ESSAI SUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE PREMIER. — Triple rôle de Charles-Quint. - Contre la France il a été le défenseur de l'équilibre européen.

 

 

Charles-Quint a joué un triple rôle auquel se rattachent les faits les plus importants et les plus grands résultats de son règne. Il a contribué à fonder le système d'équilibre européen en arrêtant les progrès de la France, qui tendait à le détruire ; il a défendu l'Europe contre les Musulmans, alors plus formidables que jamais ; enfin, par ses efforts continus pour réconcilier les catholiques et les protestants, pour ramener ces derniers à l'orthodoxie dans le dogme, pour obtenir de leurs adversaires la correction de leur discipline corrompue, il a provoqué la convocation du concile de Trente et la réforme légale de l'Eglise par l'Eglise elle-même.

On accusait Charles-Quint, de son vivant même, d'aspirer à la monarchie universelle ; et cette accusation a été si souvent répétée, qu'en osant le représenter comme un des fondateurs de l'équilibre européen, plus tard établi définitivement par la France aux dépens de sa maison, on paraîtrait se jeter dans un paradoxe étrange, si l'on ne trouvait, pour appuyer cette opinion, des autorités graves, choisies parmi les contemporains les plus impartiaux. Les Vénitiens avaient à cette époque une réputation bien méritée de sagesse politique ; ils considéraient froidement les révolutions et les luttes des autres Etats, réglaient leur conduite, établissaient leurs alliances, concluaient la paix ou faisaient la guerre après y avoir longtemps réfléchi, sans jamais rien donner à la passion ni au hasard. Or, ils ont été les premiers à reconnaître à Charles-Quint la gloire d'avoir défendu l'indépendance nationale des différents peuples de l'Europe contre l'esprit envahissant des Français, et c'est en étudiant les lois de la France, c'est en examinant sa constitution, sa politique et les événements auxquels elle avait pris part, qu'ils sont arrivés à cette conclusion si extraordinaire en apparence. Nous citerons le passage remarquable dans lequel leur ambassadeur auprès de François Ier, Marino Cavalli (1546), absout l'empereur d'avoir aspiré à la souveraineté universelle de l'Europe et le loue d'avoir empêché l'établissement de la monarchie universelle des Français[1] :

Il y a des pays plus fertiles et plus riches — que la France —, tels que la Hongrie et l'Italie ; il y en a de plus grands et plus puissants, tels que l'Allemagne et l'Espagne ; mais nul n'est aussi uni, aussi facile à manier que la France. Voilà sa force, à mon sens : unité et obéissance, deux biens qui dérivent des causes ci-dessus énoncées..... Il suffit au roi de dire : je veux telle ou telle somme, j'ordonne, je consens, et l'exécution est aussi prompte que si c'était la nation entière qui eût décidé de son propre mouvement.....

..... La couronne fait des progrès continuels en crédit et en richesse. En somme, on pourrait affirmer que la Loi salique, en interdisant le trône aux puînés et aux femmes et en proclamant l'inaliénabilité des biens de la couronne, si elle n'a pas donné à la France l'empire du monde chrétien, lui a au moins frayé le chemin le plus sûr pour y arriver. Et si le roi de France n'avait point rencontré dans sa route un prince aussi puissant et aussi bien au fait des desseins de cette couronne que l'est Charles V, certes l'Italie presque entière et une partie de l'Espagne — par suite des prétentions sur la Navarre —, tous les Pays-Bas et quelques-uns des Etats de l'empereur obéiraient maintenant aux fleurs de lys, et la dignité impériale appartiendrait derechef à la France. Mais plus les Français, aidés par leur Loi salique, ont tâché de grossir les domaines de la couronne, plus l'empereur, tantôt par les négociations, tantôt par les armes, a cherché à en détacher toujours quelque chose et à faire en sorte que les parlements et la nation tout entière adhérassent à ce qu'il désirait. De là tant de capitulations et tant de guerres. L'empereur visait toujours à l'abaissement de cette puissance française, qui grandissait de manière que les successeurs du roi auraient bien pu devenir les maîtres de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne même. C'est pour cela qu'on a amené d'abord la France à renoncer à Naples et à Milan, qui passaient pour être un héritage de la maison d'Anjou ; que dernièrement, elle a perdu ses droits sur la Flandre, la Bourgogne et le comté d'Artois, et que maintenant on parle d'une renonciation semblable pour la Savoie et le Piémont.

 

L'ambassadeur vénitien, dans ce passage, insiste sur la Loi salique. Il fallait y ajouter le principe de l'inaliénabilité du domaine royal, arme non moins formidable à l'aide de laquelle, sans Charles-Quint, la France fût probablement arrivée à faire de toutes les contrées voisines des annexes de son territoire.

La Loi salique est encore aujourd'hui une loi particulière à la France ; mais le principe de l'inaliénabilité du domaine royal a prévalu partout en Europe. Les empires ne s'agrandissent plus par des mariages dans des proportions illimitées ; les successions et les apanages ne viennent plus les diviser indéfiniment. Le droit public européen actuel ne permet ni les réunions ni les morcellements d'Etats. Mais il en était autrement chez les nations du continent de l'Europe, la France exceptée, au XVIe siècle. Si ces Etats pouvaient être agrandis par les mariages de leurs princes, en revanche, ils se trouvaient exposés, à la mort du souverain, à des diminutions de territoire. Si quelqu'un de leurs rois laissait en mourant plusieurs enfants mâles, d'après la loi féodale — qui servait de règle tout aussi bien à la succession au trône qu'à celle des simples particuliers —, chacun d'eux devait avoir son lot plus ou moins considérable dans l'héritage paternel. C'était là un vieux principe d'hérédité dont la maison d'Autriche, notamment, ne se départait point. Charles-Quint succédait à peine à ses deux aïeux, Ferdinand-le-Catholique et Maximilien, qu'il abandonna à son frère Ferdinand tous les domaines de la maison d'Autriche en Allemagne.

Mais la France était alors régie par une autre législation, législation menaçante pour tous les autres peuples, épée de Damoclès suspendue sur la tête des différents souverains. Elle ouvrait la main pour recevoir et la fermait ensuite pour retenir. Elle pouvait marier impunément ses princesses à des étrangers : ces étrangers n'avaient aucun droit sur elle ; car elle n'en reconnaissait point aux femmes ni à leurs héritiers. Mais aucun souverain ne pouvait donner sa fille ou sa sœur à un prince français sans exposer ses Etats à tomber un jour sous la domination de la France. En effet, pour s'emparer du bien des autres, elle savait fort bien réclamer auprès de ses voisins le bénéfice de cette loi féodale qu'elle rejetait chez elle ; les traités, les renonciations même ne l'en empêchaient point. Mais avait-elle ainsi réuni une province ou une souveraineté au domaine de ses rois, elle se hâtait de l'y incorporer, et la nouvelle acquisition faisait partie de la France aussi bien que les plus anciennes possessions de la monarchie capétienne. Entre tant d'exemples, il suffit devoir comment, sous les prédécesseurs de François Ier, la Bourgogne, que des traités avaient soustraite au vasselage de Louis XI, le Dauphiné et la Provence, anciens fiefs de l'Empire germanique, le comté d'Asti, domaine particulier de la maison d'Orléans en Italie, furent déclarés inséparables delà couronne de France. Le Milanais faillit également y être incorporé, d'abord sous Louis XII, puis sous son successeur. François Ier n'avait personnellement aucun titre à la possession du duché de Milan. Tout au plus pouvait-il alléguer lés droits de sa femme, Claude de France, fille de Louis XII. Mais comme il voulait rattacher ce pays à son royaume, il se les fit céder d'avance par cette princesse, en compensation des frais qu'il avait déjà faits ou qu'il ferait pour le reconquérir[2]. Or, c'était déjà, un axiome incontesté dans la législation française, que tout domaine appartenant au roi faisait corps avec le royaume. D'ailleurs, si l'on tenait compte des motifs sur lesquels était fondée la donation, la France pouvait réclamer cette province à juste titre, puisqu'elle-même faisait les frais de cette guerre et de cette conquête. Il n'était donc point douteux que le roi n'eût, ainsi que son prédécesseur, l'intention de faire du Milanais, comme du comté d'Asti, une annexe cisalpine de ses provinces gauloises[3].

Sous ce même règne, on sait que le connétable Charles de Bourbon se vit dépouiller de ses domaines, sous prétexte que la donation qui lui en avait été faite par Suzanne, sa femme, était contraire aux droits de la couronne de France[4]. Que dire des raisons invoquées par François Ier pour refuser de livrer à Charles-Quint la Bourgogne après le traité de Madrid, de ses efforts pour ôter à la Bretagne une indépendance garantie par des contrats solennels ; enfin, des prétentions inouïes qu'il manifesta sur les possessions de son oncle le duc de Savoie, en faisant valoir ses titres de fils de Louise de Savoie, de successeur des dauphins de Viennois et d'héritier de Charles d'Anjou, frère de saint Louis[5] ?

Les historiens, qui ont vu dans François Ier le défenseur de l'équilibre européen, n'ont point accordé assez d'attention à cette avidité insatiable et aux lois constitutives du royaume de France, qui, dans l'état où se trouvait alors le reste de la société européenne, encore régi par le droit féodal, pouvaient avoir pour résultat de mettre entre les mains du roi la majeure partie de l'Europe.

D'ailleurs, pour comparer la puissance de Charles-Quint et celle de François Ier, il ne faut point, comme on l'a fait trop souvent, tenir compte seulement de l'étendue géographique de leurs Etats. Charles-Quint aurait eu, dans ce cas, une immense supériorité sur son adversaire. Mais cette supériorité était au fond bien plus apparente que réelle. Le plus puissant prince est celui qui peut opposer à ses ennemis les armées les plus fortes, et qui a plus d'argent pour les entretenir. François Ier avait la meilleure cavalerie de l'Europe, et il était le souverain le plus riche de toute la chrétienté, à une époque où l'infanterie ne se composait que de soldats mercenaires. Si l'on compare les forces qu'il opposa à Charles-Quint, à celles que ce prince parvint à mettre sur pied contre lui dans leurs différentes luttes, on trouvera qu'en général ses armées étaient aussi nombreuses que les armées impériales, et qu'après la défaite il se trouvait moins épuisé que son adversaire après la victoire. Qu'en faut-il conclure, si ce n'est que la France, même très-mal gouvernée, pouvait contrebalancer à elle seule les forces réunies de l'Espagne, des Pays-Bas, de l'Allemagne et d'une portion de l'Italie ?

Ce n'était point du reste la première fois que la France prenait à l'égard des autres puissances une attitude formidable. A une époque antérieure, la maison d'Hugues-Capet avait occupé par succession, par conquête ou par investiture pontificale la plupart des trônes de l'Europe. Elle était bien alors cet arbre fameux, cité dans le purgatoire du Dante, dont l'ombre malfaisante couvrait toute la chrétienté. Sous Philippe-le-Bel et ses fils, elle régnait à la fois par ses différentes branches sur la France, sur la Navarre, sur le royaume de Naples et sur la Hongrie. La papauté elle-même, cette reine du moyen-âge, elle la tenait captive sous son joug. Elle exerçait sur l'Italie un protectorat perpétuel, et disputait la couronne élective d'Allemagne aux maisons d'Autriche et de Bavière. Les nationalités européennes avaient alors couru le danger de périr au profit de la souveraineté universelle de la famille capétienne. Mais elles étaient encore bien plus sérieusement menacées par la maison des Valois, au XVIe siècle. En effet, au temps de Philippe-le-Bel, le double principe de la transmissibilité du trône aux seuls héritiers mâles et de l'inaliénabilité des domaines de la couronne n'avait point encore été appliqué. La conquête de Naples par un prince français, les prétentions d'un autre prince français à la couronne impériale, l'élection d'un troisième au trône de Hongrie faisaient de la famille capétienne la maison sans contredit la plus puissante de la chrétienté ; mais le royaume de Naples, l'Allemagne et la Hongrie n'avaient point à redouter d'être convertis en provinces françaises, inséparablement unies au reste du royaume. Les souverains et les peuples de la chrétienté eurent de bien autres sujets de crainte lorsque, après l'établissement de ces deux principes comme lois fondamentales de la monarchie, lés rois de France, consultant de vieux registres, cherchèrent à établir leurs droits sur la majeure partie de l'Italie, en attendant qu'ils en fissent valoir arbitrairement sur d'autres portions de l'Europe. Et comment les supposer de bonne foi, lorsqu'on avait vu Louis XII alléguer d'abord la loi salique, pour contester la possession de la Navarre à Jean d'Albret[6], puis la loi féodale contre l'Espagne en faveur de ce même Jean d'Albret, devenu son allié ; lorsque, après avoir acheté l'alliance de Venise par la cession de quelques districts démembrés du Milanais, il s'était mis à la tête d'une ligue formée contre elle sans en avoir reçu aucune injure, uniquement pour reprendre ce qu'il avait cédé ?

Ferdinand-le-Catholique, Maximilien d'Autriche et les autres princes contemporains, n'avaient point sans doute plus de respect pour le droit et la bonne foi. Mais leurs forces étaient beaucoup moindres, leur puissance intérieure moins solidement établie. Ils ne songeaient point à former un seul corps de toutes les possessions qui leur pourraient échoir, et leur puissance, si agrandie qu'elle fût par leurs soins, devait être, après leur mort, divisée en autant de parts qu'ils auraient d'héritiers.

D'ailleurs la France se trouvait, à cette époque, dans une situation bizarre et mal définie à l'égard des autres Etats. Au moyen-âge proprement dit, depuis l'avènement de la dynastie capétienne jusqu'à Philippe-Auguste, elle avait été beaucoup moins un grand royaume qu'un composé de provinces presque sans lien entre elles, appartenant pour la plupart à des royaumes voisins, dont elles suivaient la politique. Comme le remarque fort bien M. de Sismondi, il y avait eu alors une France espagnole du côté des Pyrénées et des Cévennes, une France anglaise du côté de l'Océan Atlantique et de la Manche, une France allemande et italienne du côté du Rhin et dans l'ancien royaume des deux Bourgognes. La France française, celle des princes capétiens, n'était rien, comparée à l'ensemble de ces vastes provinces annexées aux souverainetés voisines, et sur lesquelles nos rois n'avaient qu'un droit de suzeraineté, souvent illusoire et presque toujours contesté. Au temps de François Ier et de Charles-Quint, il restait encore des traces nombreuses de cette occupation de notre territoire par des princes étrangers. L'Angleterre avait perdu la Guyenne, la Normandie et l'Anjou ; mais elle conservait toujours Calais ; elle cherchait sans cesse à reconquérir ses anciennes possessions ; elle prétendait au trône de France lui-même, et les rois français, lorsqu'ils n'avaient point à se défendre contre ses invasions, étaient ordinairement ses tributaires. L'Aragon possédait le Roussillon. La Flandre, l'Artois, provinces vassales de la couronne de France, appartenaient à la maison d'Autriche. Mais en même temps, comme nous l'avons dit, la France cherchait à empiéter sur tous ses voisins, et il n'était presque pas une seule souveraineté en Europe qu'elle ne réclamât, soit en son propre nom, soit au nom de quelque prince, son allié. Tous avaient donc usurpé sur elle, et elle cherchait à usurper sur tous ; double motif qui devait lui donner l'Europe entière pour ennemie.

 

 

 



[1] Relation de Marino Cavalli, passim. — Documents publiés par ordre du ministère de l'Instruction publique, t. Ier, trad. Tomaseo.

[2] Donation du 28 juin 1515. Traités de paix, t. II, p. 56.

[3] Louis XII et François Ier parurent déroger à ce principe relativement au royaume de Naples, auquel ils renoncèrent par les traités de Blois et de Noyon. Mais François Ier nia ensuite plusieurs fois qu'il fût tenu à Inobservation de ces traités, contraires, disait-il, aux lois du royaume. Dans les conférences de Calais, le chancelier Duprat répondit au chancelier impérial Gattinara, qui le pressait sur la donation faite par Louis XII du royaume de Naples à sa nièce, Germaine de Foix, lorsqu'elle avait épousé Ferdinand-le-Catholique, que cette donation devait être considérée comme nulle et de nulle valeur, car icelluy royaulme comme incorporé et annexé à la corosne de France ne se peut alliener ne séparer d'icelle. (V. Papiers d'Etat de Granvelle, t. Ier, analyse des Conférences de Calais.)

[4] François Ier, pressé par Charles-Quint, promit plusieurs fois de les restituer au connétable et à ses héritiers ; mais il ne tint point parole, et le domaine royal absorba cette magnifique succession.

[5] Sismondi, Histoire de France, t. XVI, p. 470 et suivantes.

[6] Au profit de Gaston de Foix, neveu de Louis XII, d'une branche puînée de la maison de Foix. L'Espagne usa ensuite à leur égard de la même mauvaise foi, en prétendant que, par la loi salique, Gaston de Foix avait dû succéder au trône de Navarre, et que, par la loi féodale, Germaine de Foix, sa sœur, avait pu hériter de ses droits et les transmettre à son époux, Ferdinand-le-Catholique, aïeul de Charles-Quint.