ESSAI SUR CHARLES-QUINT

 

RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES.

 

 

Double situation de Charles-Quint, d'où résultent la plupart des contradictions que présentent les actes de son règne.

 

Il est dans l'histoire du XVIe siècle un personnage dont le caractère et les projets sont une énigme, et dont le rôle, diversement apprécié, exerce encore aujourd'hui la critique de ceux qui étudient attentivement l'histoire de son existence agitée et mêlée de fortunes diverses. Il semble aux uns que cet homme, ambitieux au-delà de toute mesure, ait poussé ses désirs jusqu'aux dernières limites des espérances humaines, et que le rêve de la souveraineté universelle, séduisant son esprit ; l'ait conduit tour à tour d'illusions en illusions et de déceptions en déceptions jusqu'à ce jour où, désabusé de la fortune, accablé d'infirmités, disposé à mépriser l'idole qu'il avait d'abord adorée, il alla chercher dans le séjour d'un cloître le repos qui lui manquait, la santé qu'il avait perdue sur le trône.

D'autres-le considèrent comme un profond politique contraint, par la situation même de ses états épars et toujours menacés, à des efforts de conquêtes auxquels ne put suffire tout son génie ; ce qui aurait épuisé ses forces et amené par le dépit son abdication volontaire.

Un historien du siècle dernier[1], qui, sous une forme légère et moqueuse, a souvent caché beaucoup d'érudition et de sagacité, rappelle que sa mère passa presque toute sa vie en démence, que son aïeul ne montra pas toujours un jugement bien sain, et voit dans quelques-uns de ses actes, surtout dans les faits qui ont suivi son abdication, la preuve que les fantaisies bizarres et le dérèglement de l'imagination se transmettent souvent du père au fils comme un héritage de famille.

Il est certain que le caractère de Charles-Quint, étudié dans les faits de son règne, nous présente les contrastes les plus étranges ; tour à tour généreux et cruel, tolérant et fanatique, perfide et facile à duper, plein de constance au milieu des revers, mais follement confiant après chaque succès, recherchant en général avec soin l'avis des hommes d'Etat distingués qui formaient son cortège, et quelquefois cependant attaché avec opiniâtreté, en dépit de leurs remontrances, à des résolutions aveugles, soit qu'il entreprît son expédition d'Alger, soit qu'il allât perdre devant Metz la plus belle armée qu'il eût levée en Allemagne. Tous ces traits différents et même contraires donnent, par leur union bizarre, quelque chose de particulier et de peu compréhensible à ce caractère, d'ailleurs si remarquable, de l'empereur Charles-Quint.

De nouveaux documents permettent aujourd'hui de dissiper quelques-unes des ombres qui cachaient cette' grande figure aux regards de l'historien. Un grand nombre de lettres, revêtues du sceau de ce monarque ou de celui de ses principaux ministres, écrites presque toutes en français, ont été rassemblées dans divers recueils. Les plus importants, imprimés en Allemagne et en France, sont la correspondance de Charles-Quint, publiée à Leipsick par le docteur Lanz, de 1841 à 1846, et les papiers d'Etat du cardinal Granvelle, qui font partie de la collection des documents publiés à Paris, par ordre du ministère de l'Instruction publique. Ces correspondances et beaucoup d'autres, dans lesquelles nous avons puisé avec soin, sont venues se joindre à la collection Ribier, dont M. Sismondi s'est servi avec tant de bonheur dans son Histoire de France, aux textes officiels des traités et des autres actes publics, enfin aux récits des historiens, dont les plus importants ont été pour nous l'objet d'une lecture attentive. Nous possédons ainsi deux espèces de sources, incomplètes, il est vrai, si on les consulte chacune séparément, mais d'où l'on peut tirer la vérité en les comparant ensemble : d'une part, les correspondances et les actes officiels ; de l'autre, les témoignages des historiens contemporains, et les opinions de ceux qui depuis ont mis leurs travaux à profit. Il est inutile maintenant de faire remarquer combien on risquerait, en s'attachant trop exclusivement à l'étude des traditions consignées dans les historiens, de s'abuser sur le caractère des personnages historiques et sur les motifs de leurs actions.

Mais on s'est trop souvent jeté dans l'extrémité contraire. Les correspondances secrètes par lesquelles des intrigants cherchent à se tromper les uns les autres, les proclamations par lesquelles ils cherchent à tromper le public, laissées de côté par les écrivains de l'âge antérieur, ont acquis tant de crédit, qu'elles sont devenues comme la règle de la foi historique. Mais, comme elles renferment bien souvent des documents contradictoires, elles laissent une large part à l'esprit de système, qui accepte les unes et rejette les autres d'une manière arbitraire, uniquement parce qu'il porte çà ou là ses sympathies, et qu'il veut arriver à des conclusions conformes à des idées préconçues. Quant à nous, nous croyons que l'histoire véritable d'un pays ou d'un règne est dans les grands faits qui s'enchaînent les uns aux autres et que tout le monde peut saisir ; qu'il faut les méditer avec soin, sans partialité ; puis chercher dans les correspondances et dans les opinions des historiens ce qui peut confirmer, ce qui doit faire rejeter les conclusions qu'on en a tirées, refaire plusieurs fois ce travail, être continuellement en défiance de soi-même, afin de se garantir contre toute affection, même contre celles dont le motif, noble en soi, mériterait d'être approuvé, si l'historien ne remplissait les fonctions de juge ; placer les grands personnages au milieu de leur siècle, voir ce qui convenait à ce siècle, ce qu'il possédait de lumières, ce qu'il pouvait supporter de tolérance ou de liberté, s'ils ont cherché à le lui procurer dans une certaine mesure, jusqu'à quel point enfin ils ont respecté dans leurs actions les règles de la morale, à laquelle la politique doit toujours être subordonnée. Car l'on ne peut appeler grand homme, quelle qu'ait été sa fortune, quelque haute que soit sa renommée, celui dont la conscience trop flexible a cru pouvoir, dans l'intérêt d'une ambition personnelle ou d'un principe, sacrifier ces règles austères que Dieu a gravées dans le cœur des hommes pour être, en toutes circonstances, les guides infaillibles de leurs actions.

Les contradictions si nombreuses que l'on trouve dans les divers actes de la vie de Charles-Quint furent en partie le résultat de sa nature elle-même, en partie celui de sa situation. Issu des quatre maisons d'Aragon, de Castille, d'Autriche, de Bourgogne, dit M. Mignet[2], il en a représenté les qualités variées et à plusieurs égards contraires, comme il en a possédé les divers et vastes états. L'esprit toujours politique et souvent astucieux de son grand-père, Ferdinand-le-Catholique ; la noble élévation de son aïeule Isabelle de Castille, à laquelle s'était mêlée la mélancolique tristesse de Jeanne la folle, sa mère ; la valeur chevaleresque et entreprenante de son bisaïeul Charles-le-Téméraire, auquel il ressemblait de visage ; l'ambition industrieuse, le goût des beaux-arts, le talent pour les sciences mécaniques de son aïeul Maximilien, lui avaient été transmis avec l'héritage de leur domination et de leurs desseins. A cette nature pleine de contradictions se joignait une situation analogue.

Depuis le jour où le suffrage des électeurs allemands lui donna le trône de Charlemagne, deux sentiments principaux s'emparèrent de son âme et le mirent presque constamment aux prises avec lui-même, l'ambition de fortifier ou même d'accroître sa puissance personnelle, et le désir de régler les affaires de l'empire, celles de toute la chrétienté, en véritable césar chrétien.

Les empereurs du moyen-âge — au moins jusqu'au temps de Rodolphe de Habsbourg —, ne pouvant posséder de seigneuries particulières, n'ambitionnaient d'autre gloire que celle d'étendre la suzeraineté de l'empire, d'affermir et de propager la religion chrétienne. Leurs luttes avec les papes étaient comme la rivalité de deux frères également zélés à soutenir les intérêts de la maison paternelle, et tantôt s'en disputant la direction, tantôt se la partageant.

Leurs successeurs, du contraire, en n'ayant presque plus rien de l'ancien domaine impérial, pouvant posséder, acquérir même des domaines particuliers pendant la durée de leurs règnes, ne songèrent qu'à exploiter le titre que l'élection leur avait conféré pour augmenter leur héritage personnel. Charles-Quint possédait d'immenses royaumes : il lui était moins difficile de les agrandir que de les conserver sans les étendre. Il eût regardé comme un déshonneur d'en laisser tomber une partie en des mains étrangères. Mais il se croyait obligé par son élection à l'empire, par les devoirs que lui créait l'immense puissance que Dieu avait jointe à ce titre impérial pour lui seul depuis Charlemagne, par son orgueil de suzerain des suzerains, par son respect pour ce vieux monde féodal dont toutes les principales maisons se résumaient en lui, enfin par sa foi de chrétien, à prendre en main le rôle des Othon et des Frédéric Barberousse ; à faire respecter partout, et particulièrement en Italie, la majesté méprisée de l'empire, à défendre les intérêts de ce même empire, ceux de la chrétienté tout entières contre les Infidèles ; et particulièrement les Musulmans, à maintenir scrupuleusement dans ses Etats l'unité de la foi.

Dans certaines circonstances, ces deux rôles s'accordèrent fort bien ensemble, et les droits de l'empire ou l'intérêt de la chrétienté purent servir de prétexte à la consolidation ou à l'agrandissement de la puissance personnelle de leur défenseur ; mais dans d'autres cas aussi, leur accord fut plus difficile, souvent même impossible. Il fallut opter ; et presque toujours Charles-Quint, nous devons lui rendre cette justice, aima mieux suivre l'exemple de Charlemagne et des Othon que de marcher sur les traces des fondateurs de sa dynastie. La suite de cette étude nous en fournira plus d'une fois la preuve.

Cette double situation de Charles-Quint, les embarras, les hésitations, les luttes contre lui-même, les variations de tendances auxquelles elle dut donner lieu, n'ont point assez frappé les historiens. Ils ont supposé entre les divers actes de son règne, du moins quant au but qu'il poursuivait, une connexité rigoureuse qui n'y existe pas en fait. L'un lui reproche d'avoir sacrifié le Saint-Empire germanique à l'accroissement de la puissance espagnole ; l'autre, d'avoir épuisé les trésors et le sang des Espagnols pour faire valoir les droits de l'empire, et pour rendre à la couronne impériale tout son éclat. Ces deux reproches seraient fondés, si l'on n'avait attribué tantôt à l'un, tantôt à l'autre, une importance exclusive.

Il est vrai que Charles-Quint chercha souvent à étendre la domination espagnole en se servant des forces que lui fournissait l'Allemagne. Il est vrai aussi qu'il enleva à l'Espagne une partie de ses ressources les plus précieuses pour exécuter des projets qui n'intéressaient que l'Allemagne. Situation singulière, qui faisait tour à tour sacrifier l'un à l'autre deux grands pays, unis sous un même sceptre, et qui prouve combien nos pères furent sages en décrétant que jamais étranger ne régnerait sur eux, et que nul pays, nulle province ne pourrait appartenir à nos rois sans faire partie de la France !

Cette étude n'étant qu'une introduction à un ouvrage plus étendu dont nous avons amassé les matériaux, nous y grouperons en un même chapitre tous les faits du règne de Charles-Quint qui nous paraîtront se rattacher à un seul et même ordre d'idées, sans observer toujours, soit les rapports chronologiques, soit les rapports de cause à effet, qu'ils peuvent avoir avec des faits appartenant à un autre ordre d'idées.

Ce n'est point une histoire suivie que nous nous proposons de faire. Ce sont quelques considérations nouvelles que nous voulons présenter et que nous appuierons, en passant, sur quelques preuves.

 

 

 



[1] Voltaire, Essai sur les mœurs, chap. CXXVI.

[2] Charles-Quint, chap. VIII.