ESSAI SUR CHARLES-QUINT

 

AVANT-PROPOS.

 

 

Trois essais de réaction contre l'état politique du moyen-âge signalent le commencement du XVIe siècle. La France, armée de la loi salique, et décidée à placer pour toujours sous sa domination toutes les provinces ou souverainetés qui pourraient échoir par héritage à ses rois, tente d'annexer à son empire les États voisins, encore régis politiquement par le droit féodal ; les Turcs envahissent une partie de l'Europe chrétienne, et vengent ainsi l'islamisme des dangers qu'il a courus au temps des croisades ; enfin, Luther et les autres docteurs protestants prêchent la réforme religieuse, en haine de la suprématie spirituelle des papes et du principe d'autorité dominant dans l'Église romaine.

Toute la vie de Charles-Quint ne fut qu'un long effort pour arrêter ces trois grands mouvements. La France le pressait à l'occident, les Turcs s'avançaient à l'orient, la réforme éclatait dans l'intérieur même de ses Etats : les Français, les Turcs, les protestants travaillaient de concert à sa ruine. Leurs vues étaient sans doute différentes ; mais ils voulaient d'abord détruire en commun ce qui existait : les Français, pour fonder un grand empire ; les Turcs, pour convertir St-Pierre en mosquée ; les protestants, pour secouer la tutelle religieuse du clergé. Seulement, le même jour où l'ordre ancien eût succombé sous leur triple attaque, eût aussi vu commencer entre eux des luttes sanglantes. Cet ordre, Charles-Quint le soutint contre eux. Il défendit l'indépendance politique de l'Europe contre la France, la chrétienté contre les Turcs, le catholicisme contre les protestants. Son rôle a donc été essentiellement conservateur. Toutefois, s'il empêcha la monarchie universelle des Français de s'établir, il fonda lui-même une puissante maison, dont la France ne put arrêter plus tard les progrès qu'en se faisant à son tour la protectrice de l'équilibre européen. En opposant une barrière aux Turcs, il les provoqua à chercher de nouvelles chances de succès dans l'alliance d'un prince chrétien, son grand rival, le descendant des héros des croisades, et il amena ainsi, à son insu, un changement important dans les relations diplomatiques des peuples chrétiens et des musulmans. Enfin, en s'efforçant de raffermir l'Eglise romaine contre les novateurs qui voulaient la réformer malgré elle, il usa d'une sorte de contrainte pour obtenir qu'elle-même décrétât sa propre réforme. Ainsi, il a été en même temps et le champion de l'ordre ancien, et la cause directe ou indirecte des changements survenus depuis dans l'état politique et religieux des nations européennes.

J'ai amassé, pendant trois ans, de nombreux matériaux sur la vie et les actes politiques de ce grand personnage. Les moyens de les compléter me manquent aujourd'hui. En attendant que je puisse y consacrer mes soins, je publie le résultat actuel de mes recherches dans l'Essai suivant, qui pourrait au besoin servir d'introduction à un plus grand ouvrage. Ferai-je partager mes convictions sur le triple rôle du rival de François Ier aux juges éclairés dont le seul suffrage me récompenserait bien amplement de mes efforts pour être impartial et véridique ? Muni d'une telle approbation, je serais heureux de me vouer tout entier à l'œuvre si importante — et qui, sans doute, sera souvent encore essayée — d'une nouvelle histoire de l'empereur Charles-Quint.