ESSAI SUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE IX. — Charles-Quint et Maurice de Saxe (1547-1556).

 

 

Le premier acte de Charles-Quint, après sa victoire sur la confédération de Smalkalde, fut de convoquer à Augsbourg une diète générale des Etats allemands.

Les esprits étaient en suspens dans toute la Germanie. On attendait en silence ce que la nouvelle assemblée révèlerait sur les desseins du prince qui maintenant disposait du sort de l'empire. Que va-t-il faire ? Les confédérés de Smalkalde ont-ils seuls été écrasés sous les murs d'Ingolstadt et dans la bataille de Mühlberg ? L'Allemagne tout entière n'a-t-elle pas vu succomber sa liberté le jour où un seul combat, livré par une poignée d'hommes à des ennemis à peine égaux en nombre, a suffi pour anéantir la ligue de ses princes les plus redoutés, de ses villes les plus florissantes ?

Il est à remarquer que la victoire si complète de Charles-Quint le rendit immédiatement suspect à tous les Etats allemands, comme sa victoire de Pavie l'avait autrefois rendu suspect à toutes les puissances italiennes. Du reste, il n'était personne qui n'eût quelque sujet de le craindre.

Les confédérés de Smalkalde avaient lutté contre lui sur les champs de bataille ; ils lui avaient prodiguées outrages, et maintenant ils étaient à sa merci. Les autres Etats protestants l'avaient servi avec fidélité et dévouement ; mais ils étaient liés par la religion, par les intérêts, quelques-uns même par le sang, aux principaux chefs des vaincus. Les deux pins puissants d'entre eux, Maurice de Saxe et l'électeur de Brandebourg, pouvaient craindre de l'avoir vivement irrité en sollicitant avec des instances si pressantes la délivrance du landgrave. Ils avaient aussi, dans leur aveuglement, donné leur parole à ce même landgrave qu'ils se constitueraient les prisonniers de sa famille, s'il ne revenait pas libre et sauf auprès d'elle après avoir obtenu son pardon. Et maintenant, par la faute d'un souverain qui pourtant leur devait quelque reconnaissance, il leur fallait, s'ils ne voulaient manquer à leur parole, accepter pour prison quelque château de la Hesse. Et quel serait le terme de leur captivité ? Quand plairait-il à l'empereur de mettre en liberté leur beau-père ?

Quant aux catholiques, ils savaient depuis longtemps que les vues de l'empereur s'accordaient mal avec leurs désirs. Dans la dernière guerre, ils ne s'étaient point unis à lui, bien que le pape fût son allié. Comment se réjouiraient-ils maintenant de son triomphe ? L'empereur était devenu l'ennemi mortel du pontife ; car les affaires d'Italie les avaient entièrement brouillés, et ni l'un ni l'autre ne dissimulait sa haine. Paul III venait de transférer, sous un prétexte peu plausible, le concile de Trente à Bologne ; l'empereur, de son côté, avait défendu expressément aux évêques, ses sujets, de se rendre à cette nouvelle assemblée.

Les catholiques craignaient donc à la fois pour l'indépendance des Etats allemands, qui toujours avaient redouté les empereurs puissants, pour l'autorité de l'Eglise plusieurs fois ébranlée dans des colloques présidés par les ministres de Charles-Quint, enfin pour le pape dont il voulait, disait-on, punir la conduite hostile. Les Vénitiens ne doutaient point que le pontife n'eût bientôt à regretter, autant que les confédérés de Smalkalde eux-mêmes, le triomphe de son ancien allié. Ils conjecturent, écrivait alors Morvilliers, ambassadeur français à Venise, au nouveau roi de France, Henri II[1], que l'empereur, pour gagner les cœurs des Allemands et tirer argent d'eulx, leur promectra un concile libre, et que sous le prétexte d'y vouloir induire le pappe, il viendra en Italie, chose qu'ils auront très agréable, pour jeter un tel host et la guerre hors de leur pays, et le suivront aussi volontiers pour l'obstinée malveillance qu'ils ont contre le siège apostolique. On discourt semblablement que l'empereur tasche à cette diète de leur faire accorder une ligue contre quelque autre prince ou potentat (le roi de France ?) retenant et ne voulant restituer chose prétendue être de l'empire ou des vassaux d'iceluy, comme qu'il soit tenu prendre la protection desdits vassaux et que sous ces deux couvertures du concile et du bien commun de l'empire, il amenera ses forces en Italie, lesquelles il emploiera suivant son ambition.

Ainsi, hors de l'Allemagne, on annonçait que l'empereur, réconcilié avec les Etats de l'empire et entraînant après lui toutes les forces de la Germanie pacifiée, allait fondre sur l'Italie et sur la France. Les Allemands lui supposaient des desseins différents, mais non moins ambitieux. Ils pleuraient leur indépendance perdue, et ils accusaient Charles-Quint de trahir ses anciens serments en livrant sa souveraineté élective à ses royaumes héréditaires.

L'artillerie prise sur les confédérés de Smalkalde avait été envoyée en Espagne, en Sicile, à Naples, à Milan. Des garnisons espagnoles, napolitaines et milanaises occupaient militairement toutes les villes du midi de l'empire. La diète d'Augsbourg elle-même en était environnée. Elles y avaient été réunies, disait-on, pour la protéger. Mais que fallait-il entendre par ce mot audacieusement mensonger ? garder la personne impériale et assujettir l'Allemagne entière à ses volontés.

Charles-Quint croyait en effet obtenir la répression de l'hérésie et la réforme du clergé, en menaçant les Allemands des Espagnols, et Paul III des Allemands. Mais il ne voulait pas, ce semble, modifier essentiellement la constitution de l'empire. Une telle œuvre eût été difficile, sans doute ; celle qu'il entreprit était peut-être plus difficile encore. Le premier moment de terreur pouvait faire accepter à l'Allemagne la suppression de ses diètes nationales et des institutions politiques sur lesquelles reposait l'indépendance des Etats. Mais conserver les formes d'une république fédérative au sein de l'empire et néanmoins se faire obéir à l'exemple des monarques absolus, imposer l'union à deux partis que leur rivalité maintenait seule dans la sujétion, ordonner en priant, prier en menaçant, provoquer des résistances en demandant des adhésions, refuser la tolérance et prêcher la conciliation tout ensemble, n'était-ce point accumuler les contradictions et s'exposer pour l'avenir aux plus amers mécomptes ?

L'empereur ouvrit en personne la nouvelle diète d'Augsbourg. Il y exposa d'abord les suites funestes des dissensions religieuses qui s'étaient élevées en Allemagne. Puis il rappela ses efforts pour obtenir la convocation d'un concile général, seul moyen de porter remède à tant de maux, et il finit par exhorter les membres de la diète à reconnaître l'autorité d'une telle assemblée. Mais il n'appelait point concile la réunion de prélats auxquels le pape avait fait quitter Trente pour se rendre à Bologne ; il voulut que le corps germanique tout entier sollicitât le pontife de les rappeler à Trente, en leur donnant l'ordre d'y reprendre le cours de leurs délibérations.

Comme cette pétition devait être humble dans la forme, et qu'adresser une prière semblable au pape, c'était reconnaître sa souveraineté spirituelle, les catholiques y souscrivirent facilement, ou s'ils firent entendre quelques faibles murmures, les historiens contemporains n'en ont pas fait mention. Quant aux protestants, Charles-Quint gagna assez facilement les trois principaux d'entre eux, l'électeur palatin, Maurice de Saxe et l'électeur de Brandebourg. Mais pour faire adhérer, au moins nominalement, les délégués des villes impériales à ses vues, il eut recours, dit-on, à un moyen très bizarre. Les députés des villes ne voulaient point accepter la juridiction d'un concile, à moins qu'on ne prît des mesures efficaces pour assurer aux théologiens de tous les partis un libre accès à la diète, et que l'Ecriture-Sainte ne servît de règle à toutes les délibérations relatives à la foi. Elles en firent par écrit la déclaration formelle et la présentèrent à l'empereur. Il ne lut point cet écrit ; il n'y jeta pas même les yeux. Mais il feignit de croire que les députés avaient consenti à ce qu'il demandait, et il les félicita de leur pleine et entière soumission au concile. On peut juger de l'étonnement des députés. Aucun d'eux n'osa prendre la parole. Leur silence parut une adhésion nouvelle, et les deux partis aimèrent mieux laisser l'affaire dans cet état d'ambigüité que d'en venir à une explication qui aurait amené une dispute, peut-être même une rupture[2].

Les négociations entamées avec Paul III pour le rappel du concile à Bologne demeurèrent sans résultat. Le pape était alors très irrité contre l'empereur. Il accusait ce prince de la mort de son fils, Pierre Farnèse, récemment assassiné à Plaisance. Il s'était rapproché de la France, dont les intrigues contre l'empereur venaient de recommencer leur cours, et il ne cachait pas son intention de conclure une alliance intime avec cette monarchie. J'ai lu dans de vieux livres, disait-il[3], j'ai entendu dire pendant mon cardinalat par des gens éclairés, et j'en ai fait moi-même l'expérience depuis que je suis pape, que jamais le Saint-Siège n'avait été puissant et dans la prospérité que lorsqu'il était ami des Français, et que dans les instants de refroidissement ou de rupture avec cette puissance, au contraire, il n'avait éprouvé que des revers. Aussi ne puis-je pardonner à Léon X, à Clément et surtout à moi-même d'avoir jamais favorisé l'empereur. Mais quelques années me restent encore à vivre, et je m'en servirai si bien que je laisserai le siège romain dévoué au roi de France ; ma propre famille s'attachera à lui par des liens indissolubles, et enfin je ferai de lui le premier prince de la terre.

Ainsi le concile était indéfiniment ajourné ; le pape se montrait hostile au point de se jeter sans réserve dans les bras du plus mortel ennemi de l'empereur. Pour accomplir la pacification religieuse de l'Allemagne, Charles-Quint se vit forcé de recourir de nouveau à un colloque, pauvre ressource dont il avait lui-même abusé ! Mais toujours respectueux, même dans son opposition la plus vive au chef de l'Eglise, il déclara d'avance à la diète qu'il espérait encore la convocation d'un concile. Seulement, en attendant cette auguste assemblée, il fallait pourvoir au rétablissement de la foi par des mesures provisoires. Il priait en même temps les membres de la diète de choisir un petit nombre d'hommes honorables et doctes, qui se concerteraient avec d'autres commissaires nommés par lui-même. La diète choisit en effet quelques théologiens. Mais ils ne purent s'accorder, et l'on confia à César le soin de faire le règlement général[4].

Les protestants étaient remplis d'espérances. L'électeur de Brandebourg écrivit au sénat de Strasbourg de lui envoyer le docteur Bucer. Le pape, disait-il, refuse d'assembler le concile ; César cherche un autre moyen de rétablir la paix religieuse, et nous avons grand espoir de voir la réforme s'introduire dans l'Eglise. Bucer vint secrètement et s'arrêta à quelque distance d'Augsbourg, en attendant que l'électeur le fît venir dans cette ville. Il fut bientôt appelé à Augsbourg même, et l'électeur lui montra le formulaire de foi rédigé par les docteurs que l'empereur avait choisis. Mais il le trouva trop conforme à la doctrine catholique, et il le repoussa hautement, au grand déplaisir de l'électeur et malgré les sollicitations de Granvelle. Il repartit aussitôt, non sans courir quelques dangers, car les environs d'Augsbourg étaient remplis de troupes espagnoles[5].

Le formulaire qu'il désapprouvait n'était pourtant point celui qui fut promulgué dans la diète. La doctrine catholique prévalut entièrement dans celui-ci, soit que l'empereur eût dans l'intervalle conçu quelque scrupule, soit que les réclamations des catholiques allemands lui fissent craindre de les irriter en montrant trop d'égards pour les doctrines de leurs adversaires. Ce dernier plan, rédigé par Pflug, Helding et Agricola, et publié ensuite sous le nom d'intérim, était donc à peu près en tous points conforme aux croyances des orthodoxes. Les formules théologiques y étaient en général empruntées à l'Ecriture-Sainte. Quelquefois aussi on avait employé à dessein des expressions susceptibles de plus d'une interprétation. Sur deux sujets seulement, le mariage des prêtres et la communion sous les deux espèces, on s'écartait visiblement de la rigueur des lois canoniques. Mais on avait soin de déclarer que ces concessions, d'ailleurs peu importantes, étaient faites uniquement pour un temps, afin d'avoir la paix, et par égard pour la faiblesse et les préjugés des peuples.

Tout conforme que fût ce formulaire à la doctrine de l'Eglise, Charles-Quint craignait vivement qu'il n'excitât contre lui la colère du pape et des catholiques. Aussi le fit-il connaître à la diète avec des ménagements extraordinaires pour ces derniers, tandis qu'il prenait à l'égard de leurs adversaires un ton impérieux : Je prie les catholiques, dit-il, de vouloir bien s'en tenir à la règle de conduite et de foi qu'ils ont suivie jusqu'ici avec une persévérance si digne d'éloges. J'ordonne h ceux qui ont fait chez eux des innovations religieuses, ou de revenir immédiatement à la religion catholique, ou de rester dans les limites que leur fixe l'intérim et d'attendre avec soumission les décrets du concile. L'archevêque de Mayence, qu'il avait gagné, prit ensuite la parole, et sans avoir consulté personne, comme s'il parlait pour tous, dit Sleidan, se mit à remercier César de la peine qu'il s'était donnée pour établir la conciliation dans le sein de l'Eglise, et promit l'obéissance de tous. César feignit de prendre ces remerciements pour une marque d'assentiment que lui donnait la diète tout entière.

L'empereur s'imaginait sans doute alors donner aux Etats allemands une haute idée de sa modération. Vainqueur et possédant des forces immenses, ne restait-il pas cependant fidèle à lui-même ? Ne se montrait-il pas préoccupé uniquement de rétablir l'unité religieuse dans l'empire, et pour la rétablir, ne se bornait-il pas aux moyens dont il s'était toujours servi ? L'intérim avait été calqué sur les articles de foi présentés à. la diète de Ratisbonne en 1541, sauf quelques modifications, commandées par la situation difficile où il se trouvait vis-à-vis du pape et du concile de Bologne. Toutefois, ce formulaire nouveau fut encore beaucoup plus mal accueilli que les articles de Ratisbonne. Il est venu icy nouvelles à diverses fois, écrivait à Henri II l'ambassadeur français à Venise[6], que ni les Allemands catholiques ny les protestants n'approuvaient le contenu de cet intérim, et l'on s'en est assez esjouy comme de chose tournant à l'empereur tout au rebours de son intention ; car cuydant par ce moyen esclaircir ses affaires et gratiffier à l'une et l'autre part, il les a plus embrouillées et offensé les deux partis.

A peine connut-on le nouveau formulaire qu'un cri général de réprobation s'éleva parmi les partisans de l'orthodoxie. A Rome, on répétait l'exemple déjà cité d'Osias portant une main profane sur l'Arche sacrée ; on présageait à Charles-Quint des châtiments semblables, et sans doute on pressa plus d'une fois Paul III de venger l'autorité du Saint-Siège foulée aux pieds par un prince impie. Mais le vieux pape connaissait sa propre impuissance. Il prévoyait que l'intérim aurait pour effet d'ôter pour jamais à l'empereur l'affection des Allemands. Il pensa que le parti le plus sage était d'attendre les événements ; et, en les attendant, il se tint dans un silence hostile.

Mais si les catholiques montraient tant d'indignation, quelle fut la déception des protestants, naguère persuadés que l'empereur, brouillé avec la cour de Rome, chercherait en eux son principal appui ! Les résistances contre l'intérim furent à peu près unanimes, et pour les faire cesser ou du moins pour les empêcher de se produire ouvertement, Charles-Quint dut employer la violence. Au sortir de la diète, Jean, frère de l'électeur de Brandebourg, le pria de lui épargner l'humiliation de répudier ses véritables croyances. Il avait combattu avec lui dans la dernière guerre. Etait-ce là le prix de ses services ? Etait-ce ainsi que l'empereur tenait ses promesses ? César, un peu surpris de cette liberté de paroles, répondit que tous les ordres de l'empire avaient donné leur assentiment au formulaire ; aucun prince allemand ne devait donc le rejeter. Le frère de l'électeur répliqua que tout le monde n'y avait point applaudi, et qu'il ne pouvait pas en bonne conscience approuver un tel décret. Il reçut alors de l'empereur l'ordre de se retirer[7].

Cependant ni ce prince, ni l'électeur palatin, qui s'était déjà attiré le courroux de César en fournissant quelques secours aux confédérés de Smalkalde, ne publièrent l'intérim dans leurs domaines. Les députés des villes attachées à la confession d'Augsbourg demandèrent et obtinrent la permission d'en référer à ceux dont ils étaient les délégués. Quand le sénat d'Augsbourg s'assembla pour en délibérer, l'empereur fit environner de soldats la salle des séances. Un ministre luthérien, ne pouvant faire adopter à ce corps une résolution courageuse, s'exila en Suisse. Cependant un décret impérial supprima le sénat d'Augsbourg. Le sénat d'Ulm fut l'objet de mesures semblables. La forme de gouvernement de ces deux villes fut abolie, leurs corporations et confréries dissoutes, le soin de les administrer confié à des hommes dévoués à l'empereur, nommés par lui et engagés par serment à observer l'intérim.

Pour obtenir l'adhésion de l'ancien électeur de Saxe, Jean-Frédéric, aux volontés de l'empereur, on avait d'abord essayé les séductions. Mais l'homme courageux dont les menaces et la captivité n'avaient point ébranlé la constance, dédaignait un sort meilleur s'il fallait l'acheter par une basse soumission. Alors on le traita plus durement ; on lui ôta les livres saints ; on lui défendit l'usage de la viande aux jours prohibés par l'Eglise. Le landgrave de Hesse ne se montra point aussi courageux. Si on lui rendait la liberté, il promettait d'observer l'intérim, de se mettre au service de l'empereur, de combattre pour lui le Turc, le pape, les rois voisins, les Suisses et l'Allemagne elle-même. Toutes ces honteuses prières ne purent lui faire ouvrir les portes de sa prison.

Les députés de Strasbourg n'étaient point aussi accommodants que le landgrave, et Granvelle eut avec eux de vives discussions. Dans le formulaire qu'on leur présentait, ils reconnaissaient à des signes nombreux le travail d'hommes instruits dans la vérité ; mais il s'y trouvait mêlé, disaient-ils, des doctrines qu'un chrétien professant la foi des apôtres ne pouvait point accepter. Granvelle s'emporta violemment contre eux et finit par leur dire que l'on ne devait sans doute forcer personne à adopter une foi nouvelle, mais que cela s'entendait de ceux qui ne sont pas chrétiens de nom, et que les renégats méritaient le bûcher[8]. Les habitants de Strasbourg obtinrent pourtant une transaction. Ils avaient offert à l'empereur de promulguer chez eux le décret relatif à l'intérim et d'y rouvrir certains temples au culte catholique, à condition qu'on leur en laisserait d'autres où ils pratiqueraient eux-mêmes librement le culte luthérien. L'empereur leur permit de s'arranger sur ce sujet avec leur évêque, ajoutant que s'ils ne tombaient point d'accord, il se réservait le droit de décider lui-même. La contestation fut longue. D'abord l'évêque repoussait ce compromis. Les habitants de Strasbourg s'adressèrent de nouveau à César. Un accommodement eut enfin lieu au mois d'octobre 1549. Le sénat accorda à l'évêque trois églises pour y établir un culte conforme aux prescriptions du dernier décret ; il reçut tout le clergé sous sa protection, et l'évêque lui concéda en retour toutes les autres églises et le couvent de St-Thomas pour en faire une école. Le clergé s'obligea à payer à la ville un impôt annuel et obtint immunité quant au reste[9].

Telles furent les violences et les transactions par lesquelles Charles-Quint chercha à imposer aux Etats protestants allemands une obéissance, au moins extérieure, au recez d'Augsbourg. Et ce recez ayant été promulgué par ses soins, il ne pouvait guère s'abstenir d'employer les moyens même les plus tyranniques pour le faire respecter. Après s'être donné le rôle de second chef de l'Eglise, et s'être arrogé le droit de suppléer par des règlements provisoires à la négligence ou au mauvais vouloir du pape, il devait montrer à tous, sous peine de devenir ridicule, qu'il avait assez de forces pour obliger les partis à la paix religieuse. Ainsi une fausse combinaison appela la violence comme conséquence inévitable, et la violence accrut les soupçons que l'on avait conçus contre lui. Mais ces soupçons, nous ne saurions trop le répéter, avaient pour première cause sa trop grande puissance bien plus que ses actes. Ses forces paraissaient immenses, et l'on mesurait son ambition à ses forces !

Cependant, soit que la diète d'Augsbourg, intimidée par César, voulût le gagner par une grande concession, soit qu'elle se crût elle-même impuissante à opérer la pacification de l'empire, elle lui laissa le soin de reconstituer la chambre impériale, qui devait rétablir la justice en Allemagne. Cette nouvelle chambre, à peine installée, chassa de son sein trois avocats soupçonnés de luthéranisme, et prescrivit à tous les autres de rester fidèles aux dogmes du catholicisme, sous peine d'être expulsés à leur tour. Alors, Henri Brunswick intenta devant elle une action judiciaire à ceux des princes protestants qui lui avaient fait la guerre, bien qu'au sortir de sa prison il eût juré solennellement de n'exercer contre eux aucune poursuite. L'électeur de Mayence, le grand-maître de Prusse, le comte de Nassau, Reinard de Solmes et plusieurs autres, accusèrent aussi le landgrave. Nouveau sujet de plaintes pour ceux dont les actes antérieurs de Charles-Quint avaient éveillé la défiance ! N'était-ce point, disait-on, manquer tout à fait de générosité que de s'acharner contre un ennemi vaincu et de suborner des créatures pour attaquer un malheureux prisonnier, qui ne pouvait se défendre ?

Après avoir dissous la diète d'Augsbourg, Charles prit le chemin de la Belgique. Avant d'arriver à Bruxelles, il apprit que les légats du pape avaient mis fin au concile de Bologne. Il saisit cette occasion de reprocher au pape une scandaleuse indifférence à l'égard de l'hérésie, et il ordonna aux prélats de son parti de rester à Trente, afin que le concile parût toujours exister et pût reprendre en temps opportun ses délibérations pour le bien de l'Eglise.

Quand un de nos rois, descendant de Charles-Quint par sa mère, eut dicté au clergé de ses Etats la déclaration de 1682, si hostile à la papauté, la France fut à la veille d'un schisme. Vingt-neuf diocèses se trouvaient sans évêques régulièrement ordonnés : on parlait de faire un patriarche. Toute la chrétienté voyait déjà dans Louis XIV un nouvel Henri VIII. Il n'en prit que plus à cœur dé se montrer fervent catholique, et la persécution des calvinistes français lui fournit un moyen aussi facile que déplorable d'étaler son zèle pour la foi. Telle fut aussi la conduite de Charles-Quint, lorsque ses démêlés avec le pape Paul III lui firent momentanément usurper les fonctions du vicaire de Jésus-Christ : il tint d'autant plus à prouver qu'en combattant la papauté mal conseillée, il voulait affermir l'autorité légitime du Saint-Siège, et nul de ses sujets ne put refuser l'obéissance à son ennemi sans s'exposer à toute sa colère.

Dès 1547, il avait essayé d'établir l'inquisition espagnole à Naples. Son séjour en Belgique, après la promulgation de l'intérim, fut signalé par un édit d'une rigueur incroyable contre les protestants de ce pays. La peine de mort, la confiscation des propriétés, la moitié des biens de l'accusé donnée en récompense aux délateurs, le maintien des jugements rendus contre les contumaces, lors même qu'ils se présenteraient à un nouveau jugement, figurent parmi les premiers articles de ce code de sang.

Anvers, alors le centre du commerce de l'Europe septentrionale, sentit que sa prospérité allait être détruite en un jour par la retraite des commerçants étrangers, la plupart protestants, auxquels elle devait sa splendeur. La gouvernante des Pays-Bas et les sujets belges sollicitèrent vivement Charles-Quint d'apporter quelque adoucissement à cet édit sanguinaire. Ces réclamations le suivirent même à Augsbourg, dans la fameuse diète où il chercha à faire proclamer son fils, Philippe II, roi des Romains. Il céda enfin, mais avec une peine extrême. Il réforma les articles de l'édit relatifs aux négociants étrangers et supprima le nom d'inquisition, universellement détesté ; mais il ordonna qu'on laissât subsister et qu'on observât fidèlement tout le reste[10].

En persécutant avec tant d'atrocité des gens paisibles qui s'étaient toujours montrés ses sujets les plus fidèles et les plus dévoués, il devait s'attirer plus d'embarras qu'il n'en voulait éviter. S'il rassura un peu les catholiques exaltés et diminua leurs murmures, il acheva d'exaspérer les protestants, que la captivité du landgrave de Hesse et les violences causées par l'intérim avaient déjà justement indignés. Sans doute, les plus rudes châtiments puniraient leur résistance ; mais le vif sentiment des maux présents l'emportait sur la crainte d'un danger plus éloigné.

Aussi la nouvelle diète d'Augsbourg (1550) ne répondit-elle en aucune façon aux espérances de Charles-Quint. C'est alors, en effet, que Magdebourg, donnant un exemple héroïque, se laissa réduire aux dernières extrémités plutôt que d'accepter l'intérim ; c'est alors aussi que le duc de Saxe, dont le dévouement intéressé avait tant contribué au succès des armes impériales, commença à montrer des intentions hostiles ; c'est alors enfin que l'Allemagne, occupée pourtant par des soldats étrangers, trouva en elle-même assez d'énergie pour refuser l'empire au fils de son dominateur, et que le frère de l'empereur, si longtemps son lieutenant dévoué, devint l'allié secret de ses adversaires.

Maurice de Saxe, qui va jouer maintenant le premier rôle dans l'histoire des troubles religieux de l'Allemagne, était resté jusqu'alors attaché à ce parti protestant modéré qui n'avait point voulu entrer dans la confédération de Smalkalde. On a vu que ce parti comprenait dans son sein plusieurs des seigneurs les plus puissants de l'empire. L'électeur palatin, l'électeur de Brandebourg, deux autres princes de la maison de Brandebourg, Georges de Mecklembourg, etc., etc., avaient introduit dans leurs domaines la réforme de Luther, mais sans vouloir faire partie d'aucune ligue qui pût donner ombrage à la puissance impériale. Maurice, avant de posséder l'électorat de Saxe, n'était point le premier d'entre eux par l'étendue de ses domaines ; mais la supériorité de ses talents lui donnait déjà sur tous une grande influence. Il semble qu'il ait d'abord voulu prouver à l'empereur qu'on pouvait être à la fois luthérien convaincu et sujet fidèle. Ainsi, en 1542, lorsque les Turcs attaquaient la Hongrie avec le plus de vivacité, il vint offrir contre eux ses services à Ferdinand, et Paul Jove le cite parmi les capitaines qui se distinguèrent le plus au siège si malheureux de Pesth[11]. Deux ans après, il fit avec Charles-Quint la campagne de France et n'y acquit pas moins de réputation. D'un autre côté, il montrait quelque froideur au landgrave de Hesse, son beau-père, et paraissait plein d'animosité contre son cousin, l'électeur de Saxe. Peut-être contribua-t-il même à provoquer la lutte de l'empereur contre ces deux chefs. Toutefois, quand cette lutte eut éclaté, il offrit d'abord sa médiation aux deux partis ; elle fut rejetée, suivant ses prévisions sans doute. Alors, il se déclara pour Charles-Quint, et ce fut lui qui, par une diversion habile sur l'électorat de Saxe, força l'électeur et les autres membres de la ligue à disperser leurs forces. Par là, il eut la plus grande part au succès définitif des armes de l'empereur ; il en profita aussi plus que tout autre. Charles-Quint, vainqueur de Jean-Frédéric, avait dépouillé de son électorat ce vassal - rebelle. Il se souvint des services de Maurice, lui donna le titre d'électeur et la plupart des domaines de son cousin, et lui assura sans contredit le premier rang parmi les princes protestants de l'Allemagne.

Il semblait que dès lors la fortune de Maurice fut irrévocablement attachée à la fortune impériale. Sa nouvelle dignité, l'accroissement de sa puissance territoriale, il devait tout à l'acharnement qu'il avait mis à seconder les attaques dirigées contre le chef le plus vénéré du parti protestant. Un acte arbitraire de l'empereur lui avait livré les dépouilles de ce chef, au mépris de toutes les formes prescrites en pareil cas par la constitution germanique. Qu'une réaction s'opérât contre ce pouvoir odieux aux Allemands, il en serait probablement la première victime ; on lui demanderait compte de son élévation, et sa chute suivrait inévitablement celle de son protecteur.

Charles-Quint comprenait assez que le nouvel électeur ne subsistait que par son appui ; mais il le regardait comme attaché à ses intérêts aussi bien par inclination que par nécessité. De là les contradictions apparentes de sa conduite envers lui. D'une part, il ne trouvait pas de récompenses assez grandes pour un si fidèle serviteur ; il le comblait des marques de sa munificence impériale, et il le rendait chaque jour plus puissant. D'un autre côté, il avait pour lui trop peu d'égards ; nous en trouvons la preuve dans l'insouciance, le dédain même avec lequel il accueillit ses vives réclamations au sujet du landgrave. Les bienfaits attachent beaucoup moins que l'apparence même la plus légère de mépris n'irrite. Si Maurice de Saxe avait autrefois éprouvé une affection sincère pour l'empereur, elle dut se changer en antipathie le jour où ce prince sembla vouloir l'abaisser au rôle de créature et d'instrument servile.

Mais rejeter tout à coup cette obséquieuse déférence qui ne s'était point démentie jusque là, n'était-ce pas prendre une résolution aussi périlleuse que hardie ? Suspect aux protestants, pouvait-il espérer leur soutien ? Plus d'une fois, sans doute, ce grave sujet de réflexions occupa son esprit, et peut-être n'aurait-il jamais laissé entrevoir ses secrets sentiments, s'il n'avait songé aussi au danger de l'Allemagne et à celui de sa religion.

La troisième diète d'Augsbourg venait de s'assembler, et l'empereur y avait annoncé le rétablissement prochain du concile de Trente. Au milieu du silence général des réformés, on vit se lever les ambassadeurs de Maurice. Ils protestèrent contre ce projet et déclarèrent que leur maître n'y souscrirait qu'aux conditions suivantes : 1° Tous les points de controverse déjà décidés seraient soumis à un nouvel examen, et les décisions antérieures annulées ; 2° Les théologiens protestants auraient dans le concile pleine liberté de parler et voix délibérative ; 3° Le pape renoncerait à la prétention de présider le concile, s'engagerait à se soumettre aux décrets de l'assemblée et relèverait les évêques du serment d'obéissance, afin qu'ils pussent exposer leurs sentiments avec plus de liberté[12]. Ces demandes hardies rendirent le courage aux protestants, et désormais ils regardèrent Maurice avec moins de défiance. Cependant Charles-Quint, pour des raisons que l'on ignore, n'en prit aucun ombrage, et le parti catholique ne paraît pas avoir soupçonné davantage les desseins hostiles de l'électeur, puisque d'accord avec les autres membres de la diète, il engagea l'empereur à lui confier le siège -de Magdebourg. L'empereur accueillit leur choix avec plaisir et les en félicita hautement.

Charles-Quint trouva aussi dans la diète d'Augsbourg des résistances invincibles à un autre projet qu'il avait formé assez récemment et qui mérite d'occuper notre attention. Il voulait alors transmettre la couronne impériale à son fils, don Philippe d'Autriche, infant d'Espagne. Maladif et faible, déterminé depuis longtemps à quitter le trône, croyait-il assurer la continuation de son œuvre religieuse en Allemagne, en la léguant à un prince qui pourrait comme lui y employer les forces de l'Espagne, des Pays-Bas et de l'Italie[13] ? Avait-il écouté les plaintes que plusieurs de ses conseillers lui adressaient depuis longtemps contre son frère[14] ? Ou bien, devant laisser à son fils ses domaines héréditaires, voulait-il le mettre d'abord en état de lutter contre les Français, chaque jour plus menaçants ? Quoi qu'il en soit, il avait déjà sollicité plusieurs fois Ferdinand d'abandonner à l'infant le titre de roi des Romains, et Marie de Hongrie avait souvent joint ses prières à celles de son frère aîné. Ces sollicitations n'eurent aucun succès. Ferdinand déclara tout d'abord, d'un ton très-absolu, qu'il ne renoncerait point à ses droits sur l'empire. Ne pourrait-on pas du moins, en lui laissant sa haute position et l'espérance de l'échanger bientôt contre le rang suprême, obtenir des princes allemands l'élection d'un second roi des Romains, qui succéderait au premier, comme le premier devait succéder lui-même à Charles-Quint ?

Mais il n'était pas moins difficile de faire agréer à Ferdinand cette nouvelle combinaison. Ferdinand avait jusqu'alors nourri l'espoir de transmettre un jour à l'aîné de ses fils, Maximilien, le trône impérial, comme une partie de son propre héritage. Maximilien avait été lui-même élevé dans cette confiance. Le père et le fils avaient d'avance assuré à cet arrangement de famille les suffrages de trois électeurs ; celui du royaume de Bohême, que Maximilien devait y joindre, formerait le quatrième. Sans doute, ils avaient aussi compté sur l'appui de l'empereur, et c'était lui qui, pour exécuter des projets sur lesquels il ne les avait pas même consultés, leur ordonnait maintenant de sacrifier toutes ces belles espérances ! Ni le respect inné chez les membres de la maison d'Autriche pour celui que l'ordre de la naissance et sa dignité leur faisaient considérer comme leur chef, ni la reconnaissance qu'ils lui devaient pour tant d'Etats généreusement cédés, pour tant de secours gratuitement accordés[15], ne purent les déterminer à ce sacrifice. Charles-Quint fut obligé de quitter les Pays-Bas sans avoir rien obtenu. Pourtant il ne désespéra point de réussir à force d'instances, et il résolut d'adresser de nouvelles sollicitations à Ferdinand dans la diète d'Augsbourg.

D'après un acte daté du 9 mars 1551, et dont la copie, trouvée dans les archives de Bruxelles, a été communiquée par M. Gachard à M. Mignet, il semblerait qu'il réussit enfin à faire prévaloir sa volonté. Mais l'original, que cette copie reproduisait sans doute, n'a point encore paru, et nous avons d'ailleurs plusieurs motifs de croire que Charles-Quint n'eut pas plus à se louer de son frère dans les conférences d'Augsbourg que dans celles de Bruxelles. L'évêque d'Arras avait, dit-on, rédigé cet acte. S'il exista, Marie de Hongrie en dut être instruite tout d'abord. Pourquoi donc Marie de Hongrie écrivait-elle, quelques mois après, à l'évêque d'Arras : Qu'il fallait que l'empereur fît semblant d'avoir grande confiance dans les fils du roi des Romains, encores qu'on ne lui en eût donné grande occasion ; qu'il dissimulât et supercedât la pratique de l'empire et qu'il affectât d'aimer autant qu'il appartînt un jour à son gendre — Maximilien — qu'à son propre fils ?[16] On doit en conclure ou que l'acte dont nous parlons ne fut jamais rédigé, ou que Marie de Hongrie ne le connut point — supposition bien peu vraisemblable ! —, ou que Ferdinand, après avoir cédé à une sorte de contrainte, s'arrangea ensuite de manière à rendre son consentement inutile.

Pour imposer à l'Allemagne l'infant don Philippe, à quelque titre que ce fût, Charles devait d'abord obtenir l'adhésion des électeurs allemands. Le succès de cette négociation paraissait facile : oserait-on résister à ses désirs, au moment où le sort de l'Allemagne semblait tout entier dans ses mains ?

Les électeurs répondirent à ses instances par un refus péremptoire. Charles-Quint attribua, je crois, cette hardiesse aux démarches secrètes de son frère. Il reprit pourtant bientôt avec lui un ton tout fraternel. Mais ces marques d'une feinte amitié déguisaient mal le vif ressentiment dont son cœur était rempli.

D'un autre côté, Ferdinand et son fils aîné, pour conserver une dignité qu'ils considéraient déjà comme une partie de leur patrimoine, cherchèrent à se concilier les princes protestants et surtout Maurice de Saxe ; ils se firent de ces hérétiques un appui contre le chef de leur maison. Ce fut là l'origine d'une ligue dont nous indiquerons plus tard l'issue.

Ainsi Charles-Quint venait d'éprouver deux échecs dans cette même diète, sur laquelle il avait compté pour réaliser ses espérances les plus chères. Il ne se laissa pourtant point décourager. Le prestige de ses récents triomphes avait attaché à ses intérêts le nouveau pape Jules III. L'expérience du passé lui avait assez révélé le prix d'un tel auxiliaire ; mais il avait beaucoup à faire pour le rendre entièrement favorable à ses plans de pacification religieuse. Jules III avait consenti, il est vrai, à rétablir le concile de Trente. Mais il eût cru pousser trop loin la déférence à l'égard de Charles-Quint, en réglant les délibérations de cette assemblée suivant le plan que celui-ci avait proposé à son prédécesseur. Dans le préambule même de l'acte de convocation, il annonça que ce concile ne serait que la continuation du précédent ; il établit son droit non seulement de le réunir et d'y présider, mais encore d'en diriger toutes les délibérations, et toujours il se refusa à changer ou à adoucir les expressions de ce préambule. L'empereur, ainsi placé entre les refus obstinés du pape et les protestations de Maurice de Saxe, appuyées par la plupart de ses coreligionnaires, se trouvait dans un grand embarras. Pour y échapper, il se jeta dans la voie tortueuse du mensonge, et ne justifia que trop l'accusation de fourberie dont les historiens ont flétri sa mémoire. Désireux de gagner le pontife, il cherchait à lui persuader qu'il tendait des pièges aux protestants, et qu'il les envelopperait peu à peu dans les filets de l'orthodoxie. Auprès des protestants il prenait un tout autre ton, et s'il ne contestait pas comme eux l'autorité du pape, il insistait du moins sur la liberté qu'aurait chacun de plaider sa cause et de proposer tout ce qu'il croirait bon pour le repos de sa conscience. Il y engageait sa foi et promettait de veiller scrupuleusement à ce que les délibérations de cette assemblée fussent pieuses et chrétiennes, exemptes de passion ou d'affection particulières, que tout y fût traité et défini d'après les Saintes-Ecritures et d'après la doctrine des pères, que le clergé et l'ordre politique y fussent également réformés[17]. Le décret de la diète, accueilli avec acclamations par les catholiques, fut conforme à ses propositions. Mais les protestants n'y adhérèrent point, et lorsque cette assemblée finit, le 13 février 1551, elle n'avait réussi qu'à raffermir leur courage et à préparer de nouvelles luttes.

Dans la voie difficile où Charles-Quint s'était engagé, c'était une nécessité funeste de recourir tantôt à la ruse, tantôt à la force. Mais la violence nuisait à ses ruses : il fallait à la fois tromper deux partis qui rejetaient avec une égale opiniâtreté son plan de pacification religieuse. Les mensonges qu'il faisait aux uns étaient bientôt connus des autres, et le mépris se mêlait à l'effroi qu'inspiraient ses actes de violence. Il ne tarda pas à s'apercevoir que le nouveau décret d'Augsbourg n'était pas mieux observé que les précédents. Le concile et l'intérim rencontraient toujours chez les-protestants une désapprobation manifeste. L'obéissance était nulle, et de sourds murmures laissaient pressentir un orage prochain.

Aussitôt recommencèrent les persécutions contre les ministres luthériens. L'évêque d'Arras, son nouveau chancelier, fit venir ceux d'Augsbourg et leur demanda pourquoi ils n'enseignaient pas d'après le formulaire prescrit par César ? Ils répondirent que ce formulaire leur paraissait en désaccord avec l'Ecriture-Sainte. Quoi donc ! leur dit Granvelle, croyez-vous que César ne puisse faire des lois sur les choses sacrées aussi bien que des règlements politiques ?Nous ne discutons point sur la question de savoir ce qui est permis à César, répondirent les ministres ; mais comme nous l'avons déjà dit, nous n'admettons point ce formulaire et nous ne pouvons point l'approuver. Granvelle, irrité, les accabla d'injures. On les retint prisonniers et on les enferma en divers endroits, pour qu'ils ne pussent communiquer ensemble. Plusieurs des membres du corps municipal d'Augsbourg reçurent en même temps l'ordre de quitter la ville avant le troisième jour, avec défense expresse de dire les causes de leur départ, d'écrire ou de révéler à qui que ce fût ce qui s'était passé entre eux et les ministres de l'empereur. Il fut enjoint à leurs collègues d'interdire dans les temples l'enseignement de la religion luthérienne, jusqu'à ce qu'ils eussent reçu de nouveaux ordres de César. Des citoyens de Memmingen et d'autres villes de la Souabe furent aussi obligés de comparaître devant les officiers de l'empereur, et l'on prit contre eux des mesures semblables[18].

Malgré le secret dont on cherchait à couvrir ces persécutions, le bruit s'en répandait avec rapidité d'un bout de l'Allemagne à l'autre. Il augmenta la haine qu'inspirait déjà Charles-Quint, et il rendit les protestants plus hostiles au concile. L'empereur offrait son sauf-conduit à ceux qui enverraient leurs représentants à cette assemblée. Mais Jean Huss, lui aussi, avant de se présenter devant le concile de Constance, avait reçu un sauf-conduit de l'empereur Sigismond. Quel fruit avait-il retiré de cette vaine précaution ? Sigismond avait lui-même ordonné son supplice. Charles-Quint mettrait-il plus de soin à faire respecter par les pères réunis à Trente la vie et la liberté des luthériens ? On en pouvait juger par son acharnement contre les ministres de ce culte.

Maurice de Saxe, le duc de Wurtemberg, la ville de Strasbourg, avaient récemment consenti à présenter au concile les formulaires de foi qui résumaient leurs croyances. De nouvelles vues d'ambition rattachaient momentanément Maurice à la cause impériale. Le duc de Wurtemberg craignait d'être dépouillé de ses domaines, s'il irritait encore une fois son souverain. Strasbourg avait déjà montré son amour pour la paix, en transigeant avec son évêque au sujet de l'intérim. Mais les violences exercées contre les théologiens des villes impériales du midi vinrent réveiller toutes leurs défiances. Aussi demandèrent-ils instamment que les pères du concile joignissent leur sauf-conduit à celui de l'empereur. Ils exigèrent en outre que l'on rédigeât cet acte dans les termes mêmes du sauf-conduit accordé aux hussites par le concile de Bâle. Une longue discussion s'engagea sur ce point entre les pères du concile et les délégués des trois Etats protestants. Les premiers ne voulaient pas admettre que leurs adversaires vinssent contester leur juridiction, attaquer leurs dogmes, injurier leurs personnes, et s'en retournassent sains et saufs après les avoir bravés ; les seconds demandaient une liberté illimitée de discuter les actes du concile et la promesse formelle qu'elle n'entraînerait pour eux aucune conséquence dangereuse. On faisait des protestations et des contre-protestations. Le légat et ses associés employaient l'artifice et la chicane ; les protestants soutenaient leurs prétentions avec opiniâtreté. L'empereur et ses représentants essayaient de jouer le rôle de médiateurs entre les deux partis. Cette querelle occupait toute leur attention, et leur unique souci était de trouver les moyens les plus propres à y mettre un terme. Ce fut alors sans doute que Maurice de Saxe arrêta dans son esprit le plan de révolte si fameux par lequel il releva le protestantisme en Allemagne et fit subir à Charles-Quint l'échec le plus cruel et le plus imprévu.

Ici se place un des faits les plus singuliers de l'histoire moderne. Un prince qui se croit tout puissant, qui vient d'arriver au comble de la fortune, que ses contemporains soupçonnent d'aspirer au sceptre de la chrétienté tout entière, est vaincu sans combat par un de ses plus humbles vassaux, qui lui doit toute sa fortune et auquel son appui semblait devoir être longtemps nécessaire. Un politique habile, considéré comme passé maître en l'art de tromper, entouré de conseillers rompus aux affaires, se laisse jouer comme un enfant par un homme réputé jusque-là plus franc qu'adroit, et dont la grossière apparence donnait sujet aux ministres impériaux de s'égayer aux dépens de la lourdeur germanique. La plupart des historiens, frappés de ce spectacle et voulant en augmenter l'intérêt, font honneur à Maurice d'une dissimulation si longue, si soutenue, qu'elle serait unique dans les annales du monde. Peut-être l'ont-ils exagérée, et peut-être le succès si complet de Maurice fut-il dû beaucoup moins à un plan d'attaque longuement et savamment combiné qu'à l'exécution prompte et énergique d'une résolution prise dans des circonstances favorables.

Depuis que son beau-père était prisonnier, Maurice nourrissait vraisemblablement des sentiments de haine contre Charles-Quint ; mais c'est, je crois, au dernier moment que cette haine et son honneur offensé lui firent prendre la résolution hardie d'armer toute l'Allemagne protestante pour aller à sa tête réclamer impérieusement la tolérance religieuse et la liberté du landgrave. Et même, dans ces derniers moments, les prières qu'il ne cessait d'adresser à l'empereur pour obtenir cette liberté prouvent assez qu'il hésitait encore à recourir aux armes.

Cependant son attitude révélait déjà parfois un esprit peu favorable à l'ennemi de ses coreligionnaires. Tout ce qu'on peut en conclure, c'est que son ressentiment contre l'empereur et ses convictions religieuses avaient assez de force pour le pousser à des actes hardis, téméraires même. Mais il avait à peine fait un pas en avant que l'inquiétude venait le saisir ; il se sentait isolé ; il se croyait perdu, s'il attirait sur lui la colère du prince auquel il devait sa fortune ; il redevenait l'instrument de son ancien protecteur, et tâchait de se faire pardonner sa hardiesse de la veille par des marques honteuses de soumission et de dévouement. Il déclare dans la diète d'Augsbourg qu'il ne reconnaîtra point l'autorité du concile de Trente, si on n'y observe les formes requises par les protestants ; mais il désavoue presque immédiatement cette déclaration, en levant spontanément des troupes avec lesquelles il va forcer Magdebourg à recevoir l'intérim. Chargé par l'empereur et la diète du siège de Magdebourg, il y fait prisonnier le comte Heideck, officier protestant, proscrit par Charles-Quint. Il l'attache ostensiblement à sa personne et fait de lui son principal conseiller ; mais en même temps il ordonne à Mélanchton de rédiger une nouvelle confession de foi, et promet d'envoyer ses théologiens au concile de Trente, pourvu qu'on lui donne des garanties de sûreté suffisantes. Il reçoit au nombre de ses vassaux, de l'aveu des fils du landgrave, une partie des sujets de la Hesse qu'une sentence impériale a récemment placés sous une autre suzeraineté ; mais, après cet acte de rébellion ouverte, il donne à l'empereur de telles marques de déférence que celui-ci lui destine une récompense nouvelle. Magdebourg a choisi Maurice pour burgrave ou seigneur ; Charles confirme aussitôt ce choix et y applaudit.

De telles contradictions ne sont pas rares sans doute, même chez les hommes d'un caractère naturellement résolu, lorsqu'ils se trouvent ainsi sollicités en sens contraires par l'ambition, le devoir et la crainte. Toutefois, l'histoire de cette époque présente des faits tellement extraordinaires, que ni le caractère des personnages ni leur situation ne peuvent assez les expliquer. Maurice de Saxe, après une protestation violente contre le concile de Trente, est chargé par une diète allemande, composée en majeure partie de catholiques, de punir une ville dont il partage la faute. Il n'a point attendu cette décision de la diète pour attaquer les habitants de Magdebourg et ravager leurs possessions ; il leur enlève leurs généraux, il les assiège, il leur fait souffrir toutes les horreurs de la faim, et néanmoins ils se placent d'eux-mêmes sous sa suzeraineté ! Il s'entoure des plus grands ennemis de l'empereur et ne prend pas la peine de le cacher ; il ne tient aucun compte des jugements rendus par ce monarque ; toute l'Allemagne est remplie du bruit de sa prochaine rébellion, et l'empereur et ses conseillers, si fins, si défiants d'ordinaire, restent à son égard dans une sécurité aveugle[19].

Cette sécurité durait encore lorsque ses intentions hostiles pouvaient à peine échapper aux moins clairvoyants. Le siège de Magdebourg était terminé ; Maurice s'était secrètement allié avec la France, et il s'occupait sans relâche de ses préparatifs de guerre. Les soldats qui avaient assiégé Magdebourg et ceux qui l'avaient défendue étaient restés sous les drapeaux ; ils hivernaient dans la Thuringe, et se livraient à des actes agressifs contre les Etats ecclésiastiques du voisinage. Les électeurs de Trêves, de Cologne et de Mayence, effrayés de cette nouvelle, se disposaient à abandonner le concile pour veiller à la sûreté de leurs électorats. L'empereur leur écrit de rester à Trente, et les engage à ne pas ajouter foi aux bruits sinistres qui commencent à circuler. Il a lui-même, dit-il, cherché à savoir sur quoi se fondaient ces bruits, et il a trouvé partout obéissance et bon vouloir. Puis, passant à Maurice, il s'exprime en ces termes : J'ai entendu de nombreuses accusations s'élever contre le duc Maurice ; mais il m'a souvent donné par lettres ou par délégués l'assurance de son zèle, et demain même deux hommes envoyés par lui partiront d'ici — d'Insprück — pour se rendre à Trente et y régler l'affaire du concile. Il m'a d'ailleurs fait annoncer qu'il viendrait lui-même bientôt traiter avec moi de choses graves et intimes (necessariis), et je sais avec certitude qu'aujourd'hui ou demain au plus tard il quittera Magdebourg. Enfin, il me promet avec tant d'effusion de m'être fidèle que je ne puis attendre de lui que d'éclatants services, si toutefois il reste encore un peu de loyauté parmi les hommes. Et comme il est de naissance et d'origine allemande, je ne puis croire qu'il puisse méditer de pareils complots.

Il exprime ensuite l'espérance que les troupes dont s'inquiètent les trois électeurs, une fois soldées, se disperseront aussitôt, et il ajoute : Quant aux divers bruits qui m'arrivent en grand nombre, mais vagues et à peu près contradictoires, je crois que la plupart ont été forgés par nos adversaires, et qu'ils les ont répandus avec leur légèreté ordinaire pour troubler le concile et la paix de la Germanie. Mais avec la grâce de Dieu, j'espère que leurs secrets desseins seront dévoilés et auront l'issue qu'ils méritent. Depuis la reddition de Magdebourg, tout est en paix en Allemagne ; les princes et les autres ordres de l'Etat montrent à mon égard tant de bon vouloir et de soumission, que je ne vois pas sous quel prétexte on exciterait un nouveau mouvement. Je sais bien qu'il faut veiller et ne point négliger la moindre apparence du plus petit danger, au moment où les nations extérieures s'agitent. Aussi ne suis-je pas assez inattentif et assez peu vigilant pour faire la sourde oreille aux nouvelles que l'on m'apporte ; car j'ai presque en tous lieux des espions. Pour être averti de toutes choses, je ne m'épargne ni dépenses ni fatigues[20].

Les derniers mots de cette lettre font allusion à un fait assez futile et bien connu. Charles avait gagné deux des officiers de l'électeur, qui lui fournissaient des renseignements secrets sur leur maître. Celui-ci, devinant leur trahison, leur faisait de fausses confidences ; ils les répétaient à l'empereur, et ce prince était chaque jour plus convaincu de la fidélité de Maurice. Comment en eût-il douté ? Il croyait, nous l'avons dit, le salut du jeune chef protestant attaché au maintien de sa propre puissance. Les brusques variations de la conduite de Maurice prouvaient un mécontentement mal dissimulé ; mais elles éloignaient l'idée d'un complot formé dans le mystère. Un conspirateur flatte ceux qu'il veut perdre : tous ses actes, toutes ses paroles, ses moindres gestes même expriment le sentiment qu'il cherche à feindre ; sans cesse il s'observe pour mieux éloigner les soupçons.

Quel fut le moment précis où cet électeur, autrefois si dévoué à la personne impériale, prit enfin la résolution d'employer les armes, à défaut des prières, pour obtenir la liberté de son beau-père ? Ce fut probablement dans les derniers mois de l'année 1551. Plus d'une circonstance favorable semblait alors l'y inviter. Soliman, irrité de la prise d'Africa par les Espagnols, et de l'occupation de la Transylvanie par Ferdinand d'Autriche, remplissait de nouveau la Hongrie de ses troupes de terre, et la Méditerranée de ses voiles. La France venait de rompre avec l'empereur au sujet du duché de Parme, et Charles-Quint avait été obligé d'envoyer en Italie ces vieilles bandes espagnoles avec lesquelles il avait tenu jusque-là toute l'Allemagne dans une obéissance respectueuse. Pour mieux surveiller le concile, il avait fixé sa résidence à Insprück, et il y demeurait malgré son chancelier et malgré sa sœur qui lui proposaient, celui-là les Pays-Bas, et Marie une des villes du Rhin[21].

Sa santé devenait chaque jour plus mauvaise. Ses accès de goutte étaient à peu près continuels ; on le regardait déjà comme perdu sans ressources, et il n'inspirait plus ni respect ni crainte. Dès le 17 mai, Henri II écrivait à son ambassadeur en Turquie, M. d'Aramont[22] : Le pis encore qu'il y ait pour lui (l'empereur), c'est qu'il est si fort travaillé de maladie qu'il ne peut bouger du lit ou de la chambre et s'est mis à ceste heure à faire la septième diète, pour consumer ses humeurs, dont il n'a plus quasi de bonnes ni de mauvaises ; tellement que le moindre accident qui lui pourrait advenir serait pour l'emporter : ce que voyant les princes et potentats d'Allemagne, ils le tiennent pour déploré et sans ressource, et par ainsi il n'est plus crainct et obéi par de là ; chose que lui-même connoist très-bien, ce qui lui donne avec l'extrême maladie du corps une grande tribulation en l'esprit.

Et cet empereur mourant, en proie à des souffrances si cruelles, se trouvait sans conseil, sans appui extérieur. Sa sœur était en Flandre ; il avait renvoyé son fils en Espagne ; quant à son frère Ferdinand, il ignorait même s'il ne devait pas le compter au nombre de ses ennemis.

Pour déterminer la rébellion de Maurice, les sollicitations de la France se joignirent sans doute à toutes ces circonstances favorables. Il n'hésita plus : le 1 er octobre 1551, il signa, avec Jean de Fienne, évêque de Bayonne, muni des pleins pouvoirs d'Henri II, le traité de Friedwald. Des deux côtés, on était convenu de garder le secret. Mais la gouvernante des Pays-Bas, qui sans cesse avait l'œil aux aguets, en soupçonna promptement l'existence. Le 5 octobre, elle écrivait à l'évêque d'Arras de se défier du duc Maurice ; elle avait, disait-elle, mille raisons dé croire qu'il s'était lié avec les Français, et qu'au printemps suivant on serait assailli sur plusieurs points à la fois. Elle conseillait à l'empereur de le gagner, en lui donnant, sans trop astraindre la main pour son traitement, un commandement contre les Turcs en Hongrie. S'il acceptait, on l'éloignerait ainsi de l'Allemagne. S'il refusait, on trouverait dans son refus la preuve de ses mauvais desseins, et peut-être conviendrait-il de lui opposer l'ancien électeur, Jean-Frédéric[23]. En même temps elle engageait l'empereur à se rapprocher de son frère, sans l'appui duquel sa situation pourrait devenir très dangereuse. Mais ou il négligea ce dernier conseil, ou, s'il le suivit, il ne réussit pas à faire oublier à Ferdinand et à ses fils qu'il avait voulu leur enlever la succession de l'empire. Peut-être préféra-t-il chercher d'abord à désarmer Maurice, en rendant la liberté à son beau- père. Est-ce pour lui communiquer cette importante résolution qu'il le manda près de lui ? Sa correspondance l'affirme[24], et nous sommes portés à le croire.

Maurice lui promit de venir à Insprück. Mais cette fois il songeait uniquement à lui donner le change sur des projets de rébellion irrévocablement arrêtés dans son esprit. Il partit, prit la direction du Tyrol, puis, tout à coup rebroussant chemin, alla rejoindre l'armée qu'il avait préparée de longue main à exécuter son entreprise. Plusieurs des conseillers de Charles-Quint attribuèrent ce retour subit aux suggestions du roi de Bohême, Maximilien, neveu de l'empereur. Maximilien se disculpe dans une lettre pleine d'irritation[25], et accuse les conseillers de l'empereur d'avoir tendu un piège à Maurice. C'était le prétexte qu'alléguait celui-ci, et il n'est point impossible qu'il ait eu avis de semblables desseins conçus contre sa personne. Peut-être aussi cette accusation n'était-elle qu'une calomnie opposée par Maximilien et Maurice à des reproches plus justes. Nous avons même lieu de croire que les illusions de Charles-Quint au sujet du duc Maurice n'étaient point encore détruites, et qu'il ne pouvait croire à la trahison du protégé qui avait si longtemps possédé toute sa confiance. Plus tard, lorsqu'il apprit la mort de cet homme qui lui avait fait subir de si pénibles humiliations, il leva, dit-on, les yeux au ciel en s'écriant : Ô Absalon ! ô mon fils ![26]

Toutefois, il lui fallut bientôt sortir de son aveuglement. Maurice, au lieu de continuer sa route, était allé se mettre à la tête de ses troupes. Rien n'était prêt pour repousser cette attaque imprévue, et dès le premier moment la situation de l'empereur paraissait désespérée. L'ambassadeur français à Venise, M. de Selve, en rend compte en ces termes à son gouvernement[27] : Il a en tout Xm de gens tumultuairement amassés et tous ceux qui savent l'estat où il est, se trouvant dénué de chefs, de soldats et de deniers, et sain et gaillard au demeurant de sa personne, comme tout le monde scayt, sont d'opinion que si la victoire qu'on voit presque déjà avant que le combat, est suivie de si près qu'il n'ayt loisir de se reconnaître et de reprendre hallaine, il est chassé d'Allemagne et ne peut bien demeurer en Italye au cas qu'il y comparaisse une armée contre lui, s'il ne veut aller circulant de place en place ou s'enfermer dans quelque une bien forte et cependant veoyr perdre la plupart du sien devant soy. Car ne se pouvant faire assez fort d'Espaignols ni d'Allemantz, il ne s'adventurera jamais à tenir la campagne avec les Italiens ; joint que le voyant à demi failly de vie et de réputacion, il trouvera peu de gens qui espoirent vivre plus long que luy, qui veullent courir sa fortune ni se faire malheureux pour lui tenir compagnie.

Ce prince infortuné se voyait ainsi précipité tout à coup dans les plus affreux dangers, lorsqu'il n'avait plus même la force physique nécessaire pour les repousser ou pour les fuir. Il fallut qu'il sollicitât Ferdinand de négocier pour lui avec les princes rebelles. Jean de Rye, un de ses serviteurs, fut chargé de cette prière. L'empereur lui donna deux instructions. La première seule serait communiquée au roi des Romains ; Charles y prenait un ton affectueux pour son frère et cherchait à lui prouver que leurs intérêts étaient les mêmes, qu'ils avaient tous deux à redouter l'ambition du roi de France, que le triomphe de Maurice et de ses associés n'aboutirait qu'à la chute de la maison d'Autriche du trône impérial, etc., etc.[28] ; la seconde, destinée à demeurer secrète, commandait à l'agent impérial de surveiller Ferdinand, dont l'attitude donnait trop à penser qu'il n'était point sans intelligences avec les rebelles[29].

Ferdinand répondit qu'il regrettait de ne pouvoir fournir de secours ; toutes ses forces suffisaient à peine pour tenir les Turcs en respect. Mais il chercherait à désarmer les confédérés par des négociations. Il avait déjà envoyé, ajoutait-il, le grand chancelier de Bohême auprès de Maurice et de ses alliés ; et pour sauvegarder la dignité de l'empereur, il avait donné mission à cet envoyé de leur dire que sur les instantes prières de sa royale majesté, S. M. I. avait bien voulu lui confier le soin d'accorder le différend qui s'était élevé entre elle et quelques-uns de ses principaux sujets[30].

J'ignore comment Charles-Quint reçut cette communication. Elle n'était pas, ce semble, de nature à diminuer sa défiance. Ce rôle d'intercesseur, qui paraissait avoir pour but de sauvegarder la dignité du chef de l'empire, était trop favorable aux intérêts de Ferdinand pour n'être point suspect. Le roi des Romains trouverait-il jamais un moyen plus sûr de donner aux princes protestants une preuve de ses dispositions amicales ? Charles-Quint eut d'ailleurs un autre sujet de mécontentement. Il venait.de faire savoir au roi des Romains qu'il était dans un manque absolu d'argent, lorsque sa fille, la reine de Bohême, lui réclama trois cent mille écus qui lui restaient dus pour sa dot. Il se présentait, disait-elle, une occasion d'acquérir avec cette somme un duché de quarante mille écus de rente[31]. Charles-Quint fut très irrité et de la demande et du prétexte, et il ne douta point que le roi des Romains n'en fût le véritable auteur. Il lui fallut néanmoins dissimuler son chagrin ; car ce frère dont il avait tant à se plaindre était aujourd'hui son unique ressource.

L'empereur chargea Jean de Rye de porter sa réponse à Ferdinand[32]. Il remerciait ce prince de ses bonnes intentions, et il le priait de faire de nouveaux efforts pour accélérer la conclusion de la paix. Il lui octroyait pleins pouvoirs pour satisfaire les deux chefs de la rébellion : le duc Maurice, en lui accordant la liberté du landgrave ; le margrave Albert, en lui offrant une somme d'argent considérable et une pension annuelle. Mais il ne l'autorisait point à traiter des affaires qui concernaient le concile et la religion ; car, disait-il, nous ne voudrions pour rien au monde consentir à chose qui fût contre notre devoir et notre conscience.

Cependant, Maurice sembla d'abord écouter avec beaucoup de froideur les propositions de Ferdinand. Il marchait de succès en succès : nulle part il ne trouvait de résistance. Les protestants le recevaient avec acclamations. Les catholiques eux-mêmes accueillaient la nouvelle de sa révolte avec faveur. Depuis longtemps ils redoutaient la puissance de l'empereur, et ils éprouvaient quelque plaisir à le voir humilié, même à leurs dépens.

Déjà l'électeur entrait triomphant dans cette même ville d'Augsbourg, où Charles-Quint s'était flatté deux fois d'avoir écrasé le protestantisme, et il y rétablissait les ministres luthériens dans leurs chaires. D'Augsbourg à Insprück il n'y avait qu'un pas, et Charles-Quint craignait avec raison que les passages du Tyrol n'opposassent qu'un bien faible obstacle à l'audace de son impétueux ennemi. Si j'attendais plus longtemps ici, écrivait-il à Ferdinand, je ne pourrais sinon estre un matin prins dans mon lit[33]. Il prit donc la résolution de partir. — Mais où se retirer ? Ferdinand lui avait offert un asile auprès de lui ; mais il s'excusa d'accepter un service qui, tout en faisant partager son péril à son frère, ne pouvait rendre sa propre situation moins difficile. — Gagner l'Italie ? Mais les Vénitiens le souffriraient-ils ? Le Milanais n'était-il pas lui-même menacé parles Français ? Les garnisons de cette province ne profiteraient-elles pas de sa présence pour se faire payer leur solde à jour et à heure fixe ? Ne le retiendrait-on pas dans une sorte de captivité ? — Passer en Espagne ? Mais, outre le danger d'être arrêté en chemin par les galères turques ou par celles de France, que de honte dans une fuite semblable ! L'Italie tout entière ne se révolterait-elle pas aussitôt ? Les Pays-Bas, lâchement abandonnés par leur maître, ne deviendraient-ils pas la proie des Français ? Il ne vit qu'un seul lieu de retraite honorable, qu'un seul refuge possible, bien que ses infirmités lui en rendissent l'accès fort difficile ; une fois parvenu en Flandre, il pourrait tenir tête à la France et rallier ses partisans en Allemagne.

Il quitte donc mystérieusement Insprück, le 6 avril. Seuls, l'évêque d'Arras et le chambellan de la Chaux connaissaient son départ, et il leur avait ordonné le secret. Mais ses forces le trahirent en chemin ; d'ailleurs, on annonçait l'apparition de l'ennemi aux débouchés des Alpes. Il dut retourner à Insprück et il y rentra la nuit, sans qu'on y eût même soupçonné cet essai de fuite.

Au moment où il avait entrepris ce périlleux et infructueux voyage, il avait abandonné toute idée de paix. Il avait résolu de faire transporter le landgrave de Hesse en Espagne. Il avait révoqué les pouvoirs accordés naguère à son frère, pour traiter avec les princes rebelles. Si cependant ils offraient de négocier, on pourrait les amuser par de feintes concessions ; on traînerait les choses en longueur, pendant que lui-même terminerait ses préparatifs. Quant au reste, il s'en remettait à Dieu, arbitre des destinées humaines. Si Dieu est servi de me donner bonne issue, disait-il, j'espère que ce sera le plus convenable ; mais s'il est servy du contraire, je seray plus consolé d'achever mes jours en mourant ou en captivité, en faisant ce que je puis, que de les prolonger en plus de repos et longue vie.

Mais après le retour à Insprück, le combat n'était plus possible. Il fallait choisir entre les négociations et la captivité. Enfin Maurice acceptait les conférences que lui proposait le roi des Romains, et l'on était convenu de se réunir à Lintz. L'empereur, revenu forcément à ses premières dispositions, écrivit à la reine Marie de retenir le landgrave dans les Pays-Bas, et attendit que son frère lui transmît les réclamations de l'électeur saxon, afin de voir lui-même et ce qu'il pourrait en admettre, et ce qu'il en devrait rejeter.

Ces conférences de Lintz ne réussirent point : les confédérés exigeaient trop, l'empereur accordait trop peu. Charles jugeait le danger, passé, parce que l'impétuosité de ses ennemis s'était ralentie, et si la paix n'était bientôt conclue, il comptait prendre l'offensive à son tour et leur renvoyer tout le mal qu'il avait lui-même souffert. Il pratiquait sous main la ville d'Augsbourg. Il cherchait à détacher, tantôt Albert de Brandebourg, tantôt Maurice lui-même, de leurs associés ; il donnait à son frère les instructions nécessaires pour gagner l'électeur de Brandebourg, à sa sœur la commission d'assembler les princes voisins du Rhin, pour aviser aux moyens de pacifier l'empire et d'arrêter les progrès du roi de France. Enfin, soit que ses maladies habituelles lui donnassent quelque trêve, soit que son énergie fît taire la douleur, il avait repris toute son infatigable activité. Ainsi les négociations de Lintz, conduites de part et d'autre avec peu de sincérité, n'aboutirent à aucun accommodement. Toutefois on y décida que de nouvelles conférences auraient lieu dans la ville de Passau, à partir du 26 mai suivant. Avec elles devait commencer une suspension d'armes qui se prolongerait pendant toute leur durée.

Charles-Quint n'avait, sans doute, laissé proposer par son frère ces secondes conférences et cette suspension d'armes que pour se donner le temps d'achever ses préparatifs de guerre. Mais il n'avait point prévu que ses adversaires pourraient profiter contre lui des quelques jours qui restaient à s'écouler avant l'armistice. Maurice de Saxe, homme de sang-froid et de résolution, avait tout calculé, tout préparé, pour arriver à son but. Et tandis que son ennemi se flattait de l'avoir dupé, tandis que ses alliés eux-mêmes l'accusaient de simplesse[34], il redoublait d'activité et allait accomplir l'acte le plus étonnant peut-être, le plus audacieux et en même temps le mieux concerté dont il soit fait mention dans l'histoire.

Le 9 mai, il avait rejoint son armée. Il avait, nous l'avons dit, jusqu'au 26 pour agir. Il se rapprocha de Füssen, poste important, situé à l'entrée du Tyrol, sans commettre aucune hostilité ni paraître chercher autre chose qu'un lieu d'où il pût fourrager. Il y était le 18[35]. Huit cents hommes de garnison défendaient ce poste. Mais comme les hostilités devaient être bientôt suspendues, ces huit cents hommes ne se tenaient point sur leurs gardes. Maurice les attaque brusquement : les uns sont tués, les autres se replient sur un second corps placé près de Reutte. Le second corps est culbuté à son tour. Restait le château d'Ehrenberg, très haut et très fortifié, qui dominait le seul passage accessible de ces montagnes. Maurice l'emporte de vive force : il est dans le Tyrol, il marche à grands pas vers Insprück.

Charles-Quint était alors en conférences avec son frère. Ferdinand lui rendait compte des négociations de Lintz. Tout à coup on vient annoncer que Maurice approche, qu'il arrive cette nuit même. Déjà le jour baissait : l'empereur dut partir en litière, aux flambeaux, suivi de sa cour en désordre, par un temps affreux et à travers des défilés presque impraticables.

Maurice de Saxe ne le poursuivit pas. Peut-être n'avait-il voulu que l'effrayer. Je n'ai pas encore de cage assez grande, disait-il, pour y enfermer un oiseau de cette taille[36]. Charles-Quint fugitif paraissait d'ailleurs sans ressources. Un immense cri de triomphe, mêlé d'invectives, s'éleva parmi tous ses ennemis, qui crurent sa défaite achevée. Le duc Maurice de Saxe et les princes allemands, écrivait alors M. de Selve au roi de France[37], continuant leurs miracles de faire cheminer les boyteux, font passer la carrière à l'empereur si royde qu'il peut bien se vanter qu'il y a longtemps qu'empereur ne fist un meilleur exercice s'il continue les traictes et journées qu'il a commencées. Cependant, l'empereur, puisant l'énergie jusque dans ses revers, conservait un langage ferme et même menaçant à l'égard de son ennemi victorieux. L'empereur a écrit à ces seigneurs — aux Vénitiens —, ajoute l'ambassadeur français dans cette même lettre, que la grande indulgence qu'il avait usée envers les siens et pour avoir voulu temporiser et endurer d'eulx plutôt que de mettre la chrétienté en nécessité de guerre, avait été cause de le mettre en la poyne où il estoit ; mais qu'il espéroit en sortir bientôt et chastier les rebelles, en sorte qu'il en serait mémoire à jamais.

Avant même de quitter Insprück, il avait rendu la liberté à l'ancien électeur de Saxe, Jean-Frédéric : c'était le plus sûr moyen d'inquiéter Maurice ; c'était peut-être aussi le moyen de lui ôter ses meilleurs partisans ; car bien des sympathies s'attachaient encore au nom de son cousin, ce prince si cher aux protestants, si justement admiré dans toute l'Allemagne pour sa fermeté inébranlable dans la captivité. Maurice le sentit ; et, tout victorieux qu'il était, il fut le premier à demander que les conférences de Passau s'ouvrissent à l'époque indiquée. Les conventions de Lintz subsistaient toujours, disait-il, et son invasion dans le Tyrol ne pouvait lui être imputée à crime. N'avait-on point, en effet, fixé d'un commun accord le commencement de l'armistice au jour où s'ouvriraient les nouvelles négociations ?

Les conférences de Passau occupent une large place dans les correspondances publiées par le docteur Lanz, principal document relatif à ces luttes de Charles-Quint contre le protestantisme en Allemagne. Nulle part ailleurs nous n'avons mieux vu se dessiner les physionomies, se révéler les sentiments secrets des divers personnages qui y débattirent solennellement les deux grandes questions de la destinée de la réforme et de la destinée de l'empire.

L'attitude de l'empereur est calme et fière. Son courage inflexible, ses fortes convictions religieuses, le dédain que ses ennemis lui inspirent, l'espérance de voir sa fortune se relever bientôt, lui donnent une fermeté admirable après tant de revers. Il parle en maître à ses vainqueurs, ose leur reprocher leur trahison, les intimide et finit par sortir presque sans désavantage d'une situation un moment si désespérée.

Au contraire, Maurice, si audacieux dans l'attaque, se montre faible et irrésolu dans les négociations. Il ne veut point abandonner son beau-père et ses confédérés ; mais il laisse trop voir qu'il redoute la continuation de la guerre. Enfin, après avoir perdu un temps précieux, n'ayant pu vaincre l'obstination de son adversaire, déjà abandonné par une partie des siens, il reprend les armes et recouvre toute son énergie. Ainsi, tour à tour on retrouve en lui et ce conspirateur indécis que méprisèrent les conseillers de Charles-Quint, et ce rebelle intrépide qui sut en quelques jours anéantir les projets de domination d'un empereur victorieux.

Ferdinand et les princes catholiques ou protestants qui figurent comme médiateurs dans ces conférences, montrent la plus grande ardeur à poursuivre la paix ; et, comme nous le verrons, ce furent eux qui la donnèrent à l'Allemagne.

Maurice avait plusieurs sujets de crainte. La délivrance de Jean-Frédéric était le premier et le plus grave ; aussi pressait-il l'empereur de remettre dans les fers cette illustre victime[38]. Il sentait, en outre, que chaque jour de retard dans la conclusion du traité améliorait la position de Charles et compromettait la sienne. Lors de la brusque attaque de Maurice, l'empereur avait été plus surpris qu'effrayé, et plus effrayé que vaincu. Maintenant réfugié dans les montagnes inaccessibles de la Carinthie, il y pouvait continuer en toute sécurité ses préparatifs de guerre. De tous les côtés on levait pour lui des soldats. Ainsi il se voyait à la veille d'avoir sous ses ordres une armée formidable. Celle de ses adversaires, au contraire, allait sans doute bientôt se dissiper. Déjà, Maurice de Saxe, marchant sur Insprück, avait été forcé de s'arrêter un moment : ses soldats mutinés réclamaient une forte gratification ; et ce moment de répit donné à Charles-Quint avait certainement contribué à sauver la liberté de ce prince. D'ailleurs, la mésintelligence divisait les deux chefs des protestants, Maurice et Albert de Brandebourg. Le dernier, espèce de condottière, semblait n'avoir pris les armes que pour mettre l'Allemagne au pillage. Et ce n'étaient point seulement les Etats ecclésiastiques et les villes impériales catholiques qu'il rançonnait ou cherchait à usurper ; les villes protestantes elles-mêmes avaient tout à souffrir de sa brutale avidité. Toute l'Allemagne commençait à maudire le parti qui comptait un tel homme au nombre de ses chefs. Ajoutons que le landgrave était toujours prisonnier, et que l'empereur pouvait se venger sur lui des outrages dont sa captivité était la cause, son gendre et.ses fils les auteurs. Un tel état de choses faisait assez sentir à Maurice qu'il fallait user modérément d'une première victoire. Cependant, engagé dans une entreprise où il avait attiré un souverain étranger et tant de princes allemands, il devait à ses alliés, il devait à son propre honneur et à sa réputation déjà si compromise, de ne faire la paix qu'à des conditions honorables.

Les dispositions du roi Ferdinand n'étaient pas moins pacifiques. En effet, si la-guerre continuait, il avait également à craindre la victoire ou la défaite de son frère. Charles-Quint, vainqueur, ne reviendrait-il pas au projet d'assurer à son fils la succession de l'empire ? S'il était vaincu, n'aurait-on point à redouter l'ambition du roi de France et l'esprit d'indépendance des seigneurs allemands ? Et dans l'un ou dans l'autre cas, l'Allemagne divisée ne pourrait fournir de secours à Ferdinand contre les Turcs, dont les nouveaux succès faisaient présager la perte de toute la Hongrie. Mais si la paix se faisait, Maurice lui promettait un énergique appui contre ces barbares.

Quant aux princes allemands, ils voulaient empêcher à la fois les pillages d'Albert de Brandebourg et de sa bande, l'entrée dans l'empire de hordes étrangères appelées par l'empereur, le progrès de l'anarchie, le rétablissement de la puissance impériale. L'accord de l'empereur avec Maurice pouvait seul les sauver de tant de périls. Aussi pressaient-ils vivement les deux ennemis de consentir à de mutuelles concessions.

Un incident faillit rompre d'abord toute la négociation. Henri II avait envoyé l'évêque de Bayonne pour le représenter dans les conférences. L'évêque s'y rendit sans s'être muni d'un sauf-conduit impérial, y prit un ton peu respectueux pour l'empereur et affecta de répéter que son maître, en arrêtant les progrès de ce prince ambitieux, avait mérité le surnom glorieux de défenseur des libertés germaniques[39]. Non-seulement Charles-Quint ne voulait pas qu'on l'admît au congrès, mais il demandait encore qu'on l'arrêtât et qu'on le retînt prisonnier[40]. Maurice de Saxe insista vainement pour que l'on terminât dans un seul traité et ses différends et ceux du roi de France avec l'empereur. Charles-Quint répondit toujours par un refus formel[41], et son opiniâtreté lui donna gain de cause. Pendant la négociation, le roi de France, qui s'était avancé jusqu'au Rhin, se détourna tout à coup de l'Allemagne pour fondre sur les Pays-Bas espagnols. Maurice saisit ce prétexte et cessa ses instances en faveur de ce prince. Vers le même temps, une rixe eut lieu dans l'hôtel de l'évêque de Bayonne entre un comte de Cassel, officier à la solde de Maurice, et quelques écrivains de la chancellerie de Ferdinand. L'évêque, qui attribuait cette rixe à un complot, s'imagina que ses jours étaient menacés et quitta précipitamment Passau. Plus tard, il écrivait à l'archevêque de Mayence qu'il n'avait échappé que par miracle à un attentat inouï.

En ce qui concernait les princes allemands, Charles-Quint et Maurice de Saxe ne soutenaient point les mêmes opinions qu'au sujet de la France. Charles-Quint voulait que la paix fût générale, que tous les confédérés y fussent compris, et que Maurice y stipulât en leur nom comme au sien propre. Maurice, qui connaissait les dispositions belliqueuses d'Albert de Brandebourg, prétendait n'engager que lui-même. Chacun d'eux suspectait la bonne foi de son adversaire. Maurice craignait que l'empereur ne se ménageât d'avance un motif de ne pas remplir les conditions du traité. Il prévoyait qu'Albert de Brandebourg refuserait de déposer les armes. Ne pourrait-on pas saisir ce prétexte pour retenir le landgrave ? Et combien n'aurait-il pas alors à se repentir d'avoir accepté la paix avec un tel empressement ? L'empereur, de son côté, croyait que Maurice avait conçu l'arrière-pensée de continuer plus tard la guerre sous le nom d'Albert de Brandebourg, et que les dissentiments apparents des deux confédérés cachaient des intelligences secrètes. De là des discussions très-vives, qui rendaient l'accord de jour en jour plus douteux. L'un et l'autre s'obstinaient à ne point céder. Leur défiance était égale. Charles-Quint passait depuis longtemps pour un politique peu scrupuleux ; Maurice, par son coup d'essai, s'était mis au rang des maîtres dans l'art de la perfidie. Ils se soupçonnaient donc réciproquement, et chacun cherchait à obtenir pour la stricte exécution des conditions du traité les mêmes garanties qu'il refusait à son rival.

Charles-Quint tenait d'ailleurs à conserver, dans toutes ces négociations, le langage qui convenait au chef de l'empire. Il parlait en maître, tout en faisant des concessions sur certains points. Il affectait aussi d'avoir moins à cœur ses intérêts propres que les intérêts du corps germanique et ceux des divers Etats qui en faisaient partie. Ainsi, il réclamait des indemnités pour ceux qui avaient souffert de l'invasion de Maurice et de ses confédérés[42]. Il savait bien qu'elles ne lui seraient point accordées, et il n'avait point l'intention de les demander jusqu'au bout ; mais, comme souverain, il croyait sa gloire intéressée à protester en faveur de sujets fidèles, injustement dépouillés par la violence et la rébellion. Les trois objets essentiels des débats dans ces conférences étaient : la mise en liberté du landgrave, la pacification religieuse de l'Allemagne, et le reproche fait à Charles-Quint d'avoir voulu convertir l'empire en une monarchie absolue.

Charles-Quint était résolu depuis longtemps — du moins, il le prétend dans ses lettres — à tirer de captivité le landgrave ; mais il exigeait le licenciement préalable des troupes de Maurice. Divers moyens furent proposés par les deux partis et par les médiateurs pour servir de garanties mutuelles à l'exécution de cette partie du traité. Les deux adversaires paraissaient attacher une grande importance au choix de ces moyens. Ils voulaient l'un et l'autre se réserver ce prétexte pour rompre les conférences, s'ils ne parvenaient pas à s'entendre sur d'autres difficultés plus graves. Quant à la religion, Charles-Quint insistait pour que les décrets des deux dernières diètes d'Augsbourg restassent en vigueur jusqu'à la convocation d'une nouvelle diète ou d'un concile national. Il accorda ensuite aux luthériens, mais avec beaucoup de répugnance, une liberté de culte qui devait cesser le jour où la nouvelle assemblée, diète ou concile, règlerait l'état religieux de l'Allemagne. On voit par ses lettres que cette concession lui paraissait exorbitante. En réalité, son caractère provisoire lui laissait peu d'importance. Le parti catholique dominait ordinairement dans les diètes de l'empire. Charles comptait d'ailleurs redevenir bientôt le plus fort. L'empereur et la diète s'uniraient vraisemblablement pour rétablir les anciens règlements relatifs à la religion. Quel avantage les protestants auraient-ils alors retiré du traité de Passau ?

Le duc Maurice, en prenant les armes, avait accusé son ennemi de violer la constitution de l'Allemagne et de chercher à y établir le pouvoir absolu. Il demandait maintenant le redressement de ces mêmes griefs politiques. Les médiateurs le soutenaient avec énergie, parce qu'ils désiraient l'abaissement de la puissance impériale. Tous attaquaient Charles-Quint, personne ne le défendait. Mais jamais il ne fut plus habile ni plus ferme. Ses adversaires le pressaient d'user, sur certains points qui concernaient particulièrement leurs intérêts, d'une autorité que le droit public allemand ne lui conférait pas. Il leur fait remarquer combien ces sollicitations contredisent les plaintes qu'ils lui ont adressées sur sa prétendue tyrannie[43]. Il est prêt d'ailleurs à faire droit aux réclamations légitimes, mais après que la diète générale en aura décidé ; car c'est à elle seule qu'il doit répondre de ses actes dans le gouvernement de l'empire. Du reste, il ne laissera point périr les prérogatives attachées à la puissance impériale, sans lesquelles l'Allemagne tout entière serait bientôt en proie à une turbulente anarchie. Il t se rend ce témoignage, qu'il a toujours respecté les lois de l'empire et la liberté des Etats qui le composent. Mais il saura transmettre à celui qui le remplacera sur ce trône électif la dignité impériale entière, telle qu'il l'a reçue lui-même de ses prédécesseurs.

Pendant ces négociations, il se préparait à la guerre. Autant que le permettaient la situation de ses finances et la lenteur espagnole, il rassemblait des troupes et se mettait en état d'opposer à ses adversaires des forces redoutables. Prolongez les négociations, écrivait-il tantôt à son frère, tantôt à ses agents. Elles se prolongèrent, en effet, bien au-delà du terme qui d'abord avait été fixé. Maurice ne voulait pas rompre. Les chances de la guerre étaient déjà plus douteuses. Ce n'était point d'ailleurs la première fois que l'empereur, malheureux au début d'une lutte, parvenait à relever sa fortune abattue, et mettait ses adversaires en péril. Ferdinand et les médiateurs, qui voyaient les chances de succès devenues égales entre les deux rivaux, firent les plus grands efforts pour obtenir de l'empereur des conditions que l'électeur pût accepter. Ferdinand se rendit même auprès de lui à Villach, au commencement du mois de juillet, et il y resta plusieurs jours, le suppliant de se montrer moins inflexible, dans l'intérêt de l'Allemagne, dans celui même de la chrétienté, qui avait plus besoin que jamais de l'assistance de Maurice contre les Turcs.

Charles-Quint demeurait inflexible ; il céda enfin sur un point, mais sur le moins important des trois, la délivrance du landgrave. Quant aux deux autres, il maintint ses premières dispositions. A peine Ferdinand l'avait-il quitté, qu'il partit de Villach, passa de là à Lintz, gagna Brixen, réunit autour de lui la plus grande partie de ses forces dispersées, et montra à l'Allemagne étonnée que son vieil empereur, un moment tombé si bas, n'avait rien perdu de cette habileté à réparer les coups imprévus du sort, de ce sang-froid imperturbable et de cette audace guerrière qu'elle avait précédemment admirés dans le conquérant des Gueldres, dans le vainqueur glorieux de Mühlberg.

Déjà un des généraux de l'armée impériale, Conrad de Hanstein, s'était jeté dans Francfort-sur-le-Mein avec trois mille hommes et se préparait à ravager la Hesse[44]. Maurice, irrité, quitte brusquement Passau ; il intimide l'électeur palatin, obtient de lui quelques pièces d'artillerie, va se poster devant les murailles de Francfort et bat la ville en brèche[45]. Mais cette fois l'opiniâtreté de la défense égala l'impétuosité de l'attaque. L'électeur fut repoussé, et il perdit dans un de ces assauts Georges de Mecklembourg, le plus dévoué de ses lieutenants.

Quant à Albert de Brandebourg, continuant sans scrupule le cours de ses brigandages, il s'avançait jusqu'au Rhin, soumettait Spire et Worms, forçait les prêtres et les évêques à s'enfuir dans toutes les directions sous des déguisements divers, et changeait tellement les dispositions dès Etats protestants à l'égard de son parti que Strasbourg même, cette ville si dévouée à la réforme, refusa de lui ouvrir ses portes.

Les revers de Maurice devant Francfort et les succès odieux d'Albert de Brandebourg étaient aussi funestes à leur parti que favorables à leur adversaire. Les médiateurs, d'abord très mal disposés à l'égard de l'empereur ; revenaient déjà à d'autres sentiments. Ses agents s'en aperçurent bien vite, et ne négligèrent point de l'en avertir[46].

Charles-Quint jugea qu'il était temps de prendre un parti définitif. Après avoir si longtemps prolongé les négociations, il y fixa lui-même un terme prochain. Son frère venait d'envoyer le chancelier de Bohême auprès de Maurice. L'empereur ordonna au chancelier de signifier à cet électeur qu'il avait huit jours pour refuser ou pour accepter la paix, aux conditions qui lui avaient été présentées. S'il ne donnait point de réponse dans cet intervalle, on lui accorderait encore un délai de trois jours. Les trois jours expirés, il ne devait plus espérer aucune concession[47].

En même temps, Charles-Quint annonçait à son frère que, pour satisfaire les vassaux de l'empire sur un de leurs principaux griefs, il avait résolu de former un nouveau conseil impérial composé tout entier d'Allemands. Ce que je n'ay voulu faire jusqu'à oyres, lui écrivait-il[48], pendant que mes adversaires ont eu les armes au poing et que j'estoye désarmé (encoires que auparavant j'eusse eu l'intention d'y pourveoir), afin que il ne puissent dire de m'y avoir forcé, je le veulx faire maintenant qu'ils sont loing et que j'aurai mes forces ensemble !

En présence d'une telle fermeté jointe à tant d'adresse, Maurice dut renoncer, au moins pour le moment, aux brillants résultats qu'il avait sans doute espérés de son expédition d'Insprück. Les onze jours accordés par Charles-Quint n'étaient point encore écoulés qu'il signa le traité de Passau (2 août 1552). Ce traité, dit de Thou, surprit tout le monde. Qu'on se figure, en effet, l'étonnement de ceux qui, deux mois plus tôt, avaient fait entendre si prématurément des chants de victoire ! La liberté rendue au landgrave de Hesse, mais avec cette clause qu'il observerait strictement les conditions du pacte conclu jadis avec l'empereur ; la tolérance religieuse garantie aux confédérés pour dix mois seulement, au bout desquels Charles-Quint se réservait de soumettre de nouveau la question religieuse à la décision d'une diète allemande ; une vague promesse de porter aussi devant la diète les griefs articulés contre lui par l'électeur : c'étaient là tous les avantages que les protestants retiraient d'une lutte où ils avaient vu fuir devant eux le vainqueur de Mühlberg. Et s'il leur accordait leur grâce, c'était sous forme d'amnistie ! Il ne stipulait, il est vrai, aucune indemnité pour les victimes des derniers troubles, mais il annonçait qu'il appellerait plus tard l'attention de la diète sur les moyens de compenser leurs pertes.

En résumé, le traité de Passau n'était réellement qu'une nouvelle trêve accordée à quelques-uns des Etats protestants. Encore était-elle plus courte et bien moins avantageuse que celles de Nuremberg, de Cadan et de Spire, que l'empereur leur avait jadis spontanément octroyées. L'impunité était presque le seul fruit de leur rébellion. Ils devaient déposer les armes ou marcher au secours de Ferdinand contre les Turcs. Leur ennemi, au contraire, demeurait armé. Ces forces qu'il destinait avant la paix à combattre des sujets rebelles, il pouvait maintenant les diriger contre le roi de France, c'est à dire contre la tête du complot dont Maurice n'avait été que le bras. Et tout lui promettait une prompte victoire ; car le roi de France venait de licencier ses troupes.

Qui empêcherait Charles-Quint d'employer ses soldats victorieux à tenir en respect la diète qu'il convoquerait à son retour, à la rendre plus souple et plus obéissante encore que ne l'avaient été les deux dernières diètes d'Augsbourg, instruments de sa grande puissance en Allemagne ? Déjà on le voyait rouvrir les églises catholiques à Augsbourg, et s'il n'interdisait plus à tous les ministres luthériens d'y prêcher, il leur montrait asses ce qu'ils avaient à craindre, en bannissant de la ville trois de leurs confrères dont le zèle religieux avait excité sa colère[49].

Le traité de Passau ne devait-il être, pour Charles-Quint, qu'un moyen de reprendre haleine avant de terminer sa grande œuvre de pacification religieuse, ou serait-il le commencement d'une retraite définitive devant des ennemis que naguère encore il croyait avoir écrasés ? Tout dépendait du succès de la guerre contre la France. Charles-Quint marcha contre Metz avec plus de soixante mille hommes, et la petite armée d'Albert de Brandebourg ne tarda pas à venir le renforcer. Il n'en fut pas moins repoussé et obligé de lever le siège après des pertes immenses. Alors il courut s'enfermer dans les Pays-Bas, et il ne songea plus qu'à sa lutte contre les Français. L'Allemagne ne le revit plus, et la couronne impériale sembla n'être désormais à ses yeux qu'un vain et inutile ornement. Un an plus tard, en effet, il écrivait à Ferdinand qu'il avait renoncé depuis longtemps à solliciter les électeurs en faveur de son fils[50].

De son côté, l'Allemagne avait à peine appris, ou même seulement soupçonné l'issue du siège de Metz, que, libre de toute crainte, elle dépouilla le respect dû à la majesté du chef de l'empire. Augsbourg destitua le conseil qu'il lui avait imposé. Volrad de Mansfeld, ancien lieutenant d'Albert de Brandebourg, et le duc de Wurtemberg, violèrent la paix publique : le premier, en attaquant le duc de Brunswick ; le second, en s'emparant de plusieurs forteresses qui appartenaient au grand-maître de l'ordre teutonique. Une foule de vassaux turbulents s'empressèrent de répondre à ce premier signal[51]. Des troubles violents s'élevèrent d'un bout à l'autre de l'empire. Le pouvoir modérateur de l'empereur ne s'y exerçant plus pour obliger les Etats à la concorde, ils donnèrent carrière à leurs inimitiés particulières, à leur turbulence sans frein, à leur mépris de toute autorité et de toute discipline ; ils firent des ligues et des contre-ligues ; enfin ils se livrèrent des batailles sanglantes où l'Allemagne épuisa sans profit le sang de ses enfants.

Plusieurs princes allemands avaient alors des intelligences secrètes avec le roi de France. Aucun ne se préoccupait des succès des Turcs, qui chaque jour s'avançaient davantage en Hongrie. L'ancien électeur de Saxe, Jean-Frédéric, le margrave Albert de Brandebourg, le duc de Clèves, formaient, avec quelques seigneurs moins puissants, une faction que l'on disait secrètement appuyée par l'empereur[52]. Le duc Maurice, le duc de Bavière, les électeurs ecclésiastiques et les autres prélats dont Albert de Brandebourg avait ravagé les domaines, enfin quelques villes impériales, composaient un second parti que le roi des Romains, Ferdinand, prenait plus ouvertement sous sa protection. Albert de Brandebourg et Maurice en vinrent aux mains près de Sievershausen. Maurice triompha, mais il paya de la vie sa victoire. Son rival trouva sans peine de nouveaux aventuriers disposés à suivre sa fortune pour partager le fruit de ses brigandages. Il se releva un moment, puis essuya de nouveaux échecs, et Charles-Quint le mit au ban de l'empire, soit qu'il ne l'eût jamais favorisé réellement, soit qu'il dût céder à la réprobation universelle dont ce misérable était l'objet. Albert se réfugia en France, où il termina ses jours dans la pauvreté. Comme il ne laissait point de postérité, ses Etats, que les princes confédérés avaient saisis, furent rendus, par un décret de l'empereur, à ses héritiers collatéraux de la maison de Brandebourg.

Nous devons terminer ici cette troisième partie de notre étude sur Charles-Quint, car il nous est impossible de saisir un plan politique dans les actes d'ailleurs peu nombreux, où ce prince montrait encore qu'il était au moins nominalement le souverain de l'Allemagne. Tout entier à ses luttes contre la France, ou bien malade, perclus, incapable parfois de tout travail sérieux, il abandonna au roi des Romains, son frère, la direction générale des affaires de l'empire, en attendant qu'il pût lui laisser aussi le titre impérial. Les motifs de refroidissement qui les avaient éloignés l'un de l'autre, dans ces dernières années, avaient enfin disparu. L'empereur n'ambitionnait plus pour son fils la couronne d'Allemagne. Il considérait avec dégoût cet Etat bizarrement organisé, tant d'éléments de désordre et de dissolution cachés sous les mots spécieux de privilèges du Saint-Empire et de libertés germaniques, ces entreprises insensées des audacieux que le succès couronnait presque toujours, les violences et la tyrannie des puissants, et cette confusion des opinions religieuses qui, tout en réclamant la tolérance, cherchaient à s'imposer par la force.

Toutefois, avant de laisser passer l'empire en d'autres mains, il désirait y rétablir un peu d'ordre : ainsi l'exigeaient le soin de sa réputation et le bien général de la chrétienté. Mais comment détruire les factions politiques, si l'on ne suspendait aussi les querelles religieuses, première cause des maux de l'Allemagne ?

D'un autre côté, l'empereur prévoyait que les protestants, fiers de ses humiliations, se montreraient plus exigeants que jamais, et sa conscience de catholique ne lui permettait point de sanctionner par sa présence à la diète le décret qui constituerait dans un de ses Etats une Eglise hérétique, se perpétuant à côté de l'Eglise orthodoxe. Son frère, Ferdinand, possédait l'affection des Allemands ; et comme il devait bientôt succéder à l'empire, il était plus que tout autre intéressé à y faire régner la paix. Déterminé par ces considérations, l'empereur se déchargea entièrement sur Ferdinand du soin de convoquer la diète d'Augsbourg, d'en présider et d'en régler les délibérations, d'admettre ou de rejeter l'accord qui en serait la conclusion. Cette assemblée célèbre acheva ce qu'avait commencé le traité de Passau. Elle sanctionna les usurpations commises sur les églises et donna une durée à peu près indéfinie à la tolérance provisoire que les protestants devaient aux succès de Maurice.

La nouvelle de cet accommodement, si l'on en croit les historiens contemporains, causa à l'empereur un chagrin profond qu'il ne chercha point à dissimuler. Il aurait dû pourtant y voir la conséquence nécessaire du traité qu'il avait signé lui-même à Passau, sans parler des événements qui depuis étaient survenus en Allemagne ? Les haines religieuses ne s'étaient point, il est vrai, complètement éteintes dans ce pays. Plus tard même elles s'y rallumèrent avec une nouvelle violence. Cependant les princes allemands, unis ensemble par la jalousie que Charles-Quint leur inspirait à tous, avaient appris à se supporter et même à se secourir mutuellement, quelles que fussent leurs opinions en matière de foi. Les catholiques les plus exaltés n'avaient-ils pas eux-mêmes consenti, en 1552, à être les médiateurs d'une paix qui fut comme le triomphe définitif de la réforme en Allemagne ? Maurice de Saxe ne s'était-il point fait à son tour le défenseur des princes ecclésiastiques de l'Allemagne contre Albert de Brandebourg, tandis que l'ancien chef des confédérés de Smalkalde, Jean-Frédéric, devenait l'allié et le protégé de l'empereur ? Ainsi les deux grands partis religieux que nous avons vus tant de fois en présence, apportaient à la diète d'Augsbourg de tout autres sentiments que dans les diètes précédentes. Ils devaient dès lors désirer la prolongation d'une trêve salutaire. On fit bien de part et d'autre, par habitude, quelques difficultés avant de s'entendre. Les théologiens des deux partis usèrent de leurs déclamations favorites, et plusieurs fois l'ancienne inimitié parut prête à se réveiller. Mais en réalité elle se ranima si peu qu'on arriva bientôt à une conclusion satisfaisante pour tous les membres de la diète. Et la paix jurée fut observée par les catholiques et les protestants pendant trois quarts de siècles, malgré des griefs réciproques chaque jour plus nombreux, malgré l'exemple de tout le reste de l'Europe, alors divisé par des guerres civiles. Il est vrai que plus tard ils répudièrent tout à fait la sage modération qui les avait si long-temps préservés de la guerre civile. Pendant trente ans ils firent de leur pays un champ de bataille où tous les peuples voisins figurèrent tour à tour avec eux.

 

Les efforts de Charles-Quint, il faut pourtant le reconnaître, ne furent pas sans fruit pour la cause catholique. De tous les pontifes ses contemporains, deux seulement, Adrien VI et Marcel II, qui l'un et l'autre furent enlevés trop vite à la chrétienté, entrevirent comme lui que la conservation de l'Eglise romaine ne dépendait pas moins de la réforme des abus dans la discipline que du maintien du principe d'autorité dans le dogme. Les évêques espagnols, organes de l'empereur dans le premier concile de Trente, voulaient sincèrement, au témoignage de Sleidan lui-même, mettre un terme aux désordres que les protestants avaient plus particulièrement attaqués, ôter à la puissance pontificale ce qu'elle avait d'arbitraire, et imposer au clergé la stricte observation des devoirs propres à faire respecter son ministère sacré[53]. Ce concile, deux fois suspendu sous son règne, ne répondit point à ses espérances. Mais peu de temps après sa mort, il fut convoqué de nouveau par le successeur de Paul IV, et si cette fois encore il n'accomplit pas entièrement la réforme que Charles-Quint avait voulu opérer dans l'Eglise par l'Eglise elle-même, du moins il fit cesser les scandales déplorables qui avaient excité la colère des ennemis de l'orthodoxie.

La papauté sembla aussi s'inspirer d'un esprit nouveau. Par ses fautes, elle n'avait peut-être pas moins contribué que les protestants eux-mêmes à empêcher Charles-Quint de rétablir l'ordre dans les affaires religieuses. Mais alors elle prit une résolution à la fois généreuse et sage. Elle abandonna les préoccupations temporelles-auxquelles elle avait si souvent sacrifié les devoirs de ses fonctions religieuses ; elle renonça désormais à intervenir dans les cabinets des princes pour y régler leurs délibérations ; elle ne prétendit plus leur imposer la paix ou la guerre, suivant qu'il convenait à ses propres intérêts. Elle s'entremit encore quelquefois, il est vrai, dans leurs querelles, mais avec les ménagements d'une mère qui cherche toutes les voies amiables pour réconcilier ses enfants divisés, non point comme une maîtresse impérieuse qui ne souffre aucun dissentiment autour d'elle, parce qu'elle n'y tolère aucune liberté.

C'est là, je crois, le rôle que lui réservait Charles-Quint. On objectera l'intérim où il usurpa si audacieusement des fonctions que la doctrine catholique n'attribuait qu'au chef de l'Eglise. Nous ne voulons point juger cet acte, que Bossuet lui-même n'ose ni louer ni blâmer[54]. D'ailleurs, si nous rendons justice à la noblesse de son but, nous ne prétendons point justifier les moyens qu'il employa quelquefois pour y parvenir. Trop souvent il emprunta aux disciples de Machiavel leurs procédés favoris, la ruse et la violence. Mais ils étaient aussi familiers à tout son siècle, et seul peut-être parmi les princes ses contemporains, il eut de véritables convictions religieuses. Il n'y avait chez François Ier et chez Henri VIII que de la superstition ou de l'hypocrisie, servant de masque à l'ambition la plus effrénée et à l'avidité la moins scrupuleuse.

Si nous ne voulions réduire ce travail à l'examen de quelques points principaux du règne de Charles-Quint, que des correspondances récemment publiées en France et en Allemagne nous ont aidé à éclaircir, nous pourrions ici rendre hommage à sa mémoire avec moins de restrictions et de réserve. Il suffirait d'exposer quelques-uns des règlements qui organisèrent les colonies espagnoles de l'Amérique et délivrèrent les Indiens d'une atroce tyrannie. Toute une portion de l'humanité arrachée au plus indigne esclavage et rétablie dans ses droits, n'est-ce pas là une œuvre infiniment plus glorieuse que la conquête de cent peuples divers ? Que Charles-Quint ait consulté ou non la politique avant tout, cette heureuse inspiration ne le place pas moins parmi les bienfaiteurs des peuples. C'est dans les deux ordonnances de Madrid et de Barcelone qu'il faut chercher la gloire la plus pure de son règne.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Négociations du Levant, t. II, p. 23 et 24.

[2] De Thou, liv. IV, p. 283 et, suivantes. ; Robertson, t. II, liv. IX, p. 279-280.

[3] Guise au roi, 31 octobre 1547, Ribier, t. II, p. 75.

[4] Sleidan, liv. XX, p. 343 ; de Thou, liv. V, an. 1548.

[5] Sleidan, liv. XX, p. 346.

[6] Lettre de Morvilliers à Henri II, 27 juin, Négociations du Levant, t. II, p. 63-64.

[7] Sleidan, liv. XX, p. 348 et suivantes.

[8] Voyez Sleidan, fin du liv. XX, passim.

[9] Sleidan, liv. XXI, p. 358 et 367.

[10] Sleidan, liv. XXII, passim.

[11] Jove, t. II, traduction Denis Savage : De tous les barons allemands, il n'y eut que le seul Maurice de Saxe qui gardât l'honneur de l'Allemagne par excellente vertu.

[12] Robertson, t. II, liv. X, p. 303.

[13] Telle est l'opinion de Ferreras, Histoire d'Espagne, t. IX, p. 288 ; de Sismondi, Histoire des Français, t. XVIII, p. 414 et 415 ; et l'on peut tirer une induction conforme d'un passage des Papiers d'Etat de Granvelle, t. IV, p. 481.

[14] Voyez Lanz, lettres de l'archevêque de Lunden, datées du 3 septembre 1534, t. II, p. 115-122, et du 8 avril 1535, p. 165-177. La plupart des conseillers du roi des Romains, y dit l'archevêque, sentent l'hérésie. Paucos video in aula regia quin olfaciunt aliquid de lutheranismo..... Dans ses domaines, le luthéranisme est partout toléré. In omnibus dominiis regiæ majestatis proceres et nobiles quasi omnes sequuntur Lutheri opinionem, et nemo corrigitur, quisque suo agit arbitrio... Nous y apprenons encore que les princes catholiques l'accusaient de recevoir des présents des princes et des autres Etats luthériens pour les protéger. L'archevêque ajoute : Si verum sit nescio ; tamen ita principes ab eo loquuntur.

[15] Dans la lettre écrite par Charles-Quint à sa sœur, Marie de Hongrie, le 16 décembre 1550 (Lanz, t. III, p. 15), lettre que nous aurons plusieurs fois à citer, il dit que depuis son avènement au trône impérial, il a permis à son frère de prendre, pour les appliquer à ses propres affaires, toutes les aides votées dans les diètes allemandes, à l'exception de la moitié de celle de 1544 accordée contre la France.

[16] Lettre de Marie de Hongrie à l'évêque d'Arras, 5 octobre 1551, Lanz, Correspondenz des kaisers Karl V, t. III, p. 82. Nous pouvons encore alléguer en faveur de notre opinion : 1° la tradition unanime des écrivains à peu près contemporains qui ont traité l'histoire de cette époque ; 2° le refroidissement de l'empereur et de son frère, refroidissement dont nous verrons de nombreuses preuves, et qui, selon M. Mignet lui-même, se prolongea jusqu'en 1555 ; 3° les liaisons secrètes de Ferdinand avec les ennemis de l'empereur, attestées par toutes les correspondances du temps et révélées par de nombreux faits, dont voici quelques-uns. Lorsque Maurice de Saxe prit Insprück, il y laissa piller par ses soldats tout ce qui appartenait à Charles-Quint, mais il ordonna qu'on respectât les biens de Ferdinand. (V. de Thou, liv. X, t. II, p. 223.) Henri II, roi de France, qui nourrissait une haine mortelle contre l'empereur, affectait au contraire beaucoup d'estime pour son frère (Relation de Marino Capello, ambassadeur vénitien, t. I, p. 383 des Relations vénitiennes), et son ambassadeur, M. de Selves, lui conseillait de réconcilier celui-ci avec le sultan (lettres des 12 et 21 octobre 1553, Négociations du Levant), parce qu'alors, mécontent comme il l'était de l'empereur et pouvant agir contre lui, il serait pour la France un auxiliaire utile. — Ferdinand, il est vrai, niait soigneusement toutes ses intrigues, ce qui se comprend facilement. Dans une lettre écrite en 1554 à son frère, il ose même affirmer qu'il s'est employé sincèrement et loyalement à favoriser les vues de ce prince au sujet de son fils, et il rejette sur les électeurs la responsabilité du refus. (Lanz, t. III, p. 197.) Mais ce témoignage personnel ne prouve pas qu'il ait été réellement loyal et sincère.

[17] Sleidan, liv. XXII, p. 387.

[18] Sleidan, liv. XXII, p. 391.

[19] J'en excepte toutefois le duc d'Albe. Ce ministre soupçonneux proposait de mander Maurice à la cour, pour y rendre compte de sa conduite. L'évêque d'Arras s'y opposa. Il disait que la tête d'un Allemand ivre était incapable de former des projets qu'il ne lui fût facile à lui-même de pénétrer et de faire échouer. (Robertson, liv. X, t. II, p. 332.)

[20] Sleidan, liv. XXIII, p. 404 et verso ; de Thou, liv. IX et X.

[21] V. les trois lettres en date des 1er, 18 et 24 septembre 1551, écrites sur ce sujet par Granvelle, l'empereur et la gouvernante des Pays-Bas. (Lanz, t. III, p. 75.)

[22] Ribier, t. II, p. 297.

[23] Lanz, Correspondenz, III, p. 78 et suivantes.

[24] Nous estions déterminés condescendre à la délivrance, et n'attendions sinon la venue dudict duc Maurice, comme il nous avait offert, pour avoir jugé plus convenir à sa réputacion et à notre satisfaction qu'il se feist par son moyen. Lettre du 3 mars 1552, Lanz, t. III, p. 105.

[25] Lettre du 1er mars 1552, Lanz, t. II, p. 97.

[26] Pfister, Histoire d'Allemagne, règne de Charles-Quint.

[27] Lettre du 10 avril 1552, écrite au connétable de Montmorency, Négociations du Levant, t. II.

[28] 3 mars 1552, Lanz, t. III, p. 98 et suivantes.

[29] 3 mars 1552, Lanz, t. III, p. 107 et suivantes.

[30] 11 mars 1552, Lanz, t. III, p. 117 et suivantes.

[31] Lanz, t. II, p. 131.

[32] Lettre du 22 mars 1552, Lanz, t. III, p. 132 et suivantes.

[33] Cette citation et les suivantes sont tirées de Lanz, Correspondenz, t. III, p. 159 et suivantes.

[34] Lettre de de Selve, du 26 avril, Négociations du Levant, t. II.

[35] V. la lettre écrite par Charles-Quint, le 30 mai, à sa sœur, Marie de Hongrie, Lanz, t. III, p. 201 et suivantes.

[36] Seckendorf, Histoire de la réformation de l'Eglise chrétienne en Allemagne, an. 1552.

[37] 25 mai 1552, Négociations du Levant, t. II.

[38] Lettre de Ferdinand à Charles-Quint, du 22 juin 1552, Lanz, t. III, p. 285, et plusieurs autres lettres.

[39] Voyez le discours qu'il y prononça, dans Granvelle, Papiers d'Etat, fin du t. III.

[40] Lanz, Correspondenz, t. III, p. 225.

[41] Lanz, Correspondenz, t. III, p. 225.

[42] Robertson commet une erreur grave en prétendant que l'empereur demandait à être dédommagé de toutes les pertes qu'il avait essuyées dans cette guerre, voir liv. X. Sa correspondance, recueillie par Lanz, montre très bien que ce n'était pas pour lui-même qu'il exigeait des indemnités.

[43] Lettre du 30 mai 1552, adressée à Ferdinand, Lanz, t, III, p. 318 et suivantes.

[44] De Thou, liv. X, fait par erreur de ce Conrad de Hanstein le commandant d'un corps de cavalerie à la solde des confédérés.

[45] Robertson semble croire que le voyage de Ferdinand à Villach fut la conséquence du départ de Maurice pour son armée. Les deux départs furent simultanés. Il ne paraît pas d'ailleurs, par la correspondance de Charles-Quint, qu'il ait été fort alarmé de l'attaque de Maurice contre Francfort.

[46] Lettres des 14 et 15 juillet 1552, Lanz, Correspondenz, t. III, p. 367.

[47] Lettre à Plaw du 25 juillet 1552, Lanz, t. III, p. 390.

[48] Lettre à Ferdinand du 31 juillet, Lanz, t. III, p. 399.

[49] Voyez dans les Négociations du Levant, t. II, p. 225-226, quelle impression firent ces événements sur l'ambassadeur de France à Venise, M. de Selve, dont les lettres si instructives ont déjà plusieurs fois donné à nos jugements sur les faits de cette époque l'appui d'une autorité bien respectable.

[50] Lettre du 3 février 1554, Lanz, t. III, p. 606.

[51] De Thou, liv. XI, an. 1552.

[52] Il le nie soigneusement dans la plupart des lettres adressées à son frère qui terminent le recueil de Lanz, t. III, passim.

[53] Sleidan, liv. XXIII, p. 413 et verso.

[54] Bossuet, Histoire des variations des Eglises protestantes, liv. VIII, chap. III.