ESSAI SUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE III. — Suite des luttes de Charles-Quint et de François Ier ; de l'avènement de Charles à l'empire au traité de Cambray (1520-1529).

 

 

Jusqu'alors l'esprit de rivalité qui animait l'un contre l'autre le roi de France et le jeune représentant de la maison d'Autriche, avait produit des paroles aigres, des soupçons réciproques, beaucoup d'intrigues pour se créer des alliances et en enlever à l'adversaire ; mais aucune lutte sanglante n'avait éclaté. Les grandes guerres de François Ier et de Charles-Quint commencèrent presque aussitôt après l'avènement du nouvel empereur.

Nous avons dit que l'élection de Charles-Quint faillit lui être funeste. Tous les royaumes d'Espagne, dont la souveraineté faisait sa principale force, se soulevèrent en même temps. Les communéros de Castille, la Germanada de Valence, la Germanada de Minorque ne se montrèrent pas moins hostiles. Malgré son nouveau titre, sa position parut plus digne de pitié que d'envie[1]. Il eût été généreux à François Ier de ne point profiter de ces insurrections pour attaquer un prince dont il n'avait reçu aucune injure. Un tel acte de noblesse était-il impossible à son âme jalouse et avide de venger par la ruine de Charles-Quint l'affront que lui avaient fait les électeurs allemands ? Il fallait du moins être habile, et il le pouvait sans peine ; quelques secours accordés aux révoltés castillans eussent assuré leur triomphe et l'humiliation du nouveau césar. François Ier ne sut être ni généreux ni habile. Il ne s'unit point aux rebelles espagnols, qu'il regardait comme indignes de son alliance[2] ; mais il fit attaquer par le sire de l'Esparre, un de ses généraux, d'abord la Navarre, ce qui pouvait être excusé par les termes du traité de Noyon, puis Logrono en Castille, ce que ne pouvait justifier aucun des traités précédents. Ainsi, sans prendre parti ni pour l'empereur ni pour ses sujets, il voulut profiter de leurs discordes pour s'enrichir de leurs dépouilles communes. C'était à la fois irriter vivement Charles-Quint et blesser l'orgueil national des Castillans. Aussi les Castillans — dont une partie, du reste, avait déjà fait acte de soumission à l'empereur —, s'empressèrent-ils de marcher au secours de la ville assiégée, et Charles-Quint considéra ce siège comme une déclaration de guerre, quoiqu'il n'eût point eu de résultat sérieux.

La provocation insolente que Robert de la Mark osa lui adresser fut un nouveau grief contre le roi de France. Quelle apparence, en effet, qu'un vassal, possesseur de domaines imperceptibles, eût osé défier son suzerain, maître de tant de royaumes, s'il ne s'était senti fort de l'appui d'un monarque puissant. Charles-Quint n'en crut point les désaveux de François Ier. Il n'hésita plus à regarder les traités comme définitivement rompus, et il se promit de ne déposer .les armes qu'après avoir tiré pleine satisfaction de son adversaire, ou lorsque cet adversaire l'aurait lui-même réduit à l'impuissance. Dieu soit loué, dit-il, de ce que ce n'est pas moi qui commence la guerre et de ce que le roi de France veut me faire plus grand que je ne suis ; car en peu de temps ou je serai un bien pauvre empereur, ou il sera un pauvre roi de France[3].

Le grand art de Charles-Quint, dans cette première période de ses luttes contre François Ier, fut de n'inspirer de crainte à personne, de se faire humble et de paraître faible, alors que son ennemi cherchait maladroitement à se montrer fort et redoutable. François Ier étalait orgueilleusement ses richesses ; Charles-Quint faisait plutôt montre de sa pauvreté, du reste trop réelle. François Ier pressait vivement les princes, ses voisins, de s'unir à lui ; mais il était facile de voir qu'il retirerait tout le fruit des succès obtenus en commun. Charles-Quint promettait au contraire à ses alliés tout le profit de la victoire, s'ils l'aidaient à réprimer l'ambition menaçante du roi de France.

Ainsi, tandis que François Ier, en proposant au pape Léon X de dépouiller l'empereur du royaume de Naples, se réservait la majeure partie de ce royaume, Charles-Quint conclut avec ce même Léon X un traité où il semblait abdiquer toute ambition personnelle. Les provinces enlevées aux Français devaient toutes être ou rendues à l'héritier des anciens possesseurs italiens, François Sforza, ou réunies aux domaines du Saint-Siège[4]. Par là il liait très-habilement le maintien de sa domination dans le royaume de Naples à une cause nationale chez les Italiens, celle de l'indépendance de la Haute-Italie, et au vœu le plus cher du pontife de Rome, le recouvrement de Parme et de Plaisance dont la perte était pour Léon X un sujet de regrets amers.

On vit bientôt d'ailleurs que Charles-Quint n'avait point voulu donner le change sur d'ambitieux projets par une vaine affectation de modération. A peine ses armées, jointes aux troupes pontificales, eurent-elles conquis le Milanais, qu'il livra Parme et Plaisance au pape, le château de Milan et les principales places fortes du duché à François Sforza, contre l'opinion presque générale[5]. Qu'en résulta-t-il ? Venise elle-même, qui avait tant de sujets de se défier du successeur de Maximilien, tant de motifs pour soutenir la France, se détacha à son tour de cette dernière puissance. Elle fit savoir à François Ier qu'elle s'était engagée à lui fournir des secours pour l'aider à conserver ses possessions en Italie, mais non pour l'aider à recouvrer ce qu'il y aurait perdu. Elle entra dans la ligue formée par l'Empereur et le pape pour le retenir au-delà des Alpes, et lorsqu'il essaya de venger ses échecs, elle contribua pour sa part à le repousser.

Les négociations de Charles-Quint avec le roi d'Angleterre, Henri VIII, feront encore mieux comprendre avec quel art il sut gagner à sa cause tous les Etats voisins de la France.

Henri VIII avait de vieilles prétentions sur la couronne de France. Charles-Quint, aidé par Wolsey, auquel il avait promis sa protection pour l'élever à la papauté, sut flatter ces prétentions et en fit le fondement des divers traités qu'il conclut avec le prince anglais. Il fut stipulé que Charles attaquerait la France du côté de l'Espagne, et Henri du côté de la Picardie, chacun avec une armée de quarante mille hommes ; si quelque province ou quelque ville était conquise par l'une des deux armées, elle serait remise à celui des deux souverains qui pourrait faire valoir sur elle des droits antérieurs :-cette clause était évidemment tout-à-fait favorable à Henri, puisque la plupart des provinces maritimes de la France avaient appartenu à ses ancêtres, puisqu'il en pouvait même réclamer beaucoup d'autres en vertu de son prétendu titre de roi de France. L'empereur lui garantissait aussi des sommes d'argent considérables, dont la France s'était reconnue redevable envers lui dans les traités précédents. Il devait épouser sa fille Marie, lorsqu'elle aurait atteint sa douzième année, et sur les quatre cent mille écus promis pour la dot de cette princesse, il abandonnait d'avance une somme équivalente à celles que son aïeul Maximilien avait jadis empruntées au roi anglais. Toutes ces conditions, accompagnées d'une déférence obséquieuse pour le roi et son ministre, et de libéralités singulières, présentaient un appât assez séduisant. Aussi Henri VIII fit-il sans peine le sacrifice de son alliance avec le prince orgueilleux qui, dans l'entrevue du camp du Drap-d'Or, l'avait éclipsé par son luxe, avec le protecteur déclaré de ses adversaires en Ecosse.

Le traité conclu en 1523 entre Charles, Henri VIII et le connétable de Bourbon, lors de la défection de ce dernier, confirma ces premiers engagements en ce qui concernait le roi d'Angleterre, et il faut convenir que le succès, alors probable, de leurs desseins, eût donné aux deux alliés de l'empereur de beaucoup la meilleure part dans les dépouilles du vaincu.

Un des épisodes les plus intéressants du règne dont nous nous occupons dans cette étude, est certainement l'histoire du connétable de Bourbon, de sa fuite, de ses malheurs immérités et de ses exploits funestes, de sa mort enfin au mo- ment où, jeté par les circonstances dans une position presque désespérée, allant sans savoir où, adoré à la fois et désobéi de ses soldats, commandant une armée impériale qui n'appartenait plus à l'Empereur, hésitant sans doute entre la reconnaissance qu'il devait à son bienfaiteur et une ingratitude jusque là sans exemple, devenu sacrilège enfin par nécessité, il allait planter ses drapeaux sur les murs de la ville éternelle. Ce jeune prince léger, séduisant, d'une valeur brillante, et qui malheureusement sut d'abord trop plaire et ensuite trop se venger, fit peut-être moins de mal encore à François Ier, dont il défit les armées et qu'il rendit captif, qu'à Charles-Quint dont les armes lui durent des triomphes inouïs.

L'empereur avait eu soin jusqu'alors de n'attaquer que pour se défendre : il s'était toujours bien gardé de laisser soupçonner à ses alliés qu'il visât à quelque agrandissement personnel. Ce fut le connétable qui le poussa hors de ce système. Charles-Quint, du reste, n'était déjà que trop porté par lui-même à risquer un nouveau genre d'agression. Deux fois déjà il avait chassé les Français du Milanais ; deux fois ils y étaient rentrés, et après leur seconde expulsion, ils paraissaient n'avoir rien perdu de leur ancienne confiance[6]. Leur roi lui-même voulait cette fois marcher à leur tête pour réparer les échecs de ses lieutenants ; il espérait de sa bonne fortune une nouvelle victoire de Marignan, et d'ailleurs il attachait peu d'importance aux pertes qu'il avait jusqu'alors essuyées. En effet, comme il n'entrait guère dans l'infanterie française que des Suisses et des Allemands, ce n'était là qu'une affaire d'argent[7]. Aussi Charles-Quint se laissa-t-il facilement séduire par les promesses de Bourbon. D'accord avec Henri VIII, il prépara contre la France une triple invasion que devait accompagner un soulèvement des partisans du connétable dans l'intérieur du royaume.

Ce complot très-bien ourdi, mais malheureusement pour ses trois auteurs, découvert avant son exécution, faillit amener le rétablissement de la domination française en Italie ; car, tandis que les impériaux avaient dégarni le Milanais pour diriger leurs principales forces sur les frontières de la France, leurs adversaires rentrèrent brusquement dans ce duché et le trouvèrent presque sans défense. En quelques jours, ils en avaient conquis toute la partie occidentale ; ils auraient même pénétré en vainqueurs dans Milan sans avoir eu à livrer une seule bataille, s'ils eussent eu à leur tête un général de quelque talent ou seulement de quelque hardiesse. L'incapacité de Bonnivet sauva seule leurs ennemis. Il avait perdu à attendre des renforts, le moment propre à une entreprise décisive : il se vit contraint de rétrograder, et sa retraite même ne s'opéra qu'au prix de grands dangers et de pertes irréparables[8]. Bourbon fit alors de nouvelles instances auprès de l'empereur pour le déterminer à porter la guerre au cœur même de la France. Il lui promettait de faire soulever les anciens vassaux du duché de Bourbon et une partie considérable du royaume ; il l'assurait d'avance d'un succès facile, et tel était l'empire de cet homme extraordinaire sur les souverains réputés les plus habiles, qu'il parvint à faire partager sa confiance à celui de tous qui jusqu'alors avait paru le moins porté aux actions téméraires. Charles-Quint songeait d'ailleurs aux sacrifices que Bourbon avait faits pour soutenir sa cause ; et, quel qu'en eût été le motif, il se considérait comme engagé d'honneur à l'en indemniser. Cette indemnité, d'après leurs conventions, ne devait être rien moins qu'une souveraineté créée pour lui aux dépens de la France, et il voulait le mettre à même de la conquérir. Il espérait aussi que cette entreprise ne déplairait point à Henri VIII, dont les dispositions à son égard commençaient à devenir équivoques, parce que Wolsey, toujours plus puissant sur l'esprit de son maître, s'était vu deux fois écarté de la papauté par la faction impériale.

De toutes les provinces françaises, la Provence lui parut être la plus facile à subjuguer. D'ailleurs, elle était toujours regardée comme un fief impérial, faisant partie de l'ancien royaume des Deux-Bourgognes. Dès le commencement de l'année 1524, il avait écrit à son frère Ferdinand, président de son conseil de régence en Allemagne, et à la chambre impériale, pour faire procéder au ban impérial et confiscation contre le roi de France, de ses terres usurpées par lui subjectes à l'Empire, si comme du royaume d'Arles, du Dauphiné, Lyonnais, conté de Valence, Dyois, Provence, principauté d'Orange, Monteslimar, seigneuries de Moson, de Masières et autres pays[9]. Que voulait-il faire de ce décret de confiscation ? Il l'ignorait lui-même. Mais il était résolu déjà à en tirer tout le parti possible, si les circonstances devenaient favorables.

Bourbon le décida donc sans beaucoup de peine à l'invasion de la Provence. Mais cette invasion fut interprétée défavorablement. Les puissances italiennes avaient fait alliance avec Charles-Quint, parce qu'elles le jugeaient le plus faible. Lorsqu'elles le virent, vainqueur en Italie, tenter de pousser plus loin ses succès, elles craignirent que, désormais sans rival, il ne voulût attenter à leur liberté. Elles firent des vœux pour François Ier et ne s'en cachèrent point. Or, par un de ces revirements de fortune si fréquents pendant les luttes de François Ier et du fondateur de la puissance autrichienne, leurs vœux furent d'abord accomplis au-delà même de-leurs prévisions. Bourbon et les autres lieutenants impériaux, après une courte, mais désastreuse campagne, revinrent fugitifs en Italie, ramenant à grande peine une armée délabrée. On avait craint l'Empereur ; on le méprisa. On s'était détaché de lui à cause de ses succès ; on s'en détacha davantage après ses revers. François Ier, venant pour la quatrième fois-conquérir le Milanais, dont il poursuivait la possession avec une obstination invincible, trouva dans les Etats italiens ou de la tiédeur pour son rival, ou de secrètes sympathies pour sa propre cause. Mais, au milieu de ces défections de tous les alliés de Charles-Quint, une nouvelle effrayante éclata comme un coup de tonnerre. Cette armée impériale, qu'on avait crue perdue, venait d'anéantir en un combat de quelques heures les troupes victorieuses qui, quelques mois auparavant, n'avaient eu qu'à se montrer devant les murs de Milan pour s'en faire ouvrir les portes. Le roi de France lui-même était prisonnier. Il semblait que désormais tout fût possible à Charles-Quint ; et, comme on l'avait grièvement offensé, on croyait avoir tout à craindre.

Tout, en effet, le pressait de poursuivre sa victoire. De toutes parts il en recevait le conseil. Lannoy, son prudent vice-roi, voulait qu'il cherchât à s'emparer de l'Italie : Vous ne tenez obligacion à aucuns de Italie, lui écrivait-il[10], ni eux espoir sur le roi de France ; car vous le tenez en vos mains : Sire, je crois que vous souvient que M. Bersèle disait que Dieu, envoie aux hommes un bon août, et que si on le laisse passer sans le cueiller, qu'il y a danger que ne le retrouverez plus. Son frère Ferdinand l'engageait à envahir la France[11]. Sa réponse fut l'ordre donné à Lannoy de congédier les soldats allemands qui avaient vaincu à Pavie, aussitôt qu'ils auraient reçu l'arriéré de leur solde. Quant au roi de France, Charles annonça immédiatement l'intention d'épuiser d'abord avec lui les moyens de douceur pour l'amener à la paix, jugeant bien que faire la guerre à un ennemi qui ne peut se défendre semblerait sonner mal[12]. Il est vrai que les conditions qu'il présentait à son captif ne semblaient point indiquer un désir sérieux de traiter avec lui[13]. Mais c'était alors un principe d'un usage universel dans les négociations des puissances européennes de demander plus pour obtenir moins. Les demandes exorbitantes de Charles-Quint étaient comme une formule dont il prescrivait toujours l'emploi à ses agents, pour se ménager le temps d'attendre les propositions de son adversaire. C'étaient, avec peu de variantes, celles qu'ils avaient déjà produites, en négociant le mariage de ce prince avec Renée de France et dans les conférences de Calais. Du reste, François Ier, dans sa réponse, montra lui-même peu de bonne foi. Il prétexta que les provinces dont on lui demandait l'abandon ayant été incorporées à la couronne, il ne lui était pas permis de les aliéner, et en même temps il offrait, en violation de cette même loi, de garder la Bourgogne comme dot d'Eléonore, sœur de l'empereur. Si elle lui donnait un enfant mâle, toute la province passerait au jeune prince ; à défaut d'un rejeton issu de ce mariage, la Bourgogne aurait pour souverain le second fils de l'empereur ; à défaut d'un second fils de l'empereur, elle reviendrait au second des enfants de France nés du mariage du roi avec madame Claude, et on ferait épouser au nouveau duc une des filles de Charles-Quint[14]. François ne parut pas respecter davantage les règles de la bienséance à l'égard des alliés qu'il avait récemment acquis ; car il n'hésita pas à offrir, pour sa liberté, tout ce qu'on voudrait prendre des Etats d'autrui, pourvu qu'on ne touchât pas aux siens[15]. Il lui paraissait naturel que l'on fît payer aux Vénitiens sa propre rançon. Il excitait contre eux la convoitise de l'empereur, et promettait son appui pour les dépouiller de leurs possessions en terre-ferme, si son bon frère voulait se montrer généreux envers lui[16]. Mais toutes ces propositions, fort peu dignes d'un roi chevalier, ne servirent qu'à diminuer les scrupules de Charles-Quint à l'égard d'un prince qui lui-même en montrait si peu. Aussi persista-t-il plus fortement que jamais dans la résolution de ne point traiter qu'on ne lui rendît la Bourgogne, ce berceau de sa famille, où il désirait reposer plus tard à côté de ses ancêtres[17]. Plus d'une fois, dans des temps antérieurs, et dans une situation beaucoup moins déplorable, la France avait dû faire des sacrifices bien autrement pénibles. Aussi les exigences de Charles-Quint pouvaient ne point paraître trop exorbitantes, et Louise de Savoie en convenait elle-même. La personne du seigneur roi, écrivait-elle, est tant à estimer avec les commodités qui viendront de sa délivrance, et pour ne tomber aux inconvénients qui pourraient survenir de sa longue prison, vaut trop mieux et non seulement délivrer Bourgogne, mais trop plus grand chose que le laisser en l'état où il est[18].

La continuation de la guerre n'eût-elle pas été plus favorable à l'agrandissement de Charles-Quint que les longues négociations qui aboutirent au traité de Madrid ? Acceptait-il les offres de François Ier, en lui imposant les garanties nécessaires pour s'assurer de sa bonne foi, la France devenait son auxiliaire contre les puissances italiennes. Elle l'aidait même à conquérir l'Italie. Elle achevait de s'épuiser pour étendre la domination d'un prince qu'elle s'était déjà épuisée à combattre. L'Empereur réunissait sous son commandement tous les Etats du Midi, une partie de ceux du Nord, et sa puissance, ainsi agrandie, n'avait plus, désormais de contrepoids dans l'Europe chrétienne. Voulait-il conquérir l'Italie, tout en faisant payer chèrement la liberté à son captif, il pouvait d'abord retenir François dans les fers, profiter du moment où la France était sans chef et tremblait pour elle-même, dicter la loi aux Vénitiens, au pape et à tous les autres souverains italiens, et tomber ensuite sur la France elle-même. Il eût fait des peuples nouvellement conquis l'instrument de ses victoires. Enfin, s'il laissait l'Italie de côté, la France, alors plongée dans le découragement, était ouverte à ses invasions, ou du moins son succès y était probable. On peut objecter l'état si misérable de l'armée victorieuse à Pavie, le manque de solde et de subsistances. Des soldats mercenaires veulent tout d'abord être payés de leurs victoires. Annibal en fit dans l'antiquité la funeste expérience. Charles-Quint, après la bataille de Pavie, se trouvait dans la même situation qu'Annibal. Je crois néanmoins que des conquêtes considérables en Italie ou en France, à son choix, lui eussent été faciles. La guerre contre l'Italie était populaire parmi les Allemands. De nouveaux aventuriers, désireux de piller Venise, Florence ou Rome, seraient accourus en foule pour joindre leurs frères ou pour les remplacer. La guerre en France devait plaire aux Italiens, qui, pour le moment, ne demandaient qu'à sauver leur pays de la rapacité des troupes impériales. Des négociations auraient secondé le progrès des armes, et le progrès des armes eût profité aux négociations. On pouvait amuser en même temps Henri VIII de l'espoir de lui livrer le roi de France et de lui faire céder par ce prince la Guyenne, la Picardie ou quelqu'autre province ; malgré le crédit du tout puissant Wolsey, on aurait obtenu ou son aide ou sa neutralité. Pourquoi Charles-Quint n'adopta-t-il aucun de ces divers partis ? Je crois fermement que son ambition fit alors un grand sacrifice au désir de donner la paix à toute la chrétienté.

Mais il n'avait pas songé que sa victoire n'était point encore assez complète pour qu'il pût être impunément modéré. Sa destinée fut toujours, nous en aurons bien d'autres preuves, de se faire accuser d'une ambition excessive en cherchant les moyens termes. Et telle est souvent la destinée de ceux qui, trop peu désintéressés pour renoncer à tous les avantages d'une victoire déjà obtenue, ont cependant trop de modération pour s'acharner à la destruction d'un ennemi renversé. Que Charles-Quint ait ou non bercé parfois son imagination du vain rêve d'une monarchie universelle, son véritable rôle dans son siècle n'en fut pas moins de défendre l'équilibre européen contre la France ; et s'il chercha parfois à entamer cette puissance, c'est qu'elle menaçait de l'entamer lui-même. Les Italiens l'avaient secondé d'instinct dans ses premières luttes avec François Ier. Ils l'abandonnèrent, désespérant de sa fortune, lorsqu'ils virent son rival, trois fois chassé du Milanais, y rentrer en vainqueur et dissiper sans combat les forces impériales. S'il avait voulu, après la bataille de Pavie, punir leur lâche abandon, la crainte les eût mis à ses genoux. Son inaction ne fit point évanouir leurs terreurs, mais d'autres sentiments vinrent les pousser à une attitude menaçante.

Il y avait trente ans que les barbares s'étaient abattus pour la première fois sur ce sol sacré de l'Italie, en y apportant le pillage et le meurtre. Les plus redoutables, ceux qui avaient commencé la grande invasion, venaient de subir une défaite qui semblait devoir les réduire pour longtemps à l'impuissance. Il ne restait donc plus dans la Péninsule d'autres étrangers que des Espagnols et des Allemands, sujets de Charles-Quint, gens féroces du reste et pleins d'avidité, surtout les Espagnols, dont la froide cruauté convertissait en déserts les pays où ils portaient leurs armes[19]. Aussi n'y eut-il qu'un cri dans toute l'Italie, lorsqu'ils se trouvèrent seuls et que leur expulsion parut facile. C'est celui que Machiavel fait entendre dans une de ses lettres les plus éloquentes : Liberate diuturnâ curâ Italiam ; extirpate has immanes belluas, quæ hominis praeter faciem et vocem nihil habent[20]. Le licenciement des plus belliqueux, le petit nombre de ceux qui étaient demeurés, faisait d'ailleurs croire qu'on pourrait les chasser sans peine.

Lorsque tous les vœux appellent une entreprise et que tout le monde la croit facile, il semble à tous qu'elle est légitime, et le moindre prétexte suffit pour que chacun la juge nécessaire. Même avant la bataille de Pavie, Charles-Quint avait confié au vicomte de Lannoy, vice-roi de Naples, une bulle d'investiture pour François Sforza[21]. Mais l'empereur ne voulait point qu'elle fût remise au duc avant d'être indemnisé lui-même des frais qu'il avait faits pour chasser les Français du duché de Milan. Cette convention, acceptée d'abord facilement par François Sforza, était d'autant plus naturelle que l'investiture régulière du Milanais avait été précédée pour ce prince d'une prise de possession autorisée par l'empereur. L'investiture n'était donc plus qu'une formalité légale, et Charles-Quint ne voulait pas l'accomplir sans recouvrer une partie de ses avances. Guichardin lui-même, peu suspect de partialité en faveur de notre héros, incline à croire qu'il fut de bonne foi dans ces négociations, au moins jusqu'au moment où le grand complot tramé contre lui vint changer ses intentions[22].

Ce complot, dont l'idée première appartenait au chancelier de Milan, Jérôme Moroni, un de ces esprits singuliers pour qui les conspirations sont un art, un amusement et presque un besoin, fut concerté entre François Sforza, le pape Clément VII, les Vénitiens et la régente de France. On est surpris de trouver François Sforza mêlé à une intrigue où il se déshonorait par l'ingratitude et s'exposait à un immense danger pour en éviter un autre probablement chimérique. A la cour de François Ier lui-même, il fut ensuite jugé très sévèrement[23]. Il faut attribuer cette lâche et imprudente trahison à la faiblesse extrême de son caractère et aux terreurs dont son chancelier avait su l'assaillir. On sait comment Pescaire, général de l'armée impériale, fut initié à tous les secrets de ce complot, comment il y entra lui-même, en vue de devenir roi de Naples, et comment il le révéla, désespérant sans doute du succès. En même temps, Sforza, d'une santé depuis longtemps déjà chancelante, tomba dans un tel état de faiblesse que tout le monde crut à sa mort prochaine.

Le connétable de Bourbon se trouvait alors auprès de Charles-Quint, qui l'avait reçu avec de grands honneurs. Ces deux héritiers des deux principales maisons féodales, aux dépens desquelles la royauté française s'était agrandie sous Louis XI et François Ier, étaient unis par une haine commune contre le roi de France. Charles-Quint, récemment encore, avait accueilli le connétable comme un frère, sans tenir compte du mépris que les seigneurs espagnols affectaient pour ce rebelle, dont ils étaient peut-être jaloux ; mais il désirait que Bourbon renonçât à la main de sa sœur, Eléonore de Portugal, qu'il voulait marier au roi de France pour sceller en quelque façon l'alliance future des deux couronnes. La maladie de François Sforza et sa trahison lui suggérèrent la pensée de dédommager Bourbon en lui donnant le duché de Milan. Le pape Clément VII avait, le premier, demandé que, dans la bulle d'investiture relative à ce duché, on substituât le duc de Bourbon à Sforza, si celui-ci mourait sans héritier, et Charles-Quint lui en avait envoyé la promesse par le commandeur Herréra[24]. La trahison de Sforza dégageait l'empereur de toute espèce d'obligation. Aussi crut-il pouvoir à la fois satisfaire les puissances italiennes et s'acquitter envers Bourbon en lui réservant l'investiture dont Sforza s'était rendu indigne. Il est difficile de justifier les terreurs auxquelles les Italiens parurent alors en proie. Bourbon n'avait aucun motif de haine contre eux. Sa dépendance à l'égard de Charles-Quint eût cessé le jour où il fût devenu prince souverain, ou ils ne se fussent prêté dans l'avenir un appui mutuel que pour repousser du duché de Milan toute entreprise nouvelle des Français. Mais le complot de ces puissances était déjà très avancé ; elles comptaient sur l'aide de la France et de l'Angleterre ; elles suspectaient Charles-Quint de méditer leur ruine, parce qu'elles venaient encore de l'offenser, et cette fois mortellement ; enfin le désir de rendre à l'Italie son indépendance les animait de plus en plus, à mesure que l'empereur paraissait hésiter davantage à s'engager dans une guerre ouverte. Elles rejetèrent donc toutes ses propositions, prirent la défense de Sforza et forcèrent l'empereur à con- quérir de nouveau le Milanais pour conserver le royaume de Naples.

Ce fut, suivant toute apparence, cet état de choses, aussi bien que l'ennui de la captivité, qui fit enfin consentir François Ier aux conditions de Charles-Quint. Déterminé d'avance à les violer, il pensa que son rival serait dans l'impuissance de l'en punir, lorsqu'il verrait la France, l'Angleterre et les Etats de l'Italie coalisés contre lui. Les politiques du temps furent bien étonnés de voir avec quelle confiance Charles-Quint le mettait en liberté, en se faisant livrer, pour toute précaution, ses deux fils aînés comme otages. Quelques jours après que la grande nouvelle de ce traité eut été portée en Italie, Machiavel écrivait encore à son ami Guichardin[25] : Je ne puis m'ôter de l'idée la ferme persuasion que le roi ne recouvrera pas la liberté ; car chacun est convaincu que si ce prince était homme à faire ce qu'il peut, il fermerait à l'empereur tous les chemins pour parvenir à ce degré d'élévation que celui-ci ne cesse d'avoir en vue. Je ne vois ni occasion ni motif pour décider l'empereur à laisser le roi en liberté, et, selon moi, il n'aurait pu consentir à le délivrer qu'autant que son conseil eût été corrompu — et l'on sait que les Français sont passés maîtres en l'art de corrompre —, ou qu'il eût vu entre l'Italie et la France un rapprochement infaillible, auquel il n'eût pu s'opposer qu'en délivrant le roi, dans la croyance qu'en le délivrant, ce prince tiendrait ses engagements. De son côté, le roi n'aura pas épargné les promesses ; et, pour mieux assurer l'empereur qu'il les observerait, il aura dû lui montrer toutes les raisons qu'il a de se plaindre des Italiens et tous les autres motifs qu'il pouvait alléguer pour le convaincre de sa fidélité. Cependant, malgré tout ce que l'on pourrait dire, l'empereur, n'en sera pas moins un fou, si le roi sait être sage ; mais je doute qu'il veuille l'être.

François Ier fut sage, d'après les principes de l'école de Machiavel. A peine délivré, il se faisait déclarer par ses sujets qu'il n'avait pas le droit de livrer la Bourgogne ; et il concluait avec le roi d'Angleterre et les puissances italiennes une ligue pour chasser les impériaux de l'Italie.

De là sortit la seconde lutte de nos deux grands rivaux. On en peut voir dans Guichardin le récit dramatique et les vicissitudes étranges. Charles-Quint avait cette fois pour ennemis l'Angleterre et les Etats italiens aussi bien que la France. Mais il avait surtout à redouter ses propres soldats, hordes sauvages qui ne connaissaient plus ni discipline, ni chefs. Du fond de l'Espagne, il resta spectateur actif, mais impassible, des terribles scènes qui signalèrent le début des hostilités.

D'abord, voyant l'état presque désespéré de ses affaires, auxquelles il n'y avait de remède que la grâce de Dieu, suivant Antonio de Leyva, ce vieux et expérimenté capitaine, il essaya de désarmer les puissances italiennes par des concessions[26]. Hugues de Moncada, son négociateur, offrit en son nom à François Sforza l'investiture du Milanais, pourvu qu'il se soumît pour la forme à la juridiction d'une cour impériale, qui aurait ordre de le trouver innocent. Cette offre fut rejetée. Alors, tout en continuant les négociations pour la paix, il fit presser par les impériaux le siège du château de Milan, et il excita contre Clément VII la révolte des Colonna. François Sforza fut obligé de s'enfuir du château de Milan. Le pape, surpris par les Colonna, eut à peine le temps de se réfugier dans le château Saint-Ange.

Clément VII, effrayé, signa une trêve avec les lieutenants impériaux ; il voulait même, disait-il, se rendre en Espagne, y conférer avec l'empereur et lui inspirer des dispositions plus pacifiques. Mais tout à coup il reprit les armes avec une imprudente légèreté et menaça le royaume de Naples. Alors l'armée impériale ayant reçu les renforts que lui amena le capitaine allemand, Georges Frondsberg, partit sous la conduite de Bourbon pour cette campagne à la fois mémorable et funeste où Rome fut prise et livrée au pillage. Tout nous porte à croire que Charles-Quint n'en avait point soupçonné l'issue[27]. Son vice-roi, Lannoy, vint lui-même donner aux impériaux l'ordre de rétrograder ; ils faillirent lui ôter la vie. Si Bourbon avait tenté de les retenir, il n'aurait point sans doute couru de moins grands risques. Peut-être ne voyait-il cette entreprise qu'avec peine. Mais il n'était point en son pouvoir de l'empêcher. Forcé de marcher en avant, il aima mieux étonner le monde par sa hardiesse et par le succès de son sacrilège que de se déshonorer et de tomber dans le mépris, en laissant croire qu'après avoir osé ce que nul autre n'avait osé avant lui, il manquait de cœur ou de fermeté pour aller jusqu'au bout. Il ne recula devant aucun sacrifice pour s'assurer la victoire, et il l'eut complète. Mais il n'en fut pas témoin (5 mai 1527). Rome prise, le pape fut assiégé dans le château Saint-Ange, et n'y étant point secouru, il fut obligé de se constituer prisonnier.

Cette entreprise audacieuse, terminée par une victoire aussi éclatante qu'inattendue, plongea toute l'Italie dans la consternation. Mais les soldats impériaux ne songèrent point à en faire profiter leur souverain. S'ils avaient obéi aux ordres qui leur étaient donnés et s'ils étaient retournés en Lombardie, comme il convenait, écrivait à Charles-Quint le vieil Antonio de Leyva, toute l'Italie appartiendrait à votre majesté ; car il n'y avait des vivres suffisants dans les villes des Vénitiens pour s'y maintenir quinze jours, et ils n'auraient osé se tenir en campagne[28]. Mais si Charles-Quint espéra un moment que ce grand triomphe de ses armées terminerait la guerre, cet espoir dut être de courte durée.

La captivité du pape ne fit qu'empirer ses affaires. Que devait-on faire de l'illustre captif ? C'était un premier et bien grave sujet de préoccupation. En le laissant à Rome, on l'exposait à être enlevé et entraîné par les soldats impériaux, dont il était le prisonnier bien plus que celui de l'empereur. C'était peut-être même le dévouer à la mort ; car le cardinal Colonna, ennemi mortel de ce pontife, cherchait à exciter contre lui une mutinerie des Allemands, dans l'espoir qu'il y périrait[29]. Le transporter à Gaëte semblait un parti bien plus conforme aux intérêts de l'empereur et plus avantageux pour la sûreté du pape lui-même. Mais outre que les soldats impériaux ne voulaient point se dessaisir de ce gage important, le seigneur Alarcon, chargé de faire secrètement ce transport, s'y refusa, disant que à Dieu ne plust que il amenast le corps de Dieu en prison. On se contenta de tirer du pape un traité à peu près semblable à tous ceux qu'il avait déjà signés[30], et l'on facilita sa fuite, afin de le soustraire à l'avide brutalité de ses gardiens. Mais à peine était-il rendu à la liberté qu'il se délia de ses serments. Les rois de France et d'Angleterre, de leur côté, manifestant une indignation plutôt feinte que réelle, défièrent l'empereur et prirent une part plus active aux hostilités, dont ils avaient jusqu'alors laissé presque tout le fardeau aux puissances italiennes. Venise et Florence se montrèrent plus attachées que jamais à la ligue ; quelques nouveaux Etats, entre autres le duché de Ferrare, y adhérèrent, et l'empereur vit se multiplier ses ennemis.

Mais ces fidèles alliés du pape, qui ne pouvaient penser à sa captivité sans frémir d'horreur, ne se faisaient aucun scrupule de le dépouiller plus encore que n'avaient fait ses adversaires. Les Vénitiens lui enlevaient Cervia et Ravenne ; le duc de Ferrare, Modène ; Florence le rayait de la liste de ses citoyens, lui et tous les autres Médicis ; la France et l'Angleterre elles-mêmes l'outrageaient, en prenant sous leur protection la nouvelle république Florentine. Il fallut qu'il endurât toutes ces humiliations et qu'il sanctionnât toutes ces usurpations, au moins par son silence, sous peine d'avoir à subir de plus durs traitements, tant il y avait peu de bonne foi dans ces puissances, tant il était loin de leur véritable pensée de chercher, comme elles le prétendaient, à venger d'un attentat impie la majesté du Saint-Siège !

Charles-Quint, voyant les chefs de la confédération approuver la spoliation du pape, comprit parfaitement que l'union de ce pontife avec eux ne saurait être étroite ni durable. Il jugea que, s'il parvenait à soutenir leur premier effort sans trop de revers, il lui serait facile de prendre ensuite l'offensive à son tour et de leur imposer la paix. D'ailleurs, naturellement ferme et opiniâtre, ayant plus d'orgueil encore que d'ambition, il ne voulait point donner à ses ennemis la joie de le voir accepter une défaite sans combat. Reculer d'un pas lui semblait un aveu honteux d'impuissance. Depuis la mort du connétable de Bourbon, il s'était résigné à restituer le Milanais à Sforza, malgré sa trahison. Il avait eu plus de peine à se déterminer à faire le sacrifice des nouveaux droits que le traité de Madrid lui donnait sur le duché de Bourgogne. Mais il avait enfin consenti à recevoir du roi de France une somme d'argent en échange de cette province. Ces deux concessions, il les avait faites au moment où le succès brillant de ses armes semblait le mettre en état de dicter des lois à ses adversaires. Il les retira quand leur nouvelle ligue et leurs provocations pouvaient donner à penser que la nécessité lui imposait ta modération. La prise de Gênes et l'invasion de Naples par les Français, les succès de Lautrec dans ce royaume, le siège de Naples même ne diminuèrent en rien sa ferme détermination de ne renouer les négociations que lorsqu'il pourrait parler en vainqueur.

Bientôt, en effet, ses armes furent plus heureuses. A Naples, à Gênes, dans le Milanais, sur terre et sur mer, partout, en un mot, ses ennemis éprouvèrent des échecs, qu'ils durent attribuer à leur manque de conduite plutôt qu'à la fortune. Alors, s'adressant au pape Clément VII, il offrit de lui faire restituer tout ce que ses alliés avaient enlevé aux Etats de l'Eglise et d'assurer à sa famille la souveraineté de Florence, pourvu qu'il entrât dans son alliance et lui remît le cens annuel payé jusqu'alors au Saint-Siège par le royaume de Naples[31]. Puis il fit la paix avec le roi de France, lui rendit ses enfants et lui laissa la Bourgogne ; il l'obligeait, en retour, à renoncer à la Flandre et à l'Artois, à abandonner ses droits sur l'Italie et à payer une somme de deux millions d'écus d'or.

Le pape et le roi de France ainsi désarmés, il ne lui restait plus que des ennemis peu redoutables. La plupart de ses conseillers et le fameux Antonio de Leyva l'engageaient à poursuivre contre eux ses succès. Il venait de se rendre en Italie à la tête d'une armée formidable. La tentation était forte, et il y eût probablement cédé, si la nouvelle du siège de Vienne par le sultan Soliman n'était venue lui donner d'autres projets[32]. Il ne tarda pas à apprendre que ce sultan avait été repoussé avec autant de perte que de honte. Mais déjà la saison était fort avancée. D'ailleurs, il avait protesté de ses intentions pacifiques, et il ne pouvait, sans faire douter de sa loyauté, reprendre une attitude guerrière ; il n'était point sûr que le roi de France observerait fidèlement le dernier traité ; enfin, les démarches que faisait le roi d'Angleterre pour obtenir la permission de divorcer avec Catherine d'Aragon, et la résolution que ce prince paraissait avoir prise de la répudier malgré le pape lui-même, si le pape refusait d'autoriser ce divorce, pouvaient allumer d'un moment à l'autre une guerre nouvelle et sanglante. Par tous ces motifs réunis, l'empereur abandonna l'idée de conquérir l'Italie et se contenta de la seigneurier. Il laissa aux Vénitiens tous leurs Etats, exigeant seulement la restitution de ce qu'ils avaient pris pendant la guerre, et il donna à François Sforza cette investiture du Milanais, dont le refus avait été la principale cause de cette seconde et furieuse lutte.

Ainsi, tant de victoires éclatantes remportées en son nom, tant de miracles faits par la fortune en sa faveur, — un roi de France et un pape tombés entre ses mains, dans le court intervalle de deux ans, le royaume le plus puissant de la chrétienté un moment menacé d'être démembré, en même temps que l'Italie semblait conquise tout entière, — n'avaient point accru d'une province ses domaines en Europe, tandis qu'une poignée d'aventuriers espagnols, entraînés hors de leur patrie par l'avidité seule, lui conquéraient un monde entier au-delà de l'Océan !

Toutefois, les traités de Madrid et de Cambray eussent été un prix suffisant de ses efforts et de ses succès, s'ils avaient assuré pour jamais ses Etats contre les tentatives hostiles de la France. Devaient-ils avoir au moins ce résultat ? Charles-Quint ne le pensait point lui-même. Dès les premiers jours qui suivirent le traité de Cambray, il prévit, sa correspondance nous l'atteste[33], que cette paix ne serait qu'une trêve et que son rival saisirait la première occasion pour la rompre. Nous verrons qu'en effet la rupture ouverte ne se fit pas attendre. Elle fut précédée cependant de bien des négociations, de bien des intrigues nouvelles où notre héros, ce passé maître en fait de politique et de fourberies, suivant l'opinion de la plupart des historiens, resta souvent fort loin en arrière de ce type prétendu de loyauté et d'honneur que l'on appelle le roi chevalier.

 

 

 



[1] Telle est, du moins, l'opinion qu'exprime le sénateur vénitien Cornaro, dans le discours que Guichardin lui prêle en faveur de l'alliance impériale, en 1523. (Guichardin, liv. XV, ch. I.)

[2] Voyez le mépris avec lequel son ambassadeur Barrois s'exprime sur eux à M. de Chièvres. — Le Glay, t. II, page 456 et suivantes.

[3] Lettre d'Alexandro de Galéazzi, Bruxelles, 3 juillet 1521, citée par Sismondi, t. XVI, page 132.

[4] Ajoutez que l'empereur devait aider le pape à conquérir le duché de Ferrare, et que le tribut que le royaume de Naples payait au Saint-Siège devait être augmenté. Voyez Guichardin, liv. XIV, chap. I, et Dumont, Corps diplomatique, tom. IV, supplément page 96.

[5] Voyez le discours déjà précédemment cité de Cornaro, en faveur de l'alliance impériale, dans le sénat de Venise, et les motifs qu'il fait valoir pour accepter cette alliance. Guichardin, liv. XV, fin du chap. I.

[6] Guichardin, liv. V, chap. III, après avoir terminé le récit de la malheureuse campagne de l'amiral Bonnivet, dit en propres termes : Telle fut la fin de la guerre que le roi de France fit dans le Milanais par l'intermédiaire de l'amiral Bonnivet ; mais les forces de ce prince n'en étant point affaiblies, l'Italie, délivrée du péril qui l'avait menacée, n'avait pas moins à craindre pour l'avenir.

[7] Je me suis aperçu, écrivait, sous le règne suivant, l'ambassadeur vénitien, Jean Capello, que la principale maxime de S. M. le roi très-chrétien est de tenir la guerre toujours éloignée de la France. Elle n'épargne pour cela ni soins, ni dépenses : car elle juge que toute perte chez soi est très-considérable, tout grand dommage au loin, faible. On l'a vu par expérience. Le roi éprouva plus de chagrin pour les cinq cents hommes qui, l'année passée, furent tués à Namur, que pour la défaite de Strozzi, en Italie. Tout dommage, disait-il, qui peut se compenser avec de l'argent, n'est pas grand. Or, le malheur de la déroute d'Italie n'était qu'une affaire d'argent. — Ann. 1554, Relations des ambassadeurs vénitiens dans les documents historiques recueillis par ordre du ministère de l'Instruction publique, tom. I, page 377.

[8] Guichardin, liv. XV, chap. III ; de Rapin Thoyras, t. V, p. 173 et suivantes de l'édition publiée à La Haye en 1733. Je me suis souvent servi de cet historien, aujourd'hui beaucoup trop oublié, qui, lorsqu'il n'a point sujet d'être partial, montre une grande sagacité à découvrir les causes des faits qu'il raconte.

[9] Lanz, Correspondenz des Kaisers Karl V, t. I, page 83.

[10] Documents sur la captivité de François Ier, publiés par Champollion-Figeac, par ordre du ministère de l'Instruction publique, p. 66.

[11] Lanz, Correspondenz, t. I, page 155. — Voir une lettre du même prince, écrite en espagnol, et qui se trouve à la fin du même tome.

[12] Lettre de Charles-Quint à M. de Praët, son ambassadeur en Angleterre, 25 mars 1525, citée par Lanz, t. I, p. 157.

[13] Voir Champollion-Figeac, pages 149 à 159.

[14] Champollion-Figeac, page 171 et suivantes.

[15] Guichardin, liv. XVI, chap. II.

[16] Champollion-Figeac, pages 195 et 196.

[17] Voir le testament fait en 1522 par ce prince, à Bruges, avant son retour en Espagne. Papiers d'Etat du cardinal de Granvelle, t. Ier, page 253.

[18] Dernières instructions de Madame la régente, mère du roi, à ses ambassadeurs, pour la conclusion du traité de Madrid (en date de septembre 1525). — Champollion-Figeac, pages 412, 413.

[19] Cela est malheureusement vrai dans le sens le plus littéral. Les Maremmes de Sienne, en Italie, pourraient servir de preuve, aussi bien que le Mexique et le Pérou, dans les deux Amériques. M. de Sismondi fait remarquer, dans son second volume sur l'Histoire de Louis XIII, que partout où ils portaient leurs armes, ils amenaient la peste avec eux. Les deux pestes les plus effroyables qui jamais aient dévasté Milan (sous Charles-Quint et Louis XIII) les y ont suivis. Ils l'apportèrent aussi à Rome, lorsqu'ils l'eurent saccagée en 1527.

[20] Lettres familières de Machiavel. Lettre LXVII de l'édition Buchon, en date du 17 mai 1526.

[21] Lettre de Ch. de Lannoy à Marguerite, gouvernante des Pays-Bas. — Champollion-Figeac, p. 47.

[22] Guichardin, liv. XVI, fin du chap. III.

[23] Voyez Mémoires de Du Bellay, commencement du livre IV.

[24] Guichardin, liv. XVI, chap. V.

[25] Machiavel, Lettres familières, lettre LXIV, 15 mars 1526, trad. Buchon.

[26] Guichardin, liv. XVII, chap. II.

[27] Du Guast, un des lieutenants impériaux qui toujours, par leur obéissance aux ordres de leur maître, méritèrent le mieux sa confiance, quitta l'armée pour ne pas violer les ordres de l'empereur. Les soldats le déclarèrent rebelle. (Voyez Guichardin, liv. XVIII, chap. II).

[28] Lettre datée d'août 1527, Lanz, Correspondenz des Kaisers Karl V, tom. I, page 235 et suivantes.

[29] Lettre du 30 septembre 1527, Lanz., tom. I, page 248 et suivantes. Je ne crois pas que Charles-Quint ait été d'abord fâché de cette captivité. Il croyait avoir beaucoup à se plaindre du pape, et un échange de lettres violentes avait eu lieu entre eux. On peut voir ces lettres dans sa correspondance recueillie par Lanz, tom. Ier, années 1526 et 1527.

[30] Guichardin, liv. XVIII, chap. III.

[31] Ce cens annuel devait être remplacé par une haquenée blanche offerte chaque année en signe de vassalité.

[32] Lanz, Correspondenz, page 360 et suivantes, lettre de Charles-Quint à son frère Ferdinand. — Ferreras, Histoire d'Espagne, t. IX, pages 123 et 124.

[33] Lanz, Correspondenz, passim, an. 1530.