LA BASTILLE

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE SECRÈTE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS, DEPUIS LE 14e SIÈCLE JUSQU'EN 1789

 

PIÈCES JUSTIFICATIVES. — NOTES ET DOCUMENTS.

 

 

MES DÉFENSES.

 

SIRE,

 

Vos ministres, depuis huit ans, m'ont mis en pénitence pour leur crime, pour l'avoir découvert et de peur que je ne le découvre, quoique je ne -doute pas, Sire, qu'il n'est jamais permis de se taire quand il s'agit de sauver tout le monde ; il est cependant aussi désagréable que malheureux pour moi, qui suis le plus petit de vos sujets, d'être obligé, n'ayant point de haine contre vos ministres, de les accuser du fond d'un cachot, de causer seuls volontairement presque tous les maux de votre monarchie. Le respect leur est dû, l'obéissance même, mais, pour leur plaire, on ne .doit pas inculper injustement la bonté de mon souverain des crimes de ses mauvais serviteurs. Il vaut mieux, dit saint Cyprien, découvrir les maux qu'on nous a faits, que de les cacher, sans espérance de remède ; à quoi le docteur Nicole ajoute que le mal que l'on couvre en se taisant est pire que celui que l'on découvre en parlant ; car quiconque peut empêcher le mal en le dénonçant, et qui ne le fait pas, s'en rend responsable devant Dieu et devant les hommes, comme s'il l'avait commis. Je ne pourrais donc taire des conjurations sans y participer ; trahir par le silence, sans être traître, ni renoncer mon Dieu, mon roi, ma patrie, sans m'en déclarer l'ennemi. Ce n'est pas seulement par l'exécution du mal projeté contre le prince ou contre son État, que l'on devient criminel, disait monsieur le comte de Brionne, occupant la même place de monseigneur Amelot sous la régence de la reine mère de Louis XIV ; mais, par le moindre essai, dans lequel on se montre capable de le concevoir et de le tenter. Le plus grand ministre que la France puisse citer, le généreux et vaillant Sully dit, au vingtième, livre de ses Mémoires, qu'il n'y a eu que trop de ministres infidèles pour le malheur de l'État ; que leur conduite est toujours équivoque par quelque endroit ; qu'il n'est pas rare d'en voir qui soient disgraciés pour leur cupidité, leurs trahisons et leurs prévarications ; qu'il n'est pas rare non plus qu'ils méritent ce traitement par des procédés reprochables.

La loi universelle de tous les Etats, aussi ancienne que les Etats mêmes, fondée sur la loi naturelle, qui fut renouvelée en 1477, par Louis XI, déclare bien positivement que celui d'entre tous les sujets de la monarchie, qui aura connaissance d'une conjuration contre la personne du roi ou contre l'Etat, et qui ne viendra pas la révéler, sera puni comme les auteurs mêmes du crime, et encourra les mêmes peines de la perte des biens, de l'honneur et de la vie.

Si, en conséquence de cette loi, qu'il serait plus que jamais nécessaire de promulguer, et remettre en vigueur en France, où il y a tant de traîtres aujourd'hui le fils du président de Thou perdit la vie sur un échafaud, non pour avoir conjuré, il n'en était pas capable ; mais seulement pour n'avoir pas dénoncé la conjuration de Cinq-Mars, son ami ; combien plus serais-je coupable, si, indifférent aux maux de ma patrie, je n'osais, par crainte ou par lâcheté, par respect humain ou par complaisance, par intérêt personnel ou par connivence, informer mon souverain de l'entreprise de ses ministres ! Certainement, s'il se pouvait qu'il y eût neuf millions de ministres coupables au service de Sa Majesté, les onze millions de vos sujets, qui ne sont pas moins mes frères que messeigneurs les ministres, seraient à préférer.

Maintenant, grâces à Dieu, et louanges à mon roi, nie voilà déchargé pour la seconde fois de ce terrible fardeau entre les mains de monseigneur Amelot. S'il vous est plus fidèle que monseigneur de Malesherbes, et si je ne suis pas encore délivré, j'ai du moins lieu de l'espérer de la justice de mon roi, à qui j'aurai encore à dénoncer, aussitôt que je serai en liberté, d'autres conspirations étrangères à ses ministres, dont je n'ai parlé à personne. Je sais où sont les preuves ; mais sur combien d'autres objets d'importance mon zèle et mon courage m'animeraient à servir Votre Majesté, aussi bien que l'État, sans aucune vue d'intérêt personnel, si je pouvais seulement obtenir sa protection.

Veuille mon souverain, remédiant à toutes choses, mais usant de sa clémence ordinaire, pardonner à tous messeigneurs ses ministres, que j'ai été obligé d'accuser, et quand il lui en faudra un pour la guerre, n'en point choisir d'autre que le grand maréchal de Broglie. Il y a longtemps que les vœux du public le portent à cette place, que lui défèrent ses lumières, ses vertus et son désintéressement[1].

Certainement Votre Majesté ne sera jamais trahie par celui qui, après l'avoir si bien servie, n'en est que plus capable de la bien servir encore. Le vrai mérite ne s'offre pas ; au lieu que l'ambition, l'amour-propre et l'incapacité s'intriguent souvent pour occuper tous les plus hauts rangs.

Veuille aussi monseigneur de Malesherbes, pour faciliter, en un point de conséquence, l'exercice de son ministère, et de la décharge de sa conscience, ne pas désapprouver, mais au contraire appuyer, auprès de Votre Majesté le projet ci-joint par lequel elle pourrait tout' d'un coup extirper des milliers. d'abus qui règnent de, tout temps dans les prisons d'État, quoiqu'elle se soit réservé*, depuis deux ans, la connaissance des lettres de cachet, et qu'elle ait voulu par-là en arrêter l'abusive prostitution, M. de Sartine a bien trouvé encore les moyens de la tromper, et de continuer les contrefactions d'ordres, les translations, les recèlements et les tyrannies ; mais ce projet, si Votre Majesté daigne l'agréer, préviendra tous les abus et tous les maux.

 

 

 



[1] C'est ce grand maréchal qui à la tête de 30.000 hommes de troupes étrangères à la solde de France assiégea Paris ; il avait promis à la cour de s'en rendre maître dans la nuit du 14 au 15 juillet 1789. S'il eut réussi, le Prévôt de Beaumont qui ne dut sa délivrance qu'à la victoire des insurgés parisiens, aurait terminé sa vie dans le donjon de Vincennes.