AUGUSTE ET LA FONDATION DE L’EMPIRE ROMAIN

 

A. DUMÉRIL

 

 

Tacite nous apprend qu’au temps de la mort d’Auguste, les plus éclairés d’entre les Romains se partageaient dans le jugement qu’ils portaient de l’illustre défunt. Les uns exaltaient ou excusaient, les autres blâmaient sévèrement les actes de sa vie. Les premiers attribuaient les guerres civiles et les cruautés, auxquelles il avait dû son élévation, aux circonstances terribles où la République avait été jetée par la mort de César. Après ces épouvantables secousses, Rome, ébranlée jusque dans ses fondements, avait besoin d’être soutenue par une main puissante. Auguste aurait pu s’y faire donner la royauté ou la dictature. Il s’était contenté du nom de prince, et, sans changer beaucoup les anciennes institutions, il avait rétabli l’ordre et la tranquillité. — D’autres, au contraire, voyaient dans une ambition effrénée son seul mobile. Fourberies, crimes, trahisons, rien ne lui avait coûté pour s’emparer du pouvoir. Puis l’ayant usurpé, il avait pour s’y maintenir fait couler le sang de plus d’un noble Romain. Paix sanglante et bien digne des guerres coupables au prix desquelles on l’avait achetée[1] !

Entre ces deux opinions, Tacite (cela est remarquable) ne nous indique pas son choix. Sans doute il n’osait se prononcer. Suétone, moins circonspect, appelle Auguste le sauveur de Rome et Dion Cassius semble partager l’avis de Mécène qui, dans le célèbre discours qu’il lui attribue, assimile le peuple romain redevenu libre à un vaisseau sans gouvernail, sans pilote et jeté par les ouragans au milieu d’une mer remplie d’écueils[2]. Parmi les modernes, au contraire, Montesquieu et beaucoup d’autres ont vu dans Auguste le type de l’égoïsme craintif, qui se soucie peu de l’intérêt de la patrie, mais cherche uniquement à satisfaire sans danger une ambition peu estimable. Sylla valait au fond beaucoup mieux ; car Sylla menait les Romains à la liberté par la violence. Auguste les a conduits à la servitude par la ruse. Il leur a laissé le mot de liberté pour pouvoir leur enlever plus aisément la chose. Il a corrompu les soldats par ses largesses parce qu’il ne savait pas leur imposer l’admiration par ses victoires. C’est le seul des généraux romains qui ait eu l’affection de l’armée en lui donnant sans cesse des preuves d’une lâcheté naturelle[3].

La sage réserve de Tacite me paraît préférable aux affirmations contradictoires des écrivains que nous venons de citer. Ces grands politiques, dont le nom est tour à tour célébré et maudit, ne méritent presque jamais tous les éloges de leurs partisans ni tout le blâme de leurs détracteurs. On ajoute à leur habileté ou à leurs vices ce que l’imagination de chacun ose ou peut concevoir. On dirait qu’ils ont eu un but toujours présent à l’esprit et que, pour l’atteindre, ils ont dominé les circonstances et vaincu la nature. Tandis qu’on les rabaisse plus qu’il ne faudrait sous le rapport moral, on les doue d’une intelligence, d’une perspicacité surhumaines. On se plaît surtout à leur supposer une sûreté de coup d’œil à laquelle ni le présent ni l’avenir n’échappent et une profondeur de combinaisons que rien n’étonne et que rien ne distrait. Cette science des hommes et des événements est pour le philosophe et pour l’historien le prix de longues études sur l’âme humaine et les siècles passés. N’est-elle pas presque impossible chez des personnages que leur condition place dans la nécessité d’agir sans cesse, et qui, s’ils ne veulent périr, doivent toujours combattre et toujours vaincre ? Pour eux ni repos ni trêve. S’arrêter, c’est descendre. Descendre, c’est tomber. Il faut grimper avec effort au sommet de la montagne. Sinon, on tombe dans le précipice. Je ne conteste pas l’ambition du petit-neveu de César. Je ne suis pas disposé à faire, comme Julien, de sa vie deux parts, l’une où, ignorant les leçons de la philosophie, il se livra à toutes ses passions, l’autre où cette science divine, avant prévalu dans son âme, dirigea sa conduite. Dans la seconde partie même, j’en suis convaincu, l’intérêt personnel fut souvent son guide. Mais j’hésite à penser qu’il ait eu, dès le premier jour, le dessein bien arrêté de s’emparer du pouvoir souverain, qu’en fondant l’Empire il ait exécuté ce plan autant qu’il en jugeait l’exécution compatible avec sa sûreté et qu’il n’ait pas laissé aux événements le soin de décider si le nouveau gouvernement de Rome serait transitoire ou s’il serait durable[4].

— I —

N’oublions pas qu’on peut trouver des circonstances atténuantes même aux premiers actes de sa vie, à ceux qui eussent fait du nom d’Octave une cruelle injure pour les plus cruels tyrans, si Auguste n’était venu atténuer les fâcheux souvenirs de l’ancien triumvir. Comme Louis XI, comme Charles Quint, comme beaucoup d’autres personnages célèbres par leur dissimulation, il reçut de ses adversaires mêmes les leçons de ruse, de violence et de mauvaise foi qu’il pratiqua à leurs dépens. Petit-neveu de César, adopté par son grand oncle, il trouva son héritage devenu ta proie d’Antoine, ce faussaire audacieux qui livrait les biens du dictateur au pillage et qui prétendait exécuter ses dernières volontés, en mettant la république tout entière à rançon. Trompé et dépouillé par Antoine, il se tourna d’un autre côté[5]. Alors, eut lieu une comédie singulière. Le Sénat, dont un grand nombre de membres favorisaient probablement de leurs vœux le parti des meurtriers de César, avait pourtant refusé de condamner la mémoire du dictateur. Il avait ratifié ses actes et bientôt Brutus et Cassius se virent obligés de quitter l’Italie. Ce fut sans son concours et même contre ses défenses expresses qu’ils allèrent soulever l’un l’Asie, l’autre la Macédoine et la Grèce[6]. L’Assemblée se déclarait donc césarienne, il importe peu que ce fût à contre cœur. Mais elle cherchait dans le parti césarien un rival à Antoine qui la tenait en servitude. Cicéron, qui en était l’oracle, présente Octave. On l’accueille, on le flatte. On lui permet de briguer les magistratures avant l’âge. On lui décernera le consulat, s’il veut défendre la république contre l’objet des craintes générales qui déjà assiégeait dans Modène D. Brutus, gouverneur légal de la Gaule cisalpine, et menaçait de franchir le Rubicon. D. Brutus était, lui aussi, un des assassins du père adoptif d’Octave. Peut-être avait-il même été de tous le plus perfide et le plus odieux. Dans quelle étrange position était alors notre futur empereur ! Le parti césarien se divisait en deux camps. Dans l’un, où se trouvait le Sénat, on proscrivait Antoine en faveur d’un des hommes sous les coups desquels Jules César avait succombé. Dans l’autre, Antoine usurpait la dictature, se mettant au-dessus des lois, abusant du testament du dictateur qu’il avait falsifié, prêt à écraser aussi bien celui auquel son ancien maître avait légué son héritage que les représentants du parti pompéien, dont l’Orient commençait à soutenir la rébellion. Il fallait prendre parti pour l’un des deux ; car Octave était encore trop jeune, il n’avait pas acquis assez de crédit pour pouvoir jouer un autre rôle que celui d’un auxiliaire utile. Il accompagna contre Antoine les deux consuls et délivra Décimus Brutus. Mais il ne lui dissimula pas sa haine. Quand le gouverneur de la Cisalpine, enfin hors de péril, vint lui rendre grâces comme à un sauveur : Ce n’est pas pour vous, répondit-il, que j’ai pris les armes. Le meurtre de mon père est un exécrable forfait. Je n’ai combattu que pour humilier l’orgueil et l’ambition d’Antoine.

Quelle fut alors la récompense d’Octave ? Le consul Pansa l’avait averti, en mourant de se défier des Sénateurs : Si vous achevez la ruine d’Antoine, lui avait-il dit, vous commencez la vôtre[7]. Ces mots nous sont rapportés par un historien véridique, Appien, qui n’a pas ménagé à l’occasion le destructeur de la république romaine. Qu’était alors le Sénat ? Antoine devait y avoir beaucoup de partisans. Il y avait introduit nombre de ces Orcini, de ces Charonites (sénateurs de l’Enfer) qu’Auguste en exclut plus tard. Pourtant ils n’avaient pu y faire prévaloir son parti. Cette portion flottante, cette plaine versatile et indécise, qui se trouve dans toutes les assemblées et rend le gouvernement des assemblées si difficile, penchait vers les chefs amnistiés des conjurés, dont elle n’osait pourtant pas prendre ostensiblement la défense. Octave avait-il- pu l’ignorer ? Il est plus probable qu’il le savait et le dissimula, avec l’espoir de la dominer un jour. Les intrigues si communes dans les États où le gouvernement parlementaire existe, les fluctuations auxquelles elles donnent lieu, justifient parfaitement cette espérance. Celui qui n’était hier qu’un général sans armée trouve tout à coup à recruter les plus fortes légions. Il n’a qu’à frapper la terre du pied pour avoir des adhérents. C’est à qui réclamera l’honneur de le servir. Mais il faut du temps pour déterminer ces volte-face. Octave n’en avait pas. La prédiction de Pansa parut bientôt prête à se vérifier. Les actes du Sénat parurent trop conformes aux dispositions hostiles qu’on lui supposait. Décimus Brutus fut proclamé vainqueur d’Antoine, lui qu’on avait vu réduit aux dernières extrémités. On lui décerna le triomphé et son libérateur eut à peine l’ovation[8]. On tâcha de débaucher à Octave ses soldats, troupes dévouées qu’il fallait gagner ou licencier avant d’attaquer ouvertement le chef. On réservait ce dernier coup pour le moment où l’on disposerait des forces de Cassius et de Brutus. En attendant le sacrifice, on ornait la victime et on la couronnait de fleurs[9]. N’était-ce point pour préparer sa chute qu’on l’accusait d’avoir tué de sa main Hirtius et fait verser un poison subtil sur la blessure de Pansa ? Crimes bien invraisemblables ! Les deux consuls, amis du dictateur, auraient probablement favorisé les projets de celui que leur maître avait lui-même constitué son héritier. Mais on suppose facilement toute espèce de forfaits à ceux qui vous gênent et dont on voudrait se débarrasser. Nous en voyons nous-mêmes tous les jours la preuve. Qu’on se figure l’étrange position d’Octave. Chaque jour lui apporte les nouvelles les plus menaçantes ; on répand le bruit qu’il est l’assassin des consuls. Antoine, réfugié dans la Gaule transalpine, y a trouvé un asile auprès du gouverneur Lepidus ; il dispose d’une nouvelle armée. Brutus et Cassius les deux rebelles, vont traverser l’Adriatique pour détruire en Occident le parti césarien, auquel ils ont déjà enlevé presque tout l’Orient. Cicéron a prononcé dans le Sénat des paroles équivoques, et l’on a remarqué que les Sénateurs les interprétaient volontiers dans le sens de la perfidie. Sur ces entrefaites, Octave demande le consulat. Le Sénat déclare sa candidature illégale. Que signifiait cette déclaration ? Le Sénat n’avait pas toujours fait preuve de pareils scrupules. La préture d’Octave en particulier en fournissait la preuve. Quand on respecte toujours la loi, on se met facilement à l’abri de tout soupçon d’injustice et d’arrière-pensée. Il n’en est pas ainsi lorsqu’on s’attribue le droit d’en dispenser. Celui qu’on veut asservir à la règle commune trouve dans la rigueur avec laquelle on lui applique cette règle une preuve évidente d’un mauvais vouloir qui lui est personnel. Il est persuadé qu’on veut lui faire injure, et, s’il est dans la situation d’Octave, il soupçonne de mauvais desseins. Octave ne pouvait se défendre qu’en attaquant à son tour. Mais seul il n’était pas assez fort pour triompher. Il se rapprocha d’Antoine et de Lepidus. Ces trois chefs du parti césarien se partagèrent la dictature ; ainsi- naquit le second triumvirat. D’affreuses proscriptions le signalèrent. Les triumvirs avaient à exercer de nombreuses vengeances. La confiscation des biens des citoyens les plus riches pouvait seule leur permettre de satisfaire l’avarice de leurs soldats, qui plus que jamais leur étaient nécessaires. Avant de marcher contre Brutus et Cassius, ils voulaient mettre à Rome les amis de la république dans l’impuissance ; ils voulaient forcer par la terreur les Romains à. demeurer spectateurs inactifs de la guerre dont l’Orient allait être le théâtre. Dans des circonstances si extraordinaires, les esprits les plus doux deviennent souvent les plus cruels. Octave versa plus de sang encore qu’Antoine et que Lepidus. Moins accoutumé qu’eux aux vicissitudes du sort, il était aussi plus craintif[10].

L’histoire présente peu d’exemples de rois, de tyrans ou de chefs de république investis d’un pouvoir souverain qui aient consenti à le partager. Dans ce haut rang où l’on ne connaît point de supérieur, la présence d’un égal est pour l’orgueil une plaie toujours saignante. Alexandre eût consenti à rouler un tonneau parmi les mendiants comme Diogène. Il s’indignait quand Darius lui offrait la moitié de l’Asie. Mais lorsque plusieurs citoyens se sont élevés ensemble à la dictature dans un État libre, il n’est plus entre eux d’union possible. Les partis, qu’ils ont vaincus, ont perdu l’espérance de les combattre tous à la fois avec avantage ; ils cherchent à les miner l’un par l’autre, faisant choix d’un d’entre eux par lequel ils comptent détruire ses collègues et qu’ils tâcheront ensuite de détruire à son tour. Les anciens amis des associés se divisent eux-mêmes. Chacun arbore le drapeau d’un chef particulier et le pousse à prendre le commandement pour lui seul. Ainsi le triumvirat fut l’origine de guerres nouvelles, où Octave rencontra de nouveaux périls et développa son caractère artificieux ainsi que sa rare habileté. Quels obstacles n’avait-il pas à surmonter ! De ses deux collègues l’un au moins le surpassait en gloire et l’égalait en influence. Il vit Sextus Pompée, que le souvenir du grand Pompée rendait cher aux restes du parti républicain, s’élever avec l’appui des pirates de la Méditerranée, affamer Rome et forcer ceux qui l’avaient proscrit à l’associer à leur puissance. Parmi les Sénateurs un grand nombre étaient dévoués à ses rivaux. Ceux-là mêmes qui avaient embrassé son parti lui étaient suspects à juste titre. Dans les soldats, il est vrai, il trouvait plus d’attachement. Ce grand nom de César dont il était l’héritier l’avait rendu cher aux légions. Ses prodigalités avaient achevé de le leur attacher. Mais quels ennemis lui donnèrent jamais autant de craintes que ces formidables auxiliaires ? Comment satisfaire leurs exigences ? Comment leur imposer une discipline suffisante ? Sous un chef d’un extérieur débile et d’une nature si peu belliqueuse qu’il s’abstenait, disait-on, volontiers de paraître à leur tête quand un combat avait lieu, ils se croyaient les maîtres, voulaient traiter en pays conquis l’Italie et les provinces. Il n’y a point de fatalisme en histoire, l’homme conservant toujours le choix au moins entre deux partis. Octave aurait pu répudier jadis l’héritage de César. Il pouvait maintenant encore céder la place à Antoine ou à quelque autre, en courant le risque de devenir la victime expiatoire des haines que les triumvirs avaient accumulées contre eux. Mais le parti le plus prudent était celui qui s’accordait le mieux avec les désirs d’une âme ambitieuse.

Menacé par tous, il n’eut pas un seul instant de frayeur. Abaisser ou détruire Lepidus, Antoine et Sextus Pompée, s’attacher le Sénat, imprimer aux légions une terreur telle que son aspect seul les glacerait d’effroi[11], il se proposa cette triple tâche et il parvint à l’accomplir. C’est ainsi qu’arriva le moment où il se trouva seul, sans rival, en position de reconstituer la république ou de la supprimer.

Dans ce moment solennel, il hésita, si nous en croyons Dion Cassius. Ses deux grands amis Agrippa et Mécène se prononcèrent en sens différents. Si les discours que l’historien leur attribue ne sont pas entièrement apocryphes — et je crois qu’ils n’ont pas été entièrement inventés par lui, bien qu’il ait probablement beaucoup ajouté surtout aux conseils donnés, suivant lui, par Mécène —, ils ne durent pas le tirer de ses hésitations. Des deux côtés étaient émis des arguments dignes d’attention. Des deux côtés la conviction paraissait sincère. Quelle vivacité nouvelle ce conflit d’opinions de part et d’autres si bien motivées ne devait-elle pas donner au combat que se livraient dans le cœur d’Auguste l’ambition, la crainte et l’amour de la patrie ?

Dans cette perplexité Auguste adopta un système mixte. Il fit précisément ce que nous avons vu faire de notre temps. Nous avons vu succomber successivement diverses formes de gouvernement, tantôt par leur faute, tantôt par la faute d’autrui. Monarchie pure, monarchie constitutionnelle, césarisme, république, ont été emportées par la tempête. Chaque nouvelle révolution proclamait l’établissement d’une ère définitive. La France avait enfin le régime le mieux approprié IL ses instincts et à ses besoins. Elle saurait soutenir ce qu’elle avait conquis. L’ordre et le progrès étaient désormais assurés dans notre patrie, tourmentée par tant de luttes intestines. Mais la réalité venait toujours dissiper ces illusions, qu’une partie de la nation admettait de bonne foi. Qu’en est-il résulté ? D’abord on essaya une transaction entre ce système des constitutions éternelles, qui ne duraient que quelques années, et celui d’une constitution mobile, qui pourrait être modifiée en tout ou en partie suivant certaines formes légales. On distingua ce qu’on appela les bases du nouvel ordre de choses auxquelles le peuple seul pouvait toucher, sur l’invitation du chef de l’État, et ce qui pouvait être transformé par sénatus-consulte simple. En 1870, nous assistions à une de ces transformations faite dans un sens assez libéral. Plus de sept millions de Français Ÿ avaient souscrit par leur vote, et cependant le gouvernement que ce succès semblait consolider était sur le point de périr. Aucun de ceux qui lui avaient donné leurs suffrages ne devait rompre pour lui des lances, au moment de sa chute. Il y a plus. Lorsqu’au mois de février de l’année suivante, il eût été possible de le rétablir, sans fournir à l’étranger le moyen de nous infliger une défaite désormais consommée, sa déchéance a été confirmée par la presque unanimité des membres d’une assemblée très librement nommée par le suffrage universel. Ce système mixte ayant échoué à son tour, on s’est arrêté à une autre combinaison, celle de réorganiser le pays sous des pouvoirs provisoires, sans fixer à la durée de ce provisoire un terme précis. Il pourrait se faire à la rigueur que les assemblées succédassent aux assemblées, les présidents aux présidents sans qu’une constitution fût créée. Celle-ci naîtrait alors en quelque façon de la coutume et d’actes particuliers renouvelés chaque fois qu’il serait nécessaire. Et l’on aurait sous les yeux un spectacle semblable à celui qu’offrit l’Empire romain sous Auguste et même après Auguste. Les hésitations engendrées par le peu de fixité des régimes politiques sous lesquels nous avons vécu depuis la fin du siècle dernier produiraient quelque chose d’analogue à ce que celles d’Auguste produisirent dans le monde romain. Je ne veux pas dire, bien entendu, que nous aurions eu un gouvernement fondé sur les mêmes principes. Je ne parle que de la perpétuité d’un état de choses destiné uniquement à ajourner la solution définitive d’une question qu’on croit trop difficile ou trop périlleux de résoudre[12]. C’est là ce qui me frappe surtout dans l’œuvre d’Auguste, et c’est à ce point de vue que je crois devoir me placer pour l’expliquer.

Deux considérations d’intérêt public réglèrent, je crois, la conduite du fondateur de l’Empire romain. Que Rome rentrât en possession de ses vieilles institutions républicaines ou qu’elle passât définitivement sous la loi d’un seul homme, il fallait d’abord la guérir de deux grands maux, l’insolence des légions et la licence populaire. Il y avait de grands inconvénients à rompre avec le passé en créant une constitution où tout serait nouveau, hommes et choses. On pouvait sans inconvénient conserver le nom et les prérogatives honorables des anciennes magistratures, le nom et quelques-unes des attributions des comices. Quant à l’institution du Sénat, il résolut de la maintenir aussi entière que le permettait la situation si difficile de l’Empire ; il crut même utile d’en augmenter le relief. Le temps déciderait si cette assemblée tomberait au rang d’un simple conseil d’État, destiné à seconder l’Empereur, ou si, redevenu le souverain de fait comme il l’était de droit, il aurait dans l’Empereur un serviteur et un lieutenant. De toutes façons donc l’élément aristocratique devait être renforcé plutôt qu’amoindri, tandis que l’élément démocratique, sans être entièrement supprimé, devait être réduit à la plus simple expression possible.

Quant à l’armée, la conduite d’Auguste est d’autant plus remarquable qu’elle a été rarement imitée. La plupart de ceux qui se sont élevés au pouvoir souverain avec l’appui des soldats ont gouverné par eux et pour eux. Les uns ont pratiqué cette maxime de Septime Sévère : Attachez-vous l’armée et moquez-vous du reste. Ils ont enrichi de la dépouille de leurs concitoyens leurs bandes mercenaires et traité leur patrie en nation conquise. D’autres, ayant de la répugnance pour ces coupables spoliations ou craignant que l’oisiveté ne corrompit la discipline, ont tâché de satisfaire l’avidité militaire aux dépens des peuples voisins. Ils ont cherché des occasions de guerre, allégué des périls imaginaires ou prétexté d’anciennes offenses afin d’avoir des ennemis à combattre. Cléomène, roi de Sparte, représenta les Achéens et leur chef Aratus comme des ambitieux qui voulaient asservir toute la Grèce ; il s’unit aux Étoliens et s’empara de la moitié du Péloponnèse. César avait à peine écrasé le parti pompéien en Espagne qu’il prépara une expédition contre les Parthes. Il voulait, disait-il, rétablir en Orient l’honneur du nom romain compromis par le désastre de Crassus. En réalité, il n’osait licencier des vétérans, dont le dévouement faisait sa principale égide et que pourtant il redoutait. Auguste et Cromwell sont peut-être les seuls chefs militaires, devenus grâce aux armées les chefs de grands États, qui aient suivi des principes tout à fait différents. Auguste abdique la dictature, quand il veut fonder l’Empire ; il relègue les soldats sur les frontières et les contraint à observer une discipline sévère ; il ferme le temple de Janus et professe pour la paix un amour sincère[13]. Dans son testament même, il en recommanda l’observation, et ses successeurs, sur d’autres points très peu fidèles à sa politique, méritèrent presque tous le nom de pacifiques qui, dès lors, fut rarement séparé des titres d’imperator, d’Auguste et de César. Cromwell, à son tour, tente plusieurs fois d’échanger l’omnipotence d’une dictature militaire contre les prérogatives beaucoup moins étendues d’une royauté constitutionnelle. Sans cesse on le voit convoquer de nouveaux parlements. Il les gagne ou les intimide ; il demande et il exige tour à tour leur participation aux mesures qu’il veut adopter. S’il les trouve trop indociles, il les écarte ; mais il se hâte de les rappeler. Assurer sa grandeur en les y associant, telle est sa préoccupation de chaque jour. Au contraire, l’armée à laquelle il a dû d’abord son élévation ne lui inspire que défiance et soupçons. Le but caché d’une grande partie de ses actes est de la faire rentrer dans le repos ou de la réduire à l’impuissance. Les troubles de l’Angleterre et la nécessité de remplir le trésor aux dépens des royalistes lui imposent-ils la création des majors généraux ? Presque aussitôt il les sacrifie. Il fait la paix avec la Hollande ; il ne figure dans les guerres du continent que comme un auxiliaire de la France : pour protéger le protestantisme dans les États catholiques, il emploie, non les armes, mais les négociations. — Auguste et Cromwell ont donc ce point de ressemblance. Ils comprirent tous deux que, si les luttes acharnées des factions font quelquefois du règne de la force une nécessité momentanée, le règne de la force ne fonde jamais rien de solide ni de durable. Pourquoi conserver l’ombre d’un Sénat et l’ombre d’un Parlement, si ce Sénat, si ce Parlement, deviennent des machines à voter des lois dictées par le maître ? Placer autour du sanctuaire des lois des soldats armés dont la mission n’est point de protéger des législateurs, n’est-ce point l’envahir sans cesse ? Cela n’est que trop vrai. Auguste et Cromwell en avaient probablement l’un et l’autre conscience. Mais il est difficile de déposer le glaive, alors qu’on l’a tiré. Après avoir frappé par l’épée, on ne peut quitter l’épée sans courir de bien gros risques. Auguste et Cromwell entreprenaient l’un et l’autre une tâche difficile. Je ne sais lequel des deux avait à surmonter le plus d’obstacles. L’esprit républicain avait moins de racines en Angleterre qu’à Rome, et Cromwell trouvait un puissant auxiliaire, parmi les régicides anglais, dans l’opinion que l’anarchie rendrait le trône aux descendants des Stuarts. Mais la masse de la nation était peu favorable aux régicides ; il est vrai qu’elle haïssait davantage encore le désordre. Si Cromwell avait eu plus d’audace, s’il avait convoqué dans un Parlement les véritables représentants du pays, s’il leur avait fait comprendre et la nécessité de rétablir le gouvernement civil et l’impossibilité de le rétablir sans lui, il eût sans doute obtenu bien dés suffrages. Cependant il eût fallu qu’il évitât de ramener immédiatement le nom de monarchie. Nombre de monarchistes et de républicains modérés se seraient unis pour lui accorder un pouvoir temporaire. Avec leur concours, il eût pu licencier la plus grande partie de l’armée. Il n’eût pas été obligé d’avoir recours à ces expédients de la tyrannie qui compromettent l’avenir, tout en donnant un moyen relativement aisé d’échapper aux difficultés présentes ; il aurait montré à l’Angleterre les avantages d’un gouvernement à la fois sage et ferme. Il aurait gagné l’ancienne noblesse ou composé une noblesse nouvelle. Toujours prêt à exercer le pouvoir au profit de la nation, mais toujours prêt aussi à y renoncer, si la nation l’exigeait, il eût borné son ambition et ses intrigues à obtenir le droit de rendre de nouveaux services. Supposons de plus qu’il eût vécu longtemps. Les esprits, déshabitués de leurs anciennes affections n’auraient plus songé à la vieille royauté des Stuarts que comme à un souvenir respectable du passé. Quotusquisque relictus qui eam vidisset ? Chaque jour plus avides de paix extérieure et de tranquillité, ils auraient fini par le supplier d’accepter ce trône qu’il demanda vainement à la fraude et à la violence. Le protectorat héréditaire aurait succédé au gouvernement traditionnel abattu par une révolution ou plutôt il aurait renoué la chaîne un moment interrompue des gouvernements dynastiques. L’Empire anglais eût été fondé au profit de Cromwell et de ses descendants. C’est là toute l’histoire d’Auguste et des Césars, ses héritiers. Le petit neveu du rival de Pompée assura d’autant mieux l’avènement de sa dynastie qu’il était moins disposé à faire de ce point l’objet principal de ses préoccupations. Deux grandes voies s’étaient offertes à lui après la bataille d’Actium. L’une aboutissait au rétablissement de la république, l’autre à sa destruction au profit d’un seul homme. Dans son indécision, il suivit d’abord un chemin intermédiaire, qui pouvait, au besoin le conduire ou à l’une ou à l’autre. Mais il se trouva que les issues conduisant vers la république se trouvèrent de jour en jour plus obstruées, tandis que celles qui menaient au gouvernement d’un seul homme semblaient s’élargir à vue d’œil. Vers la fin de sa vie il s’engagea davantage dans les dernières, sans pourtant sortir entièrement de ses irrésolutions. C’est ainsi que je comprends l’histoire de la seconde partie de son principat. L’examen des faits permettra de juger s’ils se plient aisément à cette interprétation.

— II —

Pour bien apprécier l’œuvre d’Auguste, il faut se rendre compte de la situation de l’empire romain après la bataille d’Actium. Un géant ivre, dit un écrivain, n’est pas plus ivre qu’un nain ; mais il étonne davantage[14]. En tout cas, les conséquences de son ivresse peuvent être autrement graves. S’il tombe, c’est de plus haut, et sa chute sera plus funeste et pour lui et pour ceux qu’il heurte en tombant. L’empire romain, qui déjà comprenait dans son vaste sein tout le midi de l’Europe, la Gaule et les régions situées sur la rive droite du Danube, l’Asie occidentale et le nord de l’Afrique, subissait alors une crise à la fois politique et sociale. Les extrêmes s’y unissaient sans pouvoir entrer en balance. Si l’on regardait, par exemple, la cité maîtresse, on y trouvait à la fois la démocratie la plus exagérée, l’orgueil d’une aristocratie sans frein et le pouvoir violent de magistrats qui se combattaient sans parvenir à se modérer. Les comices représentant le peuple étaient le pouvoir législatif souverain. Ils étaient aussi le tribunal suprême en ce qui concernait les citoyens. Jadis leur autorité était bornée par la nécessité d’une confirmation du Sénat imposée aux décisions des centuries, les plus respectées de ces assemblées. Cette confirmation avait été conservée pour la forme. C’était l’habitude des Romains de ne pas rejeter ostensiblement ce qu’ils écartaient en effet comme inutile. Mais les sénatus-consultes relatifs aux décisions des centuries n’étaient plus que des formalités sans valeur et même le Sénat se voyait forcé d’approuver d’avance tout ce que le pays décréterait, ce qui rendait son droit tout à fait illusoire[15]. D’un autre côté, le Sénat était le régulateur suprême de l’état des provinces et des nations alliées. La guerre et la paix étaient dans ses mains, comme aujourd’hui dans les mains des princes d’une partie des monarchies européennes. Entraînant après lui cette multitude prodigieuse de satellites qui gravitaient dans l’orbite romain, comment n’aurait-il pas exercé dans Rome même une puissance beaucoup plus grande que celle qui doit appartenir à un corps aristocratique dans une démocratie même tempérée ? Les magistrats, à leur tour, puisaient dans leurs prérogatives des moyens de domination qui pouvaient les conduire à asservir à la fois le peuple et le Sénat. Le nom de la dictature est célèbre. Mais le consulat, le proconsulat, le tribunat même, pouvaient conduire à une espèce de dictature. Il suffisait de disposer d’une certaine force matérielle et de surpasser ses adversaires en audace et en fourberie.

Ce qui rendait le chaos plus complet, c’est la dualité ou la pluralité des éléments se rattachant à chacun des principes dont nous venons de parler. Il y avait trois espèces de comices. Les comices par curies, il est vrai, n’avaient plus aucune importance. Comme ces sénatus-consultes nécessaires à la validation des actes du peuple qui rappelaient seulement un pouvoir jadis exercé par le Sénat, les curies s’étaient maintenues seulement comme un souvenir du passé. Mais les comices par centuries et les comices par tribus étaient en vigueur, et leur pouvoir était égal. Sur quelques points sans doute, ils exerçaient leurs attributions dans une sphère séparée. Mais sur beaucoup d’autres, il y avait conflit, sans que la victoire des uns ou des autres pût jamais devenir définitive. Le peuple s’y faisait l’antagoniste du peuple et même les tribus des tribus, puisqu’il y avait aussi une distribution du peuple par tribus dans les comices par centuries aux derniers temps de la république. On sait les obscurités que présente l’explication des rares monuments qui nous signalent cette distribution. Je ne veux point toucher à cette question. Le moment où les comices vont disparaître serait mal choisi pour se livrer à une étude approfondie de leur constitution. Il nous suffit de noter que ces assemblées se divisaient en deux catégories distinctes et rivales, de sorte que la volonté populaire avait à la fois deux expressions également authentiques qui, par malheur, n’étaient presque jamais d’accord. Ajoutons que parmi les citoyens, il y avait un abîme entre les habitants de Rome, qui se croyaient citoyens de vieille souche, alors même qu’ils étaient simplement des fils d’affranchis, et les Italiens, entre les Italiens de telle cité et ceux de telle autre, etc. Voilà pour le peuple. — L’aristocratie, à la tête de laquelle se plaçait le Sénat, ne marchait pas mieux d’accord. Dans le Sénat, l’inégalité avait trop de place pour qu’il n’y eût pas beaucoup de jalousies et de haines. Un conseil semblable doit être essentiellement composé de pairs. Il n’y faut pas de ces distinctions qui sont pour l’amour-propre de chacun une blessure toujours saignante. Que parmi ces pairs il y en ait dont l’influence soit prépondérante, rien de mieux. Que des égaux en dignité suivent volontairement’ ceux de leurs collègues auxquels ils reconnaissent une qualité supérieure, il n’en résultera point de ces froissements qui provoquent les inimitiés les plus vivaces. Mais dans le Sénat romain tout semblait établi pour les susciter. On pouvait dire des sénateurs ce que l’on a dit de. César et de Pompée que les uns ne voulaient point de supérieurs et les autres point d’égaux. Les consulaires regardaient comme au-dessous d’eux ceux qui n’avaient exercé que les fonctions prétoriennes ; ceux-ci avaient le même dédain pour ceux de leurs confrères qui n’avaient passé que par les magistratures inférieures. Tout dans la manière dont on siégeait et dont on délibérait rappelait aux uns la grandeur des dignités auxquelles ils avaient été appelés, tandis que les autres étaient avertis de se tenir humblement. Ne donnait pas son avis qui voulait et dans l’ordre où il avait demandé la parole. Il y avait pour ceux qui pouvaient, avant de prononcer le censeo d’usage, entretenir les Pères conscrits de omni re scibili (ce qu’on appelait egredi relationem) un ordre marqué par les magistratures qu’ils avaient accomplies ou par les préférences du magistrat président. Les autres n’avaient guère que le droit d’écouter et d’aller se ranger du côté du sénateur d’un rang plus élevé, dont l’avis leur était plus agréable, pedibus in sententiam ibant[16]. Leurs voix n’en comptaient pas moins et probablement elles furent trop favorables, sous Tibère et ses émules, aux desseins pervers des tyrans qui voulaient priver l’illustre compagnie de ses chefs. Outre l’exercice des magistratures, un cens considérable était, suivant toute apparence, nécessaire pour entrer au Sénat[17]. Il était nécessaire aussi pour s’y maintenir, bien que la règle ait été souvent violée. De là une fraction de l’aristocratie composée de déclassés. Des hommes de haute naissance demeuraient simples citoyens ou rentraient dans le sein du peuple parce qu’ils n’étaient pas les élus des comices ou parce qu’ils étaient ruinés, ou à cause de leurs vices. Pourtant la naissance avait à Rome un immense prestige. Même au temps des guerres civiles et sous l’empire, il s’y rattachait encore des idées religieuses. Si bas qu’ils fussent tombés, les nobles avaient toujours une notoriété qui les rendait redoutables. Ce qu’on appellerait de nos jours la démocratie radicale les mettait volontiers à sa tête, et ils étaient pour les factions qui détruisaient la république par l’anarchie à la fois un aliment et un soutien. — Entre les magistrats en fonctions, il y avait souvent aussi une concurrence funeste à l’État. De consul à tribun, elle était ordinaire. C’était un des ressorts de la constitution romaine. Mais les magistrats de même nature, jouissant des mêmes prérogatives, appelés par la loi à diriger de concert les affaires dont le règlement leur était confié, donnaient dans des circonstances fréquentes le spectacle de honteuses discordes. Tantôt ils se paralysaient mutuellement ; alors l’administration demeurait comme suspendue. Tantôt le plus habile ou le plus violent faisait triompher sa volonté par des moyens illégaux. Dans tous les cas, leur rivalité était une cause de factions. Ai-je besoin de parler du scandale que donnèrent des censeurs se notant mutuellement d’infamie ? On connaît l’histoire du consulat de César et de Bibulus. Entre les tribuns il exista une telle opposition que le Sénat en put profiter pour se faire de leur veto une arme, avec laquelle il empêcha les progrès de ses adversaires. Combien de fois ne le vit-on pas faire de la puissance tribunitienne l’auxiliaire de sa résistance couronnée de succès ! On l’a trop souvent oublié lorsqu’on a voulu tirer de la collation qui fut faite de celle-ci à Auguste et à ses successeurs, la preuve que les empereurs ont été les champions des intérêts populaires. On n’a pas tenu compte de ce fait que Dion Cassius traduit volontiers le mot république par celui de δημοκρατία, démocratie. Et l’on considère comme non avenue l’observation que fait Tacite à propos d’un changement de gouvernement qui partagea la suprématie entre le roi et les nobles chez les Parthes : Plebem rex tradidit primoribus ex usu suo. Nam populi imperium juxta libertatem ; paucorum dominatio regiæ libidini propior est[18].

Au milieu de cette confusion le coup d’État était une solution admise par les habitudes, de quelque côté qu’il vînt. S’il réussissait, il était considéré comme un fait accompli, faisant autorité dans la république et pouvant devenir le point de départ de changements parfaitement légaux. Peut-être quelque superstition religieuse venait-elle au secours de cette opinion. Le succès n’attestait-il pas la faveur des dieux[19] ? Étudiez l’histoire romaine depuis l’expulsion des Tarquins jusqu’au principat d’Auguste. Dans tous les temps, les coups d’État y abondent. Coups d’État des magistrats, comme lorsque Fabius Maximus, voyant que son neveu Otacilius allait être nommé consul, déclara qu’il ne le proclamerait pas, fit recommencer l’élection et arrangea si bien les choses qu’il fut nommé lui-même avec Marcellus. Tite Live l’en loue et les histoires modernes répètent pour la plupart le jugement de Tite Live. Il substituait un homme expérimenté qui avait fait ses preuves à un personnage incapable de suffire aux circonstances difficiles où se trouvait la république, je l’admets. Mais rappelons-nous les mots de Salluste : Mala exempla a bonis exemplis orta sunt. La liberté des suffrages était gravement compromise. — Coups d’État du Sénat. D’abord nomination fréquente de dictateurs. Puis les dictateurs furent remplacés par la formule : caveant consules ne quid respublica detrimenti capiat, et l’on vit périr les Gracques et Saturninus, sans que les garanties accordées aux citoyens romains par les lois Porcia et Sempronia fussent respectées. César essaya plus tard, en faisant mettre en cause le meurtrier de Saturninus, Rabirius, d’obtenir la condamnation de ces sénatus-consultes, attentatoires à la souveraineté populaire. Le procès finit, lui aussi, par un coup d’État, exécuté pacifiquement, mais qui n’en était pas moins une nouvelle atteinte au droit des citoyens. On arbora le drapeau du Janicule, comme si un ennemi extérieur menaçait la ville. Quelle pénalité eussent encourue ceux qui eussent continué à voter ? Je ne sais. Mais, à coup sûr, ils craignirent un châtiment. Ils se séparèrent, et Rabirius fut sauvé par une nouvelle violation de la loi romaine. La sentence qui, bientôt après, fut rendue par les Pères conscrits contre les complices de Catilina, n’était pas plus légale. Aussi Cicéron, à l’expiration de son consulat, n’osa-t-il pas prêter le serment ordinaire. — Coups d’État du peuple. La déposition d’Octavius sur la rogation de son collègue, Tiberius Gracchus, se rattache à ce genre de faits qui, depuis, se reproduisit souvent. Que, tout cela ait été accompli dans l’intérêt réel ou supposé de la république, je ne le nie pas. On a toujours des prétextes à faire valoir lorsqu’on commet de ces graves infractions à la loi. Ce qu’il importe, c’est de noter que les grands principes de la constitution romaine qui, du reste, n’avaient jamais été écrits, étaient à la merci de l’interprétation que chacun donnait, à sa façon, à un principe supérieur : Salus populi suprema lex esto.

Je n’ai touché encore qu’à la partie de mon sujet la moins féconde en résultats graves. J’ai considéré l’organisation de la république, abstraction faite des deux immenses fardeaux qui l’écrasaient. Je veux parler de son état militaire et de sa domination extérieure. Leurs histoires se tiennent par un lien intime. Elles ne peuvent être séparées. Les armées et les provinces, refluant sur l’Italie et sur Rome, créaient pour l’une et pour l’autre un péril qu’il fallait s’efforcer de conjurer par l’établissement d’un nouvel ordre de choses. En somme, il ne s’agissait plus de grands soulèvements à craindre. Sous ce rapport, le Sénat avait très bien commencé ce que les empereurs achevèrent. Son art égala tout au moins celui d’Auguste et de ses successeurs. Les chefs des cités ne visaient partout qu’à devenir Romains. Les peuples oubliaient leur antique indépendance, qu’ils aimassent leurs vainqueurs ou qu’ils fussent simplement résignés. Une moitié de l’empire demeura soumise, sous Auguste, sans qu’aucune légion la contînt dans l’obéissance. Dans l’autre moitié, des troupes assez peu nombreuses suffisaient, le plus souvent, pour assurer la tranquillité. En Orient, l’Égypte seule parut au fondateur de l’empire devoir être l’objet de précautions particulières. Il n’y eut que la Judée qui s’y insurgea d’une manière sérieuse dans le Ier siècle après J.-C. Dans l’Occident, quelques guerres qui ressemblaient à des brigandages en Afrique, une révolte de peu d’importance dans une partie de la Gaule sous Tibère, un essai timide pour établir un empire gaulois, à l’époque des grandes perturbations qui ont suivi la chute de la maison d’Auguste, voilà les seuls événements qui nous fassent connaître l’existence chaque jour plus effacée d’un certain esprit de séparation au sein des populations conquises par les Romains avant la bataille d’Actium. Après l’extermination des trois légions de Varus, pas un mouvement n’eut lieu dans la patrie de Vercingétorix. Aucune des mille peuplades qui y étaient établies ne manifesta le désir de revenir à la primitive indépendance. Tout sur la rive gauche du Rhin demeura tranquille. Rome avait imprimé aux nations cette opinion qu’elles étaient faites pour lui obéir. D’ailleurs, malgré les exactions des proconsuls, malgré les pillages des publicains et les lourdes redevances imposées aux peuples, les provinces romaines se trouvaient moins malheureuses peut-être sous le gouvernement du Sénat qu’elles ne l’avaient été lorsqu’elles formaient des états libres. Les unes avaient été régies par des despotes imbéciles, d’autres en proie à des discordes furieuses, quelques-unes morcelées en une foule de petites communautés hostiles ; une partie avait souffert les maux qu’engendre une extrême corruption, une seconde partie avait longtemps éprouvé ceux que la barbarie entretient ; toutes avaient échangé contre l’état présent, qui laissait sans doute à désirer sous bien des rapports, un état plus misérable encore. Elles le reconnaissaient et ne songeaient pas à s’affranchir. Mais les guerres civiles amenèrent contre la conquête romaine une réaction d’un autre genre. Les partis qui se divisaient la Ville éternelle, les ambitieux qui se faisaient de ces factions des instruments, les entraînèrent dans leur alliance avec les légions qui les gardaient. Elles leur fournirent des auxiliaires et firent irruption en Italie avec elles, ou bien, servant d’asile aux proscrits, elles opposèrent à la Rome qu’arrose le Tibre une Rome ibérique, grecque ou africaine. Sertorius, Pompée, Metellus Scipion, Brutus et Cassius eurent la prétention de déplacer le siège du gouvernement des nations formant la grande association romaine, au moins pour le temps où la ville de Romulus resterait entre les mains de leurs adversaires. Tacite dit qu’il fut révélé pour la première fois à la mort de Néron que les empereurs pouvaient être faits ailleurs qu’à Rome. Il avait été révélé bien auparavant que la direction de Rome, comme celle des peuples assujettis, pourrait être acquise par l’occupation, le concours actif ou le simple consentement des provinces. On connaît ce vieux proverbe dont j’ignore l’origine : Tout chemin conduit à Rome. De quelle époque date-t-il ? A quels faits a-t-il dû son origine ? Je ne sais. Mais les temps qui ont précédé la mort d’Auguste en présentent une application remarquable. Entre tous les faits qui se rattachent à cette première application il n’en est point de plus frappant que le système adopté par Pompée dans la seconde guerre civile. De son temps et depuis il a été mal compris. Cicéron seul le soupçonnait dans sa correspondance lorsqu’il comparait Pompée à Thémistocle abandonnant Athènes aux Perses pour mieux assurer la victoire d’Athènes sur les Perses. Mais Cicéron, esprit léger, en parle, en passant, uniquement pour plaindre les républicains de s’être livrés à un homme que guident des inspirations si coupables. Puis il oublie qu’il a fait de Pompée l’auteur d’un plan de guerre fortement conçu, mais inhumain. Il paraît ne lui en supposer aucun. Les modernes, à l’exception de M. Merivale, qui lui-même montre à chaque instant contre Pompée une partialité fâcheuse, se récrient contre l’incapacité d’un tel général. Quitter Rome et l’Italie dès le début de la guerre, s’écrient-ils, n’est-ce pas lé comble de l’ineptie ? Montesquieu lui-même n’est pas éloigné de juger les choses ainsi : Pompée, dit-il, eut honte de penser qu’en élevant César, comme il avait fait, il eût manqué de prévoyance. Il s’accoutuma le plus tard qu’il put à cette idée : il ne se mettait point en défense pour ne point avouer qu’il se fût mis en danger ; il soutenait au Sénat que César n’oserait faire la guerre, et, parce qu’il l’avait dit tant de fois, il le redisait toujours... Dès le commencement de la guerre, il fut obligé d’abandonner l’Italie ; ce qui fit perdre à son parti la réputation qui, dans les guerres civiles, est la puissance même[20]. Il ne réfléchit nullement au triste état de l’agriculture en Italie à cette époque et à la nécessité où elle était de tirer de l’extérieur ses moyens de subsistance. Les pirates l’avaient mise aux abois et, plus tard, les seconds triumvirs, malgré toute leur puissance, furent obligés de conclure un traité désavantageux avec Sextus Pompée, qui n’avait pour auxiliaires que les fils de ces mêmes pirates. S’il n’avait pas accepté ce traité, qui ne fut qu’un piège, s’il n’avait pas été trahi par plusieurs de ses infidèles alliés, il aurait peut-être vengé Brutus et Cassius et détruit la suprématie des vainqueurs de Philippes. Une bataille n’était pas nécessaire pour obliger Rome à crier merci. Il suffisait qu’elle manquât de pain. Vainqueur des pirates qu’il s’était attachés, longtemps chargé de l’approvisionnement de l’Italie, dont il s’était acquitté avec une habileté et un succès que signale l’auteur du Panégyrique de Trajan, le grand Pompée savait le moyen de la réduire sans tirer l’épée, si son parti s’abandonnait avec confiance à sa direction (ce qui n’eut pas lieu). En interceptant toute communication entre la ville et les provinces, il la mettait en état de blocus. César aurait eu beau déployer tous ses talents militaires. Il n’avait pas de marine et sans marine il ne pouvait rien. Quel dommage que Pompée ait été si déplorablement secondé ! Ceux qui l’ont empêché de vaincre, d’abord en laissant passer la mer Ionienne à César et à ses troupes, puis en le forçant lui-même à combattre contre les vétérans césariens ; ont ensuite cherché à dégager leur responsabilité en le décriant. C’est assez l’ordinaire. Comme il était mort en Égypte, il ne pouvait leur répondre. L’histoire a déclaré la cause entendue et, pour être autre chose que les échos des devanciers, ceux qui sont venus ensuite ont enchéri. Là où les premiers disaient : Pompée a été faible et imprévoyant, ils ont dit : Pompée a perdu la tête ; Pompée a montré la plus désespérante nullité ; Pompée a bien prouvé qu’il y avait à peine en lui l’étoffe d’un caporal, etc., etc. On me pardonnera cette courte digression, qui d’ailleurs se rattache à mon sujet.

Que serait-il arrivé, en effet, si l’ennemi de César avait triomphé ? Sa victoire eût été celle des provinces qui seules avaient fourni la flotte — Rome n’avait pas de marine : ce fut Auguste qui, le premier depuis les guerres puniques, lui en donna une —, qui presque toutes avaient embrassé la cause pompéienne et qui, tour à tour, furent le’ champ de bataille où cette cause se défendit ? Associées au triomphe de Pompée, n’en eussent-elles tiré aucun profit ? Ce que César fit accorder aux Cisalpins et aux Siciliens n’eût-il pas été donné alors à un plus grand nombre de ses alliés de Rome ? L’Italie, obligée de capituler, n’eût-elle pas perdu d’ailleurs tout son prestige ? Le centre de l’empire ne se fût-il pas déplacé plus vite ? Dés les derniers temps de la république, il est question de le transporter hors de la péninsule. César lui-même fut soupçonné d’avoir voulu le placer à Troie ou à Alexandrie. Antoine, s’il eût triomphé à Actium, l’eût mis probablement dans cette dernière ville, et cependant l’Égypte était encore à quelques égards indépendante des Romains. Un mouvement dont l’origine se trouve dans les guerres civiles, expliquées comme je viens de le faire, entraînait ainsi l’empire vers un grand changement. Les parties en étaient déjà assez fortement liées les unes aux autres pour que la dissolution en fût peu vraisemblable. Mais leur situation respective se modifiait rapidement, trop rapidement peut-être pour qu’il n’en naquît pas de graves inconvénients. Rome et l’Italie, après avoir tout dominé, devenaient la proie de tous. Les armées, recrutées, en partie tout au moins, hors de son sein, venaient établir des colonies fondées sur la dépossession de anciens habitants, comme plus tard des Barbares germains ou Sarmates ont donné naissance à des colonies militaires par lesquelles a été préparée la grande invasion[21]. Le paysan expulsé de la terre qu’il avait fécondée de ses sueurs s’écriait tristement :

Impius hæc tam culta novalia miles habebit

Barbarus has segetes ...[22]

comme plus tard les citoyens romains virent des bandes étrangères, appelées par les empereurs eux-mêmes, venir prendre possession de leurs champs et des pâturages qui nourrissaient leurs troupeaux. Car bien des faits qui se sont produits aux derniers jours de l’empire ne sont pas sans analogie avec ceux que présente la fin de la république ou qui y semblaient imminents.

Rome donc allait être réduite à la condition de capitale nominale par suite de l’essor que les guerres civiles faisaient prendre aux provinces. Le Sénat perdait son crédit. Une reine d’Égypte, disposant d’Antoine, eût pu lui dicter des lois si la bataille d’Actium avait eu pour eux une issue plus favorable. L’idée de Sertorius d’édifier une Rome nouvelle, non bâtie de pierre et non ceinte de murailles, civitatem, non urbem, en dehors des sept collines, en dehors même des pays que baignent l’Adriatique et la mer Tyrrhénienne, était sur le point de se réaliser. La première guerre civile qui eût éclaté en eût peut-être amené l’exécution. C’est là ce qu’Auguste voulut empêcher, d’accord avec le Sénat.

Maintenir la supériorité de la vieille cité, de son Sénat, de ses institutions, refouler vers les frontières les légions qui envahissaient sans cesse l’Italie, ramener dans une position subordonnée les provinces pacifiées, ce ne fut pas là la moindre partie de la tâche du fils adoptif de César lorsqu’il eut échangé son titre de triumvir contre la position d’arbitre suprême des destins de l’empire. Combien mon opinion est sur ce point différente de celle de la plupart des historiens de notre époque ! Ils croient, avec Amédée Thierry, que l’établissement du gouvernement impérial fut le signal d’un grand mouvement d’expansion. J’admets que son point de départ fut, au contraire, un grand effort pour affermir, par une centralisation plus forte, l’autorité de Rome et de l’Italie sur les provinces, à laquelle tendait à succéder la prépondérance des provinces sur Rome[23]. Je vois dans la création de l’empire une réaction bien marquée contre le rôle menaçant pour la cité maîtresse que prenaient les armées et les peuples soumis. Contenir les unes en les affaiblissant, obliger les autres à attendre le commandement des délégués du Sénat, voilà deux des principales fins qu’on se proposa en modifiant sur certains points l’ancienne organisation. Ajoutons qu’on réussit à les accomplir, autant qu’il est possible d’enrayer une machine descendant une pente où l’on ne peut l’arrêter complètement et qu il est encore moins possible de lui faire remonter.

Enfin, dans une grande portion de l’Empire et plus particulièrement en Italie, il y avait danger de crise sociale au temps d’Auguste. Les progrès de la civilisation, lorsqu’ils ne marchent pas avec la diffusion des idées morales et qu’ils n’ont de contrepoids dans aucune de ces convictions auxquelles l’homme se dévoue, sont pour la convoitise un funeste excitant. Personne ne se trouve assez riche. Ceux qui peuvent nourrir des armées se regardent encore comme pauvres, tandis que les pauvres, par comparaison, sentent davantage leur misère. La distribution des fortunes entre les citoyens devient la grande affaire. Tout le reste n’est plus, pour ainsi dire, que secondaire. Les riches, qui ne cessent de chercher à s’arrondir, courent, à chaque instant, le risque d’être dépouillés. La Grèce, dans les derniers jours de son indépendance, a, je le crois, trouvé dans cet état violent une des principales causes, sinon la principale cause de la crise suprême qui la fit tomber définitivement au pouvoir des Romains. Si Polybe nous eût été mieux conservé, nous verrions chez lui sans doute que les classes aisées de la population grecque ont accepté la domination romaine comme un moyen de salut en présence des entreprises dirigées contre eux par la classe inférieure, de même que la classe inférieure avait voulu se soumettre à Sparte, au temps de Cléomène, dans l’espoir d’un partage égal des biens. Rome fut, avant l’empire, la grande protectrice des habitants opulents ou aisés contre l’indigence entreprenante. Elle montrait pour eux de la complaisance alors même qu’ils prévariquaient ; elle n’avait pour les autres ni faveur ni pitié. C’est que la direction des affaires des provinces était entre les mains de l’aristocratie[24]. Mais une crise sociale de même nature se produisait dans Rome et dans l’Italie. Des demandes de lois agraires avaient reparu au temps du tribunat des Gracques et, depuis, elles avaient été plusieurs fois formulées d’une manière impérieuse[25]. L’abolition des dettes, celle des loyers de Rome„ avaient été au temps de Jules César l’objet de la levée de boucliers de Cælius et de Milon. La question de l’intérêt de l’argent, que l’on qualifiait d’usure, était le sujet de querelles incessantes. J’omets la conjuration de Catilina, qui ne se rattache à la politique que d’une manière indirecte. Toutes les fois que la péninsule se trouvait momentanément affranchie d’autres causes d’agitation, et lors même qu’elle était travaillée par des querelles engendrées par n’importe quel motif, ces débats renaissaient et excitaient de terribles conflagrations. L’esclavage, à son tour, en prenant des proportions inouïes, était devenu pour la société romaine la cause de périls imminents. Spartacus ne pouvait-il par renaître de ses cendres ? La multitude des affranchis qui, chaque jour, entraient dans la cité, donnait lieu à des inquiétudes aussi graves. Tour à tour ils y apportaient cet esprit turbulent qu’une émancipation trop rapide donne à celui qui a vécu dans l’esclavage, et une dépendance aveugle à l’égard de certains personnages qui se servaient d’eux pour fouler aux pieds les lois de la république. Etait-il possible de conserver l’ombre de celle-ci si on ne les réduisait à un rôle plus humble ? Ne fallait-il pas opposer une hiérarchie plus sévère à l’amour des uns pour le désordre et l’exclusion d’un droit de suffrage, dont quelques intrigants profitaient seuls, à ceux qui n’en savaient user que pour rendre commun à tous les citoyens l’asservissement où les maintenait le souvenir de leur ancienne condition ? Des changements si radicaux demandaient un pouvoir énergique, d’une certaine durée, moins divisé que ne l’étaient les prérogatives des magistratures. Pour opérer la révolution, l’empire fut adjoint .à celles-ci comme une dictature plus douce. Auguste en fut naturellement investi. Voilà quelle fut sa mission. Il reste à voir comment il s’y prit pour l’accomplir[26].

— III —

Un examen sommaire de l’état de l’Empire romain à l’époque de la bataille d’Actium vient de nous faire connaître la mission d’Auguste. Il fallait tâcher d’établir un certain lien entre une foule de pouvoirs, mal ordonnés, mal unis, violents, tour à tour trop puissants et trop faibles, incapables de se faire équilibre. Il fallait empêcher les armées et les provinces de déborder sur Rome. Il fallait enfin opposer une digue à une crise sociale que la corruption croissante et le progrès de l’esclavage rendaient chaque jour plus menaçant. Cette triple tâche fut dévolue à Auguste spécialement par le Sénat, dont les membres représentaient principalement les classes de la société qui, en tout temps, ont le plus à perdre aux agitations et aux révolutions. Nous devons essayer de montrer comment il s’en acquitta. La suite des faits, accompagnée de quelques considérations explicatives, nous révèlera aussi comment cette mission, d’abord temporaire, amena peu à peu un changement fondamental dans les institutions de la communauté romaine et des vastes contrées qui y étaient annexées.

Reportons-nous à l’année 29 avant J.-C., le lendemain de la réduction de, l’Égypte en province romaine. Le triumvirat avait cessé d’exister. Les armées de Lepidus et d’Antoine s’étaient successivement rangées sous le commandement d’Octave. Il pouvait, par elles, s’emparer de la dictature perpétuelle, comme son père adoptif. Nul n’y eût probablement fait obstacle. Mais, dans les derniers temps, il avait manifesté peu de penchant à donner cette solution aux guerres civiles : on l’avait vu prodiguer aux sénateurs, traités par César avec tant d’insolence, ces marques de déférence qui touchent plus que les bienfaits quand le rang supérieur de celui qui les donne éloigne le soupçon de flatterie. Il avait aussi rejeté les honneurs extraordinaires qu’ils lui offraient en signe de reconnaissance. Mais il avait accepté l’inviolabilité tribunitienne et obtenu le consulat. Ainsi la plus belle prérogative d’une magistrature, que le peuple romain entourait encore d’un respect superstitieux, lui fournissait une sauvegarde perpétuelle contre les vengeances de ses ennemis ; il pouvait abdiquer comme Sylla, sans montrer comme lui cent mille vétérans aux portes de Rome, prêts à se lever au premier signal. De plus, il était par son titre de consul, le premier magistrat temporaire de la république renaissante. Il fermait l’ère des révolutions violentes et inaugurait l’ère de la liberté. Toutes les vieilles institutions renaquirent. Le Sénat reprit son ancienne dignité. Les comices firent des lois et disposèrent des grandes charges de l’État. Mais avec les formes républicaines reparut l’éternelle rivalité des ordres ; chacun recherchait l’appui d’Octave. Le peuple le demandait pour défenseur et le Sénat voulait l’attacher à sa cause. On ajouta à son inviolabilité plusieurs des prérogatives du tribunat, et en particulier la plus essentielle, celle de pouvoir prendre sous sa protection les opprimés et d’adoucir en faveur des condamnés la rigueur des lois[27]. Ainsi, soit habileté, soit modération, parmi tant de prérogatives inhérentes à la magistrature plébéienne, il ne retenait que celle qui devait réprimer les excès, non par la force, mais par la majesté traditionnelle d’une magistrature moins politique encore que religieuse et celle qui faisait d’un seul homme le dépositaire de toute la clémence publique. Nous avons les deux premiers fondements de la puissance d’Auguste ; Tacite les indique au commencement de ses Annales par la phrase suivante : Consulem se ferens et ad tuendam plebem tribunitio jure contentum.

Mais le grand historien nous atteste, et l’histoire nous apprend, que les choses ne restèrent pas longtemps dans l’état où un premier changement les avait placées. Le consul annuel et le dépositaire inviolable de la clémence publique ne tarda pas à devenir l’empereur des légions et le préfet des mœurs ; il fut investi du pouvoir proconsulaire sur les provinces et admis à exercer, suivant sa fantaisie, cette magistrature extraordinaire que le Sénat conférait au consul par un décret spécial en prononçant la fameuse formule : Caveant consules ne quid respublica detrimenti capiat. Il restait dans l’empire bien des causes de troubles ; il y avait bien des abus à détruire, bien des réformes à exécuter. On eut recours à lui pour cela. Les sénateurs, qui le voyaient s’asseoir chaque jour parmi eux, ne le regardaient plus que comme le membre le plus illustre de leur corps. Ils crurent consolider leur propre souveraineté en lui déléguant successivement tous les pouvoirs nécessaires pour achever la pacification de Rome et des provinces. Ces commissions, les unes perpétuelles, les autres temporaires, avaient toutes quelque objet délicat. Auguste les remplit avec conscience et avec succès. Elles devaient changer complètement la constitution de l’empire, en y mettant toutes les questions importantes en dehors de l’action des magistrats ordinaires. Auguste y vit peut-être un moyen de créer pour ses héritiers une royauté dont les apparences seraient toutes républicaines. Mais il ne s’efforça pas de pousser les esprits vers un nouveau régime : il se laissa aller au courant des événements, cherchant à les modérer bien plutôt qu’à les précipiter et semblant à chaque instant dire aux Romains : Tenez-vous en à la république. Tâchons de la rétablir ensemble. C’est encore le meilleur gouvernement, celui qui vous donnera le plus de prospérité. Ce fut, comme nous le verrons, la force des choses qui jeta Rome dans cette sujétion honteuse dont Tacite nous trace un si émouvant tableau dans ses incomparables récits.

Un écrivain du XVIIIe siècle, l’abbé de la Bletterie, dans une suite de dissertations pleines de sens historique et d’érudition, a examiné les divers pouvoirs dont la réunion entre les mains d’Auguste a constitué sa suprématie[28]. Il les a distribués en quatre chapitres. Ainsi il a traité successivement de son imperium sur les légions auquel se rattache son pouvoir proconsulaire, de son titre de prince du Sénat et des avantages qu’il y puisait, de sa puissance tribunitienne et de sa puissance consulaire. Il n’a parlé, par défaut de temps peut-être, ni des attributions censoriales qu’il exerça sous le nom de préfecture des mœurs, ni de son pontificat, qui fut aussi une des sources principales de la grandeur des empereurs. Nous résumerons d’abord ici son travail en y ajoutant quelques réflexions personnelles ; nous tâcherons ensuite de le compléter.

C’est de l’imperium qu’est venu le nom d’Imperator donné à Auguste[29]. L’on sait que ce nom était auparavant attribué aux généraux victorieux par leurs soldats, mais avec une signification différente : un même général pouvait être cinq ou six fois imperator, c’est-à-dire qu’il avait remporté cinq ou six victoires d’une certaine importance, terminé cinq ou six guerres[30]. L’imperium était conféré sous la république aux magistrats chargés du commandement des armées et du gouvernement des provinces. Mais alors il devint, pour ainsi dire, la propriété particulière du seul Auguste. D’après les vieilles lois de Rome, ce pouvoir, dans sa plénitude, ne pouvait être exercé qu’en dehors de la ville, sur les étrangers et les citoyens actuellement au service. On dérogea à cette règle en maintenant à Auguste son autorité sur les armées par un privilège spécial alors même qu’il résiderait à Rome. Mais il ne semble pas qu’on ait soumis à son imperium les citoyens non militaires. Aussi les premiers historiens n’emploient-ils guère le mot imperatores pour désigner les premiers Césars. L’imperium ne lui fut jamais conféré à vie, bien qu’il en ait joui jusqu’à sa mort. On le lui attribua de nouveau au bout de chaque période décennale. Le proconsulat d’Auguste eut la même origine, bien que, suivant Dion Cassius, un acte particulier en ait investi le fondateur de l’Empire à titre perpétuel. Mais d’après les explications que nous donne l’historien, malheureusement trop peu clair lorsqu’il s’agit de ces grands changements apportés à la constitution romaine, il n’était question dans ce décret que de lui donner dans certaines provinces réservées aux délégués du Sénat un droit de direction sur ces délégués. On sait que, par un accord qui eut lieu entre Auguste et les Pères conscrits, les provinces occupées par les légions eurent le premier pour gouverneur général, tandis que le Sénat se réserva la disposition des autres. Néanmoins l’assertion de Dion Cassius, même réduite au sens que nous lui donnons, n’est pas d’une parfaite exactitude. Les proconsuls désignés par le Sénat lui rendaient compte de leurs actes et nullement à l’Empereur[31]. Il en était ainsi alors qu’accidentellement ils devenaient des chefs militaires. Bien que l’empereur eût été déclaré le commandant suprême des armées romaines, ils ne relevaient pas de lui. Les troupes qui devaient lui obéir échappaient à l’imperium du prince pour dépendre d’eux et des Pères Conscrits : Ainsi dans nos assemblées législatives il a été question plusieurs fois de placer une portion de la force armée dans la dépendance immédiate du pouvoir législatif représenté par ses questeurs. Des débats très vifs ont eu lieu dans certaines circonstances à ce sujet. On a pourtant reculé devant les conséquences graves que pouvait avoir l’exécution de cette mesure. A Rome, on trouve, dans les premiers temps de l’empire, une séparation semblable qui dura longtemps sans avoir d’ailleurs, à ce qu’il semble, amené aucun trouble. L’Afrique avait été dévolue au Sénat comme pacifiée sous Auguste. Aucune légion n’y résidait alors. Sous Tibère, la guerre de Tacfarinas y éclata. Il fallut y envoyer des troupes. Néanmoins elle resta sénatoriale. Un proconsul, envoyé par le Sénat, y dirigea les opérations militaires. Furius Camillus et Blésus, investis tous deux de ce titre, y eurent des succès. Sous Caligula, une légion y stationnait encore avec un corps d’auxiliaires. M. Silanus, auquel cette légion était subordonnée, avait été mis en possession de son gouvernement par le sort, sans que l’empereur l’eût désigné. Il lui était suspect et pourtant Caligula n’osait ni le déposséder ni ravir cette province au Sénat. Ce prince, que Tacite appelle à cette occasion turbidus animi (un furieux), probablement parce qu’il exécuta son dessein sans avoir préalablement obtenu le consentement des Pères conscrits, régla qu’un lieutenant, envoyé par lui, remplacerait le proconsul dans la partie militaire de ses attributions. Il y eut donc désormais en Afrique, côte à côte, deux hauts fonctionnaires relevant de deux autorités différentes et secrètement hostiles. Des conflits continuels éclataient entre eux. Le proconsul était entouré d’un appareil plus imposant : sa dignité était supérieure. Mais le lieutenant était plus puissant. Le premier ne pouvait vivre en sécurité. Le second n’ayant rien à craindre, mettait à chaque instant son rival en péril ; cette rivalité donna lieu à un événement tragique à l’époque de l’avènement de Vespasien. L. Pison était alors gouverneur, Valerius Festus délégué impérial. L. Pison était attaché à Vitellius ; Festus favorisa le parti de Vespasien. Pison fit tuer un centurion qui était venu en Afrique pour exhorter les populations et les soldats à se ranger du côté du nouveau compétiteur. Festus dépêcha contre lui des cavaliers qui lui ôtèrent la vie[32]. Nous avons insisté sur ces faits qui nous paraissent d’un grand intérêt historique. C’est alors, en effet, qu’on vit pour la première fois à Rome, le gouvernement civil et le commandement militaire placés dans un même lieu en des mains différentes. Caligula accomplit pour une province ce que Constantin fit depuis pour tout l’empire. Mais ce premier essai, dicté par la haine que l’empereur portait au Sénat et non par le désir d’établir un ordre de choses meilleur, n’aboutit qu’à des débats fâcheux, qu’un meurtre abominable termina. Remarquons, en passant, que la situation particulière où l’Afrique s’était trouvée avant la mesure prise par Caligula explique deux faits qui semblent en contradiction avec les institutions de l’empire. Celui qui avait l’imperium était alors celui sous les auspices duquel la guerre se faisait. Les idées ou plutôt les coutumes religieuses des Romains ne permettaient pas qu’un autre eût l’honneur de la victoire. C’était à lui qu’était réservé le triomphe. Aussi voit-on à partir d’Auguste les empereurs triompher pour les succès des généraux. Les plus bienveillants se contentent d’associer aux honneurs qu’ils reçoivent les lieutenants qui sont les véritables vainqueurs. Quand Plautius eut conquis le sud de la Bretagne, sous le règne de Claude, celui-ci prit le surnom de Britannicus et renouvela pour son compte la cérémonie des anciens triomphateurs. Plautius n’eut que l’ovation. Au contraire, les Pères conscrits décernèrent les ornements triomphaux à Furius Camillus, après qu’il eut défait Tacfarinas en Afrique. Tibère ne fut nullement compris dans le décret et pourtant il n’en garda pas rancune à celui que le Sénat honorait ainsi. Tacite ajoute, il est vrai, que la prudente modestie de Camille y fut pour quelque chose[33]. Blésus, qui termina la même guerre, n’y gagna pas seulement les ornements triomphaux. Mais, du consentement de Tibère, il fut salué par les légions du titre d’imperator et ce fut la dernière fois que ce titre fut accordé à un Romain qui n’était pas l’empereur[34].

De l’imperium dérivait le serment que les soldats prêtaient aux Césars. Jadis ils l’avaient prêté au Sénat et au peuple romain. Dans les derniers temps de la république, leurs généraux avaient probablement remplacé le Sénat et le peuple dans la formule. Cependant même au temps de l’empire, il y resta, ce semble, des traces de la formule antérieure. Sous Valentinien II, lorsque le gouvernement de Rome était une espèce de monarchie orientale, les légionnaires, après avoir promis obéissance à l’empereur, juraient de mourir, s’il le fallait, pour la république romaine[35]. Ce serment était alors très mal tenu. Ni la bravoure, ni la discipline, ni l’abnégation ne distinguaient ces indignes successeurs des braves légionnaires qui, après avoir mis trois siècles à conquérir l’Italie et à lutter contre Carthage, avaient, en moitié moins de temps, mis l’Orient et l’Occident aux pieds de Rome. Mais les soldats et leurs chefs n’étaient pas les seuls à jurer fidélité aux Césars. Les magistrats, le Sénat, le peuple le faisaient aussi, comme on le voit dans maints passages des Annales et des Histoires de Tacite[36]. Comment cet usage fut-il introduit ? Il paraît que l’exemple en fut donné par le Sénat sous la dictature de Jules César. Sous Auguste, un certain Sextus Pacuvius, tribun du peuple, se dévoua au prince à la manière espagnole et conseilla aux Pères conscrits de l’imiter. Auguste chercha à l’en empêcher, dit l’historien auquel nous devons ce récit[37]. Mais il n’y put réussir. Pacuvius s’élança vers la multitude qui se tenait aux abords de la Curie, courut ensuite çà et là par les carrefours et les rues et força les sénateurs et le reste des citoyens, à se dévouer comme lui. Dion Cassius nous apprend quel était le véritable mobile de cet impérialiste zélé qui, dans une assemblée du peuple déclara aussi qu’il instituait l’Empereur son héritier pour une part égale avec son fils. Il n’avait pas une grande fortune et voulait y faire ajouter : ce à quoi il réussit. Bien des faits importants n’ont pas une autre cause. Un signal est donné par un individu souvent obscur. C’est à qui suivra. Et combien de regrets on éprouve de s’être laissé devancer ! Si l’on n’a pas le mérite de l’antériorité, on veut avoir celui d’être allé plus loin qu’aucun autre dans la voie de la servitude. Mais les serments que l’on multiplie sont peu utiles à celui auquel ils sont adressés. Ce sont des paroles en l’air dont nul ne tient compte. Plus ils sont renouvelés, plus ils perdent de leur efficacité. Jadis le serment enchaînait les Romains de telle sorte qu’ils eussent cru voir tomber la foudre s’ils eussent manqué à une parole donnée avec cette solennité. Des changements fâcheux s’étaient déjà accomplis chez eux, sous ce rapport, avant la chute de la république. Le parjure fit des progrès nouveaux lorsque l’adulation se fut emparée du serment comme d’un moyen de témoigner son zèle. Ceux qui furent prodigués à Néron n’empêchèrent pas les sénateurs de le frapper de terribles sentences lorsqu’ils n’eurent plus à le craindre. Ils purent même avoir quelque part à sa chute. Quand l’armée jurait seule obéissance à celui qui la conduisait, il en résultait pour le soldat une obligation toute spéciale. Il se sentait par là dans une situation particulière, distincte de celle des autres citoyens : cette idée devait donner dans son opinion un caractère plus sacré à l’engagement solennel qu’il prenait. Lorsque tout le monde prit le même engagement, il n’eut pas plus de valeur pour les soldats que pour un sénat perfide, que pour une plèbe versatile, toujours prête à passer d’un parti à l’autre, se laissant guider uniquement par l’impulsion du moment. Auguste, avec sa perspicacité ordinaire, avait peut être deviné ces inconvénients des témoignages outrés de l’affection publique que Pacuvius mit à la mode[38]. Les Carlovingiens, au contraire, crurent assurer la perpétuité de leur dynastie, en assujettissant leurs leudes et leurs sujets à des serments à chaque instant répétés. Ils les provoquèrent ainsi à la déloyauté. La noblesse franque montra sous leurs règnes des habitudes de fausseté qu’elle n’avait pas eues au même point sous la dynastie précédente et qu’elle abandonna lorsque la chevalerie s’établit. Et de nos jours, le serment exigé des fonctionnaires publics, sans servir ceux qui l’avaient inventé, a contribué pour sa part à amoindrir le respect de la foi jurée dans toute la nation. Mal grave et dont les conséquences se feront peut-être sentir longtemps encore[39].

Le titre de prince du Sénat ne conférait par lui-même aucun droit. Le seul privilège accordé à ceux qui le portaient était de donner leur avis après les consuls désignés, avant les consulaires sénateurs. Encore, suivant Varron, n’avait-il pas été respecté dans les derniers temps[40]. Le magistrat président, prenait les avis des consulaires à peu près dans l’ordre qu’il lui plaisait. Seulement ceux qui avaient opiné avant le prince du Sénat étaient regardés comme ayant opiné hors rang, extra ordinem. D’ailleurs le titre de prince du Sénat, sans conférer aucun pouvoir effectif, attirait, dit Zonaras, une considération supérieure à celle que donnaient les plus hautes magistratures. Compatible avec elles, il s’y trouvait quelquefois réuni. Mais, quelque magistrature que possédât le prince du Sénat, c’était par ce nom qu’on l’appelait de préférence. Auguste le reçut probablement de son collègue Agrippa, à l’époque où ils gérèrent ensemble la préfecture des mœurs. A partir de ce moment, cette dénomination prévalut sur les autres dignités dont il exerçait les prérogatives. Elle est la seule que l’on trouve employée par les auteurs des premiers temps de l’Empire pour désigner le pouvoir impérial[41]. On a souvent mentionné ce fait sans pourtant en signaler suffisamment l’importance[42]. Il constituait une véritable déclaration d’union avec la compagnie aristocratique dont Auguste devenait ainsi le membre le plus honoré. Nul doute que les Pères conscrits n’en aient jugé ainsi et qu’ils aient vu dans l’acceptation de ce titre un hommage rendu, par le fils adoptif de César, à leur ordre. Mais ce n’était là qu’un côté de la question. Les avantages les plus grands étaient du côté d’Auguste. D’une part, il s’abritait derrière le grand conseil de la nation romaine. La responsabilité de ses actes ne pesait pas sur lui seul. Tous les sénateurs en avaient leur part. De l’autre, il était beaucoup mieux à même de surveiller et de diriger l’assemblée que s’il y avait été étranger. Et l’Empereur ne pouvait-il pas enchaîner le Sénat par la faculté qu’il avait de donner le premier son suffrage dans les questions mêmes où il devait être simplement partie ? Sous Tibère, Pison en fit assez vivement l’observation à ce prince. Il s’agissait d’un de ces procès dont la connaissance était alors réservée aux sénateurs. Tibère se laissait entraîner par la colère. Il voulait formuler son avis, offrant d’en affirmer la sincérité par un serment. Pison l’apostropha. Dans quel rang opineras-tu, César ? lui dit-il. Si tu parles le premier, j’aurai sur qui me régler. Si tu ne parles qu’après nous, je crains d’être, sans le savoir, d’un autre avis que le tien. La présence de l’Empereur au Sénat avec la qualité de prince produisait cette funeste conséquence. Il semble cependant que les sénateurs y tinssent comme à un fait très honorable pour eux[43].

Auguste reçut le pouvoir consulaire l’an 735 de Rome (22 av. J.-C.). Il y avait alors neuf ans qu’il avait été nommé prince du Sénat. Cette dignité lui avait été conférée dans son sixième consulat. Depuis, il en avait rempli six autres sans interruption. Puis, peut-être par crainte de s’attirer la haine des nobles Romains par la trop longue possession d’une magistrature encore si enviée, il s’en démit en faveur de C. Sentius, ancien compagnon de Brutus. L’année suivante, il quitta Rome pour visiter la Sicile et les élections consulaires eurent lieu en son absence, On lui réservait les faisceaux. Il les refusa. Lollius avait été nommé. C. Lepidus et L. Silanus se disputèrent la place de consul, restée vacante, avec un acharnement incroyable. De graves tumultes éclatèrent. Auguste chargea son gendre Agrippa d’y mettre ordre. Mais, trois ans après, tandis qu’il voyageait encore dans les provinces, il y eut de nouveaux troubles. Sentius Saturninus remplissait seul alors les fonctions de consul. Avant de lui donner un collègue, on avait voulu savoir si l’empereur ne consentirait pas à se mettre sur les rangs. Saturninus, esprit impérieux, exerçait les attributions de sa magistrature avec une vigueur depuis longtemps inusitée. Auguste persistant à refuser la place qui lui était offerte, Egnatius, favori du peuple, qui avait obtenu la préture au sortir de l’édilité, malgré la loi, sollicita le consulat aussitôt après sa préture. Le consul déclara que cette nomination serait considérée par lui comme illégale, eût-elle pour elle la majorité des suffrages, et qu’il ne la ratifierait pas. Le Forum redevint le théâtre de brigues et de violences. Le Sénat mit à la disposition de Saturninus les troupes préposées à la garde de la ville et voulut lui confier le soin de rétablir l’ordre. Saturninus jugea la mission trop périlleuse, il fallut s’adresser à Auguste. L’empereur fit alors élire par les comices Lucretius Vespillo. Le Sénat lui attribua le pouvoir consulaire[44]. La Bletterie, dans la dissertation savante qu’il a faite sur ce point, remarque que ni les monuments, ni les médailles, ni aucune des inscriptions dédiées à Auguste, ne font mention de ce consulat impérial, un des grands fondements de l’autorité de ce prince. Il croit que cette omission n’a pas été faite sans cause et il l’explique de la manière suivante. Il y avait à Rame deux sortes de pouvoir consulaire, le pouvoir consulaire ordinaire et un autre extraordinaire accordé par le Sénat aux consuls dans les circonstances critiques. C’est de ce dernier pouvoir que la nation prétendit probablement revêtir Auguste. Rome, dans l’espace de trois ans, avait essuyé deux grandes séditions ; chaque élection y causait des mouvements convulsifs capables de la faire périr. L’année précédente, on avait offert à Sentius Saturninus de semblables pouvoirs. Mais il n’avait pas osé les prendre. Le Sénat se vit obligé de s’adresser à Auguste. Celui-ci fut investi du droit de faire des coups d’État et de bouleverser Rome, lorsqu’il le voudrait, sous prétexte d’y rétablir la sûreté publique. Il eût été peu convenable d’étaler une telle autorité. Auguste la laissa dans l’ombre, comme si elle lui déplaisait et s’il ne l’avait acceptée que parce que la situation de Rome et la volonté du Sénat l’y forçaient. De là vient que, même après avoir été revêtu pour toute la durée de sa vie du pouvoir consulaire, il accepta plus d’une fois le consulat annuel. Ses successeurs évitèrent comme lui de faire étalage de leur consulat perpétuel. Vitellius fit exception ; sa conduite fut jugée maladroite et n’eut pas d’imitateurs parmi ceux qui vinrent ensuite. Le Sénat ne donna point d’ailleurs aux empereurs le consulat perpétuel en propres termes. Il le déguisa sous d’autres noms comme on peut le voir dans le fragment du sénatus-consulte par lequel Vespasien reçut du Sénat l’investiture de l’empire. On y aperçoit très distinctement le pouvoir dont nous parlons dans l’article qui donne à l’empereur le droit de faire tout ce qui est utile à la république et convenable à la majesté des choses divines et humaines, ainsi que le divin Auguste l’avait possédé jadis[45]. C’est par là que les Césars avaient sur Rome et sur les citoyens des moyens d’action équivalents à ceux que leur imperium leur fournissait relativement aux soldats et aux provinces[46].

Pour conclure, nous définirons, avec La Bletterie le consulat impérial, un privilège perpétuel que la nation romaine accordait au généralissime des années d’exercer’ dans la ville les pouvoirs ordinaires du consulat, quand il le jugerait à propos, alors même qu’il ne serait pas consul annuel, et d’agir avec plénitude de puissance dans les cas imprévus oui l’ancienne république aurait revêtu les consuls de pouvoirs extraordinaires. Anciennement il n’appartenait qu’au Sénat de juger si la république était en péril, si l’on se trouvait dans un des cas où les lois ordinaires doivent être sacrifiées au salut de l’État. Donner au prince le consulat perpétuel, c’était le constituer juge de ces questions délicates. Il était au moins très difficile que les coups d’autorité ne se multipliassent pas outre mesure et qu’une telle puissance ne fût pas une source d’irrégularités, d’abus et d’oppression, en un mot qu’elle ne dégénérât pas en tyrannie.

La constitution élaborée après le coup d’État de 1851 et qui a prévalu en France sous le second empire, renfermait, entre autres dispositions regrettables, quelque chose d’analogue à l’établissement du pouvoir consulaire des empereurs romains. Le droit de suspendre les lois ordinaires, d’apporter brusquement dans l’État les changements les plus considérables sans autre motif que la volonté ou les craintes d’un seul homme, y était déguisé sous un nom populaire ; on l’appelait le droit de consulter la nation. Le rôle de celle-ci devait, en réalité, se borner à consacrer une révolution déjà faite. Quand le magistrat suprême légalement investi de cette prérogative exorbitante, après avoir brisé toutes les résistances, dit aux citoyens : Ai-je bien fait ? la peur, l’ignorance, l’indolence, le culte de la force si naturel aux hommes, le moyen de justification qu’il puise dans la faculté que lui laissait la loi d’agir comme il l’a fait, l’impossibilité d’échapper au désordre si l’on n’accepte le fait accompli, rallient à l’affirmative la majorité des suffrages. L’autocratie est alors le vrai fondement de l’état politique, et les pouvoirs destinés à la contenir ne sont que de fragiles et d’inutiles bannières qu’un souffle du maître a bientôt renversées.

La puissance tribunitienne fut de bonne heure accordée à Auguste. On en a conclu, suivant moi avec peu de justesse, que l’empire s’était présenté comme une réaction contre cette constitution aristocratique dont Sylla avait été l’auteur. On se laisse tromper par les noms, comme les Romains du temps des Césars se laissaient abuser par les termes républicains d’imperium, de prince, de consulat, de sénatus-consulte. La puissance tribunitienne de l’Empereur n’était pas seulement un masque derrière lequel se cachait le rétablissement d’une nouvelle monarchie romaine. Elle était encore une arme que l’aristocratie comptait opposer à l’ancien tribunat pour n’avoir plus à redouter ses agressions. C’était la vieille politique du Sénat. Combien de fois il avait ainsi combattu les chefs de la plèbe dont l’esprit réformateur ou l’ambition l’effrayait, en leur opposant des collègues secrètement gagnés ! Tandis qu’ils s’accusaient réciproquement, qu’ils présentaient des projets contradictoires et opposaient leur veto à ceux de leurs adversaires, la noble compagnie affectait la neutralité. Elle attendait qu’ils se fussent mutuellement discrédités. Alors elle se proposait comme médiatrice et obtenait aisément que le peuple se contentât de quelques concessions illusoires. Elle était même allée plus loin lorsqu’il s’était agi de miner l’autorité royale de C. Gracchus. Elle avait osé prendre des allures plus révolutionnaires que les siennes. Le tribun qui s’était dévoué à ses intérêts avait enchéri sur les propositions et les promesses du violent adversaire des nobles, et les nobles avaient ouvertement appuyé ses motions les plus hardies. Je m’imagine que la même tactique ne fut pas absolument étrangère à l’établissement du tribunat perpétuel d’Auguste. Le fondateur de l’empire, si nous nous en rapportons au témoignage de Dion Cassius, prenait devant le Sénat à l’égard de la plèbe un langage singulièrement méprisant. C’est à vous, Pères conscrits, à vous seuls que je veux résigner l’empire, disait-il un jour aux sénateurs. Quant au peuple, cette tourbe si méprisable, plutôt que de le lui laisser, j’aimerais mieux mourir mille fois. Que dis-je ? j’aimerais mieux régner[47]. Ce qui me porte à croire que la puissance tribunitienne ne lui fut pas conférée sans quelque dessein d’annuler un pouvoir redouté par l’aristocratie, c’est la manière dont il lui fut conféré. Les tribuns étaient nommés dans les comices plébéiens et le Sénat n’avait d’ordinaire aucune part à leur nomination. Il en eut une très grande à la collation de la puissance tribunitienne à Auguste ; si ce n’est pas à lui qu’elle fut due tout entière[48] On peut dire que le Sénat s’empara en quelque sorte de la magistrature populaire en la conférant à Auguste. Les tribuns furent par suite annulés, et leurs fonctions, si recherchées des démagogues sous la république, cessèrent d’être un objet d’envie. Le consulat, la préture, la questure elle-même, étaient estimés. Le tribunat, au contraire, ne trouvait plus personne qui voulût le solliciter parmi les citoyens les plus distingués de Rome[49]. Les intentions du Sénat étaient par là trop bien remplies[50]. Auguste ne voulait pas que le caractère de la nouvelle révolution qu’il avait opérée de concert avec ce corps apparût d’une manière aussi évidente. Il fit porter une loi par laquelle les magistrats devraient proposer chacun un chevalier, dont la fortune ne serait pas inférieure à deux cent cinquante mille drachmes et le peuple (τό πλήθος) choisir parmi ces candidats les tribuns qui manqueraient. Ces derniers auraient, à l’expiration de leur charge, la faculté de faire partie du Sénat. Mais, s’ils le préféraient, ils pourraient rentrer dans les rangs des chevaliers. Nous ignorons si cette loi remplit les vues de son auteur. Les tribuns apparaissent bien rarement désormais dans l’histoire, et l’on ne sait pas même l’époque où leur magistrature fut définitivement supprimée[51].

La puissance tribunitienne des empereurs fut vraisemblablement le principe de ces accusations de Majesté si prodiguées sous les successeurs d’Auguste contre ceux qui avaient le malheur de leur inspirer des craintes ou de leur déplaire ou qui tentaient leur cupidité. L’inviolabilité tribunitienne avait reçu quelques atteintes sous la république. Néanmoins, de toutes les lois de Rome, c’était peut-être celle qui avait été le mieux respectée. Sylla, dans sa législation si hostile à la démagogie, n’avait pas osé la détruire. C’est d’une autre manière qu’il avait essayé de miner dans ses fondements une magistrature qu’il jugeait propre seulement à entretenir les factions. Sous Auguste, un tribun se trouva parmi les amants de Julie. Tous les autres furent jugés et condamnés à la requête d’Auguste, aussitôt qu’il connut leur crime. Mais pour poursuivre ce dernier, il attendit que la magistrature fût expirée[52]. Il donnait ainsi l’exemple d’observer à l’égard d’un autre une loi qui le protégeait lui-même. Cette loi, si elle n’était pas enfreinte, devait être pour l’empereur une égide perpétuelle, tandis que les anciens tribuns n’en profitaient que pendant un temps limité. Elle assurait à ses actes une espèce d’impunité. Je suppose que la puissance tribunitienne eût été conférée à Auguste en une fois pour toute sa vie. Le monument d’Ancyre semble l’indiquer ; le texte de Dion Cassius paraît aussi formel. J’ai pourtant à ce sujet quelques scrupules. Le passage latin de l’inscription d’Ancyre qui fait mention de ce fait s’est trouvé en partie effacé et on y a suppléé à ce qui manque, à l’aide du texte grec correspondant. Mais on verra bientôt qu’un autre passage est avec lui dans une espèce de contradiction. Tacite se sert de l’expression de per septem et triginta annos continuata potestas. Le mot continuata ne marque-t-il pas une succession ? Tacite l’emploie à propos des commandements décernés par Tibère : Mos fuit Tiberio continuare Imperia. Cela ne veut-il pas dire que l’empereur, après avoir nommé pour un temps ces commandants, les conservait ensuite en fonctions ? Il importe peu que ce fût par un décret particulier ou par une simple permission de rester. Ce qui est certain, c’est qu’il ne les nommait pas à vie. Dans la fameuse inscription d’Ancyre, Auguste dit qu’étant revêtu de la puissance tribunitienne pour la dix-huitième fois et du consulat pour la douzième fois, il a donné à trois cent mille habitants de Rome soixante deniers par tête[53]. Il y a là une expression qui serait bien singulière si le Sénat et le peuple avaient positivement décrété en l’an de Rome 731 que le petit-neveu de César jouirait de la puissance tribunitienne d’une manière irrévocable jusqu’à sa mort. Je ne veux pas dire qu’il frit soumis à l’obligation de se faire confirmer chaque année cette prérogative. Il y eut là un de ces arcana imperii, si fréquents à cette époque, qui mettent les historiens à la torture. On procéda par voie de sous-entendu ou l’on se servit d’une formule ambiguë qui, tout en rassurant Auguste sur la durée de sa prérogative, permettait au Sénat de l’en dessaisir à l’expiration de chaque année, s’il le jugeait convenable[54]. Ces adresses diplomatiques plaisent beaucoup aux assemblées faibles et hésitantes. Elles aiment à n’engager l’avenir qu’à demi, à faire des réserves à se ménager le pouvoir de retirer ce qu’elles donnent, à proclamer hautement leur souveraineté lorsqu’elles l’abdiquent en fait. Le Sénat trouverait sous ce rapport plus d’un émule parmi les corps investis des mêmes fonctions dans les États modernes[55].

La Bletterie attribue à la puissance tribunitienne d’Auguste le culte dont ce prince fut honoré. On l’expliquerait difficilement par la basse adulation du Sénat, dit-il ; car Tibère, qui ne voulait pas qu’on le regardât comme un être supérieur à l’espèce humaine, n’en souffrit pas moins qu’on décernât la peine du sacrilège contre ceux qui avaient commis le moindre outrage contre sa Majesté : ce qui ne pouvait se justifier que par l’inviolabilité tribunitienne. L’écrivain réunit ici deux choses qui, dans la réalité, doivent être séparées. L’inviolabilité put s’étendre, par une malheureuse interprétation, jusqu’aux images de l’empereur et Tibère faire accuser un homme qui avait vendu sa statue. A tort ou à raison, on pouvait considérer de tels actes comme dictés par l’intention de provoquer le mépris des citoyens contre une autorité sacrée ; on pouvait lui appliquer la loi qui punissait les manifestations séditieuses. Montesquieu compare ces jugements étranges de lèse-majesté dont Tacite est rempli à ceux qu’on rendait en Angleterre de son temps contre les Jacobites coupables seulement d’avoir bu à la santé du prétendant : Il y a là une analogie véritable. Le délit était tout politique, bien que le caractère semi-religieux du tribunat y fît entrer le mot de sacrilège. Quant au culte des empereurs, il eut une autre origine. Ce fut l’invasion des idées orientales qui le produisit Des proconsuls romains avaient été en Asie l’objet des mêmes hommages que les Pharaons et les Ptolémées en Égypte, qu’Antigone le vieux et Démétrius Poliorcète à Athènes. Auguste imperator eut un temple à Pergame et un autre à Nicomédie de son vivant, sans compter ceux qu’on lui éleva après sa mort et il y eut concurrence pour en élever à Tibère. Rome, où toutes les superstitions prenaient bientôt racine, de même que les vices des nations venaient s’y fixer, Rome ne resta que peu de temps en arrière[56]. Elle plaça les chefs de l’empire parmi ses idoles. Elle leur donna place à côté de Jupiter et des dieux auxquels elle attribuait des sièges d’honneurs dans l’Olympe. — Je ne sais si c’est à la puissance tribunitienne des empereurs ou à leur prétendue divinité que se rapporte l’usage de se réfugier auprès de leurs statues. On le trouve déjà répandu sous le principat de Tibère. L’abus qu’on en faisait excita alors des plaintes très vives dans le Sénat[57]. Drusus, fils de l’empereur, fut prié d’y porter remède, et les sénateurs obtinrent une espèce de satisfaction.

Dans le décret de 724, la sphère d’action de l’empereur comme tribun ne fut pas bornée à l’enceinte de Rome. La banlieue de la ville y fut comprise[58]. C’était une transition pour arriver à étendre leur puissance tribunitienne à toutes les parties de l’empire. Ce qui eut lieu d’une manière rapide[59]. Le droit de grâce, celui de commuer les peines, celui de juger en appel certaines affaires intéressant des citoyens romains qui habitaient les provinces se rattachent probablement à cette prérogative. Mais encore ici nous sommes réduits à des conjectures.

Dion Cassius, notre principal guide, dit qu’en l’an de Rome 724, les Romains décidèrent que l’empereur jugerait des appels (έκκλητον δικάζειν) et que dans tous les tribunaux son suffrage serait comme celui de Minerve. Il ne s’agissait probablement encore alors que des appels et des tribunaux de Rome et de la banlieue. Mais la loi dut être interprétée bientôt de telle sorte que tous les appels des citoyens domiciliés dans la vaste étendue de l’empire, tous les jugements des tribunaux concernant la vie d’un citoyen, purent être soumis à son examen. Saint Paul, traduit par les Juifs devant les gouverneurs de la Syrie, déclare qu’en sa qualité de Romain, il n’est justiciable que de l’empereur. Sa réclamation est entendue. On l’envoie à Rome. Il est d’ailleurs peu de questions plus ardues que celle des diverses juridictions sous l’empire. Je n’ai pas, bien entendu, l’intention de la traiter ici à fond. Quelques mots suffiront.

Toutes les magistratures à Rome avaient probablement une certaine juridiction, bien que, pour plusieurs d’entre elles, le droit de juger fût contestable. Les tribuns ne pouvaient légalement en aucun cas s’ériger en juges[60]. Mais ils pouvaient citer les délinquants devant le peuple dont ils dirigeaient les suffrages. Ils faisaient au moins l’offre de poursuivants et prenaient des mesures préventives. Dans la confusion où l’on vivait aux derniers temps de la république, nous ne nous étonnerons pas qu’ils aient quelquefois été au delà. D’un autre côté, la coutume des appels existait. En matière civile, ils étaient peu nombreux. On trouverait tout au plus deux ou trois exemples d’appels de jugements rendus par un préteur à un autre préteur. En matière criminelle, il y en avait davantage. Mais c’était alors aux comices de la nation que devait appartenir la dernière décision. Quand Octave fut investi du droit de juger en dernier ressort, il est peu vraisemblable qu’on ait prétendu par là ôter à ces assemblées toute juridiction. La Bletterie pense que les citoyens romains (je dirai les citoyens romains habitant Rome et sa banlieue) purent choisir entre l’appel à César et l’appel à la nation. Mais il dut paraître dans la plupart des cas plus utile et plus sûr de préférer la juridiction suprême de César. Vint la suppression des comices au commencement du règne de Tibère. Le Sénat remplaça le peuple[61]. Alors, ou peu après, il put se faire un partage de la juridiction suprême. Certaines causes furent réservées à César et à ses délégués. Les autres furent portées devant les Pères conscrits. Ces deux pouvoirs judiciaires paraissent d’ailleurs avoir été indépendants l’un de l’autre. L’histoire ne fait pas mention, avant Caligula, d’appels proprement dits interjetés au prince des jugements du Sénat, si l’on excepte celui de Cotta Messalinus, ami de Tibère. Accusé de majesté par des sénateurs, il invoqua l’autorité du prince[62]. Tibère écrivit en sa faveur à l’auguste assemblée, et, suivant l’usage, le désir du prince fut considéré comme un ordre. Il n’y a rien là, dans l’opinion de La Bletterie, qui témoigne de l’existence d’une juridiction impériale supérieure à celle des Pères conscrits. Peut-être. Mais on était sur la voie d’un empiètement nouveau de la puissance impériale. Il eut lieu sous Caligula, pendant le règne duquel les appels des jugements du Sénat à l’empereur furent très fréquents. Il n’en résulta point cependant un de ces précédents qui faisaient loi chez les Romains. Caligula ayant été renversé, ses actes furent condamnés et sa conduite déclarée abusive et tyrannique. Dion Cassius la juge ainsi. Cette question des appels demeura probablement en suspens jusqu’au temps d’Adrien[63]. Elle fut alors résolue par un acte formel qui donna gain de cause au Sénat. Nous trouvons dans le Digeste un texte positif d’Ulpien, relatant une loi de cet empereur qui sanctionnait le droit des sénateurs et défendait d’y porter atteinte.

L’exercice de la censure avait été longtemps interrompu. Il était plus que jamais nécessaire. Je ne parle pas ici du besoin que Rome avait de réformer ses mœurs. La corruption était certainement la plus active des causes qui en précipitaient la décadence. Mais il est au-dessus du pouvoir d’un magistrat d’apporter remède à un mal de ce genre. Auguste l’essaya pourtant, sans succès, comme on peut bien le penser. Un Caton n’aurait pas réussi, et Auguste n’était pas un Caton. Sa vie privée était trop conforme à celle des autres membres de la noblesse romaine. Ses exemples contredisaient trop ses leçons pour que ces dernières fussent bien efficaces. Mais il y avait dans les attributions des censeurs plus d’un point qui touchait à la politique. Dans les temps où la république avait été le plus florissante, ces magistrats avaient contribué beaucoup à empêcher l’aristocratie de tomber dans l’indiscipline ; ils avaient été aussi le plus puissant obstacle aux progrès de la démagogie. Chargés de dresser les rôles du Sénat et au besoin de l’épurer, ils en avaient impitoyablement écarté les éléments de nature soit à porter le trouble dans son organisation, soit à la déconsidérer aux yeux du public. La plus haute naissance, le choix du peuple attesté par l’exercice d’une des grandes magistratures, n’avaient pas trouvé grâce devant eux lorsqu’il s’agissait d’opérer un retranchement salutaire. Ils avaient procédé avec la même sévérité relativement à la classe intermédiaire des chevaliers, dégradant sans pitié quiconque avait à leurs yeux mérité d’être flétri comme citoyen ou comme particulier. Le peuple qui les avait vus frapper ainsi les hautes têtes, avait souffert patiemment que, même dans les comices par tribus, ils établissent dans son sein une certaine hiérarchie de suffrages. On pesait les voix, on ne les comptait pas, puisque chaque tribu comptait seulement pour une voix et que, grâce à l’industrie des censeurs, la populace tout entière formait seulement quatre sur trente-cinq de ces divisions. Cet usage hardi du droit de faire passer un citoyen d’une tribu dans une autre est un des faits les plus caractéristiques du régime autoritaire auquel étaient soumis les Romains, dans le temps où ils professaient pour la liberté le plus vif amour. En somme, l’autorité des censeurs avait été pour l’aristocratie un frein et un soutien, pour le bas peuple une barrière longtemps infranchissable, pour la constitution démocratique des Romains une sauvegarde, en même temps qu’une entrave. Tout avait changé depuis qu’elle n’existait plus et le chaos régnait. Le Sénat se composait en partie tout au moins d’une tourbe grossière, turbulente et factieuse (incondita turba). On y voyait figurer en première ligne ces Orcini (sénateurs de l’enfer) qu’Antoine y avait appelés sous le prétexte menteur qu’ils avaient été désignés pour en faire partie par le testament du dictateur César. On n’avait pas osé leur en fermer l’entrée parce qu’il était le plus fort. Ses compagnons de débauche, des spadassins, des gens perdus de dettes et .de crimes, ayant tous les vices de Catilina sans ses qualités, portaient le laticlave et prenaient part aux délibérations du conseil. Octave ne se sentait pas en sûreté au milieu de cette cohue. Craignant quelque guet-apens, il allait aux séances, un poignard caché sous sa robe. Le corps des chevaliers s’était aussi très mal recruté, et dans les comices la populace faisait loi. C’était au censeur, d’après les vieilles coutumes, qu’incombait la tâche de mettre ordre à tout cela. Auguste fut chargé de cette mission avec Agrippa et il la remplit en partie (An. U. C. 725-23 av. J.-C.). Puis on lui offrit la censure perpétuelle qu’il refusa. Paulus Æmilius Lepidus et Munatius Plancus furent alors désignés pour remplir les fonctions censoriales. L’empereur leur prêta son concours. Mais il apparut — cette fois comme dans toutes les tentatives qu’Auguste fit pour remettre en vigueur les anciennes institutions, en s’effaçant lui-même — que seul dans la cité il avait la puissance de lutter avec avantage contre l’esprit de désordre. Il arriva quelque chose d’analogue à ce qui devait se produire quelques années plus tard lorsqu’il cessa momentanément d’exercer les fonctions consulaires. Plancus et son collègue vécurent dans une complète discorde et leur magistrature fut sans fruit pour eux comme pour la république[64]. Bientôt après (18 av. J.-C.), suivant l’opinion commune, Auguste fut nommé préfet des mœurs[65]. Désormais, sous ce titre, il put exercer toutes les prérogatives des censeurs, de sorte que le pouvoir de ces magistrats se concentra entre ses mains comme les autres.

Nous ne dirons ici qu’un mot de son pontificat. Le Sénat lui offrit une première fois la dignité de grand pontife quelque temps avant la bataille d’Actium. Lepidus, l’ancien triumvir, en était alors investi. Octave le refusa, ne voulant pas, disait-il, violer la constitution religieuse qui défendait de dépouiller un homme vivant d’un sacerdoce inamovible. Il resta fidèle à ce refus tant que Lepidus vécut, bien qu’il l’eût en haine. Quand il procéda à la seconde révision du Sénat, il eût voulu l’exclure. Mais le fameux jurisconsulte, Antistius Labéon, chargé d’une partie de l’opération, l’inscrivit sur sa liste. Auguste lui en fit des reproches ; il s’emporta même jusqu’aux menaces, lui si prudent, si maître de lui d’ordinaire. Labéon répondit simplement qu’il ne faisait aucun mal en maintenant dans le Sénat un homme que l’empereur ne jugeait pas indigne d’être conservé dans les fonctions de grand pontife[66]. Auguste n’osa pas insister. Mais depuis, quand il présida le Sénat, il résista rarement au plaisir de faire quelque affront à son ancien collègue dans le triumvirat. Lepidus, abreuvé de dégoûts, n’en mourut pas plus vite. C’est seulement l’an 12 av. J.-C. qu’il termina sa carrière. Alors le souverain pontificat revint à Auguste.

Telles sont les prérogatives qui furent accumulées sur la tète du fondateur de l’empire. On a remarqué avec quelle irrégularité se fit ce déplaceraient de l’autorité qui devait ramener dans le monde romain la suprématie d’un seul homme. Parmi les pouvoirs d’Auguste, les uns lui furent conférés sans désignation de durée, les autres pour un temps déterminé d’avance. Le souverain pontificat, le pouvoir consulaire et peut-être la puissance tribunitienne, appartiennent à la première catégorie ; l’imperium et la préfecture des mœurs se rattachent à la seconde. Tantôt on laissa subsister en même temps l’ancienne magistrature avec son mode de recrutement primitif. Des consuls et des tribuns furent élus comme par le passé, et Auguste lui-même joignit quelquefois le consulat à son pouvoir consulaire. Tantôt la magistrature tout entière fut dévolue à Auguste. Il n’y eut pas d’autre grand pontife que lui à Rome dans les dernières années de sa vie et la préfecture des mœurs, de son vivant tout au moins, ne laissa plus de place à la censure. Cette irrégularité et l’imprévu des circonstances où se produisirent la plupart de ces changements donnent peu de vraisemblance à l’idée qu’ils aient été l’effet d’un plan longuement calculé. Lepidus survécut près de vingt ans à la bataille d’Actium. Qui garantissait à Auguste qu’il lui survivrait ? Comment aurait-il pu prévoir que deux fois les élections consulaires seraient troublées par un immense désordre lorsqu’il cesserait de briguer personnellement le consulat ? Comment cet homme si habile n’avait-il’ pas songé à lier ensemble les diverses dignités, les diverses commissions qui lui furent conférées, de manière à constituer une magistrature nouvelle qui comprît toutes les autres et qui les dominât ? Cette révolution n’eut lieu qu’après lui. L’empire cessa alors seulement d’être un assemblage de pouvoirs distribués séparément, bien que réunis entre les mains d’un seul homme. Mais alors même il demeura pendant plusieurs siècles ce qu’il avait été d’abord, une commission extraordinaire, non une institution définitivement consacrée. L’empire n’eut pas sa charte. Les attributions de chaque empereur furent réglées par des sénatus-consultes particuliers. Ces sénatus-consultes ont été malheureusement perdus. Il ne nous reste qu’un fragment de celui qui fut fait à l’avènement de Vespasien. Il est calqué en grande partie sur d’autres antérieurs qui y sont cités. Mais l’histoire de l’empire romain, si incomplets que soient les documents qui s’y rapportent, nous apprend l’existence d’une certaine variété dans les attributions impériales. L’un peut faire une seule proposition au Sénat, un autre deux, un autre cinq par séance. Littré a donc raison quand il dit quelque part que l’empire n’était pas une institution. C’était comme une de ces couvertures que l’on jette l’hiver sur une plante délicate pour l’empêcher de périr de froid. Elle la protège, il est vrai, mais elle la prive d’air en même temps, et, si on n’y prend garde, elle finira par l’étouffer.

Une autre remarque importante, c’est que la puissance extraordinaire d’Auguste a été surtout l’œuvre du Sénat. Jusqu’à quel point l’empire fut-il profitable à l’aristocratie ? Il y a lieu de renvoyer la solution de cette question à un autre moment. Mais il est dès maintenant vraisemblable que l’aristocratie pensa gagner quelque chose à ce qu’Auguste tînt en réalité les rênes de l’État. Contraste frappant ! Un peu plus de trois siècles auparavant, elle avait cru de son intérêt d’éparpiller l’autorité. Le consulat, royauté temporaire, avait été démembré ; on avait créé la censure, la préture, l’édilité curule. Il s’agissait alors de réserver aux Patriciens l’exercice exclusif d’une partie des fonctions consulaires. Au temps d’Auguste, le Sénat, adoptant une ligne de conduite différente, met toutes les attributions effectives des magistratures entre les mains d’un seul homme. C’est qu’alors il est sous le coup d’autres préoccupations. Il lui faut à tout prix une force qui le puisse défendre, cette force dût-elle parfois l’opprimer. Il l’établit lui-même en vertu de la faculté d’aider et de suppléer que de tout temps on lui avait laissé prendre en politique. Pour aider et suppléer les consuls et les préteurs, il nommait depuis bien des années des proconsuls et des propréteurs. Pourquoi ne nommerait-il pas des protribuns, des procenseurs ? Qu’était la puissance tribunitienne, si ce n’est un protribunat ? la préfecture des mœurs, si ce n’est une procensure ? Pourquoi ne créerait-il pas aussi des formes nouvelles de proconsulat ? Ainsi l’empire, envisagé à un certain point de vue, marque une nouvelle extension de la prérogative sénatoriale. Le Sénat délègue à titre d’auxiliaires ses princes dans toutes les magistratures dont ils annulent, s’il leur plaît, les titulaires plus directement issus du suffrage du peuple.

Le Sénat ne pouvait-il pas parvenir ainsi à fonder un nouveau système de république ? Deux moyens s’offraient à lui. L’un était de diviser entre plusieurs personnes les pouvoirs conférés successivement au seul Auguste ; l’autre de les conférer tous ensemble à plusieurs personnes à la fois et de les associer de manière à ce qu’ils se fissent équilibre. Sous la république, les consuls, les censeurs auraient été plus redoutables à la liberté publique qu’ils ne l’ont été s’ils n’avaient pas été deux à la fois. Or, les choses parurent d’abord naturellement s’organiser de cette manière. Auguste lui-même trouvait trop lourd le fardeau dont on le chargeait. Il cherchait des soutiens pour sa domination, subsidia dominationi, comme le fit plus tard Dioclétien. Il réclamait les prérogatives dont il jouissait lui-même pour son ami Agrippa, auquel il avait donné sa fille en mariage, pour ses deux petits-fils Caïus et Lucius, pour son gendre Tibère. Le pouvoir, il est vrai, ne sortait pas ainsi de la famille et, à ce point de vue, on peut dire qu’Auguste préparait l’établissement de la dynastie des Césars[67]. Mais le mot d’hérédité n’avait pas été prononcé, je crois même qu’il ne le fut jamais. Agrippa, Tibère, Caïus et Lucius étaient les délégués du Sénat comme Auguste. Sauf les avantages d’ordre civil qu’il avait pu se réserver sur eux par l’adoption, ils étaient ses égaux, en tant que chargés des mêmes commissions. Ils l’étaient entre eux lorsqu’ils remplissaient simultanément les mêmes fonctions et que la même inviolabilité les protégeait. Si Caïus et Lucius avaient survécu à Auguste, ils auraient exercé ensemble les pouvoirs que leur père adoptif avait demandés conjointement pour eux au Sénat. C’étaient des frères. Mais n’a-t-on jamais vu des frères rivaux ? Cette rivalité même les eût probablement rendus plus dépendants des Pères conscrits. L’empire, géré à la fois par deux possesseurs sans attributions distinctes, serait resté plus éloigné de la monarchie. Et Rome aurait pu avoir son évolution républicaine nouvelle où l’aristocratie aurait retrouvé, même sous le rapport politique, une partie de son ancienne splendeur.

Il n’en fut pas ainsi. Auguste n’eut qu’un successeur, et si Tibère, après lui, voulut partager la puissance impériale entre Caligula et Tiberius Gémellus, le meurtre du dernier par son frère adoptif fit prévaloir encore l’autorité d’un seul maître. Car l’empereur c’était alors un maître.

Nous avons examiné avec attention les pouvoirs d’Auguste. Il nous reste à voir l’usage qu’il en fit.

Auparavant pourtant, il y a lieu de faire une remarque qui, je le crois, n’a pas encore été faite. Relativement à Auguste il n’est peut-être pas superflu d’établir une distinction entre là possibilité et le fait de l’exercice d’un pouvoir sanctionné par la loi. Auguste tribun et consul perpétuel puisait dans les prérogatives dont il se trouvait investi par là une grande facilité pour s’asservir les ordres de l’État. Mais se les asservit-il ? A Rome, plus que partout ailleurs, le non usage d’une chose en amenait facilement la désuétude, comme l’usage d’une prérogative usurpée lui donnait une espèce de légitimité. La nomination d’une longue série de consuls, remplissant tous les devoirs de leur magistrature, pouvait remettre celle-ci en possession de ses attributions politiques, sans qu’elle eût besoin d’un appui extérieur pour imposer l’obéissance. Il n’y avait plus alors qu’à s’abstenir de nommer un successeur à celui qu’on avait revêtu de ces attributions extraordinaires, dont il était convenu qu’il ne se servirait qu’accidentellement, et lorsque le pouvoir régulier serait évidemment impuissant. Le Sénat et les magistrats ordinaires avaient évidemment le droit pour eux ; ils représentaient un régime qui subsistait encore au moins de nom et qu’Auguste lui-même déclarait vouloir maintenir. Ils auraient eu aussi le fait pour eux, puisque le prince n’aurait jamais agi effectivement. Ces considérations ne peuvent pas s’appliquer à l’Imperium régulier que les empereurs exerçaient, soit par eux-mêmes soit par des délégués, sur les armées et dans les provinces impériales. Voilà pourquoi le titre d’imperator absorba bientôt tous les autres. Ceux-ci eussent pu prendre fin bientôt s’il n’avait pas été constitué, à l’époque d’Auguste, une charge nouvelle que le Sénat et ses fondés de pouvoir étaient incapables de remplir. Il fallait toujours un gouverneur général des provinces occupées par les légions, et ce gouverneur tirait de sa position une trop grande force pour ne pas mettre souvent, sinon toujours, les sénateurs et les magistrats républicains en tutelle.

— IV —

L’étude que nous venons de faire relativement à la manière dont se fonda l’empire nous permet de distinguer le principat, sa première forme, soit d’une royauté élective, soit de la dictature. La royauté peut être limitée dans ses prérogatives. Mais c’est un pouvoir indépendant qui, dans la sphère de ses attributions, ne relève d’aucun autre. En droit, comme en fait, il doit jouir d’une sorte d’irresponsabilité. Non qu’il soit à l’abri de toute révolution et qu’aucun abus d’autorité ne puisse légitimer l’insurrection des sujets. Tout gouvernement qui n’établit pas la servitude des peuples repose sur un contrat tacite, si les articles n’en ont pas été décrétés d’avance. Mais si le royal délinquant n’est pas impeccable, la royauté n’est point censée participer à ses défaillances. On lui applique le principe que Bossuet émet à propos de la papauté que les papes individuellement peuvent faillir, mais que la papauté ne faillit point. Le roi parjure ou ennemi des libertés populaires est renversé. Sa succession est ouverte si la royauté est héréditaire, ou mieux encore une régence est instituée. Le plus proche héritier règne en la place de celui qui a mérité d’être dépossédé et souvent sous son nom. Le trône est-il électif ? On nomme un nouveau souverain, qui tout d’abord est placé dans la même sphère supérieure. L’autocrate responsable qui gouverne un État où la volonté de la nation ou d’une partie de la nation reste la loi suprême, n’est que le magistrat d’une république autoritaire. Il peut aller plus loin dans la voie du despotisme que le dépositaire d’une royauté limitée, le peuple ne sachant pas se limiter lui-même, suivant un mot profond de Montesquieu. Mais il est lui-même soumis à une autorité capricieuse et fantasque, celle d’une nation que ne gênent ni le respect d’un droit non émané d’elle ni celui d’un contrat consenti des deux côtés. Donc il peut plus, ne trouvant pas de bornes fixes qui l’arrêtent, et il a cependant une position plus subordonnée. C’est là la situation propre du césarisme ou du protectorat. Le principat n’était pas non plus la dictature. On peut facilement l’en distinguer, bien qu’il eût avec elle quelque similitude. Quand on nommait un dictateur chez les Romains, tous les magistrats perdaient leur autorité, à l’exception des tribuns du peuple. Le principat, lui, non seulement n’empêchait pas les magistrats ordinaires d’exercer leurs fonctions, mais il avait en quelque sorte pour mission de leur prêter secours. Il devait veiller à ce qu’aucun membre malade ne nuisît au corps tout entier de l’État. Etait-il nécessaire d’imposer une sévère discipline aux légions trop portées à la licence et au dérèglement ? Le prince avait sur les légionnaires droit de vie et de mort. Fallait-il chasser du Sénat des sénateurs qui s’étaient souillés de quelque infamie et y faire entrer des membres nouveaux destinés à lui rendre son lustre ? Etait-il nécessaire de prendre des mesures, en dehors des lois, contre le progrès de, l’immoralité publique ou privée ? Il était censeur sous le nom de préfet des mœurs. Les tribuns avaient-ils essayé de soulever la plèbe ou bien, en sens contraire, le Sénat avec la connivence de ces magistrats, faisait-il quelque décret de nature à porter dommage au peuple ? Le prince intervenait grâce à sa puissance tribunitienne. Il pouvait présenter des rogations au peuple, comme les tribuns, présider le Sénat comme les consuls. Mais les tribuns ne perdaient pas pour cela le droit de convoquer les citoyens dans leurs assemblées par tribus (je parle des temps où les comices subsistèrent), et, dans le Sénat il semblait habituellement que le consul eût plus d’autorité que l’empereur. Celui-ci, en effet, ne paraît jamais avoir été admis à faire plus de cinq propositions (quinque relationes) aux Pères conscrits dans une seule séance, tandis que le consul pouvait proposer autant de décrets qu’il voulait, quel qu’en fût d’ailleurs le sujet[68].

Mais, pour juger Auguste, il faut voir comment il usa de ses prérogatives, quelle fut sa manière d’être à l’égard des armées, du peuple, du Sénat ? Cherchons à saisir dans ce que l’histoire nous en révèle quelque lumière sur ses intentions ou tout au moins sur ses tendances. Nous y rencontrerons sans doute bien des obscurités. A nul plus qu’au puissant Auguste on ne peut appliquer ce que Guizot dit en parlant de Cromwell[69]. Les grands hommes d’action ne construisent « pas d’avance et de toutes pièces leur plan de conduite. Leur génie est dans leur instinct et dans leur ambition, dans chaque circonstance, ils voient les faits tels qu’ils sont réellement. Ils entrevoient le chemin que ces faits leur indiquent et les chances que ce chemin leur ouvre. Ils y entrent vivement et y marchent toujours à la même lumière et aussi loin que l’espace s’ouvre devant eux. Il y eut d’ailleurs dans Auguste du comédien[70]. Non pas cependant, je crois, autant qu’on l’a supposé sur la foi du mot prononcé par lui, à sa mort : N’ai-je pas bien joué mon rôle ? Applaudissez donc[71]. Dion Cassius à qui nous devons cette anecdote, ajoute qu’il fit alors mainte raillerie sur la vie humaine[72]. Il semble qu’il y ait eu dans ces railleries un peu d’amertume comme dans les dernières paroles si souvent citées de Septime Sévère : J’ai tout été, et à quoi cela m’a-t-il servi ? D’ailleurs Auguste avait dit auparavant à ces mêmes amis, au rapport de l’historien : Rome que j’ai reçue de briques, je vous la laisse de pierre. Entendant par là (je cite encore Dion Cassius) non la solidité des bâtiments, mais la stabilité de l’empire[73]. Il avait donc la persuasion qu’il avait consolidé l’édifice chancelant de la domination romaine, à moins que ce ne fût là encore une feinte. Mais à quoi eût-elle servi ? Plus de trente ans auparavant (22 av. J.-C.), dans une maladie réputée mortelle, il remit à Calpurnius Pison, alors consul, l’état de l’empire couché par écrit, et à Agrippa, qui passait pour un sincère républicain, son anneau, quoiqu’il eût adopté son neveu Marcellus[74]. Son testament fut ouvert après sa guérison et l’on y vit qu’il n’avait légué à personne la succession de son autorité, d’où l’on conclut que son dessein avait été de rendre aux Romains la liberté après avoir affermi l’ordre[75]. Ces faits ont une importance incontestable. Le suivant n’en a peut-être pas moins. Auguste s’étonnait qu’Alexandre crût avoir tout fait lorsqu’il avait conquis l’Asie[76]. Le difficile, à son avis, n’était pas de conquérir, c’était d’organiser. Jules César ne pouvait, sur ce point, lui fournir un modèle. Ce qu’on appelle les grandes idées du dictateur atteste au fond chez lui, suivant moi, peu de mesure et de jugement. Aussi sa position était-elle très critique lorsqu’il périt sous le poignard de Brutus. Il voulait chercher, en allant venger Crassus, un moyen d’éloigner une fatale échéance et, s’il eût été vainqueur des Parthes, les mêmes difficultés l’eussent conduit en Germanie ou dans les pays situés au nord de l’Ister. Pour se maintenir, il lui fallait frapper constamment les imaginations par de nouvelles victoires. Mais quand on en est là, la chute est inévitable[77]. On ne peut pas toujours conquérir. Que l’on soit défait ou que l’on se trouve forcé de s’arrêter parce que les ennemis manquent, le résultat est le même. On est de nouveau face à face avec le désordre. Rien n’a été fondé. Auguste voulait, lui, fonder quelque chose et tirer le monde romain d’un état violent oit celui-ci courait à chaque instant le risque de périr.

Relativement aux armées, il prit une résolution hardie. Il annonça hautement l’intention de les annuler. Après la bataille d’Actium, il prit envers les soldats, restés sous les drapeaux, le ton de commandement dés anciens consuls. Il cessa de les traiter avec cette familiarité qui, non moins que ses prodigalités, lui avait valu leur affection, et il les assujettit à une discipline plus rigoureuse[78]. En même temps, il établit la paix extérieure, garantie de la paix intérieure. Mais il ne suffisait pas de pourvoir au mal présent : il fallait assurer l’organisation de l’armée pour l’avenir. Nommé par le Sénat imperator et revêtu du commandement suprême des troupes, il donna naissance à la plupart des grands établissements militaires de l’empire romain. Des corps permanents furent placés sur les frontières. Le service militaire cessa d’être un devoir momentané de chaque citoyen pour devenir une profession. La durée en fut fixée d’abord à seize ans, puis à vingt pour le simple légionnaire[79]. Les vétérans reçurent leur récompense en argent et non plus en terres. De nouveaux tributs levés sur les provinces et quelques impôts particuliers établis sur l’Italie, qui était exempte de tribut, servirent à ces dépenses nécessaires. La condition du soldat placé presque toute l’année dans des camps retranchés, au milieu de populations mal soumises et souvent en face d’ennemis déclarés, devint aussi pénible qu’elle avait été douce et agréable pendant les guerres civiles. Les généraux eux-mêmes reçurent avec respect et exécutèrent ponctuellement les ordres que l’empereur leur adressait au nom du Sénat. Ils montrèrent la même déférence à ses successeurs[80]. Plus tard, il est vrai, la famille d’Auguste, par ses crimes et ses folies, contraignit tout ce que Rome et les légions renfermaient d’hommes honnêtes et modérés à lui refuser l’obéissance. Alors seulement les soldats des provinces apprirent ce grand secret des armées permanentes que la loi de l’État est toujours soumise à la loi du plus fort. Tant l’établissement d’Auguste était solide et bien combiné pour empêcher le retour de ces révolutions oh Rome et les provinces étaient le prix offert à -l’avidité des vainqueurs !

Mais, dira-t-on, les prétoriens ne disposèrent-ils pas de l’empire bien avant la mort de Néron ? N’est-ce pas sur leur appui qu’Auguste fonda sa suprématie ? N’est-ce pas pur eux qu’il tint dans la sujétion Rome et l’Italie, tandis que ces légionnaires lui assuraient la soumission des provinces ? Auguste est, en effet, regardé généralement comme le premier créateur de cette garde prétorienne qui, depuis, acquit une si funeste célébrité. Il lui fit accorder par le Sénat de grands avantages, tels que la double paie pendant le service, une gratification plus forte après la retraite et des adoucissements importants aux conditions imposées aux autres soldats. Le discours de Percennius dans le premier livre des Annales de Tacite montre assez de quel œil jaloux ceux-ci virent tant de privilèges[81]. Mais serait-il juste d’attribuer à Auguste le dessein de dominer le Sénat et le peuple par le secours d’une troupe dévouée, toujours prête à verser des flots de sang pour soutenir la tyrannie d’un usurpateur ? D’abord Auguste ne créa pas en réalité les gardes prétoriennes. Cette institution existait bien avant l’empire. Ainsi l’histoire d’Appien nous montre Octave lui-même et Antoine entourés de leurs prétoriens dans la bataille de Modène. Ceux d’Octave furent alors complètement détruits par ceux d’Antoine[82]. N’oublions pas aussi que, sous Auguste, leur nombre ne dépassa jamais neuf ou dix mille[83]. L’empereur les recruta, contre l’ancien usage, parmi les habitants de Rome, du Latium et des provinces voisines, toutes situées dans le centre de l’Italie, où se maintint si longtemps le vieil esprit romain et où les idées de liberté subsistèrent encore après plusieurs siècles de servitude[84]. Un despote n’aurait-il pas trouvé un bien meilleur appui dans cette garde espagnole qu’il congédia après la bataille d’Actium et dans ces bandes germaines auxquelles il ôta leurs armes après la défaite de Varus ? Tibère et Caligula ne manquèrent pas de rappeler ces dernières auprès d’eux. Avec de tels auxiliaires, il leur était plus facile de faire de la vie des citoyens le jouet de leurs sanglants caprices. Lorsque les successeurs d’Othman voulurent établir la milice des janissaires, ils la composèrent surtout d’enfants chrétiens qu’ils avaient ravis à leurs familles et à leurs patries. Etrangers à leurs pères et à leurs frères par la religion, aux Turcs par l’origine, ne connaissant plus que le drapeau autour duquel ils combattaient et le maître qui les payait, ces terribles instruments d’un despotisme farouche mirent aux pieds des sultans tons les habitants d’un des plus vastes empires qui aient jamais existé. Nos rois de France, plus modérés dans l’exercice de leur pouvoir, se seraient pourtant bien gardés de confier le soin de leur défense à des Parisiens. S’ils créèrent les gardes françaises, ils n’eurent pas à s’en applaudir. Au contraire, ils ont toujours trouvé dans les Suisses et dans les Allemands qu’ils soudoyaient une fidélité inébranlable[85]. — On objectera que la vie militaire engendre naturellement cette obéissance passive qui met les intérêts de la patrie bien au-dessous du bon plaisir du chef. Sans doute. A condition pourtant que les soldats n’aient pas avec le reste de la population des rapports continuels et familiers. Dans ce dernier cas, entièrement séparés de ceux qui portent la toge, ils pourront cesser de voir en eux des concitoyens. Les liens du sang eux-mêmes se relâcheront par l’éloignement, tandis que la communauté d’existence et de travaux créera entre les compagnons d’armes une fraternité officielle. Auguste avait trop de sagacité pour l’ignorer, et pourtant il mit tous ses soins à empêcher cet esprit de corps exclusif. Les cohortes prétoriennes restèrent dispersées pendant tout son règne, soit dans Rome, soit dans les environs[86] ; elles avaient entre elles peu de relations et elles vivaient, pour ainsi dire, au milieu du peuple. Aussi Tacite nous dit-il qu’avant le milieu du règne de Tibère, la préfecture du prétoire n’avait qu’une importance médiocre[87]. Séjan, le premier, réunit dans un même camp ces soldats d’élite, leur apprit à penser en commun et toujours comme leur chef, exalta leur orgueil militaire, leur inspira le mépris des lois, enfin les disposa à jouer ce rôle infâme et terrible qui signala leur nom à l’exécration de la postérité. Alors ils tinrent le Sénat assiégé ; alors ils foulèrent aux pieds les glorieux souvenirs de leurs ancêtres[88]. Auguste n’en est pas responsable. Il avait tout fait pour empêcher ce malheur. Car il avait vu dans la force militaire de Rome un immense danger pour la paix publique, et l’une de ses grandes préoccupations fut de la restreindre.

Le système de conduite d’Auguste à l’égard du peuple n’a pas toujours été bien compris. Ni ses admirateurs ni ses détracteurs ne me paraissent s’en être rendu d’ordinaire un compte bien exact. On ne pouvait restituer aux comices populaires toute leur ancienne autorité. Depuis que les Italiens avaient obtenu le droit de cité, Rome n’était plus cette ville dont le peuple n’avait eu qu’un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du Sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, n’était qu’un amour de l’égalité. Les peuples d’Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y avait apporté son génie, ses intérêts particuliers et sa dépendance de quelque grand protecteur. La ville déchirée ne formait plus un tout ensemble et, comme on n’en était citoyen que par une espèce de fiction, qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles ; les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne voyait plus Rome des mêmes yeux, on n’avait plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains n’étaient plus. Les ambitieux faisaient venir à Rome des villes et des nations entières pour troubler les suffrages ou se les faire donner. Les assemblées étaient de véritables conjurations. On appelait comices une troupe de quelques séditieux ; l’autorité du peuple, ses lois, lui-même, étaient devenus des choses chimériques, et l’anarchie était telle qu’on ne pouvait savoir si le peuple avait fait une ordonnance ou s’il ne l’avait point faite[89]. Tel est le tableau que nous fait de la situation de Rome avant l’empire un auteur qu’on ne peut soupçonner de partialité en faveur d’Auguste et de son gouvernement[90].

Au reste, les comices n’avaient subsisté que de nom pendant le second triumvirat et Auguste eût pu, sans de grands obstacles, les supprimer entièrement. Il était, avons-nous dit déjà, peu partisan du gouvernement populaire. Mais il comprenait l’importance de la tradition pour fonder un ordre de choses durable. Il regardait aussi un certain équilibre de pouvoirs comme la condition essentielle de toute constitution régulière. Cet équilibre est-il possible quand le droit de faire les lois et la force nécessaire pour en imposer l’exécution sont partagés entre une seule assemblée et un magistrat supérieur ? Compter qu’ils resteront perpétuellement unis, ce serait méconnaître la nature humaine si facilement ambitieuse et jalouse. Mais qu’attendre de leur rivalité ? Tant que la victoire est douteuse, l’anarchie règne. L’assemblée a-t-elle triomphé ? Elle se divise aussitôt, si c’est une assemblée populaire. Si c’est un Sénat, on tombe le plus souvent sous la domination d’une oligarchie défiante et implacable, comme celle qui à Venise tint si longtemps le doge et le peuple captifs. Vaincu, ce même Sénat sert d’instrument au pire despotisme, celui qui n’accepte même pas la responsabilité de ses actes, celui qui, pour tenir toute une nation suspendue sur un abîme, n’a qu’à placer la main au dernier bout d’une chaîne que d’autres forgent et que d’autres soulèvent. Il faut donc un troisième pouvoir qui contraigne les deux premiers à rester d’accord, qui les surveille et réprime les abus. Dans les états modernes, où prévaut le principe de la représentation, ce rôle est attribué de préférence à un corps plus ou moins aristocratiquement organisé. A Rome, où le peuple exerçait directement ses prérogatives, Auguste semble lui avoir destiné plus spécialement cette mission.

Donc les comices populaires furent remis en vigueur. Tite Live et Suétone témoignent que le fondateur de l’empire leur rendit le droit de faire des lois et celui d’élire des magistrats[91]. Il n’est pas douteux que la connaissance des crimes d’état n’ait aussi appartenu au peuple sous ce règne. Ces trois prérogatives si importantes de la souveraineté ne furent transférées au Sénat que sous Tibère. — De ces prérogatives, la troisième avait pour contrepoids la puissance tribunitienne et le droit de grâce que possédait l’empereur[92]. Pour restreindre dans de justes bornes l’autorité législative du peuple, il suffisait de rétablir et d’étendre aux rogations des tribuns les anciennes dispositions relatives aux lois présentées au suffrage des citoyens dans les grands comices. Les délibérations de ces dernières assemblées devaient être précédées d’un sénatus-consulte. La faculté de proposer un projet de loi à la multitude qui ne pouvait l’amender, était réservée aux consuls. Il dépendait d’eux aussi d’empêcher la réunion de produire aucun fruit. Avaient-ils déclaré les auspices défavorables ? Chacun regagnait son domicile. Le forum devenait désert. Les tribuns exerçaient dans les assemblées qu’ils présidaient un pouvoir analogue, bien qu’ils n’aient jamais eu les auspices, et l’on trouverait dans l’histoire romaine bien peu d’exemples d’une loi votée contrairement au vœu de tous les magistrats. C’était là précisément ce qui faisait du droit d’élection la prérogative vraiment redoutable des assemblées populaires. Des élections dépendait la composition du Sénat, les sénateurs étant des magistrats sortis de charge. Des élections dépendait leur place dans ce corps, les consulaires étant d’anciens consuls, les prétoriens d’anciens préteurs, etc., etc. Le choix du peuple avait même légalement la puissance de ramener dans la curie ceux que le censeur ou le préfet des mœurs en avait exclus pour cause d’indignité. Quand les comices exerçaient librement leur droit de disposer des magistratures, le censeur ou le préfet des mœurs trouvait donc en eux un juge supérieur, qui pouvait casser ses jugements. Tout sénateur, noté d’infamie, pouvait en appeler de l’arrêt rendu contre lui par un haut fonctionnaire partial ou mal informé au corps entier des citoyens. Ceux qui, en lui conférant l’une des grandes charges de l’état, l’avaient désigné pour siéger parmi les Pères conscrits, étaient en possession d’un moyen infaillible de le nommer au Sénat. Ainsi dans notre législation le droit d’exclusion pour cause d’indignité ou de corruption renfermé dans le mot « vérification des pouvoirs », ne saurait préjudicier à celui des électeurs. En portant de nouveau leurs suffrages sur celui que le corps législatif a rejeté, il dépend d’eux de rendre sa résolution inutile. Il faut toujours qu’il finisse par céder. Je suppose, bien entendu, qu’il ne s’agisse pas d’un candidat que la loi aurait privé de ses droits civiques. Le peuple romain n’aurait pu lui-même élire une telle personne. Mais ce n’était pas aux censeurs qu’il appartenait de conférer ou de retirer le droit de cité. Celui qu’ils avaient chassé du Sénat était toujours à même de se présenter comme candidat devant les comices. Réussissait-il dans sa candidature ? Toute flétrissure disparaissait. L’autorité censoriale était vaincue par celle des centuries ou des tribus. Un voyait sans étonnement siéger au premier rang celui qui, la veille, n’avait pas été jugé digne d’occuper une place plus modeste dans le noble conseil. Réhabilitation glorieuse quand elle était méritée ! Mais dans les derniers temps de la république, des hommes coupables de crimes ou justement notés pour leurs vices surent l’obtenir par brigue et par corruption. Un Lentulus Sura, chassé du Sénat pour son infamie, put y rentrer triomphant. Réélu préteur, il reprit son ancienne place, prit part aux délibérations des Pères conscrits et donna sa voix sur les mesures de salut public que proposait Cicéron, tandis qu’il conspirait avec Catilina l’assassinat du consul, l’extermination des sénateurs et la ruine de la république.

C’était donc le droit d’élire les magistrats qui constituait pour le peuple romain le principal moyen de participer à la direction des affaires. L’usage en était salutaire ; l’abus en avait été souvent périlleux. Auguste en comprit d’abord surtout les effets salutaires ; vers la fin de sa vie, il songea surtout aux périls. Ce n’était pas, à mon avis, pour diminuer l’importance des comices qu’il leur demandait le consulat et qu’il y votait lui-même[93]. Pourquoi eût-il fait aussi des lois sévères contre la brigue, si l’élection des magistrats n’avait été pour le peuple romain qu’une prérogative insignifiante ! Suétone nous apprend qu’il imagina d’autoriser les habitants des municipes à envoyer leurs suffrages à Rome par lettres cachetées. Ce projet, peu remarqué ou mal interprété par les historiens, ne tendait-il pas à introduire un nouveau système d’élection bien supérieur à l’ancien[94] ? Le voyage de Rome était trop coûteux, trop fatigant pour que les Italiens se rendissent en grand nombre aux comices. Ceux qui y allaient étaient des factieux qui ne cherchaient qu’à troubler tout ou les clients dévoués de quelque grand personnage, qui voulait une magistrature, et qui, pour l’obtenir, n’épargnait ni dépenses, ni intrigues, ni actes de violence. Ils arrivaient par bandes, payés pour mal faire, déterminés à tout. De là tant de tristes scènes qui n’avaient pas rendu les comices plus agréables aux gens paisibles. C’était à ces derniers qu’Auguste voulait fournir un moyen de voter sans péril et sans peine. Il y avait encore un autre avantage. Ces bulletins de vote, pour employer une expression actuellement usitée, devaient représenter surtout le suffrage de la classe éclairée. S’ils étaient assez nombreux pour faire pencher la balance, ils assuraient la prédominance de la classe moyenne sur la populace. Mais peut-être la classe moyenne qui, dans la seconde guerre civile avait montré tant de faiblesse et d’ineptie, rendit-elle inutiles les bonnes dispositions d’Auguste à son égard. Nous n’avons qu’un mot de Suétone sur ce fait si intéressant. L’historien n’en parle qu’en passant, sans même nous apprendre ce qu’il produisit.

A partir de l’an 18 av. J.-C., après les troubles nés à l’occasion des élections consulaires qui donnèrent lieu à l’établissement du pouvoir consulaire perpétuel de l’empereur, les comices devinrent plutôt pour lui, ce semble, un objet de défiance. Il est certain du moins que, dans les années qui suivirent, plusieurs lois restrictives de la liberté du suffrage populaire furent successivement édictées. L’obligation du cens sénatorial était déjà, probablement une condition imposée aux élus des comices. Elever ce cens, c’était limiter le choix du peuple. Auguste le porta à douze cent mille sesterces[95]. Puis, sous prétexte que deux consuls et d’autres magistrats avaient encouru le soupçon d’avoir acheté leurs dignités à prix d’argent, il obligea tous ceux qui briguaient une magistrature à fournir un cautionnement. L’État confisquerait ce cautionnement à son profit s’ils employaient des moyens illégaux pour se faire élire[96]. Mais à qui appartiendrait le jugement de ces infractions ? A celui-là même qui aurait intérêt à trouver coupables les candidats qu’il n’aurait pas agréés. Machiavel, dans son Histoire de Florence, raconte un fait qui peut nous faire deviner les effets de la mesure adoptée par le petit neveu de César. Pour exclure les Gibelins des magistratures, les Guelfes firent décréter que tout citoyen de ce parti qui serait magistrat serait passible d’une peine. On les avertissait donc (c’était ce qu’on appelait l’admonestation) d’avoir à refuser toute charge publique. Qu’arriva-t-il ? Beaucoup de Guelfes furent aussi victimes de cette loi tyrannique. Un de ceux qui n’avaient pas les sympathies de la faction dominante avait-il chance de tenir bientôt sa place dans le collège souverain ? On l’admonestait aussitôt. Il aurait perdu son temps à prouver que ses ancêtres et lui-même avaient combattu les Gibelins avec acharnement. Ceux-là mêmes qui lui envoyaient l’avertissement auraient été ses juges. Le soin de sa sécurité l’obligeait donc à rester dans la vie privée. — Mais ce ne fut pas assez pour Auguste d’éloigner ainsi ceux dont il suspectait les intentions. Il finit par diriger entièrement les élections. Vers la fin de sa vie, il s’abstint de venir aux comices et recommanda par lettres et affiches les candidats qu’il préférait[97].

C’était là un grave symptôme du changement qui, sous son successeur, allait ravir à la nation les droits politiques dont elle jouissait depuis l’expulsion des Tarquins. En venant voter dans les comices au milieu des membres de sa tribu, comme il l’avait fait d’abord, il exerçait sans- doute une grande influence sur lés suffrages. Mais cette influence n’avait rien que de légal. L’empereur, si haut placé qu’il fût, ne se distinguait nullement, par sa manière de solliciter, du plus obscur candidat, lorsqu’il était candidat lui-même, et s’il postulait en faveur d’un ami, il suivait l’exemple donné, en tout temps, par les citoyens les plus illustres, par les partisans les plus sincères du gouvernement républicain. La liberté ou, si l’on veut, la sincérité des votes y perdait. Mais les comices regagnaient en dignité et en éclat ce qui leur était ôté en indépendance. Chaque électeur était pénétré de l’importance du devoir qu’il remplissait lorsqu’il voyait Auguste l’accomplir avec toutes les apparences du plus profond respect. La reconnaissance ou quelque autre motif le portait à voter pour ce prince et pour ses amis. Mais il avait le sentiment de son droit absolu de voter pour tout autre candidat qu’il jugerait mieux méritant. Ce sentiment est l’égide de la liberté. Là. où il demeure, le peuple n’a pas cessé d’être libre, lors même que les nécessités de l’état lui auraient imposé une dictature momentanée. Les Romains trouvaient donc dans la scrupuleuse exactitude avec laquelle Auguste observait les usages traditionnels un motif de les respecter et de se respecter eux-mêmes. Au contraire, le système de recommandation établi plus tard par Auguste, créa entre eux et l’empereur de tels rapports que l’un des deux pouvoirs devait nécessairement s’effacer. L’empereur n’était plus un simple citoyen lorsqu’il écrivait : Je recommande à vos suffrages un tel que je désire voir nommer consul ou préteur. Quel citoyen avait jamais adressé aux comices des lettres semblables[98] ? C’était cette fois comme chef de l’État qu’il réclamait des collaborateurs dévoués. Qui pouvait songer désormais à lutter dans les élections coutre les créatures du prince et quel avantage serait sorti du succès même ? Était-ce le titre de sénateur ou un rang supérieur dans le Sénat ? Mais l’empereur dressait les rôles du Sénat. Il pouvait écarter comme indigne quiconque, sans son aveu, aurait osé se faire élire magistrat. Etaient-ce les prérogatives attachées aux magistratures elles-mêmes qui pouvaient tenter l’ambition ? L’empereur avait l’imperium et la puissance tribunitienne, et il lui suffisait d’en user pour réduire presque à un vain nom les hautes fonctions dont les comices disposaient. Ajoutez la loi du cautionnement qui mettait la fortune d’un candidat téméraire à la discrétion du prince. Ainsi les protégés d’Auguste n’eurent plus de concurrents et le peuple dut souvent ne plus considérer l’élection des magistrats que comme une vaine et insignifiante formalité[99]. Aussi s’éleva-t-il à peine quelques murmures lorsque Tibère fit passer au Sénat les derniers restes de la souveraineté populaire.

Nous devons maintenant examiner le rôle d’Auguste vis à vis du Sénat. C’est là la partie la plus facile de notre tâche. Rappelons-nous d’abord dans quel état déplorable ce corps était tombé. Nous en apprécierons mieux ce que le fils adoptif de César fit en sa faveur.

Il est inutile d’insister sur la composition du grand conseil de la nation romaine au temps de la bataille d’Actium. César et Antoine n’avaient songé qu’à l’avilir. Il ne paraît pas qu’Octave eût suivi personnellement leur exemple. Mais ses proscriptions et sa victoire de Philippes ravirent à la curie ceux dont le talent et la vertu lui avaient conservé comme un reflet de sa gloire antique. La même année avait vu le génie de Cicéron s’éteindre et Brutus emporter dans la tombe cette fierté républicaine, si noble malgré ses écarts, qui lui a valu son surnom de dernier des Romains.

Les divisions qui ne cessaient de troubler l’empire existaient aussi dans le Sénat. On y trouvait plusieurs factions. Les discussions y étaient souvent orageuses. Dion Cassius rapporte certains discours de sénateurs romains pleins d’injures et de propos menaçants. La rhétorique peut y avoir part. Mais le ton général est certainement celui que les Pères conscrits prenaient dans leurs débats.

Il y avait longtemps que le peuple voyait plutôt en eux des adversaires que des chefs. Depuis leur abaissement, il les redoutait moins. Mais il les méprisait davantage et il les détestait toujours.

Les tribunaux, les provinces et les armées avaient été, jusqu’aux Gracques, leur principale sphère d’action. Les jugements leur avaient d’abord échappé. Ils les recouvrèrent deux fois. Mais, après le procès de Verrès, ils en furent de nouveau dépouillés. Ils les partagèrent alors avec les chevaliers et les tribuns du trésor. Puis César exclut les tribuns du trésor. Il ne resta que les sénateurs et les chevaliers. — Ensuite les armées cessèrent à leur tour d’obéir et les provinces se divisèrent. Parmi ces dernières, celles qui, rattachées plus anciennement à l’empire, considéraient Rome comme une république aristocratique dont le Sénat était la tête, embrassèrent, en général, son parti et firent des vœux pour lui dans les guerres civiles. Les provinces récemment comprises, au contraire, partageaient l’esprit des légions, Elles fournirent de nombreux auxiliaires à César contre Pompée, à Antoine et à Octave contre Brutus et Cassius. Il eût été peut-être difficile à Auguste de faire accepter la souveraineté directe du Sénat par les Gaulois transalpins ou par les peuples de la Rhétie et du Norique. Les premiers avaient à peine subi la domination romaine qu’ils avaient passé le Rubicon, envahi la curie et forcé les sénateurs tremblants à s’enfuir de l’autre côté de l’Adriatique. Les autres ne connaissaient qu’Auguste. Ils avaient appris, dès l’origine ; à ne craindre que lui, à n’obéir qu’à lui. Ils ne pouvaient respecter une compagnie dont ils ignoraient la grandeur passée, tandis que tout leur montrait sa servitude et son avilissement présents.

Voilà le point de départ. Étant donnée cette situation, nous verrons qu’Auguste fit beaucoup pour le Sénat.

Ce fut un premier service que de le délivrer de ses plus indignes membres. Il l’épura trois fois. Senatum ter legi, dit-il, dans le monument d’Ancyre. C’était une des prérogatives attachées aux hautes fonctions qui lui avaient été conférées[100]. Mais il en usa de telle sorte que nul censeur peut-être, sous la république, n’avait usé envers l’auguste assemblée de semblables ménagements. Voici, par exemple, comment il s’y prit dans la seconde épuration qui est la plus importante. Il se borna à choisir trente citoyens, de l’aveu de tous, les plus recommandables[101]. Il jura d’ailleurs qu’aucune autre considération que leur mérite personnel ne dictait son choix. Les trente furent, à leur tour, astreints au même serment. Chacun d’eux devait désigner, en dehors de ses parents, cinq sénateurs, qu’ils inscriraient sur des tablettes. Dans chacune de ces séries de cinq, le sort désigna, à son tour, un membre du Sénat. Celui-ci inscrivit cinq nouveaux candidats dignes, suivant lui, d’être conservés. Ainsi fut formée une nouvelle série dans laquelle le sort fut encore appelé à distinguer les élus, et ainsi de suite, durant plusieurs jours. Cependant, à la fin, de nombreuses fraudes s’étant produites, Auguste dut compléter lui-même le nombre de six cents sénateurs auquel il avait résolu de se tenir[102]. Ceux qui avaient été mis à l’écart furent consolés pour la plupart par la possession de prérogatives honorifiques, quelques-uns même parvinrent, bientôt après, à forcer de nouveau les portes de la curie. L’historien auquel nous empruntons ces faits semble accuser ici Auguste d’un peu de faiblesse. Sans doute il resta dans le Sénat bien des gens qui n’offraient pas les garanties de mérite et de vertu nécessaires pour en soutenir l’antique réputation. Mais où Auguste eût-il trouvé de dignes successeurs des Fabricius et des Caton ? Il aurait fallu réduire à quinze ou vingt la liste des sénateurs conservés après l’expulsion des Orcini, s’il eût pris pour exemple la sévérité des anciens censeurs. Du moins, il ne fit pas de la noblesse d’âme, ni même d’une certaine fierté républicaine un titre d’exclusion. Plus d’un sénateur, conserva avec lui dans les débats de l’assemblée un ton d’indépendance remarquable. Un jour qu’il avait pris la parole, un des Pères conscrits ne craignit pas de dire qu’il ne comprenait rien à ce verbiage. Un autre ajouta : qu’il combattrait certainement la proposition de l’empereur, s’il se sentait une liberté suffisante. Un autre jour, des discussions bruyantes s’étant élevées à propos de certaine motion qu’il avait faite, il sortit avec précipitation et colère. On l’arrêta, en lui demandant s’il n’était pas permis à des sénateurs de délibérer sur la chose publique. On allait plus loin. En plein Sénat, on lui adressait des questions délicates sur les motifs de ses lois, sur sa propre conduite et sur celle de Livie. Même on répandit quelquefois contre lui dans la curie des libelles diffamatoires.

Un autre service qu’il rendit au Sénat fut d’introduire dans ses délibérations un peu plus d’ordre et de régularité. Mais à peine ces réunions, naguère si tumultueuses, avaient-elles recouvré plus de calme, il eut à lutter contre un autre mal, l’indifférence des sénateurs[103]. Bien qu’une amende fût infligée à ceux qui n’assistaient pas aux séances d’une manière exacte, sans pouvoir justifier leur absence par des motifs légitimes, la salle des séances demeurait parfois presque vide. Auguste fit augmenter l’amende et n’obtint probablement pas plus de zèle. Eût-il autrement fait abroger la loi qui fixait à quatre cents le nombre des Pères conscrits, dont la présence était nécessaire pour qu’un décret du Sénat eût force de sénatus-consulte ? Cette abrogation fut bientôt suivie d’un nouveau règlement où l’amende était portée à un chiffre encore plus élevé. Auguste y paraît du reste douter du succès de ses efforts. Il prévoit que le grand nombre des absents rendra difficile l’application rigoureuse de la pénalité et il a recours à un procédé imité de la décimation militaire. On tirera au sort parmi les infracteurs au règlement ceux qui paieront pour les autres. Un condamné suffira pour cinq coupables.

Cette étrange insouciance des Pères conscrits relativement aux affaires publiques, sous un prince qui affectait pour eux tant de déférence, présente un important sujet de réflexions. Etait-elle l’effet d’une paresse devenue invincible ? Ou peut-on l’attribuer à une sorte de susceptibilité républicaine dans un corps, jadis le souverain de Rome, qui se révoltait de son impuissance ? L’abstention était-elle une protestation contre un despotisme hypocrite qui brisait les ressorts du Sénat, tout en lui prodiguant les flatteries ? La plupart des historiens allèguent cette dernière cause. Leur opinion me semble au moins très contestable. Auguste, disent-ils, venait d’ôter au Sénat la publicité de ses délibérations. Par là, il lui avait enlevé un des stimulants les plus actifs qui puissent entretenir le zèle d’un collège de législateurs. L’influence actuelle de la presse donne à cette manière de voir une certaine vraisemblance. Les comptes-rendus des journaux sur les séances de nos assemblées sont un puissant stimulant à bien dire, il est vrai, plutôt qu’à bien faire. On parle pour le public, lors même qu’on est sûr d’avance qu’on ne sera pas écouté par ses collègues. On assisterait aussi aux séances de peur d’être signalé comme n’ayant pas pris part à un vote important et, par conséquent, n’ayant pas rempli son devoir, si une tolérance fâcheuse n’avait pas introduit l’usage, chaque jour plus répandu, de faire voter pour soi un collègue, alors qu’on est soi-même parfois à une autre extrémité de la France. Mais il faut considérer la différence des temps. Qui, le premier, à Rome, avait ordonné la publication des délibérations du Sénat ? Jules César, dans son premier consulat, alors qu’il était avec les sénateurs en hostilité flagrante[104]. Quel était son motif ? Apparemment de livrer les amis de son collègue Bibulus aux risées des lardonniers du temps. Le Sénat n’avait pas manqué d’activité avant ce changement. Il en montra aussi, j’en conviens, pendant les dernières guerres civiles, alors qu’il n’était qu’un jouet, qu’un instrument entre les mains des partis. Sous Auguste, au contraire, il est paresseux, languissant. Mais est-ce l’effet du règlement d’Auguste ? Est-ce le sentiment de sa dépendance et de sa nullité réelle qui portait le conseil aristocratique à s’effacer ? Alors il se serait effacé -bien davantage sous Tibère. Son avilissement dans cette dernière époque fut plus grand. Cependant il s’en faut qu’il ait été aussi inerte. Lisez les beaux récits de Tacite. Je ne sais quelle fièvre s’est emparée des sénateurs. A l’animation des partis, qui s’appliquent tour à tour la loi de Majesté, on devine qu’ils ont dans l’assemblée de nombreux adhérents, sans compter cette majorité, prête à sanctionner tout arrêt sanglant, qui flotte entre les enfants de Germanicus et le favori Séjan. Eh quoi ! Auguste n’a pas trouvé assez de sénateurs pour sanctionner des lois destinées à. rendre la paix à l’Empire, et Tibère en trouve plus qu’il n’en demande pour fortifier sa tyrannie et prononcer la mort de leurs collègues[105] !

En examinant ce fait avec soin, on éprouvera moins d’étonnement de ce que le gouvernement d’Auguste, destiné peut-être à favoriser l’établissement d’une nouvelle constitution républicaine, porta le dernier coup à la république. Les sénateurs, avant et après Auguste, se rendaient à la curie par crainte. Il y avait péril pour eux à rester dans leurs villas. Les proscriptions des triumvirs ou les délations des ministres odieux de Tibère les auraient trop facilement atteints. Dans la curie un sénateur avait quelque chance d’éviter la proscription ou d’échapper aux accusations intéressées des délateurs. Il pouvait au moins se défendre, prévenir ses ennemis, désarmer la colère d’un maître redoutable, en se faisant, s’il le fallait, l’instrument de ses vengeances, en proposant de dresser des autels à la divine clémence des bourreaux, et de jeter aux gémonies les cadavres de leurs victimes. Néron épargna Thraséas tant qu’il le vit siéger assidûment parmi les Pères conscrits. Il le laissa même combattre avec quelque hardiesse des sénatus-consultes dictés par une lâche adulation. Mais il s’indigna lorsque ce sénateur, autrefois zélé, eut renoncé, pendant trois années, à la vie publique ; alors il poursuivit sa perte avec une haine implacable. De même, dans notre première révolution française, Danton signa en quelque sorte son arrêt de mort, le jour où il préféra sa retraite d’Arcis-sur-Aube aux discussions passionnées de la Convention. Aux époques de guerre civile ou de tyrannie, rien n’est moins sûr pour les personnages d’un certain rang, d’une certaine réputation, que de se tenir à l’écart. Sous le gouvernement d’Auguste, aucun sénateur n’ayant à craindre pour sa sûreté personnelle, ils pouvaient tous se livrer à leurs penchants. Il ne leur était pas interdit de discuter sur les affaires publiques. Mais ils préféraient s’en mêler le moins possible. Pour élever la voix, ils attendaient que le prince parlât de leur rendre l’administration de l’État. Alors ils éclataient en supplications. Puis venaient les actions de grâces lorsqu’il s’était laissé ou qu’il avait feint de se laisser fléchir. Ils s’écriaient, à l’instar de ce berger de Virgile : Deus nobis hæc otia fuit. De là la distinction, alors si populaire parmi les membres de l’aristocratie, entre les honores et les munera, les dignités quelles qu’elles fussent et les fonctions qui y étaient attachées ou plutôt auxquelles elles eussent dit être attachées. On recherchait les dignités avec passion. (De nos jours, ce sont peut-être les appointements que l’on préfère.) On évitait les fonctions. Porter certains ornements, occuper certains sièges, n’était pas moins convoité qu’au XVIIe siècle avoir un tabouret au palais de Versailles. Quant au soin de gouverner et de légiférer, c’était chose accessoire. On le remettait volontiers à l’Empereur[106].

Cette déplorable apathie qui ne devait pas permettre à la liberté de renaître, même sous un Antonin ou sous un Marc Aurèle, se communiqua de proche en proche et gagna peu à peu les citoyens de toutes les classes. En vain les empereurs s’efforcèrent-ils de la vaincre, les bons par leurs édits et leur propre exemple, les mauvais par les châtiments qu’ils lui infligeaient parfois, aussi bien qu’à la rébellion déclarée. Le mal finit par devenir irrémédiable. La culture de la terre, les travaux de l’industrie, les fonctions municipales, les professions libérales, les charges politiques furent confondus dans le même mépris. Un savant ouvrage, l’Histoire de l’Esclavage dans l’antiquité de M. Wallon, montre avec vérité les progrès de cette tendance qui, après avoir favorisé les doctrines des épicuriens et des stoïciens, devait offrir à l’homme comme un modèle l’esprit monacal et la vie des solitaires de la Thébaïde. M. Wallon suit aussi les Césars dans leurs stériles campagnes contre l’hydre indestructible qui dévorait à la fois Rome, l’Italie et les provinces. Privilèges et hérédité, tels sont les deux mots dans lesquels se résume tout leur système de règlement. L’historien y voit, avec raison, le retour aux anciennes castes de l’Orient, avec des modifications peu importantes. L’Orient servit, en effet, bientôt de modèle. Mais ce que M. Wallon n’a pas remarqué, c’est qu’Auguste pratiqua d’abord les mêmes principes à l’égard du Sénat. Ce fut, il est vrai, à titre d’essai et d’une manière incomplète. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, il laissa aux âges suivants à décider s’il suffisait de modifier légèrement l’ordre ancien ou s’il fallait établir un ordre tout à fait nouveau.

Mécène, dans son fameux discours, reproduit avec plus ou moins d’exactitude par Dion Cassius, insiste auprès d’Auguste sur l’éducation particulière qu’il convient de donner aux enfants des sénateurs et des chevaliers. On y voit poindre le projet de faire de l’ordre sénatorial et de l’ordre équestre deux castes héréditaires. A plusieurs reprises on avait permis aux enfants des sénateurs de suivre les délibérations dont la curie était le théâtre et sans doute ils y puisaient une instruction politique supérieure à celle des autres citoyens. Ils y apprenaient à parler des affaires publiques ; ils y apprenaient mieux encore à se taire et à dissimuler, deux arts difficiles où les sénats de Sparte, de Rome et de Venise ont surpassé les Tibère et les Philippe II[107]. Mais ce privilège qui, en acquérant la force d’un droit, eût fondé le livre d’or de la noblesse romaine, n’avait pas pu se maintenir. Auguste le remit en vigueur ; il lui donna même une certaine extension. Il autorisa les fils des sénateurs à suivre les séances du Sénat, leur permit de porter le laticlave et leur réserva des grades élevés dans la milice[108]. Dès lors, l’ancienne signification du mot senatorius ordo est modifiée. Dans Tite Live et dans les historiens contemporains, un homme appartenant à l’ordre sénatorial, c’est presque toujours un sénateur. Dans Tacite, c’est un fils de sénateur, objet déjà de nombreuses distinctions et privilégié de naissance, qui n’attend que l’inscription sur les registres de la curie pour changer son rôle d’auditeur contre celui de membre actif[109].

L’obligation du cens apportait, il est vrai, une restriction à l’hérédité sénatoriale. Auguste l’avait probablement trouvée établie depuis une époque déjà très ancienne. Il la maintint et même il la rendit plus rigoureuse. La pompe extérieure peut seule imposer le respect aux peuples qui se sont écartés de la frugalité républicaine. Comment cette pompe serait-elle possible sans la richesse ? L’institution de majorats inaliénables a pourvu à la conservation des fortunes des familles nobles dans la plupart de nos monarchies modernes. Les lois romaines, sous Auguste, réglaient les successions dans un esprit tout différent. Le sénateur, libre de réduire sa famille à une extrême pauvreté, en dissipant son bien, était libre encore de la dépouiller par son testament. Combien d’héritiers de noms illustres étaient déjà tombés et combien tombèrent plus tard dans la dernière misère ! Auguste vint au secours des familles sénatoriales les plus dignes d’intérêt, et l’ærarium servit plus d’une fois, sous son règne, à compléter le cens de citoyens d’une naissance illustre et de mœurs irréprochables, que leur pauvreté aurait exclus du Sénat. Il pressait les rejetons des maisons illustres de contracter des mariages pour ne pas laisser périr leur nom. Il fit aussi de nouveaux patriciens, absolument comme nos rois ont fait de nouveaux nobles. Enfin il cherchait à relever les vieilles cérémonies du culte païen, dont la direction était restée au patriciat après la perte de ses privilèges politiques. C’est sans doute par suite de cette réaction en faveur des vieilles coutumes que l’empereur fut nécessairement un patricien. Tous les actes d’Auguste témoignent du désir qu’il avait de se faire pardonner par l’aristocratie l’appui qu’il avait demandé autrefois contre elle au peuple et aux soldats. Il suivait en cela l’exemple de son père adoptif, mais sans afficher les mêmes prétentions. Si les circonstances faisaient de lui un serviteur à la fois nécessaire et puissant, il paraissait prendre à cœur de ne pas dépasser ce rôle de serviteur, tandis que César avait tenu à trancher du maître et arrogant seigneur. N’est-il pas admissible qu’à cette différence de procédés correspondait une différence réelle d’intentions ?

Relativement aux attributions du Sénat, la clef de sa conduite fut celle-ci. Il rendit aux sénateurs toutes celles de leurs prérogatives qui pouvaient s’accorder avec l’état de la république, se fit prier de garder les autres pour lui-même et ne les exerça qu’à titre de délégations provisoires. Les ambassadeurs des souverains étrangers furent, comme par le passé, introduits dans la curie et ils y trouvèrent la plus haute image de la Majesté romaine. On y statua sur les tributs, sur les allègements d’impôts, sur les exemptions. On y discuta toutes les questions relatives aux cérémonies religieuses et à l’érection de temples ou d’autres monuments. Mais on s’y occupa surtout de législation, et l’autorité législative du Sénat fut certainement beaucoup augmentée aux dépens de celle des comices. Je n’insisterai point sur ce fait déjà démontré. Toutes les questions, ou du moins la très grande partie des questions, durent être résolues d’abord probablement par le Sénat, ainsi que le demande Mécène dans son célèbre discours. Il est présumable que les comices furent réduits à voter par oui ou par non sur des projets dont l’initiative appartenait aux Pères conscrits. Le droit d’amendement leur échappait et le rôle du peuple se bornait à un vote législatif souvent impuissant. Le Sénat avait en corps depuis longtemps la connaissance de certaines affaires judiciaires. Il ne serait pas aisé d’en donner l’énumération exacte. Mais des témoignages trop nombreux attestent ce fait pour qu’on puisse le contester. Auguste étendit cette juridiction. Tibère fait une mention ex-presse de cette extension dans l’éloge de son père, reproduit ou arrangé dans Dion Cassius[110]. Mécène avait aussi, d’après l’historien, conseillé à Auguste de statuer que les sénateurs et leurs familles ne fussent justiciables que de la curie en matière criminelle. Chose toute naturelle ! Quand la liberté se perd, le privilège la remplace. Le Sénat n’était plus le conseil souverain d’un peuple libre. Mais il aspirait à établir une ligne de démarcation plus forte entre ses membres et le reste des Romains. Si Rome avait changé de constitution, les sénateurs se flattaient de tirer parti de cette révolution autant que l’empereur lui-même. Ce furent eux qui condamnèrent à l’exil la malheureuse Julie et qui punirent de la même peine ou du dernier supplice ses amants adultères ; c’est par leur suffrage qu’Agrippa Posthume fut relégué dans l’île de Planasie. Plus tard, Tibère, en permettant le retour de Silanus, complice des désordres de la fille de son prédécesseur, qui s’était exilé de Rome sous ce dernier prince, par crainte d’un sort plus rigoureux, déclarait qu’il n’avait attribué cette longue absence qu’à un voyage volontaire, le coupable n’ayant été banni par aucun sénatus-consulte ni par aucune loi[111]. Silanus était frère d’un sénateur. A ce titre il eût pu réclamer la juridiction du Sénat. S’il avait appartenu à une famille moins distinguée, il aurait été jugé par le peuple, et son exil aurait été prononcé par une loi. Son crime était de ceux qu’Auguste poursuivait avec une impitoyable rigueur en les qualifiant d’outrages à la religion, d’infractions à la loi de Majesté[112]. Adrien régla plus tard que nul sénateur ne pourrait être jugé que par le Sénat et compléta ainsi, suivant toute apparence, la réforme inaugurée par le fondateur de l’empire.

Hors de la curie, les sénateurs exerçaient, mais non plus seuls, une double prérogative. Ils siégeaient dans les tribunaux à Rome et ils gouvernaient les provinces. Depuis la dictature de César, les jugements n’étaient plus partagés qu’entre les sénateurs et les chevaliers. Les tribuns du trésor avaient été dépouillés du droit de juger. Auguste, bien que peu démocrate, ne maintint pas leur exclusion[113]. — L’esprit des armées et des provinces récemment conquises, qu’elles maintenaient dans la soumission, ne permettait pas au Sénat de reprendre immédiatement la direction de ces dernières. On eût risqué d’en provoquer plusieurs à un soulèvement contre une autorité nouvelle ou jusqu’alors méconnue. Il fallait y préparer le règne du Sénat par le gouvernement d’un chef qui joignit au titre de prince du Sénat le commandement supérieur des légions, qui ne le reçût que pour un temps limité, et qui, à l’expiration de sa magistrature temporaire, dût ou s’en dessaisir ou faire renouveler ses pouvoirs. C’est là ce que fit Auguste en établissant dans l’empire deux espèces de provinces. Nos rois de France n’ont-ils pas laissé subsister, sous l’empire de nécessités semblables, des Pays d’États à côté des Pays d’Élection ? Mais ils ont insensiblement affermi l’autorité monarchique dans les Pays d’États, dont la condition a fini par devenir peu différente de celle des Pays d’Élection. A Rome, où l’autorité du Sénat était l’autorité légale, il était possible que le gouvernement des empereurs fût simplement un moyen de préparer les provinces impériales à recevoir les ordres de cette compagnie. Les autres étaient tirées au sort entre des magistrats récemment sortis de charge et ils les régissaient, pendant un an, sous l’inspection du Sénat dont ils relevaient d’une manière immédiate. Peut-être même pouvait-il les proroger, comme il l’avait fait autrefois pour tant de proconsuls. L’empereur administrait les provinces impériales par des lieutenants de son choix. Mais il confiait les plus importantes à des sénateurs, en exceptant seulement l’Égypte qu’il lui paraissait dangereux de laisser sous le commandement d’un homme d’une naissance illustre. Des chevaliers, sous le nom de procurateurs, étaient préposés aux provinces inférieures telles que la Judée, le Norique ou la Rhétie. Du reste, les gouverneurs des provinces impériales, comme ceux des provinces sénatoriales, les préfets ou procurateurs pris parmi les simples chevaliers, comme les anciens consulaires, n’étaient justiciables que du Sénat pour les faits délictueux de leur gouvernement. L’empereur pouvait, lui, révoquer ceux qu’il avait élevés. Voulait-il leur infliger une punition plus forte ? Il devait en appeler au jugement du corps aristocratique. Tibère, dans la première partie de son règne, réprimande des consulaires mis par lui à la tête des provinces qui lui étaient spécialement attribuées parce qu’ils lui avaient rendu compte de leurs actes plutôt qu’au Sénat. Sans doute le désir de contrebalancer la popularité de Germanicus était pour beaucoup dans cette affectation de modestie. Mais n’eût-elle pas été ridicule si le Sénat avait renoncé, dès le temps d’Auguste, à tout droit de donner des ordres directs aux légions et aux provinces placées plus spécialement sous la garde des empereurs ? Au commencement du principat de Tibère, les légions de Pannonie s’étant révoltées, il leur envoya son fils, accompagné de quelques délégués du Sénat. Ils écoutèrent les réclamations des séditieux et les satisfirent sur quelques points. Le reste, dirent-ils, serait remis à la décision des Pères conscrits, auxquels il était juste de laisser leur part .dans la distribution et dans le refus des grâces. Les soldats irrités s’écrièrent qu’on usait toujours avec eux des mêmes artifices. Auguste en avait donné l’exemple à son héritier. Pour les mener au combat ou pour punir leurs moindres fautes par des supplices ; l’empereur ne consultait pas les sénateurs. Pourquoi donc alléguait-il cette autorité toutes les fois qu’il s’agissait d’accorder quelque faveur[114] ?

Les charges nouvelles de création impériale furent données à des sénateurs ou des chevaliers. Le præfectus urbi, qui n’avait guère que le nom de commun avec les anciens magistrats portant le même titre, était pris dans l’ordre sénatorial parmi les consulaires[115].

C’est assez insister sur le rôle immense que le fondateur de l’empire destinait à l’aristocratie. L’établissement d’un consilium, officiellement investi d’attributions étendues, dans les derniers temps de son principat y porta quelque atteinte. L’an 13, après J.-C., il obtint qu’une délégation de vingt membres du Sénat, annuellement renouvelée, viendrait travailler avec lui dans son palais. Les deux consuls, les consuls désignés, ses fils adoptifs et ceux qu’il voudrait leur adjoindre composeraient avec eux ce conseil. On y ferait des décrets (probablement sur certains objets spéciaux) et ces décrets auraient force de sénatus-consultes, comme s’ils avaient été votés dans la curie[116]. Nous reconnaissons encore ici les tendances qui, à la même époque, détruisaient toute liberté d’élection dans les comices consulaires. L’habitude de tout diriger qu’on avait fait prendre à Auguste (je ne sais si c’est malgré lui), la lâche servilité des flatteurs, l’influence de Livie qui préparait l’avènement de Tibère, telles furent les causes de cette innovation grave en elle-même, plus grave encore par les autres changements qu’elle pouvait produire.

Si j’ai bien compris le rôle d’Auguste, il diffère essentiellement de celui que lui ont volontiers assigné les historiens français de notre temps. Champagny et M. Duruy l’ont envisagé à des points de vue absolument différents du nôtre[117]. L’historien anglais Merivale, que nous avons eu plus d’une fois l’occasion de citer, paraît s’en rapprocher davantage. Mais il abandonne, à chaque instant, le point de vue analogue au nôtre, auquel il s’est parfois placé, pour en adopter un complètement différent. C’est ainsi que nous l’avons vu soutenir que la puissance tribunitienne conférée à Auguste avait été le signal d’un revirement de l’ancien triumvir, quittant le parti des nobles pour devenir le représentant des intérêts populaires. Si néanmoins il favorise ensuite l’élévation de Cinna, descendu d’une des plus grandes familles de Rome et orgueilleux de cette descendance, aux plus hautes fonctions de la république, l’auteur anglais fait cette réflexion : C’était la politique ordinaire de l’empereur de placer les grands noms de l’oligarchie à la tête de son impériale démocratie[118]. Napoléon, comme Auguste, a été considéré faussement comme un démocrate. Il y a pourtant entre eux la différence suivante qui fait que l’erreur est un peu moins grande, quand il s’agit de l’empereur français. Il a constitué une noblesse nouvelle, composée surtout d’éléments plébéiens, et s’il y admit très volontiers des représentants des familles anciennes qui consentaient à reconnaître sa suprématie, ce fut en renouvelant, en quelque façon leurs titres et en leur donnant, si je puis m’exprimer ainsi, un baptême nouveau, qui faisait de lui le parrain de leur noblesse, s’il n’en était pas le père. Rien de semblable à l’égard d’Auguste. La prééminence des vieilles familles était, à ses yeux, toute naturelle et, si les grands de Rome se prêtèrent volontiers au rôle de courtisans ainsi que ceux de notre patrie au temps de Louis XIV, comme le roi français, il les regarda toujours comme une classe d’hommes supérieurs, dont la conservation était absolument essentielle au maintien d’un ordre public régulier[119].

J’ai réservé pour la fin M. Mommsen, dont l’œuvre est aujourd’hui singulièrement prisée. Comme nous[120], M. Mommsen voit surtout dans l’empire une magistrature extraordinaire, une expression de l’ancien droit public, la dernière conception enfantée par le génie politique (républicain) de Rome[121]. Mais ce que je crois, c’est qu’Auguste ne voulut pas d’abord seulement fonder une dyarchie, suivant l’expression dont se sert M. Mommsen. Il réservait au peuple une place assez restreinte, il est vrai, mais qui lui eût permis de jouer un rôle utile si quelque conflit s’élevait entre les Pères conscrits et le prince. On a vu dans ce travail quelles sont les circonstances qui le portèrent, dans les derniers temps, à limiter chaque jour davantage la part du peuple qui devait être effacée de la constitution romaine sous son successeur par la suppression des comices. Il faut dire d’ailleurs qu’à la même époque et sous la direction d’influences dont j’ai dit quelques mots, Auguste tendit aussi à diminuer la part du Sénat, tout au moins du Sénat pris en corps, par la création du conseil d’État dont j’ai parlé plus haut. On cheminait insensiblement vers un régime où l’empereur absorberait tous les pouvoirs[122].

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1890

 

 

 



[1] Annales, I, 10 et 11.

[2] Dion Cassius, LII, 16. Ailleurs il dit qu’en mélangeant les formes monarchiques et républicaines (τήν μοναοχίαν τή δημοκρατία [ce dernier mot veut dire république dans le langage ordinaire de l’historien] μίξας), il conserva aux Romains leur liberté, au point qu’également à l’abri de la fougue populaire et des excès de la tyrannie ils vécurent sous une monarchie inoffensive, soumis à un prince sans être ses esclaves, et gouvernés avec les formes de la République, sans discorde (βασιλευμένους άνευ δουλείας, καί δημοώρατουμένους άνευ διχαστασίας, LVI, 43).

[3] Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, chap. sur Auguste. Nous verrons quels sont les jugements que portent sur Auguste et son gouvernement les écrivains de notre temps.

[4] Voyez les prophéties que l’on a prêtées à Napoléon. Dans cinquante ans l’Europe sera républicaine ou cosaque. Le délai fixé était au moins trop court. L’Italie est trop longue pour devenir jamais une. L’Italie compose aujourd’hui un seul État. Je ne sais si elle saura maintenir son unité. Mais je ne crois pas qu’elle soit dans l’avenir, découpée en lanières bizarres comme celles qu’avait faites le grand empereur avec son territoire. Il est vrai qu’il ne craignait pas de se contredire soit é dessein, soit par légèreté et inconséquence comme il le fit pour le concordat. C’est la vaccine de la religion, disait-il aux uns, il n’en restera plus dans cent ans. Aux autres, au contraire, il annonçait que le catholicisme était rétabli sur une base de granit.

[5] Lui eût-il été possible de rester neutre et étranger à la politique, même en renonçant à la succession de son père adoptif ? cela est douteux. Il ne suffit pas à certaines gens de dire : Je ne désire rien, je ne veux que vivre tranquille sans demander ni biens ni honneurs, dit Machiavel (Première décade de Tite-Live, livre III chap. II). Ces excuses ne sont point admises. Les hommes d’une certaine classe ne se choisissent pas leur manière d’exister. Quand ce choix serait celui de leur cœur, et qu’ils seraient réellement sans ambition, on ne les en croirait pas. Veulent-ils fixement s’en tenir à leur choix, ils en seront empêchés. On ne le souffrira pas. Merivale, parlant d’Octave, dit avec beaucoup de justesse (Hist. of the Romans under the Empire, t. IV, p. 104 de la 2e édit. anq.) : The security that was promised him he felt to be illusory... The fearful alternative was manifestly forced upon him : he must grasp Cæsar’s power to secure himself from Cæsar’s fate.

[6] Cicéron, Ad diversos, XII, 14. Des sénatus-consultes furent proposés pour les mettre en possession de leurs provinces (Philippiques, X et XI). Mais il ne parait pas qu’ils aient été votés. Appien (III, 63) a été trompé par eux lorsqu’il représente Brutus et Cassius comme investis légalement de leurs gouvernements.

[7] Appien, III, 78.

[8] Un décret fut rendu par lequel Sextus pompée, l’ennemi de César, était mis à la tête des forces navales de l’Empire et les commandants des troupes qui se trouvaient entre la mer Ionienne et l’Euphrate furent invités â se mettre à la disposition de Brutus et de Cassius.

[9] Laudandum adolescentem, ornandum, tollendum. Velleius, II, 62. On sait que ce jeu de mots est de Cicéron.

[10] Cependant Dion Cassius, que du reste nous ne consultons ici qu’avec quelque défiance, prétend qu’il montra de l’humanité en comparaison de ses deux collègues et surtout d’Antoine.

[11] Divus Augustus vultu et aspectuactiacas legiones exterruit. Tacite, Annales, I, 42.

[12] La magistrature impériale, dit La Bletterie, n’était censément qu’un établissement provisionnel, une magistrature accidentelle, semblable aux étais qui sont nécessaires pour soutenir un bâtiment lorsqu’on le répare et qui seraient inutiles si l’on avait fini de le réparer. Peut-être en était-il ainsi dans l’intention d’Auguste. Je serais personnellement d’autant plus fondé à le croire que, dans son testament, fait seize ans seulement avant sa mort, il recommandait encore au peuple romain de ne pas accumuler tout le pouvoir sur une seule tête, comme on l’avait fait pour lui. Il exhortait les Romains, dit Dion Cassius (LVI, 33), à confier le soin des affaires à tous les citoyens capables de les connaître et de les manier au lieu de s’en reposer sur un seul, afin que personne ne songeât à la tyrannie ou n’ébranlât la république, en échouant dans cet effort. — M. Beulé qui, dans son livre sur Auguste, fait du gouvernement de ce prince. un despotisme avilissant, oubliant ce qu il a dit précédemment, admet dans son volume sur Tibère que ce gouvernement n’avait été qu’une longue et salutaire dictature qui pouvait préparer aux Romains de nouveaux siècles de prospérité : Quel exemple magnifique, dit-il (Tibère, p. 8) ; quel exemple magnifique, inouï, incomparable dans les Annales, de l’humanité, si Auguste, après quarante-cinq ans de règne, était venu dire : J’ai frappé, j’ai été terrible, fuis clément ; j’ai eu le pouvoir, je l’ai exercé, je n’ai laissé aux magistratures qu une apparence. C’était pourvois sauver et vous régénérer. Vous versiez sur les champs de bataille et sur le forum le sang que vos ennemis auraient dû répandre. J’ai apaisé les guerres civiles. L’aristocratie corrompue affichait une morgue insolente. Je l’ai humiliée. Le peuple était animé par un esprit dangereux, novateur, turbulent. J’ai apaisé le peuple en l’élevant. Et maintenant que vous avez pris l’habitude d’être unis, disciplinés, égaux sous le niveau de mon despotisme, je vous rends la liberté pour en faire une nouvelle épreuve ; peut-être en êtes-vous devenus dignes ; vous en jouirez après moi, et, si elle dure, j’aurai eu la gloire d’en être, à mon tour, le véritable fondateur. — Je dois dire cependant qu’un édit cité par Suétone (Oct., 22), semble indiquer qu’au moins à une certaine époque de sa vie, Auguste considéra le principat comme définitivement établi à Rome. Après avoir fait placer les statues des grands capitaines romains dans le forum, il aurait déclaré dans cette pièce officielle qu’il avait voulu, par là, proposer aux citoyens des modèles pour le juger lui-même de son vivant, ainsi que les princes (principes) des âges suivants. Mais peut-être ce mot de principes n’était-il pas pris ici dans le sens qu’on lui donne d’ordinaire lorsqu’on parle d’Auguste.

[13] C’est, dit Dion Cassius, une maxime qu’il suivait lui-même constamment dans ses discours, comme dans ses actions ; plusieurs fois, il aurait pu faire des conquêtes sur les peuples barbares, il ne l’avait pas voulu. — Il y eut cependant des conquêtes importantes faites sous Auguste, comme le montre fort bien Merivale (op. cit., t. IV, p. 53 et suiv. et passim). Mais elles étaient toutes nécessaires à la conservation de l’Empire ; et, pour employer une heureuse expression de M. Duruy (Hist. romaine, t. III, 1871, p. 274), nul prince n’a plus sincèrement que lui cherché la paix dans la guerre.

[14] M. Dubois-Guchan, Tacite et son siècle.

[15] Tite-Live, I, 17, ad an. 138 ab U. C. Hodieque in magistratibus legibusque rogandis usurpatur idem jus, vi adempta ; priusquam populus suffragium ineat, in incertum comitiorum eventum Patres auctoresfiunt. — Sous l’empire, ce fut le contraire de ce qu’indique ce passage qui se produisit. Le Sénat fit les lois seul et le peuple dut simplement les ratifier ou même fut censé l’avoir fait, sans qu’on se donnât la peine de le consulter.

[16] Aulu-Gelle, III, 18. Je n’ai pas à discuter ici les divers systèmes qui ont été proposés en ce qui concerne les senatores pedarii. Certains auteurs voient dans cette dénomination une sorte de sobriquet exprimant plutôt un état de fait qu’une situation de droit.

[17] M. Willems (Le Sénat de la République romaine, t. I, p. 189 et suiv.) examine longuement la question de savoir si, sous la République, il fallait, pour être sénateur, un cens déterminé. L’absence de textes précis mentionnant une telle exigence, d’une part, et, d’autre part, certains exemples d’hommes pauvres ou même insolvables arrivés à de hautes magistratures le font se prononcer pour la négative, mais il admet, et nul n’en peut douter, que la grande majorité des sénateurs avait au moins le cens équestre. M. Madvig, au contraire (L’État romain, trad. Morel, t I, p. 151 et suiv.), pense qu’un certain cens était requis dès une époque reculée, sans que d’ailleurs il soit possible d’en préciser le montant. Ce qu’on raconte de la pauvreté de quelques sénateurs célèbres provient, d’après lui, de méprises et d’exagérations évidentes. Quant aux dettes, elles n’empêchaient pas de fournir la preuve qu’on possédait (en terres) la fortune exigée par le cens sénatorial.

[18] Tacite, Annales, VI, 42.

[19] Il était quelque chose d’analogue à ce que les hommes du moyen âge appelaient le jugement de Dieu et à ce qu’un publiciste de notre temps appelle : le droit de la force. Réussissait-on ? Ce qu’on avait statué prenait place parmi les actes ou les règlements auxquels, au bout d’un certain temps, le mos majorum, si puissant chez les Romains, pouvait s’appliquer.

[20] Grandeur et décadence des Romains, chap. XI.

[21] On a compté, dit M. Duruy (Histoire romaine, t. III, éd. de 1871, p. 114), que, de la dictature de César aux premières années du principat d’Auguste, soixante-trois villes avaient été livrées à des vétérans sortis de toutes les provinces et recrutés dans toutes les races. Auguste, ou plutôt Octave, en fonda à lui seul vingt-huit dont Borghesi cite les noms.

[22] Auguste (Mon. d’Ancyre) se vante d’avoir été le premier à acheter les terres qu’il a données à ses soldats en l’an 30 et en l’an 14 avant J.-C. J’ai payé, dit-il, pour les champs situés en Italie 600 millions de sesterces et 260 millions pour ceux donnés dans les provinces. Je l’ai fait le premier et le seul de ceux qui ont fondé des colonies.

[23] En cela je suis d’accord avec M. Duruy qui reproche amèrement à Auguste d’avoir restreint l’accroissement du nombre des citoyens. Ibid. p. 374 et suiv.

[24] Il ne faut pas entendre seulement par ce mot la classe des nobles. Les chevaliers et les actionnaires des diverses compagnies qui exploitaient les provinces avaient leur part, et peut-être la plus large part, dans les faveurs d’un gouvernement corrompu. Le rôle qu’a joué à Rome la spéculation sous la république est décrit d’une manière remarquable dans un ouvrage récent de M. Deloume, professeur à la Faculté de droit de Toulouse, intitulé : Les manieurs d’argent à Rome, Paris, Thorin, 1890, ouvrage que vient de couronner l’Académie française.

[25] M. Deloume (op. cit., p. 265) montre très bien comment les Gracques, avec d’excellentes intentions, tirent fausse route en proposant ces lois, ainsi qu’en se faisant les auteurs des lois frumentaires et judiciaires auxquelles ils ont attaché leur nom.

[26] On voit combien, dans ce tableau de l’empire, nous différons d’opinion avec M. Duruy lorsqu’il dit (Hist. rom., IV, p. 3 0) en parlant de la situation de l’Empire romain, à l’époque où Auguste en devint maître : Quel État fut jamais préparé comme celui des Césars par la nature et les hommes, pour une forte et glorieuse existence ? Des frontières faciles à défendre contre des ennemis alors peu dangereux, et, derrière ce rempart de grands fleuves, de déserts et de hautes montagnes, des populations qui, heureuses de leur obéissance, parce qu’elles y trouvaient le repos et la richesse, ne savaient désigner le pouvoir placé au-dessus d’elles que par le beau nom de la Paix romaine, Pax romana. Il oublie que cette situation florissante de l’Empire, que d’ailleurs il exagère, a été due au gouvernement d’Auguste, à son système pacifique, d’une part, et de l’autre au soin avec lequel il sut veiller au maintien de l’ordre intérieur et à l’art avec lequel il sut concilier ensemble les vieilles institutions auxquelles les peuples étaient accoutumés et l’autorité d’un chef unique imposant à tous un modus vivendi auquel, ils devaient se conformer. L’historien accuse ici Auguste d’avoir donné à l’Empire une organisation insuffisante. C’est trop facilement s’imaginer que le mode de gouvernement exerce sur la destinée des peuples une influence décisive. Il a son action, sans doute. Mais c’est une action lente et qui, en tout cas, ne peut produire ses heureux fruits que lorsque le terrain qu’on veut féconder est préparé à recevoir les semences qui doivent le fertiliser.

[27] D’après Merivale (op. cit., t. IV, p. 391-92), il aurait été dès lors investi de toutes les attributions attachées à la puissance tribunitienne, ainsi que de quelques autres, s’il y avait alors consenti. Mais il avait refusé. Quoi qu’il en soit, Auguste ne paraît pas alors avoir commencé à exercer toutes les prérogatives du tribunat. Le Sénat les lui accorda en l’an 22 avant J.-C. (an de Rome, 731) et ce n’est qu’à partir de cette époque que l’on trouve le tribunat d’Auguste mentionné dans les inscriptions et dans les médailles. Tacite, de son côté, ne parle que de trente-sept ans d’exercice de la puissance tribunitienne : per septem et triginta annos continuta tribunitia potestas. La Bletterie pense que cette fois, il y eut un sénatus-consulte sanctionnant un plébiscite, voté plusieurs années auparavant, qu’il interprète ainsi : Dion Cassius remarque que les Empereurs étant nécessairement patriciens, il ne leur est pas permis d’être tribuns, bien qu’ils aient au fond toutes les prérogatives du tribunat. Il ajoute qu’ils comptent par cette puissance la sotte des années de leur principat comme Ils la recevaient chaque année avec les tribuns du peuple titulaires. LIII, 17. Ainsi s’explique le mot continuata qui se trouve dans le passage précité de Tacite. Je reviendrai un peu plus loin sur cette question. — Relativement à cette assertion qu’octave étant patricien ne pouvait être légalement tribun, nous devons citer le fait suivant raconté par Plutarque (Vie de Cicéron, 34.). On sait que Clodius, de naissance patricienne, s’était fait adopter par un jeune plébéien et avait obtenu le tribunat. Cicéron, qu’il avait fait exiler, de retour à Rome, s’étant rendu au Capitole avec une suite nombreuse, arracha et fit mettre en pièces les actes du tribunat de son ennemi. Il prétendait que Clodius, patricien de naissance, n’avait pu être nommé tribun et que, par conséquent, tout ce qu’il avait fait pendant sa magistrature avait été illégal. Il est vrai que Caton ne fut pas de son avis. Les décrets que Clodius avait fait rendre par le peuple devaient, suivant lui, subsister, le Sénat n’ayant pas l’autorité nécessaire pour les annuler. Caton avait du reste ses raisons pour soutenir cette doctrine. C’était, en effet, Clodius qui, dans son tribunat, l’avait fait charger par le peuple d’aller prendre possession de l’île de Chypre au nom des Romains ; peut-être pouvait-il y avoir contestation relativement à la qualité de patricien que Cicéron attribuait à Clodius, malgré son adoption. Il n’y en avait aucune relativement à Octave créé patricien par César.

[28] Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. XXI, XXIV, XXV, XXVII.

[29] Sur l’importance qu’il faut attribuer à l’imperium, voy. Mommsen, Staatsrecht, II, 2, 811. C’est lui qu’il faut considérer, plus encore que la puissance tribunitienne, comme l’élément essentiel du pouvoir impérial.

[30] Octavien, dit M. Willems (Droit public romain, 5e édition, p. 423, note 6), avait déjà, en 40 avant J.-C., avant adopté comme prénom ce titre qui est essentiellement différent de l’ancien titre républicain d’imperator, accordé par les soldats au général après une éclatante victoire, qui était placé après les noms propres et qui fut donné aussi aux empereurs, suivi du chiffre qui indiquait le nombre des acclamations impériales, respectivement (sic) des victoires remportées (Dion Cass. XLIII, 44 ; LII, 41), par exemple : Imp. Cæsari Augusto divi f. pont. max. trib. pot. XV, imp. XIII. Orelli, n° 626, Zumpt, Stud. rom., 232-237. Ce prænomen était donné par le Sénat (Willems, p. 425). Tibère le refusa et Claude s’abstint de le porter. Suétone, Tibère, 26, et Claude, 12. On ne le trouve pas non plus donné à Caligula sur les monnaies impériales et dans les documents officiels. Mommsen, Staatsrecht., II, 2, 745, n. 3.

[31] Merivale me parait étendre beaucoup trop la portée du pouvoir proconsulaire quand il dit (op. cit., t. III, p. 444) : The Senate indeed still retained the appointment of officers in its own division of the empire ; but these officers found themselves accountable in every public act to the imperator himself, and doubtless he maintained and brandished over their heads the power of directing, punishing and displacing them.

[32] Tacite, Histoires, IV, 48 sq.

[33] Decrevere patres triumphalia insignia ; quod Carrillo ob modestiani vitæ impune fuit. Tacite, Annales, II, 52.

[34] Tacite, Annales, III, 24.

[35] Végèce dit : Jurant autem per Deum et per Christum et per Spiritum sanctum et per majestatem Imperatoris... omnia se strenue facturos quæ præceperit Imperator, nunquam deserturos militiam nec mortem recusaturos pro republica romana.

[36] Voyez entre autres à l’avènement de Tibère : Sex. Pompeius et Sex. Appuleius consules primi in verba Tiberii Cæsaris juravere, apudque eos Seius Strabo et C. Turranius, ille prætoriarum cohortium prafectus, hic annonæ ; mox senatus milesque et populus. C’est ce qu’on appelait jurare in verba ou in nomen.

[37] Dion Cassius, LIII, 20.

[38] Ce serment fut toujours, à ce qu’il semble, volontaire. Auguste dit dans le monument d’Ancyre (III) : Environ cinq cent mille Romains m’ont prêté le serment militaire et il ne parle que des soldats ; car il ajoute : Sur ce nombre, un peu plus de trois cent mille, libérés du service, ont été établis par moi dans des colonies ou renvoyés dans leurs municipes. On sait que l’inscription du monument d’Ancyre fut rédigée par Auguste ainsi qu’il le déclare lui-même (IV), dans la 31e année de sa puissance tribunitienne. Ailleurs, dans la même inscription (XXV), Auguste parle de sept cents sénateurs qui lui ont prêté un semblable serment. Sept cents sénateurs en quarante-cinq ans ? M. Mispoulet va donc trop loin, à mon avis, du moins en ce qui concerne Auguste, lorsqu’il dit (Institutions politiques des Romains, t. I, p. 240). Les magistrats et l’armée prêtaient serment sur le nom de l’Empereur, à son avènement et aux anniversaires de son élévation au trône.

[39] Les serments, dit quelque part M. Quinet, les serments usent les serments.

[40] Varron, apud G Il.

[41] Tacite, Annales, I, 1, dit d’Auguste : Cuncta discordiis fessa nomine principes sub imperium accepit. — Ovide, Fastes, II, 142, compare Auguste à Romulus ; l’un a régné par la force, l’autre ce fait fleurir les lois. Le premier a voulu être un maître ; le second se contente du titre de prince,

Vis tibi grata fuit ; florent sub Cæsare leges

Tu domini nomen, principes tille tenet.

[42] On a soulevé quelques doutes sur le point de savoir si le nom de princeps, donné sans addition à l’empereur, s’identifie avec celui de princeps senatus. J’adopte ici l’opinion la plus généralement admise, plus conforme à la répugnance qu’Auguste montrait pour les noms nouveaux, et à l’esprit de son gouvernement. M. Mommsen (Sta., II, 750), prend l’expression pure et simple de princeps dans le sens de princeps omnium ou civium. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’empereur était princeps senatus et exerçait les prérogatives attachées à ce titre. Il dit dans le monument d’Ancyre (VII) : J’ai occupé le rang de prince du Sénat jusqu’au jour où j’ai écrit ceci, c’est-à-dire pendant quarante ans et il ne parle pas d’un autre titre de prince.

[43] Plus tard, cependant, les empereurs, trop élevés au-dessus des sénateurs, dédaignèrent le titre de prince du Sénat qui redevint la propriété de certains particuliers. Témoins les exemples suivants : Trébellius Pollion, Valérien, I. — Duobus Deciis (les deux Decius) consulibus, VI kal. novemb. die, cum ob imperatorias litteræ in ædes Castoris senatus haberetur ireturque per sententias singulorum cui deberet censura deferri, ubi primum prætor edixit : « Quid vobis videtur, P. C., de censore diligento ? » atque eum qui esset princeps, cum Senatus sententiam rogasset, absente Valeriano, omnes una voce dixerunt intercepto more dicendæ sententiæ : « Valerii vita censura est » etc., etc. — Tacite, avant d’être empereur, était consularis dicendæ primæ sententiæ. Les sénateurs, en le proclamant, lui dirent : Le prince du Sénat eut à bon titre être appelé Auguste. Princeps senatus recte Augustus creatur. Vopiscus, Tacite, IV. Voilà pourquoi, sans doute, le nom de princeps fut remplacé par celui d’imperator dans les historiens. Dès que Pertinax fut élevé à l’empire, dit Hérodien, il prit des surnoms fort honorables et il affecta, entre autres choses, de porter, suivant l’ancienne coutume, celui de prince du Sénat, afin de gagner l’affection des peuples. Son prédécesseur l’avait-il abandonné ? Il est peu probable que les Antonins, si unis aux sénateurs, y eussent renoncé. — Sous Claude II, une discussion qui s’éleva, montre qu’il y avait réellement deux princes du Sénat dans l’empire. Aurelius Victor (Epit. in Claud.) rapporte que le Sénat ayant consulté les livres de la Sybille, y vit que la patrie ne pouvait être sauvée que par un dévouement semblable à celui de Decius. Il fallait que le prince du Sénat se sacrifiât : Je suis le prince du Sénat, dit un consulaire nommé Pomponius ; Je me dévoue. Non, dit L’empereur Claude, c’est moi qui suis le premier du Sénat et de tous les Romains, c’est à moi de me dévouer.

[44] Dion Cassius, LIV, 10.

[45] Lorsque Auguste reçut le pouvoir consulaire, Dion Cassius dit qu’on lui demanda de corriger tous les abus et de porter les lois qu’il lui plaisait. Op. cit., LIV, 10. Déjà, il l’avait affranchi des lois, d’après le même historien. Il ne faut pas prendre ces mots à la lettre ; car, bientôt après, l’auteur nous dit qu’en 730 le Sénat confirma par serment tous ses actes (Ibid., 28). Et la ratification de ce même Sénat fut aussi nécessaire pour que le même empereur pût, malgré la loi, laisser à Livie un tiers de son héritage, LVI, 32.

[46] Il faut dire cependant que le monument d’Ancyre mentionne le pouvoir consulaire dont Auguste à été revêtu. Nous y trouvons en particulier la phrase suivante : Tertium consulari cum imperio lustrum conlega Tib. Cæsare filio feci Sex. Appuleio et Sex. Pompeio cos. Je ne me dissimule pas les difficultés qui s’élèvent à propos de ce pouvoir. M. Mommsen le nie, et il s’appuie justement, pour le nier, sur le texte du monument d’Ancyre : Quod ait Dio 54, 10, Augustum a 735 potestatem consularem in vitæ tempus admisisse, non solum diversum est (nam potuit consulatum recusare, recipere consularem potestatem) sed totum ficticium ; nam et omnes ceteri auctores id ignorant et ipse Augustus significans 2, 5, 8 secundi et tertii census causa consulare imperium se suscepisse eo præterea se usum esse nefat. Res gestæ, 27. Voyez aussi Sta., II, 2, 836, n. 2. Il pense qu’il ne s’agit ici que des insignes du consulat. Cf. Ramsay, Roman Antiquities, 205. — Mais l’argument a contrario ne me parait pas probant ; Auguste ne dit pas que le pouvoir consulaire lui ait été conféré uniquement en vue de l’acte dont il s’agit, acte que, d’ailleurs, suivant l’opinion commune., il eût pu aussi bien accomplir comme préfet des mœurs. Tout se lie très bien d’ailleurs dans le récit de Dion, et l’erreur que M. Mommsen lui prête est peu vraisemblable. L’historien allemand ne fait-il pas souvent trop bon marché des assertions d’un écrivain de famille sénatoriale, ayant occupé des emplois considérables, à même par conséquent d’être bien informé, et qui vivait a une époque où la langue juridique avait encore toute sa clarté et sa précision ? Dion, sans doute, s’est souvent trompé sur les faits et quelquefois il a pu les embellir ou les arranger à sa façon. Quant il s’agit des institutions, je suis personnellement disposé à lui donner une autorité que M. Mommsen lui refuse.

[47] Dion Cassius, LIII, c. 8.

[48] Cependant le second décret relatif au pouvoir tribunitien parait avoir été fait par les comices. Dion Cassius emploie l’expression Οί 'Ρωμαΐοι έψηφίσαντο, LI, 19. — Tacite, Annales, I, 10, nous apprend que le fondateur de l’empire s’adressa aux sénateurs pour faire conférer ce même pouvoir à Tibère Etenim Augustus paucis ante annis cum Tiberio tribuniciam potestate a Patribus rursum postularet, quamquam honora oratione, quædam de hab tu cultuque et institutes ejus jecerat quæ velut excusando exprobraret. L’inscription d’Ancyre parle d’une loi. Ut (q)uoa(d) viverem, tribunicia potestas mihi esset, lege sanctum est. Mommsen, Res gestæ Divi Augusti, p. LXXXIV.

[49] Dion Cassius dit : à cause de son amoindrissement, LIV, 30.

[50] On voit combien nous nous écartons ici de l’opinion de Merivale qui voit dans la puissance tribunitienne acceptée par Auguste une espèce d’abandon par ce prince de la cause aristocratique (Op. cit., t. IV, p. 189). Auguste fut alors, suivant lui a popular leader et il ajoute : But the interests of the people not thus rise without proportionally depressing those of the privileæd classes of the state ; and from henceforth we must consider the reign of the homan nebility as actually extinguished.

[51] Il y a pourtant quelques exemples d’intercession tribunitienne postérieurs à Auguste, un assez célèbre, entre autres, sous Tibère. Le Sénat s’était rangé du côté de Calpurnius Pison, proposant une certaine motion combattue par l’empereur et son fils Drusus. Le tribun y opposa son veto et vint au secours des deux princes.

[52] Dion Cassius, LV, II. L’inviolabilité tribunitienne fut aussi respectée sous le règne de Néron à l’égard d’Octavius Sagitta, coupable du meurtre de Pontia, sa maîtresse, qui avait refusé de l’épouser. Tacite, Annales, XIII, 44.

[53] Mommsen, Res gestæ, p. LXXXVI. On sait que jusqu’à l’an de Rome 1021 (263 de l’ère chrétienne), le nombre d’années pendant lesquels la puissance tribunitienne a été exercée par les empereurs est indiqué sur les médailles. Ce nombre d’années est équivalent à celui des années pendant lesquelles ils ont régné, excepté lorsque l’empereur a été associé à la puissance tribunitienne pendant la vie de son prédécesseur.

[54] Comme Dion Cassius parle à trois reprises de la collation du pouvoir tribunitien à vie sous Auguste, Mommsen (Straatsrecht, II, 2, p. 837, 1) suppose il s’agit de trois mesures distinctes : de la collation effective en 36, puis de l’extension du pouvoir en dehors de Rome en 30, enfin de l’annuité introduite en 23. Cependant O. Hirschfeld (Untersuchungen, p. 9) fait remarquer avec raison que Auguste ne prit le pouvoir que pour un certain temps, et que, s’il n’est pas sûr qu’il ait songé sérieusement à se retirer, il laissa cependant ouverte la possibilité d’une abdication de ce genre. Bouché-Leclercq, Man. des inst. rom., p. 149, n. 2.

[55] D’après Stobbe, Philoloqus, t. XXXII, p. 16 sqq., il y avait chaque année une prorogatio de la puissance tribunitienne. Si nous considérons, dit-il, qu’on ne mentionne pas, comme pour la puissance tribunitienne, le nombre des années du souverain pontificat et du proconsulat..., c’est que ces magistratures se distinguaient de la tribunicia potestas, que celle-ci était l’objet d’un renouvellement, celles-là non : voilà pourquoi on comptait pour celle-ci les périodes écoulées, et pourquoi ces périodes pouvaient servir à calculer la durée du règne. La nécessité du renouvellementpour me servir de l’expression généralement employée, bien qu’elle ne soit pas tout à fait exacte,ne venait pas tant, d’après moi, de l’importance et des éléments constitutifs de la puissance tribunitienne donnée aux empereurs que de son origine. La chose n’était en elle-même qu’une pure formalité, se rattachant aux élections annuelles des tribuns du peuple ; ce n’était pas une nouvelle investiture, mais une prorogation, un de ces nombreux souvenirs des formes républicaines, comme on les conservait autant que possible, là surtout où il s’agissait de l’ombre des anciennes prérogatives des comices et du Sénat... Nous avons ici affaire à un privilège conféré à l’empereur, lui donnant les attributions importantes d’une fonction dont, en qualité de patricien, il ne pouvait être investi. Cette fonction, comme toutes les magistratures républicaines, était annuelleil n’y a à excepter que les sacerdoces, conférés à vie et certaines fonctions spéciales, conférées en vue d’une mission extraordinaire à remplir... Ce principe de l’annualité se trouve confirmé d’une façon significative par ce fait que, César ayant été nommé dictateur pour dix ans, on compta chaque année de sa dictature comme une dictature distincte. La tribunicia potestas remplaçait le tribunat du peuple que l’empereur ne pouvait revêtir ; on lui appliquait les principes relatifs au tribunat ; de là nécessité d’une annualité apparente et d’une prorogation annuelle, prorogation ayant pour conséquence le compte des années ; ce compte ne peut s’expliquer autrement d’une façon satisfaisante et suppose une prorogation. Qu’on ne trouve pas mentionnée semblable procédure, cela ne doit guère nous étonner ; il ne pouvait y avoir dans le sénat ni discussion ni scrutin. On accueillait par acclamation la proposition du consul ; tout au plus, pour satisfaire à toutes les exigences de la forme, y avait-il renuntiatio aux comices. Le même auteur (ibid., p. 20) admet la nécessité d’un véritable renouvellement quand l’empereur associait quelqu’un à l’empire.

[56] Le culte d’Auguste n’y fut pas adopté du vivant de ce prince. Mais après sa mort on le plaça parmi les dieux. II en fut ainsi de ses successeurs immédiats (voir le passage de Dion Cassius relatif à ce sujet, LI, 20).

[57] Tacite, Annales, III, 36.

[58] On arrêta, dit Dion Cassius, que César aurait à vie la puissance tribunitienne, qu’il protégerait ceux qui auraient recours à son intercession et dans l’enceinte du Pomœrium et au dehors jusqu’à la distance de huit demi-stades, puissance que n’avait aucun des tribuns. LI, 19.

[59] Déjà Tibère, dans son exil à Rhodes, faisait conduire en prison un sophiste qui l’avait offensé, en vertu de sa puissance tribunitienne. Suétone, Tibère, XI.

[60] Ce n’étaient même pas, en principe, de véritables magistrats.

[61] Non point complètement d’abord à ce qu’il semble. Quand Pison fut jugé relativement au double crime d’empoisonnement et de rébellion, Tibère prononça, d’après Tacite, un discours où il disait qu’à cause du rang de la victime, le procès aurait lieu dans la Curie et non dans le forum, devant le Sénat et non devant les juges. Id solum Germanico super legs præstiterimus quod in Curia potius quam in foro, apud Senatum quam apudjudices de morte ejus anquiritur. Annales, III, 12 Mais peut-être cette affaire, même sous la république, n’eût-elle pas été portée devant les comices.

[62] Annales, VI, 5. Neque cuncta a primoribus civitatis revincebatur ; iisque instantibus, ad Imperatorem provocavit.

[63] Sous Néron, on voit l’Empereur évoquer devant son tribunal une affaire qui d’abord avait été portée devant le Sénat. Un certain Fabricius, Veiento était accusé : 1° d’avoir composé, sous le titre de codicilles, une longue et injurieuse satire contre les sénateurs et les pontifes ; 2° d’avoir vendu les faveurs du prince et le droit de parvenir aux honneurs. Néron bannit l’accusé et ordonna de briller son ouvrage qui, dit Tacite, fut recherché et avidement lu aussi longtemps qu’il fut dangereux de le lire et oublié du moment où chacun fut libre de le posséder. Annales, XIV, 50.

[64] Velleius, II, 15.

[65] Suétone, Auguste, 17. Dion Cassius, LIV, 10 et 30. — M. Mommsen, qui avait d’abord adopté cette opinion, l’a ensuite rejetée, malgré le témoignage de ces deux historiens et quelques passages d’Horace et d’Ovide qui paraissent faire illusion à la cura morum. Il se fonde sur le chap. VI du monument d’Ancyre et sur l’existence de quelques divergences entré le texte de Suétone et le récit de Dion. Les passages des auteurs contemporains d’Auguste sont un peu vagues et peuvent s’appliquer à autre chose qu’à un véritable pouvoir censorial. Le droit de surveillance sur les mœurs aurait été une partie de sa puissance tribunitienne. Res gestæ, p. 28-29. — En ce qui concerne les pouvoirs dont il est parlé dans le passage ci-dessus mentionné dans le monument d’Ancyre, pouvoirs qui furent offerts à Auguste par le Sénat et le peuple, sous le nom de cura legum et moram et qu’il refusa, ils différent, d’après NI. Mommsen, des simples pouvoirs censoriaux et auraient eu beaucoup plus d’étendue et d’importance Staatsrecht, II, t, 686.

[66] Dion Cassius, LIV, 15.

[67] Nous verrons bientôt que Merivale attribue plutôt l’élévation d’Agrippa à un motif de prudence de la parti d’Auguste. Il craignait de trouver en lui un adversaire, s’il ne faisait de lui son allié et son collègue, dans l’opinion de notre auteur. Je ne puis partager cette opinion. En tout cas, le même motif ne peut pas avoir été le mobile dominant du Fondateur de l’empire en ce qui concerne Caïus et Lucius.

[68] M. Mispoulet (Instit. politiques des Romains, t. I, p 265) croit que l’empereur avait le droit de refuser â un magistrat de faire une proposition Jusqu’au moment où il n’avait pas lui-même épuisé son jus tertiæ, quartæ, etc. relationis, en sorte qu’il avait l’initiative la plus complète et la plus exclusive en matière de sénatus-consultes. Le texte du sénatus-consulte de Cyzique sur lequel se fonde son opinion ne me parait pas suffisant pour autoriser cette dernière conclusion. Ce sénatus-consulte date d’ailleurs d’une époque bien postérieure à celle d’Auguste (Mommsen, Staatsrecht, II, 2, 861, n. 2).

[69] Discours sur l’histoire de la révolution d’Angleterre, p. 62.

[70] Il y avait dans la pensée d’Auguste une part de comédie et une part de réalité, dont lui-même, dans sa pensée et ses projets, n’a jamais exactement fixé les limites, flottantes d’ailleurs dans l’histoire des siècles suivants. Robiou et Delaunay, Instit. de l’anc. Rome, III, 156. Mais je crois que les auteurs ici cités ont trop étendu la part de la comédie.

[71] Merivale (History of the Romans under the Empire, t. IV, p. 363-364), a fort bien montré qu’on s’est mépris sur le sens de ces mots prononcés par Auguste à ses derniers moments. There was no cynism, at least to my apprehension, dit-il, in the gentle irony with which, at the moment of death he sported with the vanities of human career.

[72] Id., Ibid., LVI, 30.

[73] Je suppose que le récit de Dion soit exact. Mais il est permis d’en douter. On sait que Livie prit toutes les mesures possibles pour éloigner de lui tout étranger dans ses derniers moments.

[74] Merivale admet un refroidissement d’Agrippa à l’égard d’Auguste, rodait d’abord par la jalousie que lui inspira Marcellus (ibid., p. 195, et passim). C’est, ce me semble, une pure conjecture. L’auteur anglais lui-même avoue qu’on n’en trouve aucune trace. Le même écrivain a supposé ailleurs (op. cit., t. III, p. 402), Agrippa eût pu jouer le rôle de Brutus si Octave n’avait pas conservé a république. Il insiste, en divers endroits, sur la défiance et les craintes que durent inspirer, suivant lui, au fondateur de l’Empire les sentiments républicains de son ami. Ainsi, s’il l’associa à son pouvoir, c’était pour dissiper ses soupçons. Et quand il lui donna en mariage la fille de sa sœur Octavie, Marcella, ce fut une mesure de précaution, tout autant qu’une marque de faveur : It was a measure of precaution, perhaps, not less than a mark of favour (p. 417). Merivale me parait aller beaucoup trop loin. M. Beulé, qui ne parle pas de ce refroidissement des deux amis que M. Merivale suppose, ne peut expliquer la remise à Agrippa de l’anneau d’Auguste lors de la maladie de celle-ci que par ce fait qu’Auguste était dans un moment de délire. Auguste, p. 234.

[75] Dion Cassius, LIII, 30 et 31.

[76] Florus.

[77] M. Duruy, si favorable à César remarque pourtant dans son Histoire romaine (t. III, éd. 1871, p. 21) que les guerres de César eurent pour motif une ambition personnelle. Pompée était allé jusqu’au Caucase, César jusqu’en Bretagne, dit-il, mais tous deux dans l’unique pensée de revenir de ces lointaines et retentissantes expéditions avec plus de renom et plus de force. Quant aux guerres obscures et seulement utiles où on ne trouvait ni gloire ni butin, qui en voulait ? Octave seul y pensa. Il cite à ce sujet des faits antérieurs même à la bataille d’Actium. Octave passa deux années à combattre les montagnards des Alpes et reçut en les combattant d’honorables blessures, afin de délivrer pour toujours les provinces romaines voisines de leurs attaques, dont le motif était principalement l’amour du pillage. Cela ne l’empêche pas d’ailleurs d’accuser dans d’autres endroits le manque de courage d’Auguste, à l’exemple de Montesquieu.

[78] Suétone, Auguste, 25. Neque post bella civilia aut in concione aut per edictum ullos militum commilitones appellabat, sed milites. Ac ne a filiis quidem aut privignis suis, imperio præditis, aliter appellari passus est, ambitiosius id existimans quam aut ratio militaris aut temporum quies aut sua domusque suœ majestas postularet. Dans le chapitre précédent, Suétone a cité des faits qui montrent assez qu’Auguste avait ramené la discipline dans les camps.

[79] Dion, LV, 23.

[80] Il n’est pas moins remarquable que la plupart des provinces aient été maintenues en paix, sous Auguste, sans le secours d’aucune troupe. On eut, dit M. Duruy (Hist. romaine, t. III, p. 177) le singulier spectacle d’un empire de quatre-vingt millions d’hommes armés sur ses frontières et régi à l’intérieur sans un soldat : merveille qui venait sans doute de l’impossibilité d’une révolte heureuse, mais aussi de la reconnaissance des sujets pour un gouvernement qui n’exerça d’abord qu’une haute et salutaire protection, sans intervenir d’une façon tracassière dans l’administration des intérêts locaux. Le système d’Auguste sous ce rapport était le même à Rome et dans les provinces. J’ai déjà dit d’ailleurs qu’en ce qui concerne ces dernières, le Sénat avait très bien commencé l’œuvre que le fondateur de l’empire continua avec le même succès. Mais il faut tenir compte aussi de la surveillance active qu’il exerça sur les diverses parties de l’empire et sur ceux qui les régissaient. Sur les dix-huit années qui suivirent la bataille d’Actium, il en passa onze au moins dans les provinces.

[81] Annales, I, 17.

[82] Appien, de Bello civ., III, 66, 67 et 69.

[83] Tacite, Annales, IV, 5. Vitellius porta ce nombre à seize mille, Histoires, II, 93, et il fut encore modifié par la suite. Septime Sévère réorganisa le corps des prétoriens sur de nouvelles bases en le recrutant parmi les légionnaires.

[84] Témoin le mot de Galba à Pison un siècle après l’avènement d’Auguste : Imperaturus et hominibus qui nec totam libertatem pati possunt nec totam servitulem.

[85] Aristote distingue la ta qui entoure ceux qu’il appelle les rois, c’est-à-dire ceux qui exercent la royauté d’une manière légitime et conformément aux vœux des peuples, de celle qui entoure les tyrans, monarques illégitimes. La garde des rois, dans son opinion, est tout à fait différente de celle dont les tyrans s’entourent. Ce sont des citoyens en ares qui veillent à la sûreté d’un roi. Le tyran ne confie la sienne qu’à des étrangers. C’est que là l’obéissance est égale et volontaire et qu’ici elle est forcée. Les uns ont une garde de citoyens ; les autres une garde contre les citoyens. Politique, liv. VIII, c. VIII, §§ 5 et 6.

[86] Tacite semble dire qu’elles étaient toutes dans Rome. D’après Suétone, au contraire, trois cohortes seulement y auraient résidé d’une manière fixe.

[87] Vim præfecturæ modicam antea (Sejanus) intendit. Annales, IV, 2.

[88] Cependant, sous Commode, on les voit prendre parti pour le peuple contre Cléandre, ministre de l’empereur, qui, dans une manifestation, l’avait fait charger. La cavalerie prétorienne se déclara pour le ministre. Mais l’infanterie vint au secours de la populace. On se battit dans les rues de Rome. L’infanterie, secondée par la position des lieux, eut l’avantage. Commode, effrayé, sacrifia son favori. Il lui fit couper la tête et donna ordre qu’on égorgeât toute sa famille.

[89] Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, chap. IX.

[90] Tacite, dans ses Histoires, I, 4, distingue la plèbe romaine en deux parties, pars populi integra et magnis domibus annexa, d’une part, et de l’autre plebs sordida et circo ac theatris sueta. Mais il est probable que la seconde tint alors une place plus grande que la première, et elle l’avait certainement tenue dans les comices, aux derniers temps de la république romaine. — Il est à remarquer qu’Auguste, en l’an 2 av. J.-C., réduisit à 200.000 ceux qui, appartenant sans doute à la plebs sordida, étaient nourris aux dépens du trésor. Trois ans auparavant, il y en avait 320.000. Dion, LV, 10. Dion dit aussi que, suivant quelques historiens, ceux qui avaient alors part au congiarium reçurent chacun de l’empereur soixante drachmes, ce qui est confirmé par le monument d’Ancyre, c. XV. Voyez Mommsen, Res gestæ, p. 58. — Suétone est d’accord avec Dion ; car il dit (Oct., 42) qu’Auguste avait formé le projet d’abolir entièrement ces distributions, mais qu’il y renonça, convaincu que le désir de la popularité les ferait un jour rétablir. L’auteur ajoute : Mais depuis, il régla les choses de telle sorte qu’il ne tint pas moins compte des laboureurs et des négociants que du peuple. Ita posthac rem temperavit, ut non minorera aratarum ac negotiantium, quam populi rationem duceret.

[91] Suétone, Auguste, 40. Comitiorum pristinum jus reduxit. Nous avons déjà cité auparavant le passage de Tite Live (1, 17), d’où l’on peut tirer la même conclusion.

[92] Le droit de grâce s’étendait, en effet, aux crimes de Majesté eux-mêmes. On en trouve plusieurs preuves dans Tacite, entre autres, Annales, XIV, 48 et 49.

[93] Je ne puis partager à ce sujet l’opinion de Merivale qui voit dans l’assistance d’Auguste aux élections une simple pression exercée sur le pouvoir populaire. It was the policy of the principate to lame down the passions which had been generated in the headlong fury of this career... Augustus stepped into the arena of public competition to recommend candidates of his own election, and his voice was more influential than even that of the prerogative century. History of the Romans under the Empire, IV, 5. L’assistance d’Auguste aux élections des comices, je ne le nie pas, d’ailleurs, pouvait souvent déterminer le choix du peuple en faveur des candidats qu’il préférait. Mais elle était en même temps un hommage rendu aux électeurs, hommage conforme à celui qui, de tout temps, leur avait été rendu par les grands personnages de la République dans ce genre d’assemblées. On a fait remarquer que dans l’article conférant à Vespasien, sans restriction, le droit de recommander les candidats à toutes les magistratures la formule : Ita uti licuit divo Aug., etc., manque absolument. Il n’y avait donc dans la recommandation d’Auguste rien d’officiel Elle n’avait peut-être pas davantage ce caractère à la fin de son principat, mais la forme sous laquelle elle s’exerça alors, tout à fait différente de celle qui avait été antérieurement en usage, tendit à séparer le fondateur de l’empire des autres citoyens et fut ainsi, dans l’histoire des élections comitiales, le commencement d’une ère nouvelle. Voyez Suétone, Auguste, 56. Mommsen, Staatsrecht, II, 2, 881 sq.

[94] Ici encore nous ne pouvons partager l’avis de Merivale, qui parait voir dans cette mesure un moyen imaginé par Auguste pour disposer plus facilement des élections. L’auteur anglais croit d’ailleurs que ce droit de suffrage devait être attribué seulement aux vingt-huit colonies romaines militaires qu’Auguste avait fondées et qu’il aurait remplies de ses partisans. He may have adopted some specific measures for controlling the elections and ensuring the nominations he demanded. Such at least seems to have been the object of the plan he devised of permitting the citizens in Italian colonies which he had filled with partisans of his own, to send up their votes to the Capital. Ibid. — Je ne puis interpréter ainsi le passage de Suétone d’où l’on tire ce fait important. Etiam jure (Italiam) dignatione urbi quodammodo pro parte aliqua adœquavit, excogitato genere suffragioram, quœ de magistratibus urbicis decuriones colonici in sua quisque colonia ferrent et sub diem comiliorum obsignata Romana mitterent. — On ignore d’ailleurs si cet expédient fut mis en pratique. En tout cas, il fut bientôt abandonné.

[95] Suétone, Auguste, c. 41. Cf. Dion, LIV, 17.

[96] Dion Cassius, LV, 5.

[97] Dion Cassius, LV, 34.

[98] César seul l’avait fait, étant dictateur. Suétone, Cæsar, 41.

[99] Cependant Auguste n’intervenait pas toujours même alors. Parfois il laissait le peuple choisir, sans faire de ses références particulières un obstacle à la libre manifestation de celles des citoyens votant dans les tribus. C’est ainsi que j’interprète au moins la phrase si connue de Tacite (Annales, I, 15) Ad eam diem, et si potissima arbitrio principis, quædam tamen studiis tribuum fiebant. On sait que dans cette phrase il est question précisément d’élections.

[100] Je n’entre pas ici clans le détail des difficultés soulevées au sujet des épurations du Sénat par Auguste. Voyez en sens divers Mommsen, Res gestæ, p. 39 et suiv., et Robiou et Delaunay, op. cit., III, p. 150 et suiv.

[101] Dion Cassius, LIV, 13-17.

[102] Dion Cassius, LIV, 13.

[103] Le titre de sénateur lui-même ne parait pas avoir été toujours envié dans son principat. Beaucoup, imitant les exemples qu’avaient donnés jadis Atticus et Mécène, le refusèrent dans certaine circonstance. Dion Cassius, LIV, 26.

[104] Suétone, Cæsar, 20. Inito honore (consulatu) primus omnium instituit ut tam Senatus quam populi diurna acta conficerentur et publicarentur.

[105] Sous le principat relativement doux de Claude, le Sénat parait avoir d’abord repris les errements du temps d’Auguste. Claude fit un édit pour forcer les sénateurs à assister aux délibérations, chaque fois qui ils seraient convoqués. Ceux qui n’obéirent pas, ajoute Dion Cassius, auquel nous empruntons ce détail (LX, 11), furent punis avec tant de rigueur que plusieurs se donnèrent eux-mêmes la mort.

[106] L’ouvrage de MM. Robiou et Delaunay intitulé : Les Institutions de l’ancienne Rome, attribue (t. III, p. 155) cette apathie du Sénat au mélange confus de ménagements et d’arbitraire qui laissait dans une situation fausse, l’un vis-à-vis de l’autre, ce que l’on pouvait encore appeler, si l’on voulait, les deux pouvoirs de l’État. Mais ce mélange avait également existé sous la République. Ce n’était pas un fait nouveau et l’explication donnée par les savants auteurs de l’ouvrage que je viens de citer ne saurait me satisfaire.

[107] Voir l’histoire, trop agréable pour être complètement vraie, du jeune Papirius, qu’Aulu-Gelle a tirée d’un discours de Caton (I, 23). Sa mère désirait connaître une délibération du Sénat, qu’on avait résolu de tenir secrète. Elle le prie et le menace tour à tour. L’enfant se refuse d’abord à répondre. Puis, pour la tromper, il lui dit que les sénateurs ont agité la question suivante : Vaut-il mieux permettre à chaque Romain d’épouser deux femmes ou à chaque femme romaine d’avoir deux maris ? La mère de Papirius court chez ses amies et leur fait part de la nouvelle. Grande rumeur dans tout le monde féminin. Une députation de matrones se presse aux abords de la curie et supplie les sénateurs de décider que chaque femme pourra prendre à la fois deux maris. On reconnaît ici l’esprit caustique et peu favorable aux femmes de l’auteur du discours sur la loi Oppia. Le Sénat cherche d’abord à découvrir le mot de l’énigme. Puis il apprend la ruse du jeune Papirius et décrète que nul sénateur ne pourra amener ses enfants dans la curie et fait une exception honorable en faveur du jeune patricien.

[108] Suétone, Auguste, 30 : Liberis senatorum latum clavum induere et interesse permisit ; militiamque auspicantibus, non tribunatum modo legionum, sed et præfecturas alarum dedit. Quant au laticlave, il est probable qu’avant Auguste il n’était porté que par les sénateurs et peut-être seulement dans les séances du Sénat.

[109] Tacite dit d’un certain Montanus : Senatorii ordinis, sed qui nondum honorem capessisset. Annales, XIII, 25. — Les passages suivants de Pline le jeune, montrent que l’hérédité sénatoriale était établie au moins en fait de son temps. An consulis vin triumphalisque filius, cum tertio consul creatur, ascendit ? Non debitum hoc illi ? vel sola generis claritate promeritum ? (Panégyrique, 58) : An aliud a te quam senatus reverentia obtinuit ut juvenibus clarissimæ gentis debitum generi honorera, sed antequam deberetur, offerres ? (59). Deux siècles après Auguste, Ulpien, lib. 2, de censibus, donnait cette définition des sénateurs (L. 12, § 1, Digeste, de senatoribus) : Senatores accipiendum est eos qui a patriciis et consulibus usque ad omnes illustres viros descendunt, quia et hi soli in senatu sententiam dicere possunt. S’agit-il de la dignité sénatoriale ou du rang particulier que la naissance donnait à Rome aux fils de sénateurs dans le passage suivant des Histoires de Tacite ? Procurator aderat Cornelius Fuscus, vigens ætate, claris natalibus, prima juventa quietis cupidine, senatorium ordinem exuerat. (Histoires, II, 86). Malgré l’autorité de M. Burnouf, je pencherais vers le second sens. Cornélius Fuscus n’eût pu être sénateur dés sa première jeunesse. Il est vrai que la première jeunesse des Romains s’étendait assez loin. On était encore parfois qualifié d’adolescentulus à un âge qui nous parait assez respectable.

[110] Dion Cassius, LVI, 40.

[111] Quia non, senatus-consulto, non lege pulsus foret, Tacite, Annales, III, 24.

[112] Cependant Auguste condamna Ovide à l’exil, sans la participation du Sénat ni d’aucun juge, si nous nous en rapportons au passage suivant de l’auteur des Tristes :

Nec mea decretu damnasti facta Senatus,

Nec mea selecto judice jussa fuga est.

Tristibus invectus verbis (ila principe dignum)

Ultus es offensas, ut decet, ipse tuas.

Tibère, dans son discours sur l’accusation intentée à Pison par les amis de Germanicus semble aussi contredire notre assertion : Nous n’accorderons à Germanicus qu’une seule chose en dehors des lois, dit-il ; c’est que l’enquête relative à sa mort sera faite au Sénat plutôt qu’au forum, devant les sénateurs plutôt que devant les juges. Je ne m’explique pas ce passage.

[113] Il ajouta même, aux trois premières décuries de juges, une décurie de citoyens moins riches, ducenarii. Ceux-ci ne furent peut-être institués que pour les procès civils. Suétone, Auguste, 32.

[114] C’est le contraire de ce qui se fait presque toujours en pareil cas. On se réserve les grâces à distribuer ; on attribue la responsabilité des mesures désagréables é ceux que l’on veut rendre impopulaires. Peut-être dira-t-on pourtant que l’empereur voulait paraître avoir les mains liées par le Sénat lorsqu’il s’agissait de donner aux soldats les avantages qu’ils avaient mérités pat leurs services.

[115] Tacite, Annales, VI, 11. Sur les préfets de la ville sous Auguste, voyez Vigneaux, Revue générale du Droit, 1886, 337 et suiv.

[116] M. Duruy, qui admet que l’organisation donnée par Auguste à l’empire n’était qu’un masque, admet que le masque lui-même disparut à l’époque de la reconnaissance officielle du consilium principes (t. III, p. 175) : Jusque-là, dit-il, le gouvernement au moins avait paru s’exercer au sein du Sénat. On le transportait dans le palais du prince. Auguste pouvait de son lit administrer l’empire. — M. Duruy peut, à la rigueur, s’appuyer sur l’autorité de Dion Cassius. Celui-ci, en effet, après avoir parlé du fait que nous citons, ajoute : Lorsqu’une fois il tint d un sénatus-consulte ce privilège qu’il possédait déjà en réalité, il donna, parfois même en restant couché, son avis sur la plupart des affaires qui lui étaient soumises. LVI, 28. Il faut dire que la santé d’Auguste avait décliné et la difficulté qu’il éprouvait à se rendre au Sénat fut au moins le prétexte de la nouvelle importance donnée au consilium.

[117] M. Duruy le représente souvent, non pas toujours, comme ayant voulu fonder une monarchie déguisée, aux dépens tant de la noblesse que du peuple. Dans ses jugements sur lui, il n’est pas constamment, ce me semble, d accord avec lui-même. Ainsi dans tel passage où il parle de son médiocre génie, il lui donne, involontairement peut-être, de magnifiques éloges (t. III. p. 128-129). Il a arrêté les désordres, rempli les vœux des provinces, donné à tous la paix désirée. Il a dirigé avec adresse, au milieu des écueils, le navire de l’État tant battu des orages, aux voiles déchirées, aux flancs entrouverts. Pilote prudent et timide, il craint la haute mer et les rivages inconnus, fortiter portum occupat, mais il veille, et ce repos que le monde lui doit, il ne le connaît pas. Partout on le voit tracer des divisions nouvelles, ouvrir des routes, fonder des villes, organiser l’armée, les finances, l’administration, attaquer enfin et combattre pour se défendre et négocier. Un admirateur passionné en eût-il dit davantage ? — Ailleurs (p. 144), il le qualifie de sphinx. Le cachet qu’il laissa à Mécène et Agrippa en 29 était, dit-il (note 2), à l’image du sphinx, véritable image de sa conduite. Que l’homo duplex ait existé dans Auguste dans une certaine mesure, je ne le nie point. Mais je crois avoir montré qu’il y eut chez lui moins de duplicité que M. Duruy ne se l’imagine et qu’il ne sacrifia point à ses vues personnelles le désir d’établir l’ordre et de fonder un gouvernement mixte.

[118] Indeed it had been the uniform policy of the Emperor to place the great names of the oligarchy at the bead of his imperial democracy. Op. cit., t. IV, p. 292.

[119] C’est ce que M. de Champagny n’a pas admis lorsqu’il compare dans son histoire des Césars la conduite d’Auguste et celle de Napoléon relativement à la formation d’une aristocratie impériale (Les Césars, t. I, p. 272) : Les deux situations, dit-il, sont admirablement analogues ; chacun des deux princes, frappé de ce qui manquait à un régime nouveau, cherchait à le retrouver dans l’ancien régime. L’un refaisait la vieille Rome, l’autre la vieille France, laissant de côté dans l’une et dans l’autre ce qui l’incommodait, l’un l’aristocratie républicaine, l’autre les privilèges qui entouraient et gênaient la royauté. n Il est, à mon avis, mieux inspiré lorsqu’il rattache Vespasien et les Antonins à Auguste dont ils auraient été, suivant lui, les continuateurs avec plus de vertus, tandis que les Caligula et les Néron auraient continué César, avec beaucoup glus de vices et en l’exagérant.

[120] L’expression comme nous, peut sembler au premier abord singulière. Mais les idées que M. Mommsen a développées avaient été, dès 1856, le fond d’une thèse latine intitulée : De Senatu romano sub Augusto Tiberioque imperatoribus. Ce n’est point d’ailleurs dans les inscriptions que l’idée fondamentale de cette thèse avait été prise. Les textes des historiens comparés ensemble m’avaient paru suffire.. On se montre aujourd’hui volontiers fort sévère pour eux, tandis qu’on donne aux inscriptions une importance que je considère parfois comme un peu exagérée. (Voyez, par exemple, dans la Revue historique, 1879, t. XI, p. 427, l’article de M. Bloch sur les Untersuchungen de Hirschfeld.) Il ne faut pas négliger évidemment cette seconde source d’informations, mais elle doit en général être pour l’autre un auxiliaire et non tenir la place principale.

[121] Staatsrecht, II, 2, p. VI et VII.

[122] A plus forte raison peut-on dire qu’il en fut ainsi sous Tibère, et je ne puis me mettre absolument d’accord avec M. Mommsen lorsqu’il dit (Staatsrecht, II, 2, p. 726) : La différence qui existe entre la monarchie de Dioclétien et de Constantin et le principat fondé par Auguste et Tibère est au moins aussi grande que celle qui existe entre celui-ci et la constitution républicaine. Il est vrai que la servilité du Sénat inspira parfois du dégoût à Tibère lui-même.