois, ces cages étaient suspendues à l'aide d'un crochet elles oscillaient alors au moindre mouvement du misérable qui y était enfermé mais, le plus souvent, elles étaient élevées au-dessus du sol et adhéraient à la muraille par un de leurs côtés, au moyen d'énormes pattes-fiches ou de solides attaches. La cage de Chinon avait même cela de particulier qu'elle tournait sur un pivot le détail nous est révélé par une lettre de Mme de la Fuye qui avait visité ce château[16].

La cage du Mont Saint-Michel était attachée au mur supérieur, mais il n'est pas certain qu'elle fût oscillante. Elle était logée dans une des salles de l'Officialité, c'est-à-dire au-dessus de l'entrée de l'abbaye du onzième siècle et non loin du grand escalier. L'arc doubleau de la voûte porte, dit-on, le crochet qui maintenait la cage au-dessus du sol. Cette suspension de la cage du Mont, qu'elle fût oscillante ou non, rend invraisemblable le récit fait, par Mme de Genlis, de sa démolition. Le voici : Je questionnai, dit-elle, les religieux sur cette fameuse cage de fer. Ils m'apprirent qu'elle était en bois ; qu'elle était formée d'énormes bûches, laissant entre elles des intervalles à jour de trois à quatre doigts. Il y avait environ quinze ans qu'on n'y avait mis des prisonniers à demeure, car on en mettait assez souvent, quand ils étaient méchants, parait-il, quoique ce lieu fut horriblement humide et malsain. Alors Mademoiselle et ses frères s'écrièrent qu'ils auraient une joie extrême à la voir détruire. A ce moment, le prieur nous dit qu'il était le maître de l'anéantir, parce que M. le Comte d'Artois en avait positivement ordonné la destruction. Pour y arriver, on était obligé de traverser des souterrains si obscurs qu'il y fallait des flambeaux[17] et, après avoir descendu beaucoup d'escaliers, on parvenait à une affreuse cave où était l'abominable cage. M. le duc de Chartres, avec une force au-dessus de son âge, donna le premier coup de hache à la cage. Je n'ai jamais rien vu de plus attendrissant que les transports et les acclamations des prisonniers pendant cette exécution. C'était, sûrement, la première fois que ces voûtes retentissaient de cris de joie au milieu de tout ce tumulte. Mais je fus frappée de la figure triste et consternée du suisse du château. Je fis part de ma remarque au prieur qui nie dit que cet homme regrettait cette cage, parce qu'il la faisait voir aux étrangers. M. le duc de Chartres lui donna dix louis, lui disant qu'à l'avenir, au lieu de montrer cette cage aux visiteurs, il leur montrerait la place qu'elle occupait.

L'anecdote est jolie et pleine d'humour, elle est délicate et flatteuse pour le comte d'Artois et le duc de Chartres mais il semble bien qu'elle ne soit pas rigoureusement exacte. Mme de Créquy, dont les Mémoires, on le sait, sont apocryphes, s'étonne à juste titre du récit de Mme de Sillery, qui n'est autre que la comtesse de Genlis : C'était, dit-elle, une grande chambre dont le plancher supérieur était soutenu par des poteaux, et je ne vois pas ce que M. le duc de Chartres y pouvait démolir sans y faire tomber le plancher sur sa tête. S'il faut sourire de l'euphémisme grande chambre, on doit retenir ceci la cage était suspendue en l'air ou mieux soutenue par des poteaux, ce qui rendait tout à fait impossible la démolition immédiate de cet instrument de torture, justement odieux au jeune prince.

La cage du Mont avait également fait impression sur un gentleman anglais qui, en 1776, avait visité le château[18], la description qu'il nous en donne ne nous apprend pas grand'chose Nous entrâmes, dit Wraxhall, dans une longue allée le Suisse nous mena dans un appartement où il y avait une cage, construite de barreaux de bois prodigieux le guichet, par où on y entre, avait une épaisseur de dix à douze pouces. J'entrai dans l'intérieur de cette cage, l'espace en était d'environ douze à quatorze pieds carrés et la hauteur d'environ vingt pieds.

En convertissant ces chiffres en mesures actuelles, on trouve que la cage avait 4 m. 23 environ de surface et un volume de 27 mètres ; toutefois la hauteur donnée par Wraxhall, 20 pieds ou 6 m. 40, nous paraît excessive. Elle aurait été plus haute que large et cette particularité frappante n'est signalée par aucun écrivain.

Cette cage n'avait certainement pas été faite au Mont Saint-Michel ; elle devait être l'œuvre du fabricant ordinaire, Hans Ferdagent, ouvrier habile, d'origine allemande, auquel le roi avait commandé la construction de plusieurs cellules de ce genre[19]. La première aurait été faite en 1471 et son premier hôte aurait été le cardinal La Balue, leur inventeur, affirme-t-on.

Mais ce fut surtout en 1479 et en 1480 que le sinistre forgeron d'Allemagne en livra plusieurs au roi. D'après le compte de Louis XI, pour l'année 1480, la matière première de ces cages fut achetée de Jean Daulin, marchand à Tours, dont un seul mémoire s'élève à 3.457 livres et demie[20].

Ces cages furent réparties en divers châteaux. Il y en avait une à l'hôtel des Tournelles, à Paris, une autre dans la cour de la Bastille on y logea Guillaume de Harcourt, évêque de Verdun[21]. En 1479, Louis XI fit même établir trois forges, dans son château de Plessis-lès-Tours, afin de faire exécuter sous ses yeux une cage à laquelle il attachait une importance toute particulière[22]. On croit qu'il y en avait deux à Loches, une à Chinon et une à Angers. Celle où fut renfermé Simon de Quingey paraît être la cellule de Plessis-lès-Tours. Enfin on connaît celle du Mont Saint-Michel. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que la cage du Mont eût été construite à Plessis-lès-Tours et fût sortie des forges particulières de Louis XI. Ces cages étaient transportables sur des chariots, nous en trouvons la preuve dans le récit d'un incident de la captivité de Simon de Quingey. L'infortuné page de Charles le Téméraire avait été transféré de Verdun à Tours, en mars 1480 il avait même fallu abattre certain mur du donjon pour y faire entrer la cage que surveillaient, nuit et jour, deux hommes d'armes et deux geôliers. La cage était tellement étroite que le malheureux y dépérit. Louis XI, après avoir envoyé un médecin pour constater l'état de son prisonnier, ordonna de le délivrer des chaînes dont il était chargé et d'élargir la charpente pour que Simon pût se tenir debout. Cet adoucissement relatif améliora l'état de santé du détenu ; un jour, celui-ci crut que sa libération était proche une grande animation régnait dans le donjon on lui fit connaître que le roi voulait le voir tout aussitôt une équipe d'ouvriers posa la cage sur des rouleaux, la sortirent du château et la hissèrent à grand'peine sur un char ; on arriva sans trop d'encombre à Plessis-lès-Tours, où était le roi. Après trois jours de conférences avec le monarque qui ne put vaincre la fermeté de son adversaire, la cage fut renvoyée à Tours avec son malheureux habitant mais, en cours de route, l'essieu se rompit sous le poids de l'affreuse cellule ; la réparation eut lieu sur place et, après de longs et pénibles efforts, le chariot reprit son sinistre voyage. De longs mois devaient encore s'écouler avant que Simon de Quingey fût enfin élargi de sa terrible prison[23].

Au dix-huitième siècle, un pamphlétaire peu recommandable devait subir au Mont Saint-Michel un traitement identique en racontant la captivité de Dubourg, nous essayerons de la dégager de toute légende, en nous basant uniquement sur les documents d'une authenticité incontestable que M. Eugène de Beaurepaire a mis en lumière dans une petite étude qu'il a consacrée à Dubourg[24].

Les Orientaux, qui sont des maîtres dans l'art de torturer, usaient aussi de cages semblables. En 1811, un capitaine russe, Golowine, fut fait prisonnier par les Japonais, ainsi que deux de ses officiers et quatre matelots. Ils furent enfermés dans de petites cages, mesurant 6 pieds de long, 1 m. 70 de large et 2 m. 30 de haut. De demi-heure en demi-heure, les gardiens réveillaient, par barbarie, les malheureux captifs[25].

 

 

 



[1] CHARLES DE BEAUREPAIRE, Précis de l'Académie de Rouen, 1857.

[2] JEHAN DE TROYES, Panthéon français de Buchon, p. 290.

[3] PIERRE ADIGARD, le Voyage du roi Louis XI en Normandie et dans le Maine aux mois d'août et septembre 1470. Alençon, 1902.

[4] Bibl. Nat., Quittances, t. LXVI, n° 2195, texte rapporté par SIMÉON LUCE, Chronique du Mont Saint-Michel, t. II, pp. 28-29, et Archives nationales, section historique. Registre des revenus du sceau du duc de Bedford dans le Maine, KK, 824, folios 6, 7, 12, 36-39, 47.

[5] DE CONTADES, Bibliographie du canton de Passais. Paris, 1988.

[6] DE BARANTE, t. IX, p. 174, source non indiquée.

[7] Cum igitur Rex noster Christianissimus accessurus est ad hunc sanctissimum Montem (modo se solemniter recipi expelierit et illud idem innotuerit monachis hujusce montis), omnes in cappis procedent illi obviam, extra portam urbis, in graviis scilicet. Interius solemniter pulsantur campanæ omnes. Ceremoniale Montis Sancti Michaelis. Ce cérémonial fut confirmé par le règlement établi, en mai 1633, par le Chapitre de la Congrégation de Saint-Maur, tenu à Vendôme.

[8] En l'an 1462, Louis XI vint en pèlerinage en ce Mont et donna pour son offrande 600 escus d'or. Il permit aux religieux d'adjouster trois fleurs de lys aux armes de ce monastère et de les charger de dix coquilles ; il n'y en avoit autrefois que troys seulement. THOMAS LE ROY, Curieuses Recherches, I, 397.

En 1473, Louis XI vint au Mont apporter sur l'autel de l'archange une pierre qui avait failli le tuer alors qu'il visitait le château d'Alençon. On avait cru tout d'abord à un attentat criminel, mais une enquête démontra.que la pierre s'était détachée d'un parapet sur lequel s'appuyaient un page et sa paillarde laquelle avait fait choir la pierre avec le bas de sa robe. GILLES BRY DE LA CLERGERIE, Histoire du pays et comté de Perche et du duché d'Alençon, Paris, 1620.

[9] Comptes originaux de l'Hôtel (de 1469 à 1470), Archives nationales, KK, 62.

[10] A. LAURENT, De mirabili strumas sanandi ui solis Galliæ Regibus christianissimis divinitus concessa, Parisiis, op. M. Obry, in-8°, 1609.

[11] Cf. la Chanson du Chapeau rouge, Bibliothèque de l'École des chartes, t. IV, 1842-1843, p. 566.

[12] Bibl. nat., ms. 5696.

[13] PHILIPPE DE COMMINES, Ed. Dupont, livre VI, chap. XI, t. II, pp. 264-265.

[14] SAUVAL, Histoire de Paris, t. III, p. 428.

[15] Simon de Quingey, page de Charles le Téméraire, a été l'objet d'une étude de M. Jules Gauthier insérée dans les Mémoires de la Société d'émulation du Doubs. Besançon, 1873. Voir aussi le compte rendu de cette brochure dans la Bibliothèque de l'École des chartes, année 1874, XXXV, p. 310.

[16] Bibl. nat., mss. Clairambault, Mélanges, carton 229, p. 327.

[17] Ceci est rigoureusement exact afin de prévenir toute évasion, la porte de l'escalier nord-sud avait été condamnée, bouclée même et, pour se rendre à la cage, il était nécessaire de s'engager dans un corridor très étroit conduisant à l'Infirmerie bâtie par Robert de Torigni.

[18] WRAXALL JUNIOR, Tournées dans les provinces occidentales de la France. Rotterdam, 1777, p. 20.

[19] Bibl. nat., ms. fonds Gaignières, n° 7722, p. 716. Extrait des comptes de Louis XI pour l'année 1480.

[20] Bibl. nat., ms. fonds Gaignières, n° 7722, p. 716. Extrait des comptes de Louis XI pour l'année 1480. Voir aussi CIMBER et DANJOU, Archives curieuses de l'Histoire de France, t. I, p. 92.

[21] SAUVAL, t. III, 428.

[22] CIMBER et DANJOU, Archives curieuses de l'Histoire de France, t. I, p. 101.

[23] Il fut mis en liberté, par ordre de Charles VIII. (Lettres patentes du 2 avril 1485) ses biens lui furent restitués.

[24] EUGÈNE DE BEAUREPAIRE, la Captivité et la mort de Dubourg. Caen, 1889.

[25] Magasin pittoresque, année 1841, IX, p. 371.