ESSAI SUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE VIII. — Lutte de Charles-Quint contre la confédération de Smalkalde (1544-1547).

 

 

Depuis longtemps Paul III voyait avec indignation tant de condescendance pour les ennemis du Saint-Siège. Les nouvelles concessions qu'ils avaient obtenues en 1544 portèrent sa colère au comble. Il écrivit à l'empereur une de ces lettres menaçantes qui, au moyen-âge, précédaient ou accompagnaient ordinairement les foudres lancées par les pontifes contre les souverains. Dieu a puni le grand-prêtre Hélie pour sa trop grande indulgence à l'égard de ses enfants. Averti par cet exemple, il veut montrer à l'empereur combien les décrets rendus dans la diète de Spire peuvent compromettre le salut de son âme et troubler toute l'Eglise. Dans l'intérieur des maisons privées, c'est le père de famille qui donne à chacun son rôle, et il ne souffre point que l'un fasse la tâche destinée à l'autre ; ce qui détruirait l'ordre de la famille entière. De même, dans l'Eglise, qui est la maison de Dieu, chacun a ses fonctions à remplir. Il ne convient pas que les inférieurs s'acquittent de celles de leurs supérieurs, et cette règle doit être d'autant mieux observée que l'Eglise l'emporte davantage sur les maisons privées. Suivent les exemples d'Osias puni de mort pour avoir touché l'Arche sainte, quoique ce fût pour la relever ; ceux de Dathan, d'Abiron et de Coré, que Dieu châtia parce qu'ils osaient disputer l'autorité à Moïse et à Aaron. Au contraire, ceux qui ont toujours soutenu le Saint-Siège, la métropole suprême de l'Eglise, les Constantin, les Théodose, les Charlemagne, en ont été récompensés par Dieu. Il est de ton devoir d'éviter les mauvaises alliances et de cesser de montrer tant de douceur à l'égard de rebelles, ennemis du siège de Rome ; sans quoi, le souverain pontife sera obligé d'en user avec toi plus sévèrement que sa nature, ses habitudes et sa volonté ne l'y portent[1], etc., etc.

A l'époque même où le pape adressait à l'empereur cette lettre dont chaque mot laisse percer une aigreur contenue et pourtant visible, Charles-Quint faisait la paix à Crespy avec le roi de France. Par un article secret du traité de Crespy, les deux princes s'engageaient à s'unir pour procurer un concile général à la chrétienté, pour affermir leur autorité et conjurer les dangers qui menaçaient la foi ? Mais à quelles mesures recourrait-on pour détruire l'hérésie ? On évitait de s'expliquer d'une manière précise sur ce point important[2].

Il est probable que Charles-Quint se proposait dès lors d'employer les armes ; mais auparavant il voulait épuiser les moyens de conciliation. Catholique ferme et convaincu, il avait toléré, contre les habitudes du siècle et certainement aussi contre sa propre inclination, une hérésie qui, grâce à cette tolérance, avait fait des progrès incroyables ; chef du Saint-Empire romain, défenseur né de l'Eglise, il s'était attiré du chef spirituel de la chrétienté un blâme sévère qui semblait le précurseur des châtiments apostoliques déjà lancés de son temps sur un autre souverain ; roi de ces Espagnes si fières de leur dévouement à l'Eglise romaine, il avait rendu son orthodoxie suspecte aux Espagnols. Quel était le fruit de ces tempéraments ? Il avait vu croître l'orgueil et les exigences d'une confédération qui, formée au mépris des lois de l'empire, avait plusieurs fois contracté des alliances ostensibles ou secrètes avec ses ennemis déclarés ! Il s'était fait mettre au ban du parti catholique allemand, qui peut-être même avait songé à le renverser du trône ! Il était temps de montrer qu'il saurait faire exécuter les décrets de Worms et d'Augsbourg, et imposer au besoin par la force ce qu'il n'avait pu gagner par la douceur. Toutefois, il songeait encore à faire marcher de front la réforme du clergé et la soumission des protestants à la doctrine catholique. Ces derniers auraient obtenu un bill d'indemnité pour le passé ; ils auraient plaidé leur cause devant le concile des délégués de la chrétienté, et leurs réclamations, appuyées par l'empereur, n'eussent pas été inutiles pour ramener l'Eglise chrétienne à la discipline et aux vertus des anciens jours.

C'était là, nous l'avons dit, le plan favori de Charles-Quint, et jamais il n'y avait renoncé. La paix qu'il avait conclue avec la France, bientôt suivie d'un armistice avec Soliman, lui permettait cette fois de se mettre à l'œuvre. Paul III, désirant éteindre le schisme, convoquait un nouveau concile œcuménique à Trente en Allemagne. Dans sa lettre de convocation il prit ce ton d'autorité si familier aux pontifes pendant le moyen-âge. Mais le concile ne saurait-il pas l'amener bientôt à de nombreuses concessions ? Jean XXIII n'avait-il point dû s'incliner devant une de ces augustes assemblées ? et même ne l'avait-elle pas forcé à rentrer dans la poussière ? De pape n'était-il pas redevenu cardinal ? On eût fait sans doute injure à Paul III en le comparant à Jean XXIII. Il jouissait d'un titre légitimement acquis ; ses premiers actes respiraient tous un esprit conciliant, et si d'autres, en très petit nombre, avaient semblé plus tard les démentir, on devait les attribuer à ses conseillers plutôt qu'à lui-même.

N'était-ce point une nouvelle raison d'espérer qu'il ne verrait pas sans en être ému la chrétienté tout entière, représentée par ses plus grands prélats, par ses théologiens les plus remarquables, par ses princes les plus puissants, lui demander humblement satisfaction sur ses griefs et lui témoigner en même temps qu'elle voulait revenir par lui à l'unité catholique ?

Mais Charles-Quint, en se faisant ainsi l'avocat du concile auprès des protestants, entreprenait une tâche bien difficile. Il lui fallait à la fois rassurer leur humeur ombrageuse et dissiper les soupçons du pape, promettre aux luthériens toutes les garanties de sécurité et de libre discussion qu'ils pouvaient souhaiter, et néanmoins persuader le pontife de son zèle ardent pour l'orthodoxie. Pour atteindre ce double but, il eut recours à un plan d'une finesse un peu recherchée. Dans la nouvelle diète qui fut assemblée à Worms, il pressa vivement ses négociations avec les confédérés de Smalkalde, et en même temps il tenait avec le cardinal Farnèse, neveu de Paul III, des conférences qui n'étaient qu'à moitié secrètes. Il paraissait écouter avec faveur le légat qui lui offrait, au nom de son maître, un secours de douze mille fantassins et de cinq cents cavaliers contre les protestants ; il concluait un armistice avec le Turc, comme s'il voulait employer toutes ses forces à rétablir le catholicisme en Allemagne ; il imposait silence aux prédicateurs protestants de Worms, et il souffrait que, dans la chaire de 5a propre chapelle, un moine, après de longues déclamations contre les luthériens, le désignât lui-même comme élu de Dieu pour exterminer leur dangereuse hérésie.

Dans le même temps, Hermann de Wied, électeur de Cologne, sous prétexte de réformer les églises placées sous sa juridiction, y avait introduit quelques-unes des innovations dont Luther et ses disciples s'étaient faits les apôtres. Les chanoines de son église cathédrale adressèrent leur plainte à Charles-Quint. L'empereur accueillit aussitôt cet appel, donna ordre à l'archevêque de rétablir toutes choses dans l'ancienne situation, et le somma de comparaître dans les trente jours pour répondre aux accusations dont il était l'objet. C'était assez pour montrer aux protestants qu'ils s'exposeraient à un danger certain en refusant de se réconcilier avec le Saint-Siège. Mais on avait soin de leur faire sentir que, s'ils acceptaient cette médiation, s'ils consentaient à faire acte de soumission apparente au concile, leurs intérêts ne seraient pas négligés. Granvelle les rassurait sans cesse sur les intentions de son maître et se montrait fort irrité contre le cardinal Farnèse. Venez au concile, leur disait-il, expliquez-y vos soupçons ; vous y serez entendus, et le pontife de Rome n'y aura pas tout pouvoir. Que si vous voyez que cette assemblée procède d'une manière inique, il sera temps alors de contester son autorité. Mais maintenant vous préjugez à tort sur l'avenir, et vous considérez comme accomplies des choses que rien ne peut encore vous faire présager. N'est-ce point là former ses opinions d'une manière légère ?[3]

Charles-Quint n'avait point d'ailleurs négligé de provoquer dans la diète de Worms la réunion d'un nouveau colloque. Mais le colloque déplaisait aux catholiques au moins autant que le concile aux protestants, et les protestants eux-mêmes commençaient à le rejeter. Il annonça néanmoins que de nouvelles conférences auraient lieu à Ratisbonne l'année suivante et seraient suivies d'une assemblée générale des Etats allemands.

Sur ces entrefaites, Henri de Brunswick essaie de rentrer dans ses domaines. Le landgrave de Hesse, secondé par l'électeur de Saxe, assemble des troupes avec une promptitude incroyable, marche contre lui, le bat et le fait prisonnier. Cette seconde victoire, si vite obtenue sur le chef le plus redoutable des catholiques, doubla la réputation des confédérés de Smalkalde et les craintes de leurs ennemis. Cependant le landgrave voulut bien rendre compte par écrit de sa conduite à l'empereur. Du reste, il rejetait sur son adversaire toute la responsabilité de la guerre, et il l'accusait d'avoir violé les lois de l'empire en portant atteinte au séquestre impérial. Charles-Quint, embarrassé, lui répondit par une lettre assez froide, sans approbation, ni reproches ; il l'engageait simplement à ne pas abuser de sa victoire, à traiter humainement son prisonnier et à licencier ses troupes désormais inutiles[4]. Mais l'insolent vassal ne tint aucun compte de ces recommandations. Il retint le duc dans une étroite captivité, garda pour lui ses domaines, et exigea de ses vassaux un serment de fidélité.

La guerre paraissait dès lors inévitable entre l'empereur et les confédérés, et comme il est ordinaire, la voix publique, exagérant les choses, supposait la rupture déjà consommée. Ici on parlait de préparatifs hostiles faits par l'empereur ; là on prétendait que les confédérés rassemblaient des forces imposantes. Le landgrave de Hesse dénonçait à Granvelle le bruit alors répandu dans la Germanie et dans les pays voisins que César et le pontife, unis ensemble, devaient ouvrir les hostilités au printemps suivant. On indiquait d'avance le plan de toute la campagne : les armées des deux souverains ligués attaqueraient l'électorat de Cologne par la Basse-Germanie, la Saxe par la Bohême, la Haute-Germanie par l'Italie ; César se rendrait à la diète de Ratisbonne, accompagné de dix mille fantassins et de quelques escadrons de cavalerie ; les chefs mêmes de ces nouveaux corps avaient reçu de l'argent pour leur solde et le disaient hautement à qui voulait l'entendre[5], etc., etc. César, qui était alors dans la Gueldre, recevait en même temps, dit Sleidan, la nouvelle que les confédérés de Smalkalde, réunis à Francfort, y avaient formé un complot contre lui ; et il ne manquait pas de gens qui, suivant une expression vulgaire, versaient de l'huile sur le foyer pour y allumer l'incendie, et prétendaient que cette assemblée des princes et des autres Etats protestants prouvait le mépris qu'ils faisaient de sa personne.

Cependant on n'en vint que plusieurs mois après à une guerre déclarée. Deux événements survenus dans l'intervalle contribuèrent sans doute beaucoup à aigrir les deux partis. Le concile de Trente avait consacré ses deux premières réunions à fixer le but de ses délibérations. Mais il y montra qu'il se croyait appelé à juger des hérétiques au moins autant qu'à réformer les abus de l'Eglise, et bientôt après il le prouva bien mieux encore. Charles-Quint avait en vain cherché à persuader au pape Paul III qu'il convenait de redresser les griefs avant d'exiger la soumission. Sa voix n'avait pas été écoutée. Ce fut un nouveau sujet de crainte pour les confédérés. Ils refusèrent encore une fois de reconnaître la juridiction du concile, et en exposèrent les raisons dans un long manifeste, outrageux pour cette assemblée. D'ailleurs, un dissentiment de plus en plus prononcé se manifesta entre les théologiens catholiques et les théologiens protestants, dans le nouveau colloque réuni à Ratisbonne. Les premiers surtout étaient devenus plus aigres ; ils étaient persuadés que l'empereur allait bientôt recourir au glaive, et comptaient triompher par la force. Un d'eux, Malvenda, moine espagnol, au lieu de discuter, prit le ton d'un prédicateur parlant en chaire à des auditeurs trop heureux de l'entendre. Les théologiens protestants, froissés, interrompirent brusquement les conférences et se retirèrent chacun de son côté.

L'empereur fit alors une tentative de conciliation qui devait être la dernière. Ce fut de s'adresser directement au landgrave, de lui exposer ses soupçons, de l'entendre, et d'user de l'ascendant que lui donnait la majesté impériale pour l'amener à seconder ses vues[6].

Le landgrave eut trois conférences successives, soit avec Charles lui-même, soit avec ses ministres. Sleidan nous en a fait dans son histoire le récit détaillé[7]. Dans la dernière, l'empereur se borna à demander que le landgrave rappelât ses théologiens au colloque de Ratisbonne et se rendît en personne à la diète impériale. Mais le landgrave était fatigué des colloques et se croyait perdu s'il n'évitait la diète. Il ne voulut faire aucune concession, et ces conférences ne servirent qu'à prouver une fois de plus que toute tentative de rapprochement entre l'empereur et les confédérés serait inutile.

Ainsi Charles-Quint avait essayé alternativement de ramener les protestants dans l'Eglise en obtenant la convocation d'un concile, de les réconcilier avec les catholiques allemands par plusieurs colloques successifs, de les effrayer en se montrant prêt à s'unir contre eux avec le pape qu'ils avaient tant de fois outragé, de les gagner en s'entendant avec celui de leurs chefs qui avait sur eux le plus de crédit. Quel parti lui restait-il à prendre, après tant d'essais infructueux de pacification ? Les prétentions des confédérés s'étaient accrues par l'impunité ; ses concessions leur avaient révélé leurs forces, et ils doutaient de sa sincérité. L'empereur se décida, mais à regret, à donner le signal de la guerre[8].

La diète de Ratisbonne ne fut composée que de princes catholiques ou de protestants demeurés en dehors de la ligue de Smalkalde. La plupart des confédérés n'y assistèrent que par délégués, soit qu'ils redoutassent un piège, soit qu'ils voulussent se ménager un moyen de ne pas adhérer aux décrets qui y seraient rendus. Charles-Quint lâcha alors la bride aux catholiques. Il feignit de les consulter et les pria de lui indiquer les moyens qu'ils jugeraient les plus propres à pacifier l'Allemagne. Ils répondirent d'un commun accord que le concile de Trente devait régler tous les différends religieux, et que tout chrétien était obligé de se soumettre à lui comme à une autorité infaillible. En outre, ils supplièrent l'empereur d'employer le pouvoir qu'il tenait de la Providence à faire respecter les décisions de cette assemblée.

Le cardinal de Trente fut alors envoyé par l'empereur à Paul III pour consommer l'alliance proposée par le cardinal Farnèse. Toutefois, Charles-Quint se réserva dans. ce traité la faculté d'employer encore les moyens pacifiques pour obtenir la soumission des réformés[9]. En même temps il fit lever dans les Pays-Bas un corps de troupes qui devait entrer en Allemagne, et chargea plusieurs officiers de recruter des soldats dans différentes parties de l'empire.

D'un autre côté, les confédérés, auxquels Paul III avait révélé le traité conclu secrètement contre eux, afin sans doute de rendre tout à fait impossible l'accord déjà si peu probable de l'empereur et de leur parti, sollicitèrent vainement, il est vrai, l'alliance des Suisses, des Vénitiens, de François Ier et d'Henri VIII, et rassemblèrent dans l'espace de quelques semaines une armée de soixante-dix mille hommes d'infanterie et de quinze mille cavaliers, pourvue d'une artillerie de cent-vingt canons, de huit cents chariots de munitions, de huit mille bêtes de somme et de six mille pionniers[10]. Leurs préparatifs de guerre furent même terminés avant ceux de leur ennemi, tant il éprouvait de répugnance à commencer une lutte qu'il ne pouvait plus éviter ! De Thou, dans son histoire, nous apprend que certains princes protestants, étrangers à la confédération de Smalkalde, entre autres Maurice de Saxe et Albert de Brandebourg, offraient alors à l'empereur leur appui contre l'électeur et le landgrave. Charles-Quint lui-même avoue dans sa correspondance que cette offre séduisante contribua beaucoup à le pousser aux mesures énergiques[11]. L'emploi de tels auxiliaires l'obligeait à dissimuler ses véritables desseins. II évita d'abord soigneusement de prononcer le mot d'hérésie. S'il prenait les armes, c'était, disait-il, seulement contre les deux chefs de la confédération et pour les punir d'avoir violé la paix publique par la captivité du duc Henri de Brunswick. Il ne se flattait pas d'abuser ses ennemis par ces protestations. Mais il espérait qu'elles jetteraient l'incertitude parmi ceux des confédérés qui ne seraient point l'objet de ses premières attaques, ou qu'au moins elles les rendraient plus lents, plus tardifs à se mouvoir. Il comptait d'ailleurs se laisser guider par les circonstances et accommoder ses entreprises à la fortune de ses armes.

Tel était son plan de conduite, où l'on trouve, il faut l'avouer, plus d'habileté que de franchise. Il avait résolu de pousser les choses à l'extrême, à l'égard de l'électeur de Saxe et du landgrave. Quant aux autres membres du parti protestant, il n'avait encore pris à leur sujet aucune détermination bien arrêtée. Il attendait le conseil du temps et de la fortune ; il endormait les différents partis religieux avec des paroles contradictoires, et il ne prenait d'engagements à l'égard de personne. Aussi le pape Paul III ne lui prêta-t-il qu'une bien faible assistance. Les catholiques allemands ne montraient guère plus de zèle pour son service, et même le landgrave paraît avoir compté un moment sur leur chef, le die de Bavière, pour empêcher l'entrée en Allemagne des troupes espagnoles et italiennes[12]. Mais, d'un autre côté, tous ceux des protestants étrangers à la confédération de Smalkalde qui blâmaient sincèrement le zèle indiscret de leurs coreligionnaires, tous ceux qui avaient quelque grief particulier contre les deux chefs des rebelles, tous ceux enfin qui désiraient gagner la protection de Charles-Quint, joignirent leurs armes à celles du chef de l'empire. Ce furent eux certainement qui lui rendirent le plus de services dans tout le cours de cette lutte. On leur permettait de pratiquer leur culte au milieu du camp impérial, et la tolérance n'était mieux observée nulle part que dans cette armée destinée à mettre un terme à l'espèce de tolérance religieuse dont jouissait l'Allemagne. Le légat du pape et son frère, Octave Farnèse, commandant des renforts envoyés par le pontife, s'en plaignirent plusieurs fois et ne purent se faire écouter. Le légat, irrité, quitta l'armée impériale et reprit la route d'Italie[13].

Cette guerre de religion, la première vraiment importante qui ait eu lieu au XVIe siècle, a été l'objet d'un ouvrage contemporain écrit par don Luis d'Avila. Elle a été d'ailleurs racontée avec beaucoup de détails par tous les historiens. Nous n'en ferons donc point le récit. Charles-Quint, attaqué le premier, mit au ban de l'empire l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse ; violation des formes de la constitution germanique qui lui fut imputée à crime, mais qu'il lui était alors impossible d'éviter. Comment employer, en elle, les formes lentes et protectrices de la procédure des diètes allemandes contre un ennemi actif qui venait de prendre l'offensive et disposait d'une force militaire de plus de soixante mille hommes ? Les confédérés perdirent, par leur désunion, l'avantage que la promptitude de leur attaque leur avait donné. Les moins puissants furent écrasés en 1546, quand l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse les eurent quittés pour aller défendre leurs propres domaines attaqués ou menacés. Seuls, les deux chefs conservaient une attitude belliqueuse, lorsque s'ouvrit la campagne de 1547.

Charles-Quint, retiré à Ulm, y demeurait indécis entre divers projets : il demanda conseil à son frère[14]. Profiterait-il de ses premiers succès pour imposer l'orthodoxie à ceux des confédérés que ses armes avaient déjà réduits à la soumission, ou bien attendrait-il que les autres rebelles fussent écrasés ? Ne serait-il point utile de négocier immédiatement avec les Etats allemands, ou même de faire convoquer une diète générale de l'empire ? On y obtiendrait la création d'une nouvelle chambre impériale ; on se ferait autoriser à en choisir les membres, et par elle, on parviendrait sans doute à organiser une ligue de la plupart des princes et des villes contre les deux seuls perturbateurs de la paix publique qui restassent encore à vaincre. Ne serait-ce pas là aussi un-moyen de mettre un terme aux intrigues du roi de France et d'entraîner l'Allemagne tout entière dans une nouvelle lutte contre la puissance ottomane ? Sans doute, il faudrait alors différer de prendre un parti définitif sur les affaires de religion ; il n'en serait que plus facile d'y aviser mûrement, de faire son devoir envers Dieu, et de chercher, avec l'aide des théologiens, la route la plus sûre pour accomplir enfin dans l'Eglise la réformacion nécessaire et sans laquelle l'on peult tenir pour certain que l'on ne pourra réduire les Estats.

Mais les dangers de Maurice de Saxe, son allié, la victoire de l'électeur sur Albert de Brandebourg, le soulèvement des Bohémiens contre Ferdinand, ne lui permirent pas de rester longtemps livré à ces réflexions.

Il fallait s'occuper avant tout de la guerre. Il marche vers la Saxe ; la victoire l'y suit. L'électeur est vaincu et fait prisonnier à Muhlberg. Les impériaux assiègent Wittemberg, sa capitale ; elle se rend, et l'infortuné captif se voit dépouillé de presque tous ses domaines. L'empereur donna l'électorat de Saxe à Maurice, pour le récompenser de son dévouement et de ses services.

Tous les confédérés, un seul excepté, avaient déjà succombé. Le landgrave n'avait plus de ressources. Il se voyait perdu, s'il ne se hâtait d'apaiser le vainqueur. Il essaya de sauver, en négociant, sa personne et ses Etats. Ses gendres, Maurice de Saxe et l'électeur de Brandebourg, traitèrent en son nom avec les conseillers de Charles-Quint. Les conditions de ce traité étaient très onéreuses ; mais ils crurent y avoir garanti sa liberté par un article spécial. On-sait comment cette garantie même fut supprimée. Une anecdote bien connue nous montre l'empereur et ses conseillers usant d'un artifice honteux pour retenir l'infortuné landgrave en captivité. Mais le silence de Sleidan permet d'en contester l'authenticité. Peut-être les deux parties contractantes furent-elles de bonne foi dans cette triste affaire. Les conseillers de Charles-Quint, pour la plupart Espagnols ou Flamands, connaissaient peu la langue allemande ; les deux princes allemands n'entendaient pas mieux la langue espagnole ou la langue française. On se persuada trop facilement que l'on était d'accord, et le landgrave se réjouit de voir sa liberté assurée, tandis que les impériaux s'imaginèrent qu'il avait accepté une prison temporaire.

Le landgrave de Hesse fut victime de cette erreur. Peut-être ne fut-elle pas moins fatale à Charles-Quint ; car on le soupçonna toujours, même parmi ses amis, d'avoir trompé par un indigne stratagème un malheureux prince que sa trop grande confiance dans l'intercession de ses gendres lui livrait désarmé[15].

 

 

 



[1] Sleidan, liv. XVI, p. 253, verso. Il ajoute que cette lettre avait été probablement suggérée au pape par le roi de France, irrité à la fois du secours que les protestants d'Allemagne avaient donné à l'empereur et de l'alliance de celui-ci avec le roi d'Angleterre.

[2] Traités de paix, t. II, p. 227-235.

[3] Sleidan, liv. XVI, p. 262, verso.

[4] Sleidan, liv. XVI, page 266.

[5] Sleidan, liv. XVI, page 267 et verso ; de Thou, liv. II.

[6] Robertson, liv. VIII, t. II, page 202, ne voit dans cette entrevue qu'un moyen employé par Charles-Quint pour amuser quelque temps encore les protestants et calmer leurs justes craintes. Je ne puis partager cette opinion.

[7] Sleidan, liv. XVII, p. 275 et suivantes. — Ce récit, le plus curieux, suivant nous, de son ouvrage, montre d'une manière évidente combien sont fausses les accusations de dissimulation et d'hypocrisie que Robertson et les autres historiens n'ont pas épargnées à Charles-Quint dans cette occasion. L'empereur ne cache pas, et du reste il ne l'avait jamais caché, que son dessein est de rétablir le catholicisme, et qu'il considère la tolérance religieuse comme funeste, quand elle porte atteinte à l'unité de foi. D'un autre côté, le landgrave rend lui-même, à son insu, hommage à l'esprit de modération de Charles-Quint, lorsqu'il signale l'emportement des catholiques contre la secte protestante et les vives réclamations auxquelles donnaient lieu de leur part les dispositions trop pacifiques de l'empereur.

[8] Cette décision, prise tardivement, est annoncée par Charles-Quint à sa sœur, Marie de Hongrie, dans une lettre datée du 9 juin 1546 (Lanz, Correspondenz, t. II, p. 486), dont voici les principaux passages : Madame ma bonne sœur, vous savez ce que je vous die sur mon partement de Maëstricht, que je feroye tout ce que je pourroye pour bailler quelque ordre ès affaires de ceste Germanye et cheminer à la pacification d'icelle, évitant jusques à l'extrême lavoye de la force. En ensuyvant ce, j'ay fais de chemin tout ce que j'ay peu à ceste fin, et mesmes en l'endroit de nostre cousin, le comte palatin électeur, du lantgrave et autres. Et encore depuis que je suis arrivé en ce lieu, n'a-t-on cessé de continuellement faire tous les offices possibles pour induire les luthériens et autres dévoyés à s'en accommoder à quelque voye de pacification ; mais tout ce que l'on y a sceu faire n'a en riens quelconque prouffité. Et si suis adverti de plusieurs costés que leur fin est de, après ceste diète d'icelle, faire entre eux une justice particulière et partiale à laquelle ils contraindront le reste de la Germanye, en énervant l'auctorité impériale. Et ayant consulté sur cecy et par plusieurs fois par lectres avec nostre dict frère, et encore depuis que est venuicy, et aussi avec nostre cousin le duc de Bavière, ils se résolvent qu'il n'y a plus aultre moyen quelconque que de résister aux dits dévoyés par la force et mettre la main à icelle pour les contraindre à quelques conditions toil érables avec lesquelles, si du moins l'on ne peut plus faire, l'on puisse obvyer l'inconvénient de perdre le tout sans plus de remède. Il ajoute que les protestants sont affaiblis par les deux guerres qu'ils ont soutenues contre le duc de Brunswick, et qu'ils se sont fait une foule d'ennemis, particulièrement le duc Maurice de Saxe, le marquis Albert de Brandebourg et autres, qui se sont offerts d'être ses alliés. Le pape promet aussi de lui prêter une vigoureuse assistance. En conséquence, il s'est résolu à poursuivre le duc de Saxe et le landgrave de Hesse, à l'occasion de la détention du duc de Brunswick, comme perturbateurs de la paix publique et de la justice de l'empire. Et combien que ceste couverte et prétexte de guerre ne pourra du tout encourir que les desvoyés ne pensent bien que ce soit pour cause de la religion, toutefois sera-ce occasion de les séparer, et du moins ils seront plus longs, tardifs et difficiles à se mouvoir avec les dessus dicts de Saxe et de Hesse, et encore leur fournir argent, mesmes à l'exemple de ce que l'on a veu de leur dernière guerre. Et selon que l'on verra le progrès, l'on accommodera les autres causes et justification de l'emprinse.

[9] Sleidan, liv. XVII, p. 286.

[10] De Thou, liv. II.

[11] De Thou, liv. II, p. 102 ; Lanz, t. II, p. 486 et suivantes, lettre de Charles-Quint à Marie de Hongrie, datée du 9 juin 1546.

[12] Le duc de Bavière avait d'abord conclu un traité d'alliance offensive et défensive avec l'empereur et le roi des Romains (2 juin 1546). Il s'y engageait à leur fournir contre les protestants un certain nombre d'hommes et une certaine quantité de munitions ; moyennant quoi, le roi des Romains devait le favoriser dans ses prétentions sur les domaines et le titre électoral du palatin, qui avait embrassé le protestantisme. Toutefois, Sleidan semble indiquer qu'il resta dans la neutralité, et son nom n'est point cité parmi ceux des alliés de Charles-Quint dans l'énumération qu'en fait Marie de Hongrie, écrivant à Jean de Saint-Mauris, ambassadeur en France. Papiers d'Etat de Granvelle, t. III, p. 235.

[13] Robertson, liv. VIII, t. II, page 221.

[14] Lanz, Correspondenz, t. II, p. 524 et suivantes, lettre datée du 9 janvier 1547.

[15] Voyez lettre de l'évêque d'Arras à Marie de Hongrie, du 20 juin 1547, Lanz, Correspondenz, t. II, p. 585. L'empereur, y dit-il, veut retenir le landgrave jusqu'à l'accomplissement total des conditions du traité qu'ils ont signé. — Voyez aussi, pages suivantes, une autre lettre du même personnage, datée du 21 juin 1547, et une note intitulée : Relation de ce qui s'est passé entre l'empereur, les ducs Maurice et de Brandebourg, au sujet de la prison du landgrave de Hesse, en juin 1547. L'auteur de cette note prétend que Charles-Quint, au commencement des négociations, avait répondu aux deux princes, qui s'offraient de garantir l'exécution des conditions du traité, qu'il voulait pour garantie la remise de son ennemi à sa discrétion.